La lettre juridique n°826 du 4 juin 2020 : Assurances

[Jurisprudence] Confinement et couverture des pertes d’exploitation d’un restaurateur : la demande de provision est en partie acceptée

Réf. : T. com. Paris, 22 mai 2020, aff. n° 2020017022 (N° Lexbase : A02603ML)

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par Didier Krajeski, Professeur à l'Université de Toulouse

le 04 Juin 2020


Les observations de l'auteur sur cette décision sont également à écouter sous forme d'interview, disponible en podcast sur Lexradio.


Nul doute que la présente décision, rendue par le tribunal de commerce de Paris le 22 mai 2020, est la première d’une longue série de solutions qui seront rendues sur le thème de l’incidence du coronavirus sur le contrat d’assurance et plus particulièrement les assurances multirisques professionnelles. Il est important de relativiser son ampleur : il s’agit d’une ordonnance statuant sur une demande de provision au titre d’un contrat d’assurance en particulier. Il ne faut donc pas exagérer les conséquences que l’on peut tirer de la solution. Elle est tout de même l’occasion de faire un point sur l’incidence du coronavirus sur le contrat d’assurance et plus spécifiquement la question des pertes d’exploitation qui a donné lieu à des développements assez nombreux dans les médias. Nous verrons, au fil des décisions qui ne manqueront pas d’être rendues, la façon dont le débat va s’orienter. On peut déjà constater qu’il se situe aussi bien sur le terrain technique que sur le terrain théorique et conduit à ramener à des questionnements essentiels, en particulier, le fait de savoir ce qu’est l’assurabilité d’un risque. On retiendra tout de même de la solution rendue que la demande de provision est accordée du moins pour une partie d’entre elle. La juridiction décide, en effet, de limiter le calcul des pertes au 1er juin 2020, la période postérieure étant incertaine.

La solution est raisonnable, à l’heure où ces lignes sont écrites, le Gouvernement vient d’annoncer la réouverture au public des restaurants. En accédant, sur le principe, à la demande de l’assuré le juge considère, sur le fondement de l’article 872 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0848H48), qu’il n’y a pas de contestation sérieuse. Du point de vue de l’analyse du contrat d’assurance, c’est une indication importante. On voit en tout cas qu’il a refusé de se laisser influencer par les débats qui ont agité les différents acteurs dans la presse. La condition d’urgence, encore imposée par le texte, n’était pas difficile à caractériser tant la fermeture soudaine et totale des entreprises a eu, sur leur santé financière, des conséquences dramatiques. On rappellera à cet égard qu’un arrêté du 14 mars 2020 pris par le ministre de la Santé et des solidarités [1] a interdit l’accueil du public dans un certain nombre d’établissements dont font partie les restaurants et débits de boissons afin de ralentir la propagation du coronavirus. A la suite de demandes d’indemnisation, certains assureurs semblent avoir adopter une attitude de refus systématique lié à l’impossibilité, selon eux, d’assurer un tel risque.

On a pu voir les demandes d’indemnisation se focaliser sur deux fondements : les catastrophes naturelles et les pertes d’exploitation. L’exclusion de la première n’est pas, à la réflexion, si évidente que cela sur le principe. Si les dispositions des articles L. 125-1 et suivants du Code des assurances (N° Lexbase : L5579H9I) semblent avoir pour domaine des phénomènes climatiques, on remarquera qu’à la différence de la définition des calamités agricoles [2], le texte n’est pas aussi précis et vise « l’intensité anormale d’un agent naturel ». Cependant, il s’agit de réparer les dommages matériels directs, catégories dans laquelle n’entrent pas les pertes ressenties par les entreprises à la suite de la décision de fermeture au public. C’est la principale raison pour laquelle il convient d’écarter cette garantie. Un régime d’indemnisation propre aux catastrophes sanitaires est donc à créer. C’est une des propositions faites par les assureurs [3]. Elle ne satisfait évidemment pas les professionnels qui recherchent l’indemnisation de leurs pertes actuelles.

Reste donc la prise en charge des pertes d’exploitation au titre du contrat d’assurance conclu par le professionnel. C’est l’enjeu du présent litige : l’assuré sollicite le versement de provisions et la désignation d’un expert. En répondant aux arguments des parties, la juridiction écarte l’argument de l’impossibilité d’assurer en se concentrant sur la stricte application du contrat.

I - Une stricte application du contrat

La perspective est claire selon la juridiction : « nous avons à nous prononcer sur l’application d’un contrat d’assurance précis […] constituant la loi des parties ». Elle s’appuie sur cette affirmation pour écarter l’argument de l’inassurabilité invoqué par l’assureur. Il faut la prendre aussi pour ce qu’elle rappelle. En matière d’assurance facultative, on ne peut demander si le contrat conclu par un restaurateur comporte la couverture d’une épidémie. Il faut vérifier pour chaque contrat conclu qu’il couvre bien ce type de dommages dans ces circonstances.

De nombreux collègues ont rappelé qu’en la matière on peut trouver différentes situations [4]. La couverture des pertes d’exploitation peut être un dommage pris en charge comme conséquence d’un événement principal par ailleurs pris en charge par le contrat (incendie, dégâts de eaux…). Dans ce cas, la prise en charge des pertes d’exploitation consécutives à l’arrêté du 14 mars 2020 n’est pas possible.

Dans d’autres contrats, on trouve une prise en charge plus autonome des pertes d’exploitation et notamment à l’occasion d’une fermeture administrative de l’établissement. Dans ce cas, les pertes d’exploitation pourraient faire l’objet d’une prise en charge à moins que l’assureur n’ait stipulé une exclusion conventionnelle de garantie visant les épidémies ou les pandémies. Cette clause fonde le refus de l’assureur de prendre en charge les conséquences indiquées pour autant qu’elle figure dans un document opposable à l’assuré, qu’elle soit stipulée en caractères très apparents et qu’elle soit formelle et limité. La jurisprudence ayant précisé que la clause devant être interprétée ne peut être formelle et limitée. La présente chronique se fait souvent l’écho de l’application de ces conditions [5]. On peut s’attendre dans les semaines et les mois à venir que de tels contrats donnent lieu à des litiges car toutes ces conditions sont autant de bonnes raisons de discuter du bien-fondé du refus de l’assureur.

On peut, enfin, trouver une troisième situation qui semble correspondre à notre hypothèse considérant les éléments retenus dans l’ordonnance. Dans celle-ci, la couverture des pertes d’exploitation est prévue en cas de fermeture « par une autorité administrative compétente » et elle vise certaines circonstances : la fermeture doit être consécutive à une maladie contagieuse, un meurtre, un suicide, une épidémie ou une intoxication. Dans ces conditions, on comprend que la juridiction ait décidé que la demande de provision ne se heurtait pas à une contestation sérieuse. Il faut dire que les arguments invoqués par l’assureur paraissent assez faibles. Il a, d’abord, remis en cause le caractère autonome de la prise en charge des pertes d’exploitation, alors que les deux conditions de celles-ci paraissent claires. Il a, ensuite, discuté la notion d’autorité compétente pour faire valoir qu’elle ne saurait être un ministre mais bien plutôt un préfet. Si l’ordonnance constate qu’aucune clause n’exclut une décision du préfet, on peut aussi faire valoir qu’en l’absence de précision dans la clause, il suffit que l’autorité soit compétente, ce qui est le cas du ministre.

Enfin, l’assureur fait valoir un dernier argument. Selon lui, l’arrêté du 14 mars 2020 n’interdit que l’accès au public, il n’empêche pas la poursuite de l’activité par l’entreprise. La décision de fermeture de l’établissement est donc propre à l’assuré et ne résulte pas d’une décision administrative : il aurait pu se lancer dans la vente à emporter. L’argument n’a pas convaincu le tribunal. A la réflexion il n’est pas fondé. D’une part, on remarquera que le passage d’une activité d’accueil à une activité de livraison est un changement d’activité qui pourrait être considéré comme une aggravation du risque et nécessiter une information de l’assureur pouvant aboutir à la résiliation du contrat [6]. Autant dire qu’elle n’a pas le caractère de simplicité que semble lui prêter l’assureur. D’autre part, on peut se demander si un tel argument ne revient pas à imposer à l’assuré de limiter son préjudice en cas de sinistre. On sait qu’en l’absence de stipulation dans la police, une telle obligation n’existe pas dans notre droit [7]. Dans les litiges à venir, on verra cependant si la notion de fermeture administrative, qui conditionne l’obtention de la garantie, fait ou non l’objet d’un débat aboutissant à la nécessité de l’interpréter.

L’assureur pouvait-il invoquer d’autres arguments pour soutenir le caractère sérieux de la contestation ? Jouer sur la référence à l’épidémie en faisant valoir que la mesure concerne une pandémie ? Ce n’est pas certain dans la mesure où la différence entre les deux tient à l’ampleur géographique de la contamination. La pandémie existe lorsque plusieurs pays sont touchés par différents foyers infectieux. N’existait-il pas en l’espèce une clause d’exclusion qu’il puisse faire valoir ? Dans certains contrats couvrant des pertes d’exploitation dans des conditions identiques, on trouve une clause excluant la garantie si, à la date de décision de fermeture, au moins un autre établissement a fait l’objet, sur le même territoire départemental, d’une même mesure pour une cause identique. Une telle clause aurait vocation à s’appliquer ici pour autant que sa validité ne soit pas remise en cause. En effet, on pourrait discuter de sa clarté et de sa précision mais surtout de son caractère limité. En cas d’épidémie, normalement couverte, ne revient-elle pas purement et simplement à supprimer la garantie ?

Ces dernières considérations nous conduisent tout naturellement à aborder la question de la possibilité d’assurer les conséquences d’une épidémie telle que celle due par le covid 19.

II - Une impossibilité d’assurer ?

Dans la présente affaire l’assureur prétend que les conséquences financières de la pandémie sont inassurables [8]. La juridiction s’en tient à l’absence de texte d’ordre public posant cette inassurabilité pour rejeter l’argument. La remarque est une bonne base de réflexion car il existe des textes équivalents en droit des assurances. On songe en particulier à l’exclusion légale des phénomènes de violence telle qu’elle résulte de l’article L. 121-8 du Code des assurances (N° Lexbase : L0084AAD) : pertes et dommages occasionnés par la guerre étrangère, la guerre civile, les émeutes et mouvements populaires. Précisons tout de suite que l’exclusion n’est pas, dans ce cas, d’ordre public : elle autorise la convention contraire. Pourquoi ? Parce que ces circonstances ne sont pas, par leur nature, incompatibles avec la technique de l’assurance mais on présume que, par leur ampleur, l’assureur n’a pas voulu les prendre en charge. Il peut cependant les assumer s’il le souhaite et il utilisera les techniques habituelles de délimitation de la garantie pour maîtriser cette garantie. Il en va différemment de la faute intentionnelle ou de la nouvelle faute dolosive qui, en tuant l’aléa, sont impossibles à couvrir : l’exclusion est d’ordre public [9]. Les conséquences financières d’une pandémie sont d’une nature proche des phénomènes de violence : elles ne sont pas incompatibles avec la technique d’assurance mais l’ampleur de leurs conséquences rend difficile une prise en charge. La meilleure preuve de leur assurabilité est certainement… le fait qu’elles le sont puisque, comme nous venons de le voir, certains contrats les couvrent ! Au fond, ce constat un peu circulaire permet de rappeler que c’est l’assureur qui, en dehors de l’hypothèse d’assurance obligatoire ou d’extension légale de garantie, est juge de l’assurabilité. Nous avons présenté les différents cas de prise en charge ou de non-prise en charge du risque d’épidémie qui illustrent les choix faits.

La question qui se pose n’est plus, dès lors, celle de l’assurabilité du risque, mais plutôt celle de la prise en charge d’un risque assuré mal maîtrisé.

Mal maîtrisé, il l’est en ce sens qu’il se révèle par son ampleur, dépasser les prévisions de l’assureur. Dans cette hypothèse, les assureurs se tourneront peut-être vers le droit commun des contrats. Ils pourront difficilement faire valoir la force majeure [10] car ils ne se trouvent pas empêchés d’exécuter leurs obligations. Ils seront certainement tentés d’invoquer l’imprévision dans les cas où ils ont accordé leur garantie [11].

La gestion de l’imprévision telle qu’elle est définie et organisée par l’article 1195 du Code civil (N° Lexbase : L0909KZP) trouvera difficilement sa place dans le contrat d’assurance. Peut-on réellement admettre que l’assureur qui doit assumer un risque qui dépasse ses prévisions se trouve dans le cas d’ « un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat » rendant « l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque » ? Cela paraît difficile. En la matière, où la prise en charge d’un ou plusieurs risques est la substance même du contrat, une autre solution a été adoptée dans le cas où l’engagement de l’assureur, à la suite de la survenance du sinistre, paraît d’une ampleur considérable. Le législateur lui a, en effet, donné la possibilité de ne plus couvrir le risque qu’il estime trop coûteux après avoir assumé les sinistres qui l’ont conduit à ce constat : il s’agit de la résiliation après sinistre. Autrement dit, cela revient à considérer que, lorsque l’assureur a promis de couvrir un risque, il ne peut refuser de le prendre en charge que pour l’avenir. Pour ce qui concerne le cas qui nous occupe, nous avons vu que la couverture est loin d’être systématique, ce qui éloigne le spectre d’une catastrophe économique. Cette logique n’est d’ailleurs pas propre au domaine des assurances : le cocontractant qui voudrait se prévaloir des dispositions de l’article 1195 du Code civil a comme obligation première de continuer à exécuter ses obligations. Le droit des assurances et la théorie générale des contrats se retrouvent sur ce point. La perspective qui s’ouvre est donc bien différente de celle consistant à proposer, au mieux, une couverture des futures pandémies.

 

[1] Arrêté du 14 mars 2020, NOR : SSAZ2007749A (N° Lexbase : Z229179S), art. 1er : « Afin de ralentir la propagation du virus covid-19, les établissements relevant des catégories mentionnées à l'article GN1 de l'arrêté du 25 juin 1980 susvisé figurant ci-après ne peuvent plus accueillir du public … »

[2] C. rur., art. L. 361-5 : “variations anormales d’intensité d’un agent naturel climatique ». Une proposition de loi n° 2809 du 7 avril 2020 se propose justement d’y ajouter les « risques d’importance exceptionnelle dus à des évènements sanitaires, notamment des maladies infectieuses à transmission vectorielle ».

[3] FFA, communiqué de presse du 22 avril 2020.

[4] A. Pélissier, obs. sous Cass. civ. 2, 6 février 2020, n° 18-25.377 (N° Lexbase : A93433DE), RGDA, 2020, 117k3.

[5] Par exemple : Cass. civ. 2, 24 mai 2018, n° 17-16.431, F-D (N° Lexbase : A5466XP7), et nos obs. in chron., Lexbase, éd. priv., n° 747, 2018 (N° Lexbase : N4735BXN).

[6] C. assur., art. L. 113-2 (N° Lexbase : L9563LGB) et L. 113-4 (N° Lexbase : L0063AAL).

[7] B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, Droit des assurances, LGDJ, 3éme éd., 2018, n° 460 s. - J. Kullmann, Minimiser son dommage ?, mél. Lambert, Dalloz, 2002, p. 243 s. - S. Tisseyre, Le devoir de minimiser son dommage, l’hostilité du droit français est-elle toujours opportune ?, RCA, 2016, étude 1.

[8] L. Mayaux, Coronavirus et assurance, JCP éd. G, 2020, 195.

[9] Pour deux exemples récents : Cass. civ. 2, 20 mai 2020, deux arrêts, n° 19-14.306 (N° Lexbase : A83323L8), et n° 19-11.538 (N° Lexbase : A06493MY), F-P+B+I.

[10] C. civ., art. 1218 (N° Lexbase : L0930KZH).

[11] P.-G. Marly, LEDA, 2020, n° 112p9. - L. Mayaux, Imprévisibilité et assurance, d’un Code à l’autre, RGDA, 2017, 114e5.

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