Lexbase Affaires n°384 du 5 juin 2014 : Internet

[Questions à...] Google et le "droit à l'oubli" (à propos de CJUE, 13 mai 2014, aff. C-131/12) - Questions à Christiane Féral-Schuhl, Avocat associée, Féral-Schuhl / Sainte Marie, société d'avocats, ancien Bâtonnier de Paris

Réf. : CJUE, 13 mai 2014, aff. C-131/12 (N° Lexbase : A9704MKM)

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N2455BUH

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[Questions à...] Google et le "droit à l'oubli" (à propos de CJUE, 13 mai 2014, aff. C-131/12) - Questions à Christiane Féral-Schuhl, Avocat associée, Féral-Schuhl / Sainte Marie, société d'avocats, ancien Bâtonnier de Paris. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/17154861-questions-a-google-et-le-droit-a-loubli-a-propos-de-cjue-13-mai-2014-aff-c13112-questions-a-christia
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires

le 05 Juin 2014

Dans un important arrêt rendu le 13 mai 2014, la CJUE, saisie de questions préjudicielles, a estimé, en grande Chambre et contre l'avis de l'Avocat général, que l'exploitant d'un moteur de recherche sur internet est responsable du traitement qu'il effectue des données à caractère personnel qui apparaissent sur des pages web publiées par des tiers.
Dans le litige au principal, un ressortissant espagnol a introduit devant l'AEPD une réclamation à l'encontre d'un quotidien de grande diffusion, notamment en Catalogne ainsi qu'à l'encontre de Google Spain et de Google Inc.. Cette réclamation se fondait sur le fait que, lorsqu'un internaute introduisait le nom de cette personne dans le moteur de recherche du groupe Google, il obtenait des liens vers deux pages du quotidien respectivement du 19 janvier et du 9 mars 1998, sur lesquelles figurait une annonce, mentionnant son nom, pour une vente aux enchères immobilière liée à une saisie pratiquée en recouvrement de dettes de Sécurité sociale. Il demandait, d'une part, qu'il soit ordonné au quotidien, soit de supprimer ou de modifier lesdites pages afin que ses données personnelles n'y apparaissent plus, soit de recourir à certains outils fournis par les moteurs de recherche pour protéger ces données. D'autre part, il demandait qu'il soit ordonné à Google Spain ou à Google Inc. de supprimer ou d'occulter ses données personnelles afin qu'elles cessent d'apparaître dans les résultats de recherche et ne figurent plus dans des liens du quotidien. L'AEPD a rejeté ladite réclamation pour autant qu'elle visait le quotidien, mais l'a accueillie pour autant qu'elle était dirigée contre Google Spain et Google Inc.. Les sociétés Google ont introduit des recours. La juridiction espagnole a décidé de surseoir à statuer et a posé à la CJUE des questions préjudicielles. En effet, les recours soulèvent la question de savoir quelles obligations incombent aux exploitants de moteurs de recherche pour la protection des données à caractère personnel des personnes intéressées ne souhaitant pas que certaines informations, publiées sur les sites web de tiers et contenant leurs données personnelles qui permettent de relier ces informations à ces personnes, soient localisées, indexées et mises à la disposition des internautes de manière indéfinie. La réponse à cette question dépendrait de la manière dont la Directive 95/46 (Directive du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données N° Lexbase : L8240AUQ) doit être interprétée dans le contexte de ces technologies qui sont apparues après sa publication. Pour nous éclairer sur cet arrêt, ses tenants et ses aboutissants, Lexbase Hebdo - édition affaires a rencontré une spécialiste de ces questions, Maître Christiane Féral-Schuhl, Avocat associée, Féral-Schuhl / Sainte Marie société d'avocats, ancien Bâtonnier de Paris.

Lexbase : Pouvez-vous nous expliquer le raisonnement de la CJUE ayant conduit à la responsabilité de Google en ce qui concerne le traitement des données personnelles ?

Christiane Féral-Schuhl : Saisie de questions préjudicielles en interprétation par la juridiction espagnole, la CJUE a procédé en plusieurs étapes. Tout d'abord, la Cour a considéré que l'indexation et le stockage temporaire des données personnelles par un moteur de recherche afin de les mettre à disposition de ses utilisateurs, sous forme de listes de résultat, constituent un "traitement" de données personnelles au sens de la Directive 95/46/CE. Toujours selon les dispositions de cette Directive, la Cour a ensuite retenu que Google est "responsable de traitement" dans la mesure où l'entreprise détermine les finalités et les moyens utilisés. Enfin, concernant le champ d'application géographique, les activités des filiales européennes de Google (dont Google Spain) sont indissociablement liées à la maison mère de droit américain étant donné que ces activités, relatives à la promotion et à la vente d'espaces publicitaires, contribuent à la rentabilité économique du moteur de recherche. Dès lors, un particulier peut s'adresser directement à Google afin de demander la suppression des liens vers les pages de sites internet tiers comportant des informations relatives à ces personnes. Ce droit n'est toutefois pas absolu, un juste équilibre entre l'intérêt légitime des internautes à l'information et la protection des droits des individus concernés par ces informations doit être recherché.

Lexbase : La Cour reconnaît qu'une personne peut demander que les informations la concernant ne soient plus affichées à la suite d'une recherche effectuée à partir de son nom. Quelles en sont les conditions de mise en oeuvre ? La Cour reconnaît-elle ainsi un droit à l'oubli ?

Christiane Féral-Schuhl : Les demandes de suppression de ces liens feront l'objet d'une analyse au cas par cas en fonction de la nature de l'information, mais également en fonction de l'intérêt prépondérant pour le public d'accéder à cette information. Ce qui pourrait par exemple être le cas des individus ayant un rôle de premier plan dans la vie publique. Il est intéressant de noter que ce droit à suppression ne présuppose pas l'existence d'un préjudice envers l'individu concerné. Selon la Cour européenne, tel pourrait être le cas des données inexactes, c'est-à-dire les données qui sont devenues par l'écoulement du temps "inadéquates, non pertinentes ou excessives au regard des finalités du traitement, qu'elles ne sont pas mises à jour ou qu'elles sont conservées pendant une durée excédant celle nécessaire, à moins que leur conservation s'impose à des fins historiques, statistiques ou scientifiques".

L'expression "droit à l'oubli" est très médiatique. Si un tel droit n'est aujourd'hui pas explicitement et textuellement consacré, il fait l'objet du projet, actuellement en discussion, de Règlement européen sur les données personnelles du 22 janvier 2012, en son article 17. Dans l'affaire portée devant la CJUE, il serait inexact de parler de "droit à l'oubli". En effet, la Haute Juridiction n'a pas ordonné à l'éditeur du journal espagnol La Vanguardia de supprimer l'information, laquelle avait été légalement publiée. Seule la demande de désindexation auprès de Google a été retenue. Il s'agit donc, tout au plus, d'un droit au déréférencement.

Lexbase : Cette décision ne risque-t-elle pas d'entraîner des conséquences pratiques lourdes ?

Christiane Féral-Schuhl : En pratique, cette décision confie à Google et aux moteurs de recherche le rôle de juger quelles informations pourront faire l'objet de demandes de suppression de liens. Cela soulève de nombreux enjeux. Premièrement, il semble légitime de se demander si cette procédure de retrait de contenu ne devrait pas préalablement être effectuée sous le contrôle d'un juge. Deuxièmement on peut se poser la question de savoir si les moteurs de recherche n'ont pas désormais le rôle dévolu aux éditeurs. Troisièmement, devant la multitude de requêtes que cette décision ne va pas manquer de susciter, les moteurs de recherche devront sûrement mettre en oeuvre des algorithmes informatiques pour traiter cette nouvelle "compliance". A terme, cela pose la question de savoir qui sera la juge de la mémoire, le juge de l'histoire ?

Lexbase : Que pensez-vous de cette décision ? Etait-elle inévitable ?

Christiane Féral-Schuhl : Cette décision témoigne de l'intérêt croissant qui existe en Europe pour trouver un juste équilibre entre la liberté d'expression et le droit au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles. C'est la première décision qui rétablit cet équilibre trop souvent mis à mal par la liberté d'expression, alors que le droit au respect à la vie privée est également garanti par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Lexbase : Certains considèrent qu'il s'agit d'une atteinte à la liberté d'information. Qu'en pensez-vous ?

Christiane Féral-Schuhl : La détermination du juste milieu entre la consécration d'un droit à l'oubli, à l'heure où internet se souvient de tout et simplifie l'accès à l'ensemble des informations et le droit du public à l'information qui s'accompagne d'un nécessaire devoir de mémoire est délicate. Concernant l'information, celle-ci est toujours accessible si on consulte la source de la publication (dont, rappelons-le en l'espèce, la suppression n'a pas été ordonnée) ou par le biais d'autres moteurs de recherche. Cela pose néanmoins plusieurs questions comme celle de l'accès à un internet à plusieurs facettes en fonction du moteur de recherches que l'internaute utilisera. Plus généralement, cela renvoie au problème de la neutralité de l'internet au sens de la transparence, de la liberté de circulation de l'information et de la liberté d'expression. Les américains, très attachés à la liberté d'expression consacrée au Premier Amendement de leur Constitution, dénoncent, à l'image de Wikipédia ou de Reporters Sans Frontières, le risque de censure d'une telle atteinte.

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