La lettre juridique n°347 du 23 avril 2009 : Social général

[Questions à...] Affaire "Louis Vuitton" : ne vendons pas la peau du dimanche avant de l'avoir tué - Questions à Jean Barthélemy, avocat de la Fédération nationale de l'habillement nouveauté et accessoires

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[Questions à...] Affaire "Louis Vuitton" : ne vendons pas la peau du dimanche avant de l'avoir tué - Questions à Jean Barthélemy, avocat de la Fédération nationale de l'habillement nouveauté et accessoires. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211672-questions-a-affaire-louis-vuitton-ne-vendons-pas-la-peau-du-dimanche-avant-de-lavoir-tue-questions-a
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par Anne Lebescond - Journaliste juridique

le 07 Octobre 2010

Laissons de côté les passions nées du débat politique sur la très controversée réforme du repos dominical, pour appliquer exclusivement le droit positif au litige. C'est ce que nous souffle l'arrêt du Conseil d'Etat du 11 mars 2009, rendu dans la très médiatisée affaire "Louis Vuitton" (CE 1° et 6° s-s-r., 11 mars 2009, n° 308874, Fédération nationale de l'habillement et accessoires et autres N° Lexbase : A6910EDB, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E0753CT3) (1). Le rôle de la Haute juridiction administrative est, en effet, de se prononcer sur la légalité des arrêts rendus par les juges du fond au regard des règles en vigueur. Il n'est pas de prendre position sur des polémiques, serait-ce celle de la survie de notre institution dominicale, menacée par le projet de loi dit "projet de loi Maillié" (2), du nom de son initiateur. Ce projet de réforme, s'il est resté, jusqu'ici, lettre morte, est toujours d'actualité (3), eu égard à la volonté gouvernementale d'assouplir la règle, pour une meilleure prise en compte de "l'intérêt du consommateur" (4). Or, le régime juridique du repos dominical actuellement en vigueur est de cette clarté qui ne souffre pas l'équivoque, qu'il s'agisse de la règle de l'article L. 3132-3 du Code du travail (N° Lexbase : L0457H9S) -le repos est donné le dimanche- ou des dérogations qu'elle connaît. Les principes étant clairement établis et les faits échappant au Conseil d'Etat, juge de cassation, il n'est nul besoin d'interprétation à la lumière d'une loi, vraisemblablement, à venir. C'est, donc, sans difficulté que le Conseil d'Etat a tranché le litige sur l'autorisation obtenue par le célèbre maroquinier, par arrêté préfectoral du 28 décembre 2005, d'ouvrir son magasin situé sur les Champs-Elysées le dimanche. Celle-ci avait été conférée sur le fondement de l'article L. 3132-25 du Code du travail (N° Lexbase : L0481H9P). Contesté par les syndicats (5), dont la Fédération nationale de l'habillement nouveauté et accessoires, cet arrêté avait été annulé une première fois par le tribunal administratif (6). La victoire avait, toutefois, été brève, la cour d'appel ayant censuré cette décision (7). Elle est, aujourd'hui, définitive et éclatante, le Conseil, ayant, par son arrêt de principe du 11 mars 2009 destiné à être publié au "Recueil des décisions du Conseil d'Etat" (Recueil Lebon), décidé que le magasin concerné ne rentrait pas dans le champ d'application de la dérogation.

Un seul bémol, cependant (non des moindres), le magasin ne ferme toujours pas le dimanche. Il dispose, en effet, d'une nouvelle autorisation préfectorale, obtenue un peu plus de deux mois avant l'arrêt commenté (soit, le 28 décembre 2008). Or, le recours en annulation ne visait que l'autorisation initiale. Finalement, la Haute cour adopte la même attitude que le préfet de Paris, qui, pourtant conscient de l'issue du litige, n'a pas souhaité patienter jusqu'au prononcé de l'arrêt du 11 mars 2009 pour renouveler l'autorisation : il choisit de ne prendre aucunement en compte le sens de l'issue législative imminente sur le sujet pour rendre sa décision.

Pour faire la lumière sur cette bataille juridique vieille de plus de quatre ans, Lexbase Hebdo édition sociale a rencontré Maître Jean Barthélemy, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation (ancien président de l'Ordre), associé de la SCP Vier, Barthélemy, Matuchansky, qui a représenté la Fédération nationale de l'habillement nouveauté et accessoires à l'instance.

Lexbase : Sur quels fondements la cour administrative d'appel de Paris avait-elle retenu la licéité de l'ouverture dominicale du magasin Louis Vuitton situé sur les Champs-Elysées ?

Jean Barthélemy : L'autorisation préfectorale d'ouverture le dimanche, accordée le 28 décembre 2005 au magasin Louis Vuitton des Champs-Elysées, se fonde sur les dispositions de l'article L. 3132-25 du Code du travail, aux termes desquelles, "dans les zones touristiques d'affluence exceptionnelle ou d'animation culturelle permanente, le repos hebdomadaire peut être donné par roulement pour tout ou partie du personnel, pendant la ou les périodes d'activités touristiques, dans les établissements de vente au détail qui mettent à disposition du public des biens et des services destinés à faciliter son accueil ou ses activités de détente ou de loisirs d'ordre sportif, récréatif ou culturel", le périmètre de ces zones étant délimité par décision du préfet.

Indéniablement, les Champs-Elysées constituent une de ces zones touristiques d'affluence exceptionnelle, laquelle y est, d'ailleurs, permanente. Elle a, ainsi, été classée comme telle par l'arrêté préfectoral n° 94-717 du 14 octobre 1994. L'enseigne étant, aussi, un établissement de vente au détail, restait à démontrer que le magasin répondait à la troisième et dernière condition posée par le texte, la mise à disposition du public des biens et des services destinés à faciliter son accueil et ses activités de détente ou de loisirs d'ordre récréatif et culturel.

La cour administrative d'appel de Paris, pour décider que le magasin entrait dans le champ d'application de l'article L. 3132-25, s'est fondée sur plusieurs éléments :
- le fait que le malletier met en vente des articles de maroquinerie, joaillerie, vêtements et accessoires pouvant "être regardés comme étant, au moins pour une certaine catégorie de clientèle étrangère, au nombre des attraits touristiques de la capitale française" ;
- le fait qu'il commercialise des livres d'art et de voyage ayant un lien avec la marque Louis Vuitton ;
- et, enfin, sur la présence, dans ce magasin fréquenté par des touristes, d'oeuvres artistiques et d'un espace (de plus de 300 m2) destiné à accueillir des manifestations culturelles en rapport avec les activités de la société.

Outre les termes vagues employés, cette motivation peut (à juste titre) paraître singulière et réductrice : l'attrait touristique des Champs-Elysées tiendrait, principalement, dans le fait que Louis Vuitton et d'autres y vendent des articles. Dans ce cas, les zones présentant des attraits touristiques similaires sont aussi nombreuses qu'il y a de points de vente de ces enseignes sur le territoire national. En outre, la pertinence de la distinction entre les touristes étrangers et les touristes nationaux m'échappe quelque peu. Ce raisonnement consacre, enfin, l'indifférence du critère d'activité principale ou accessoire dans la détermination de l'applicabilité de la dérogation.

Lexbase : Quelles sont les motivations de la cassation par le Conseil d'Etat de l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Paris ?

Jean Barthélemy : Le Conseil d'Etat a rendu au texte législatif sa véritable portée. Il n'avait d'autres choix que de statuer en ce sens. La loi est suffisamment explicite pour ne pas soulever d'interrogations. C'est, d'ailleurs, parce que la solution était évidente, que l'affaire a été jugée en première et sixième sous-sections réunies, et non en section du contentieux.

Le Conseil d'Etat a décidé que les ventes "des produits de maroquinerie, de joaillerie, vêtements et accessoires ne revêtent pas, par nature, quelles que soient les qualités architecturales ou artistiques du lieu dans lequel ils sont mis en vente, le caractère de biens et services destinés à faciliter l'accueil du public ou les activités de détente ou de loisirs d'ordre sportif, récréatif ou culturel". Les critères de la nature et du caractère principal de l'activité, sur lesquels ma plaidoirie était fortement appuyée, sont, selon la Haute juridiction, déterminants pour l'application de la dérogation.

Ainsi, la vente de livres d'art et de voyage, parce qu'elle est accessoire par rapport à l'activité de vente d'articles de maroquinerie, de joaillerie, vestimentaires ou d'accessoires ne peut être prise en compte pour trancher le litige. La Haute juridiction administrative le souligne, elle n'a pour objet que la promotion de la marque. Il en va de même de la présence d'oeuvres d'art et de l'espace d'exposition destiné à accueillir des manifestations culturelles en rapport avec les activités de la société. Ce dernier élément ne pouvait d'autant moins être pris en considération, puisque la loi, en visant expressément "la vente en détail", exclut une mise à disposition gratuite au public des biens et des services, ce qui était le cas en l'espèce.

La solution est juste et ne me semble pas résulter d'une interprétation restrictive de la part des juges. Le propre d'une dérogation tient, en effet, à son caractère exceptionnel, de sorte qu'elle ne devienne pas le principe. Il s'agit, en réalité, d'une interprétation littérale du texte. Si le législateur avait voulu étendre les dérogations, il l'aurait fait, ce qui n'est pas le cas.

Lexbase : Quelle est la portée de cet arrêt de principe ?

Jean Barthélemy : La portée de cet arrêt est essentielle. Le souci du Conseil d'Etat est d'éviter un contournement de la loi par les enseignes de luxe, désireuses d'ouvrir le dimanche.

La reconnaissance de la légitimité de l'ouverture dominicale du magasin Louis Vuitton des Champs-Elysées aurait conduit de nombreuses marques ayant pignon sur l'avenue Montaigne, le boulevard Saint-Germain ou, encore, la rue Saint-Honoré, à acquérir ou prendre en dépôt des oeuvres d'art ou dédier un espace de leur site à d'éventuelles expositions culturelles. La dérogation ne peut être accordée sur ces simples prétextes.

Lexbase : La société Louis Vuitton se prévalait, notamment, de la jurisprudence citée dans les rapports "Mallié" (8), dont l'affaire "Barbara Bui" (9). Les rapports soulignent, en effet, l'incohérence qui existerait entre des situations quasi-similaires : une boutique de vente d'articles de création de mode serait susceptible de bénéficier de la dérogation, pour des raisons culturelles, quand celle de vente d'articles de mode ne le pourrait pas (10) ; de la même façon, une boutique de vente de lunettes de soleil serait favorisée par rapport à celle de vente de lunettes de vue (11), en ce qu'elle répondrait plus au critère de détente. L'arrêt du 11 mars 2009 coupe-t-il court à la polémique ?

Jean-Barthélemy : L'arrêt du 11 mars 2009, incontestablement, coupe nette la discussion.

Les rapports "Mallié" font, effectivement, état de prétendues incohérences de nombreuses situations, en s'appuyant sur ces jurisprudences. Il faut, tout d'abord, souligner que l'arrêt de principe du 11 mars 2009 est le premier arrêt rendu en la matière par le Conseil d'Etat. Il a vocation à harmoniser les éventuelles contradictions des décisions de première et deuxième instance à venir. En réalité, il convient de s'attacher, comme l'a fait la Haute cour, à la nature des biens et des services en cause. Or, pour reprendre l'exemple des lunettes de soleil, leur fonction première est de protéger la vue du soleil, non de favoriser la détente. Elles constituent, encore moins, un loisir d'ordre récréatif, sportif ou culturel. Dès lors, la solution de la Haute cour administrative ne devrait plus permettre à ce type de commerces de bénéficier de la dérogation prévue à l'article L. 3132-25 du Code du travail.

Lexbase : L'enseigne, titulaire d'un nouvel arrêté préfectoral d'autorisation, continue d'ouvrir son magasin des Champs-Elysées le dimanche. Quelles sont, désormais, les voies de recours ouvertes ?

Jean Barthélemy : L'enseigne des Champs-Elysées dispose d'une nouvelle autorisation, conférée par l'arrêté préfectoral du 28 décembre 2008, qui est, en réalité, un simple prolongement de l'autorisation initiale du 28 décembre 2005. Le préfet s'est, en effet, fondé sur les mêmes motifs que ceux précédemment donnés. Seulement, le recours en annulation des syndicats ne portait que sur le premier arrêté, le second arrêté n'existant pas encore au jour de l'introduction de l'instance. Le recours n'étant, par ailleurs, pas suspensif, le préfet n'était pas tenu d'attendre la décision des juges du Conseil d'Etat. Il aurait, toutefois, pu le faire, conscient que l'instruction était terminée. L'enseigne s'appuie sur ce texte pour continuer à ouvrir son magasin le dimanche.

L'arrêté du 28 décembre 2008 est, cependant, devenu illégal, depuis l'arrêt du 11 mars 2009, créateur de droit. Le préfet dispose, en fait, de quatre mois à compter de la signature de l'arrêté (soit, jusqu'au 28 avril 2009) pour retirer son autorisation, ce qu'il n'a, à ce jour, pas fait. Si le retrait a lieu, Louis Vuitton disposera, alors, d'un recours pour le contester. S'il n'a pas lieu, l'arrêté deviendra définitif aux termes de ce délai de quatre mois, sauf à ce que les syndicats intentent, sous peu, un recours en annulation (12).


(1) Lire S. Tournaux, Interprétation stricte de la dérogation au repos dominical, Lexbase Hebdo n° 344 du 2 avril 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9945BI8).
(2) Projet de loi n° 1254, du 12 novembre 2008, visant à définir les dérogations au repos dominical dans les grandes agglomérations, les zones touristiques et les commerces alimentaires.
(3) Xavier Bertrand, secrétaire général de l'UMP, déclarait encore, vendredi 3 avril 2009, que "ce dossier n'est pas enterré [...] ces dispositions permettant de garantir la possibilité de travailler le dimanche dans certaines zones trouveraient leur place, soit dans le cadre de la proposition de loi du député UMP Richard Mallié, soit par le biais d'un amendement sur un autre texte, au plus tard avant la rentrée" (AFP, vendredi 3 avril 2009). Deux sénateurs centristes, Hervé Maurey (Eure) et Yves Pozzo di Borgo (Paris) ont, ensuite, déposé des amendements en ce sens, dans le projet de loi de développement et de modernisation des services touristiques (art. 13), qui ont été retirés.
(4) Il s'agit, ici, de l'un des principaux arguments, parallèlement à la relance économique, avancé dans le rapport n° 2351 du 10 juin 2005, fait au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, sur la proposition de loi n° 1254 de M. Richard Mallié, visant à définir les dérogations au repos dominical dans les grandes agglomérations, les zones touristiques et les commerces alimentaires et dans le rapport supplémentaire n° 1333 du 17 décembre 2008, fait au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, sur la proposition de loi visant à redéfinir la réglementation du repos dominical concernant les commerces, dans les grandes agglomérations et les zones touristiques.
(5) Soit, l'Union syndicale CGT commerce distribution services de Paris, la Fédération des employés et cadres CGT-FO, la Fédération nationale de l'habillement nouveauté et accessoires, la Chambre syndicale des commerces de l'habillement nouveauté et accessoires de la région parisienne, le syndicat Fédération des syndicats CFTC commerce services et force de vente et l'Union départementale CFTC.
(6) TA Paris, 31 mai 2006, n° 0600781, Union syndicale CGT Commerce distribution Services de Paris et autres (N° Lexbase : A8136EDP).
(7) CAA Paris, 3ème ch., 28 mai 2007, n° 06PA02061, SA Louis Vuitton Mattelier, ministre de l'Emploi, de la Cohésion sociale (N° Lexbase : A1810DXC).
(8) Rapport n° 2351 du 10 juin 2005 et rapport supplémentaire n° 1333 du 17 décembre 2008, préc..
(9) CAA Paris, 3ème ch, 14 novembre 2005, n° 02PA03478, Ministre du Travail c/ Société Barbara Bui (N° Lexbase : A1485DMX).
(10) CAA Paris, 3ème ch., 30 novembre 2005, n° 02PA02585, Ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité c/ Société Valérie Stern (N° Lexbase : A6996DM3).
(11) CAA Paris, 3ème ch., 5 juillet 2006, n° 04PA00176, Société Grand Optical "Les Opticiens Associés" (N° Lexbase : A8268DQB).
(12) A l'heure où nous publions ces lignes, la préfecture a indiqué à l'AFP que le recours gracieux des syndicats contre l'arrêté du préfet de Paris a été déposé hors délai.

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