La lettre juridique n°370 du 5 novembre 2009 : Droit international privé

[Jurisprudence] Procédures de divorce concurrentes : la France donne plein effet à la décision étrangère première rendue

Réf. : Cass. civ. 1, 30 septembre 2009, n° 08-18.769, M. Antoine Barre, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5918ELR)

Lecture: 8 min

N3531BMQ

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Procédures de divorce concurrentes : la France donne plein effet à la décision étrangère première rendue. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3212103-jurisprudence-procedures-de-divorce-concurrentes-la-france-donne-plein-effet-a-la-decision-etrangere
Copier

par Sandrine Sana-Chaillé de Néré, Professeur, Université Montesquieu-Bordeaux IV, membre du CERDAC

le 07 Octobre 2010

Le 30 septembre 2009, la première chambre civile de la Cour de cassation a rendu une série de quatre arrêts consacrés aux conflits de juridiction et destinés à une large publicité (1). Parmi eux, celui qui fait l'objet de notre commentaire présente l'originalité de mêler les questions de compétence directe et indirecte, d'effet des jugements étrangers, de conflit de procédures ou encore d'autorité de chose jugée. L'affaire se noue autour d'un conflit familial ordinaire : des époux mariés aux Etats-Unis s'installent en France l'année suivant leur mariage et y vivent ensemble pendant douze ans. Ils y donnent naissance à trois enfants. A la fin de l'année 2004, l'épouse, de nationalité américaine, rentre aux Etats-Unis avec les trois enfants. La procédure de divorce est initiée en France par le mari, lui-même de nationalité française. C'est alors que débute une sorte de concurrence entre les juridictions françaises et les juridictions américaines puisqu'une requête en divorce est également déposée moins d'un mois plus tard par l'épouse devant un tribunal du Massachusetts. Les deux procédures vont être menées parallèlement mais c'est la juridiction américaine qui, faute de recours exercé par le mari, rendra la première un jugement définitif. Le divorce est donc prononcé aux Etats-Unis le 17 mai 2006 cependant que la cour d'appel de Toulouse est saisie d'un recours contre l'ordonnance de non-conciliation et les mesures provisoires afférentes décidées par le juge aux affaires familiales.

Le 20 mai 2008, prenant acte de la décision américaine, la cour d'appel de Toulouse déclare sans objet la procédure de divorce engagée devant les juridictions françaises.

Un pourvoi est formé contre cette décision. Le principal reproche adressé à l'arrêt d'appel est d'avoir donné effet au jugement de divorce américain et donc, en définitive, de lui avoir reconnu l'autorité de la chose jugée. Pour asseoir ses arguments, l'auteur du pourvoi invoque pêle-mêle la violation du principe de la contradiction, l'irrégularité du jugement étranger, la fraude et l'ordre public international. La Cour de cassation écarte ces différents éléments et valide le raisonnement tenu par les juges d'appel. Même si elle ne l'énonce pas très clairement, cet arrêt est pour la Haute juridiction l'occasion de rappeler qu'un jugement étranger rendu en matière d'état des personnes produit effet en France sans exequatur. Il doit donc en être tenu compte même si les juridictions françaises ont été les premières saisies de la question qu'il tranche. L'autorité de la chose jugée leur impose alors de se dessaisir puisque la procédure qui leur est soumise s'en trouve privée d'objet. Mais pour aboutir à ce résultat, encore fallait-il que la régularité internationale du jugement étranger ait été vérifiée. L'arrêt rendu le 30 septembre 2009 pose donc à la fois la question des conditions de la reconnaissance d'une décision étrangère et celle de ses effets.

Les jugements rendus en matière d'état des personnes, tels que les jugements de divorce, produisent effets en France sans exequatur. Ils bénéficient d'une reconnaissance de plano. Lorsqu'une procédure ouverte en France a pour objet la même demande que celle à propos de laquelle un tel jugement est rendu, la reconnaissance de ce jugement sera invoquée au titre de l'exception de chose jugée. Mais, pour que cette exception puisse être retenue, le juge doit vérifier la régularité internationale de la décision étrangère. On sait que dans ce cadre, trois conditions doivent être remplies (2).

La première condition tient à la compétence de l'autorité étrangère dont émane la décision. On parle, traditionnellement mais de manière inappropriée, de la compétence indirecte du juge étranger. Il s'agit de vérifier si, aux yeux du juge devant lequel la décision est invoquée, l'autorité étrangère s'est valablement reconnue compétente. Pour procéder à cette vérification, il n'est pas question, ici, de faire application des règles de compétence internationale de l'ordre juridique étranger, ni même de se prononcer sur la compétence étrangère en "bilatéralisant" les règles françaises de compétence internationale. Comme l'a indiqué l'arrêt "Simitch" (3), il revient au juge français d'estimer si "le litige se rattache d'une manière caractérisée au pays dont le juge a été saisi et si le choix de la juridiction n'a pas été frauduleux". En l'espèce, les liens entre l'affaire et le tribunal américain étaient difficilement contestables puisque, d'une part, l'épouse était de nationalité américaine et, d'autre part, c'est aux Etats-Unis que se trouvait sa résidence ainsi que celle des enfants du couple. On remarquera que, pour justifier la compétence reconnue au juge américain, la cour d'appel use d'un critère retenu par le Règlement communautaire "Bruxelles II Bis" du 27 novembre 2003 (Règlement (CE) n° 2201/2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parental N° Lexbase : L0159DYK). Elle évoque, en effet, la conjonction de la nationalité du demandeur et de sa résidence depuis plus de six mois dans ce même pays (4). Le Règlement "Bruxelles II Bis" n'était évidemment pas en cause en l'espèce et la cour d'appel ne l'évoque d'ailleurs pas. Mais puisque les chefs de compétence qu'il retient sont supposés révéler des rattachements significatifs, la cour d'appel a pu s'en inspirer pour apprécier le rattachement entre le litige et la juridiction d'un Etat tiers.

Les deuxième et troisième conditions sont relatives à la conformité de la décision étrangère à l'ordre public du for et à l'absence de fraude. Elles sont évoquées de manière quelque peu désordonnée par l'auteur du pourvoi mais invitent le juge français à se pencher sur la question de la litispendance internationale et sur celle de la fraude au jugement. La question de la litispendance pouvait en effet se poser puisque deux procédures portant sur le même objet et entre les mêmes parties sont menées simultanément dans deux Etats différents. Mais ici, c'est à la juridiction américaine, saisie en second lieu, qu'il revenait de se prononcer sur ce point et de décider, le cas échéant, de se dessaisir. Elle ne l'a pas fait et, en l'absence de toute convention internationale applicable en l'espèce, le juge français n'avait rien à y redire. Il ne lui appartient pas, en effet, d'exiger d'un juge étranger qu'il se conforme à notre façon de traiter la litispendance. La solution pourrait se discuter, notamment au stade de l'exequatur ou de la reconnaissance. Mais la Cour de cassation adopte ici une position libérale qui a pour avantage d'éviter que deux décisions concurrentes (et potentiellement divergentes) soient rendues à propos d'un même litige.

La question de la fraude, enfin, est abordée sous l'angle de la fraude au jugement (5). En saisissant les juridictions américaines concurremment aux juridictions françaises premières saisies, l'épouse n'a-t-elle pas eu un comportement frauduleux ? Celui-ci serait avéré s'il était démontré que la saisine d'une juridiction étrangère permettait à l'épouse d'obtenir une décision plus favorable que celle qu'elle pouvait espérer du juge français. Mais, même dans ce cas, encore faudrait-il, pour que la fraude soit reconnue, que le jugement obtenu à l'étranger soit destiné à être invoqué principalement en France (6). Si, au contraire, le jugement étranger doit produire ses effets à l'étranger autant qu'en France parce que la situation personnelle des intéressés se répartit sur plusieurs territoires, il est difficile de retenir la fraude. L'auteur de la deuxième saisine ne peut en effet se voir reprocher d'avoir obtenu une décision à l'étranger dans le seul but de s'en prévaloir en France. C'est ainsi que l'a entendu la Cour de cassation et il faut l'en approuver. Si la compétence concurrente de deux ordres juridictionnels invite au forum shopping et -malheureusement- favorise la course au procès, il n'est pas en soi frauduleux de s'y adonner.

Après vérification de ces conditions, la régularité internationale du jugement rendu aux Etats-Unis est donc admise et celui-ci produit effet de plano sans que l'exequatur ait à être demandé. Or, c'est justement cette efficacité reconnue à la décision étrangère qui va provoquer l'interruption de la procédure française. Celle-ci devient, en effet, sans objet puisque la question qu'elle devait résoudre a déjà été tranchée par le jugement américain. A ce stade, la seule difficulté qui pourrait subsister tient à la primauté de la saisine française, primauté qui est finalement contrecarrée par la plus grande rapidité de décision américaine, de sorte que l'on pouvait se demander s'il fallait tenir compte de cette décision étrangère rendue par un juge qui, s'il avait appliqué nos règles, aurait dû se dessaisir. Mais, en réalité, cette objection a déjà été écartée : pour admettre la régularité internationale du jugement étranger, le juge français a nécessairement considéré que la compétence américaine devait être respectée. Il ne lui est, dès lors, plus possible, au stade ultime du raisonnement, de refuser cette compétence sous prétexte qu'il était le premier saisi. La Cour de cassation l'a très bien compris et l'exprime clairement en réponse aux griefs confus du pourvoi : "la cour d'appel a pu en déduire que, la juridiction française fut-elle première saisie (7), le jugement de divorce du 17 mai 2006 prononcé par le juge du Massachusetts devait être reconnu en France". En d'autres termes, la procédure américaine ayant été menée sans que la compétence du juge étranger puisse être contestée, la décision qui en est issue s'impose, par l'autorité de la chose jugée, aux juridictions françaises saisies de la même question.

Il n'est pas sûr que dans la situation inverse où la décision française serait intervenue avant que le juge américain se prononce, les autorités américaines aient fait jouer l'autorité de chose jugée pour interrompre leur procédure. Il semble en effet qu'aux yeux du juge du Massachusetts la compétence française ne pouvait être retenue (8). Mais cette absence potentielle de réciprocité n'est pas une raison suffisante pour refuser, en France, la prise en compte du jugement américain dès lors qu'elle permet de satisfaire l'exigence de bonne administration de la justice internationale.


(1) Ces quatre arrêts sont annotés P+B+R+I. Les trois arrêts rendus le même jour que l'arrêt commenté sont les suivants : Cass. civ. 1, 30 septembre 2009, 3 arrêts, n° 08-19.793, Mme Nathalie Roche, épouse Dopke, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5943ELP) ; n° 08-16.141, M. Jacques Colleau, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5841ELW) et n° 08-17.587, Société Saudi Basic Industries Corporation, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5888ELN).
(2) La condition traditionnelle relative à la loi appliquée par le juge étranger a été abandonnée par l'arrêt "Cornelissen" du 20 février 2007 (Cass. civ. 1, 20 fevrier 2007, n° 05-14.082, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2537DUI, D., 2007, p. 1115, note d'Avout et Bollée ; Rev. Crit. DIP, 2007, p. 420, note Ancel et Muir Watt).
(3) Cass. civ. 1, 6 février 1985, n° 83-11.241, Mme S. c/ S. (N° Lexbase : A0251AHR), Rev. Crit. DIP, 1985, p. 369 ; JDI, 1985, p. 460.
(4) Critère retenu par l'article 3-1 a) du Règlement n° 2201/2003.
(5) Sur la distinction entre la fraude à la loi et la fraude au jugement, voir Mayer et Heuzé, Droit international privé, n° 393.
(6) En ce sens Mayer et Heuzé, Droit international privé, n° 395.
(7) C'est nous qui soulignons.
(8) C'est ce que l'on devine à la lecture de la deuxième branche du second moyen.

newsid:373531

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.