Lexbase Social n°529 du 30 mai 2013 : Temps de travail

[Jurisprudence] Temps de trajet domicile/travail : charge de la preuve

Réf. : Cass. soc., 15 mai 2013, n° 11-28.749, FP-P+B (N° Lexbase : A5102KDC)

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

le 30 Mai 2013

Les temps de vie du salarié ne peuvent se résoudre à la seule dichotomie entre temps de travail et temps de repos. En effet, un certain nombre d'autres situations peuvent paraître intermédiaires ou, à tout le moins, atypiques. Si l'hypothèse des astreintes vient immédiatement à l'esprit, d'autres périodes telles que les temps d'habillage ou de déshabillage, les temps de restauration, les temps de pause ou, encore, les temps de trajet du salarié peuvent aussi présenter quelques difficultés de qualification et, par conséquent, de régime juridique (1). Ce sont précisément les temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail du salarié qui faisaient difficulté dans l'affaire sous examen. Par un arrêt rendu le 15 mai 2013, la Chambre sociale rappelle que depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2005-32 de cohésion sociale du 18 janvier 2005 (N° Lexbase : L6384G49), par principe, le temps de trajet même inhabituel du salarié ne peut être qualifié de temps de travail effectif (I). Découle de cette règle une application distributive du régime juridique du temps de trajet : avant la loi de 2005, la charge de la preuve est partagée entre les parties alors qu'après 2005, cette charge incombe spécialement au salarié (II).
Résumé

La charge de la preuve du temps de trajet inhabituel n'incombe spécialement au salarié que pour la demande de contrepartie.

Commentaire

I - Qualification des temps de trajet : exclusion par principe du temps de travail effectif

  • Déplacement domicile - lieu de travail : généralités

Bien qu'il ne puisse manifestement plus "vaquer librement à des occupations personnelles" pendant cette période (2), le temps consacré par le salarié pour se déplacer de son domicile à son lieu de travail n'est, par principe, pas considéré comme du temps de travail. Malgré cela, ce temps peut éventuellement donner lieu à certaines contreparties en fonction des situations.

Ainsi se souviendra-t-on, d'abord, que la loi n° 2008-1330 du 17 décembre 2008 (N° Lexbase : L2678IC8) a généralisé à l'ensemble des entreprises françaises l'obligation de prendre en charge la moitié des frais de transports exposés par le salarié pour se déplacer depuis son domicile à son lieu de travail (3). Il ne s'agit cependant pas là d'une indemnisation du temps consacré au déplacement mais seulement des frais engagés pour celui-ci.

On relèvera surtout que, dans certaines conditions, le temps consacré au trajet du domicile au lieu de travail peut faire l'objet d'une compensation.

Avant la loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005, de programmation pour la cohésion sociale, la Chambre sociale de la Cour de cassation jugeait, en effet, que le temps de déplacement dépassant le temps normal de trajet devait être considéré comme du temps de travail effectif et, donc, être rémunéré comme tel (4). Cette règle prétorienne a cependant été remise en cause par la loi précitée si bien que le temps de trajet ne peut désormais plus être considéré comme du temps de travail effectif (5). En effet, l'article L. 3121-4 du Code du travail (N° Lexbase : L0294H9R) dispose désormais que "le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif". Le texte ajoute, cependant, que "s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l'objet d'une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière". Concrètement, cette contrepartie doit être déterminée par accord collectif de travail ou par décision unilatérale de l'employeur prise sur avis des représentants du personnel.

De récentes précisions ont été apportées par la Chambre sociale de la Cour de cassation depuis l'adoption de ce texte. Ainsi sait-on désormais qu'en cas d'absence d'accord collectif ou de décision unilatérale de l'employeur, le montant de la contrepartie peut être déterminé par le juge judiciaire (6) sans d'ailleurs que soient clairement précisés les critères de détermination de cette contrepartie (7). La question de la charge de la preuve de l'octroi de cette contrepartie restait en revanche à ce jour sans réponse.

  • L'espèce

Dans cette affaire, un salarié avait été licencié pour faute grave à la suite d'un abandon de poste. La cour d'appel saisie de l'affaire jugeait le licenciement justifié malgré l'ancienneté du salarié car, selon la formule classique, les faits qui lui étaient reprochés rendaient impossible le maintien du contrat de travail (8). Une autre question faisait cependant difficulté.

En effet, entre 2003 et 2008, le salarié avait été contraint à des temps de trajet domicile-lieu de travail d'une durée excédant la durée normale car il devait rejoindre les sites de clients de l'entreprise. Le salarié produisait des décomptes, visiblement réalisés par lui-même, de ses déplacements lesquels ne permettaient donc pas, pour les juges d'appel, "de vérifier ni la réalité de ses affectations, ni le nombre d'heures passées dans les déplacements, ni leur prise en compte dans son amplitude horaire de travail". Faute de preuve, la cour d'appel déboutait le salarié de ses demandes de rappel de contrepartie pour temps de déplacement anormaux.

Par un arrêt rendu le 15 mai 2013, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse cette décision au visa de l'article L. 212-4 du Code du travail (N° Lexbase : L8959G7X), dans sa rédaction antérieure à la loi de 2005, de l'article L. 3121-4 tel qu'issu de cette loi et de l'article L. 3171-4 du même code (N° Lexbase : L0783H9U).

Un chapeau interne nous permet de comprendre le raisonnement adopté. La décision rappelle la césure opérée par la loi de 2005 et considère que ces temps de trajet anormaux sont qualifiés de temps de travail effectif avant la loi de 2005 et sont seulement soumis à contrepartie après la loi de 2005. Surtout, elle dispose que "la charge de la preuve de ce temps de trajet inhabituel n'incombe spécialement au salarié que pour la demande de contrepartie". Or, la Chambre sociale observe que la société n'a pas répondu aux allégations présentées par le salarié et, plus encore, qu'à compter de 2007, la production de fiche de frais démontrait l'existence d'une durée anormale de temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail. En conséquence, elle juge que la cour d'appel n'a pas convenablement appliqué les règles probatoires exposées.

II - Qualification des temps de trajet : application de la loi dans le temps

  • Avant la loi de 2005 : charge de la preuve partagée

Par cette décision, la Chambre sociale semble faire une application distributive du droit dans le temps. Quoique la formule ne soit pas d'une grande clarté, il peut être retenu que la charge de la preuve en la matière est partagée entre l'employeur et le salarié jusqu'à 2005, seulement à la charge du salarié depuis lors.

Ainsi, lorsqu'il s'agit d'établir la preuve que les temps de trajet excessifs doivent être qualifiés de temps de travail, la charge de la preuve est partagée entre l'employeur et le salarié (9). C'est, en tous les cas, le sens qui peut être donné au visa de l'article L. 3171-4 du Code du travail dont le premier alinéa, rappelons-le, dispose qu'"en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié". La Chambre sociale fait implicitement application aux temps de trajet de la règle de preuve prévue par le Code du travail en matière de temps de travail, d'heures de travail accomplis, d'horaires effectivement réalisés. C'est la mobilisation de cette règle de preuve qui explique que la cour d'appel ne pouvait se contenter des seuls éléments fournis par le salarié et devait exiger, en outre, la participation de l'employeur à la recherche de la preuve des horaires.

Ce raisonnement est parfaitement logique. L'utilisation de cette mécanique probatoire est justifiée pour les périodes durant lesquelles la Chambre sociale qualifiait de temps de travail effectif les durées anormales de trajet.

  • Après la loi de 2005 : charge de la preuve supportée par le salarié

Au contraire, s'il s'agit de faire la preuve du caractère anormal de temps de trajet réalisés après l'entrée en vigueur de la loi de 2005, le juge judiciaire ne peut plus invoquer les règles de preuve spécifiques au temps de travail puisque, par définition, ces temps de trajet ne peuvent être qualifiés de temps de travail effectif mais, seulement, donner lieu à contrepartie. La Chambre sociale en déduit que la charge de la preuve du temps de trajet inhabituel incombe spécialement au salarié en cas de demande de contrepartie.

Dès lors, donc, qu'il est question d'apprécier l'existence d'une contrepartie, ce sont les règles de droit commun qui doivent être appliquées. Par conséquent, c'est à celui qui présente la demande et prétend être créancier d'une obligation d'apporter la démonstration de l'existence de temps de trajet anormaux, c'est-à-dire le plus souvent au salarié (10).

  • Appréciation

Conséquence logique de l'exclusion de la qualification de temps de travail effectif intervenue en 2005, la solution peut néanmoins paraître sévère puisqu'il est toujours plus difficile pour le salarié de démontrer que les temps de trajet excessifs l'ont été à la demande de l'employeur et, surtout, de prouver qu'ils ont véritablement eu lieu. Comme le démontre l'espèce sous examen, une telle démonstration n'est pas toujours impossible car on peut penser que le salarié dispose tout de même d'une maîtrise plus grande sur ces temps de trajet que sur les temps de travail effectif durant lesquels il est véritablement placé sous la subordination de l'employeur, subordination qui justifie l'existence de la règle probatoire spéciale en matière de temps de travail.

On remarquera, enfin, que la Chambre sociale fait définitivement le deuil de sa jurisprudence d'origine adoptée avant la loi de 2005. Non seulement elle se plie à la qualification légale -les temps de trajets ne sont jamais des temps de travail effectifs- mais, en outre, elle accepte de faire produire les effets juridiques d'une telle qualification en particulier en matière de preuve. Si, toutefois, elle persiste à appliquer son ancienne jurisprudence aux faits antérieurs à 2005, c'est seulement par respect du principe selon lesquelles les lois en matière civile n'ont pas d'effet rétroactif.


(1) S'agissant des temps de trajet, la confusion est d'ailleurs entretenue par l'existence d'une assimilation en droit de la Sécurité sociale des accidents de trajet aux accidents de travail, assimilation qui cependant n'a jamais été transposée au droit du travail.
(2) Selon la formule définissant le temps de travail effectif issue de l'article L. 3121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0291H9N).
(3) Sur cette indemnisation, v. récemment Cass. soc., 12 décembre 2012, n° 11-25.089, FS-P+B (N° Lexbase : A1186IZX) et nos obs., Le lieu de résidence du salarié n'est pas une condition de prise en charge de ses frais de transport, Lexbase Hebdo n° 512 du 17 janvier 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5283BTT).
(4) Cass. soc., 5 mai 2004, n° 01-43.918, FS-P+B (N° Lexbase : A0461DC3) et les obs. de S. Martin-Cuenot, Preuve et portée de la convention de forfait, Lexbase Hebdo n° 121 du 20 mai 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N1638ABB) ; Dr. soc., 2004. 899, obs. C. Radé ; RJS juillet 2004, n° 819 ; Cass. soc., 31 mai 2006, n° 04-45.217, FS-P (N° Lexbase : A7492DP8).
(5) Cette réforme a suscité de nombreuses interrogations s'agissant, par exemple, des déplacements durant les horaires de travail ou des déplacements pendant les astreintes. V. P.H. Antonmattéi, Temps de trajet : il ne manquait plus qu'une intervention législative !, Dr. soc., 2005, p. 410 ; M. Morand, Les déplacements professionnels après la loi de cohésion sociale, RJS, 2005, p. 247.
(6) Cass. soc., 14 novembre 2012, n° 11-18.571, FS-P+B (N° Lexbase : A0466IXK) ; RDT, 2013, p. 343, obs. M. Véricel. Une solution similaire avait déjà été adoptée s'agissant des contreparties qui doivent être offertes au salarié soumis à des périodes d'astreinte, v. Cass. soc., 10 mars 2004, n° 01-46.369, publié (N° Lexbase : A4840DBU).
(7) V. M. Véricel, préc..
(8) Ce moyen, qui fait l'objet d'un rejet, ne fera pas l'objet d'autres remarques.
(9) Ce qui paraît plus réaliste que de considérer que la charge de la preuve "n'incombe spécialement à aucune des parties" en ce que cette formule laisse penser que les parties peuvent rester inactives, ce qui n'est évidemment pas le cas. Sur cette formule, v. Cass. soc., 10 novembre 1998, n° 96-42.749, publié (N° Lexbase : A9666CG4) ; Dr. soc., 1999, p. 89, obs. J. Barthélémy.
(10) Ce sont là les règles classiques du droit de la procédure civile (actori incumbit probatio, C. proc. civ., art. 9 N° Lexbase : L1123H4D) et du droit de la preuve des obligations (C. civ., art. 1315, alinéa premier, N° Lexbase : L1426ABG).

Décision

Cass. soc., 15 mai 2013, n° 11-28.749, FP-P+B (N° Lexbase : A5102KDC)

Cassation partielle, CA Lyon, 25 octobre 2011, n° 10/08653 (N° Lexbase : A3817HZE)

Textes visés : C. trav., art. L. 212-4 (N° Lexbase : L8959G7X) dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005, L. 3121-4 (N° Lexbase : L0294H9R) et art. L. 3171-4 (N° Lexbase : L0783H9U)

Mots-clés : temps de trajet, domicile, lieu de travail, contrepartie, charge de la preuve

Liens base : (N° Lexbase : E0291ETX)

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