La lettre juridique n°571 du 22 mai 2014 : Procédure administrative

[Jurisprudence] La définition de l'office du juge d'appel saisi d'une demande de sursis à exécution

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 26 mars 2014, n° 370300, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6452MIS)

Lecture: 19 min

N2143BUW

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] La définition de l'office du juge d'appel saisi d'une demande de sursis à exécution. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/16602131-cite-dans-la-rubrique-b-procedure-administrative-b-titre-nbsp-i-la-definition-de-loffice-du-juge-dap
Copier

par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Procédure administrative"

le 28 Août 2014

En contentieux administratif, en dehors de quelques exceptions résultant de textes spéciaux, l'exercice de l'appel ne présente pas un caractère suspensif de l'exécution du jugement attaqué. Le principe est simple et il est posé par l'article R. 811-14 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3291ALH) qui dispose que, "sauf dispositions particulières, le recours en appel n'a pas d'effet suspensif s'il n'en est autrement ordonné par le juge d'appel dans les conditions prévues par le présent titre". Il est la traduction d'une jurisprudence constante du Conseil d'Etat. Pour autant, un tel principe n'est que de valeur réglementaire et n'a, comme le principe de double juridiction, ni valeur législative, ni valeur d'un principe général du droit (1). Compte tenu des difficultés que peut poser l'exécution provisoire systématique des décisions de première instance, il a toujours été admis que le juge d'appel pouvait, dans certaines conditions, accorder le sursis à exécution d'un jugement, assurant ainsi une fonction de régulation de l'exécution provisoire des décisions juridictionnelles. La réforme des procédures d'urgence réalisée par la loi du 30 janvier 2000 (2) n'a, sur ce point, eu qu'une incidence limitée : la terminologie ancienne du "sursis à exécution" a été conservée, les procédures ont pour l'essentiel été maintenues. Dans ce domaine, coexistent trois mécanismes. Le premier concerne le sursis d'un jugement dont l'exécution expose le défendeur de première instance au risque de perte définitive de la somme d'argent qu'il a été condamné à payer (CJA, art. R. 811-16 N° Lexbase : L3293ALK). Le second présente le caractère d'un régime de droit commun, dont le rôle est, en pratique, résiduel. Le sursis du jugement est subordonné ici à deux conditions identiques à celles qui déterminaient autrefois le sursis à exécution d'une décision administrative, à savoir l'existence des conséquences difficilement réparables que risque d'entraîner l'exécution du jugement et des moyens énoncés dans la requête qui paraissent sérieux en l'état de l'instruction (CJA, art. R. 811-17 N° Lexbase : L3294ALL).

Le troisième est le sursis d'un jugement prononçant l'annulation d'une décision administrative et c'est celui qui nous intéresse en l'espèce. Aux termes de l'article R. 811-15 (N° Lexbase : L3292ALI), le juge d'appel peut ordonner le sursis à exécution d'un jugement prononçant l'annulation d'une décision administrative, pourvu que les moyens de l'appelant paraissent, en l'état de l'instruction, sérieux et de nature à justifier, outre l'annulation ou la réformation du jugement, le rejet des conclusions à fin d'annulation accueillies par ce jugement. La nouvelle rédaction du texte, issue du décret du 22 novembre 2000 (3), n'a pas aligné la condition relative au sérieux des moyens sur le régime du référé suspension des actes administratifs pour lesquels un "doute sérieux sur la légalité" est désormais suffisant pour en permettre l'octroi. Cela montre bien qu'il existe à l'égard des jugements une présomption de régularité qui ne peut pas être renversée sur la foi d'un simple doute, mais nécessite une démonstration assurée y compris au stade de l'examen du sursis. De surcroît, et cela cette fois de manière traditionnelle, le sursis à exécution ne peut être obtenu pour un simple motif d'irrégularité du jugement qui conduirait le juge d'appel, statuant par la voie de l'évocation, à confirmer la solution des premiers juges. Il faut que la solution retenue au fond doive véritablement être inversée pour que le sursis puisse être accordé. Enfin, comme pour les autre sursis ou suspensions, l'octroi de ce sursis constitue seulement une faculté et non pas une obligation pour le juge d'appel.

La prohibition de l'effet suspensif doit toujours être considérée comme indispensable mais la perception du droit au recours qui prévalait naguère en droit interne semble avoir progressivement évolué. Selon une présentation traditionnelle, ce droit spécifique n'était guère conçu comme un droit subjectif. En définitive, il s'agissait de donner au juge les moyens de faire respecter le principe de légalité. Cette mission bénéficiait également, il est vrai, aux justiciables. Mais l'approche du juge était perçue comme fondamentalement objective. Elle semblait dirigée par le souci d'exercer de la façon la plus satisfaisante possible un contrôle d'ordre normatif. Désormais, cette présentation s'avère trop radicale pour être admise car, notamment sous l'influence des jurisprudences européennes, l'office du juge administratif se transforme. Et surtout, les traditions procédurales françaises, dont les origines ne sont pas sans équivoques, sont perturbées. C'est dans cette logique que le Conseil d'Etat a précisé, dans l'arrêt d'espèce, le raisonnement que doit tenir le juge d'appel lorsqu'il est saisi d'une demande de sursis à exécution d'un jugement.

Il ressort des pièces du dossier que le tribunal administratif de Besançon a annulé, à la demande de la Commission de protection des eaux de Franche-Comté et de la Ligue pour la protection des oiseaux de Franche-Comté, une délibération du conseil communautaire de la communauté de communes du pays de Lure (Haute-Saône) approuvant la création d'une zone d'aménagement concerté. Cette ZAC était d'une superficie de 240 hectares et était située sur le site d'un ancien aérodrome militaire présentant, sur plus de 200 hectares, un intérêt écologique de premier ordre, confirmé par son inscription en ZNIEFF (zone naturelle d'intérêt écologique, faunistique et floristique) de type 1 depuis 2002. Pour les requérants, le positionnement, la dispersion et le morcellement des hectares de zones naturelles préservées sur le site ne présentent pas les garanties nécessaires à la préservation des habitats naturels, de la flore et de la faune et le morcellement des milieux naturels va conduire à un appauvrissement irrémédiable de la diversité biologique. La cour administrative d'appel de Nancy a prononcé, à la demande de la communauté de communes, le sursis à exécution de ce jugement (4). Les personnes morales qui avaient saisi le premier juge se sont alors pourvues en cassation.

La Haute juridiction précise, qu'en application des dispositions de l'article R. 811-15, "lorsque le juge d'appel est saisi d'une demande de sursis à exécution d'un jugement prononçant l'annulation d'une décision administrative, il lui incombe de statuer au vu de l'argumentation développée devant lui par l'appelant et par le défendeur et en tenant compte, le cas échéant, des moyens qu'il est tenu de soulever d'office". Pour le juge, le juge d'appel "peut se borner à relever qu'aucun des moyens n'est de nature, en l'état de l'instruction, à justifier l'annulation ou la réformation du jugement attaqué et rejeter, pour ce motif, la demande de sursis" ; mais il doit "avoir analysé dans les visas ou les motifs de sa décision les moyens des parties". Le Conseil d'Etat rajoute enfin que, "si un moyen lui paraît, en l'état de l'instruction, de nature à justifier l'annulation ou la réformation du jugement attaqué, il lui appartient de vérifier si un des moyens soulevés devant lui ou un moyen relevé d'office est de nature, en l'état de l'instruction, à infirmer ou à confirmer l'annulation de la décision administrative en litige, avant, selon le cas, de faire droit à la demande de sursis ou de la rejeter".

En l'espèce, la cour administrative d'appel avait estimé qu'en l'état de l'instruction, les moyens soulevés devant elle à l'encontre du jugement étaient de nature à en justifier l'annulation. Le tribunal administratif de Besançon ayant commis une erreur de fait en retenant dans le jugement attaqué une superficie totale des aménagements de 200 hectares, alors qu'elle n'est que de 131 hectares, et, eu égard aux diverses précautions prises et dont fait état l'étude d'impact, la création de la ZAC, qui laisse subsister 105 hectares de zones naturelles sur les 236 hectares que comptera cette zone, n'est pas entachée d'une erreur manifeste dans l'appréciation de ses conséquences sur la richesse de la faune et de la flore du site de l'ancien aérodrome. Puis, les juges d'appel ont relevé que les intimées ne soulevaient devant eux aucun autre moyen de nature à confirmer l'annulation de la délibération. Ce faisant, la cour administrative d'appel n'a ni méconnu son office, ni commis d'erreur de droit, juge le Conseil d'Etat.

En précisant ainsi le raisonnement que doit tenir le juge d'appel lorsqu'il est saisi d'une demande de sursis à exécution d'un jugement, le juge suprême adopte une approche qui s'inscrit tout à la fois dans l'optique de la "bonne administration de la justice", mais aussi dans la nouvelle vision qu'il opère de la procédure du sursis à exécution. Cette dernière a déjà été exprimée précédemment mais elle confirme cette approche plus inspirée de la défense des droits des administrés que de la préservation de la légalité et se révèle ainsi plus subjective (II). Ce n'est pas toujours cette vision là qui a prédominé, le juge lui préférant souvent jusqu'à récemment une approche plus objective (I).

I - Un sursis à exécution principalement conçu à travers une approche objective

En précisant le raisonnement que doit tenir le juge d'appel lorsqu'il est saisi d'une demande de sursis à exécution, le Conseil d'Etat montre qu'il faut dépasser l'approche objective qui a toujours prévalu en la matière dans la façon d'appréhender le sursis à exécution et plus généralement les recours suspensifs. Ces derniers ont toujours été utilisés pour donner au juge les moyens de faire respecter le principe de légalité (A). Cette approche est trop radicale aujourd'hui et le raisonnement du juge est bien plus tourné vers la défense des droits des administrés ou de l'administration d'ailleurs, comme c'est le cas en l'espèce, dans l'utilisation qu'il fait du sursis à exécution (B).

A - Un moyen classique de faire respecter le principe de légalité

En procédure administrative contentieuse, l'effet non suspensif des recours semble s'imposer avec la force de l'évidence. La nécessité de ce principe se mesure au regard des garanties qu'il emporte. Ce droit spécifique a, en ce sens, toujours été perçu comme un droit objectif permettant de donner au juge les moyens de faire respecter le principe de légalité. Si ce respect profite aussi, il est vrai, au justiciable, il a toujours été dirigé par le souci d'exercer de la façon la plus satisfaisante possible un contrôle d'ordre normatif. Tous les arrêts relatifs en la matière qui ont, soit refusé, soit admis des exceptions à l'effet non suspensif des recours, ont toujours été plus inspirés par la préservation de la légalité que par la défense des droits d'un individu. L'absence d'effet suspensif est attachée à une conception prônant, avant tout, l'efficacité de l'action administrative, en considération de la primauté de l'intérêt général. Ce dernier, qui s'attache à la mise en oeuvre des décisions administratives doit, en effet, toujours prévaloir sur l'éventuel intérêt privé qui en justifierait la suspension. C'est une limite liée à la conception française de l'administration, historiquement moins soucieuse de l'administré que d'administrer. On ne conçoit pas que n'importe quel recours, animé par un intérêt strictement privé, puisse tenir en échec l'action administrative sous-tendue par l'intérêt général.

Dans cette logique et pour des considérations plus pratiques, le juge doit aussi statuer rapidement dans les demandes de sursis à exécution. Ainsi, pour l'appréciation de la condition tenant au "moyen sérieux" et pour tous les arrêts rejetant une demande de sursis, la cour peut se limiter à la motivation traditionnelle selon laquelle aucun moyen n'est sérieux. Procéder différemment aboutirait à priver la procédure de sursis de toute efficacité, en empêchant le juge de statuer rapidement. Une motivation plus complète pourrait prendre la forme de l'énoncé de chacun des moyens invoqués, c'est-à-dire la reprise longue, fastidieuse et assez inutile des visas, pour conclure qu'aucun d'entre eux ne présente de caractère sérieux. Une telle rédaction des arrêts de la cour n'apporte aucune motivation supplémentaire à la formulation habituelle.

Une motivation plus complète pourrait aussi prendre la forme d'une argumentation plus détaillée des raisons pour lesquelles le juge d'appel n'a pas considéré les moyens, pris successivement, comme sérieux. Mais une telle exigence serait en contradiction tant avec la nature du juge de cassation, alors contraint de vérifier en détail l'argumentation du juge d'appel et de se transformer en troisième degré de juridiction, qu'avec la raison d'être de la procédure de sursis qui deviendrait aussi lourde que l'examen au fond de l'affaire, rendant inutile le maintien des deux procédures distinctes. En revanche, pour les arrêts accordant ou confirmant un sursis, la cour administrative d'appel doit désigner le moyen considéré comme sérieux. Le juge de la cassation pourra, ainsi, censurer une éventuelle erreur de droit. L'exigence de désignation du moyen sérieux permet au juge de cassation d'exercer son contrôle sans mettre en cause l'appréciation du caractère sérieux du moyen portée par la cour d'appel. Mais il doit exercer son contrôle en tenant compte de l'office qu'attribue à la juridiction d'appel l'article R. 811-15 du Code de justice administrative (5). Cette solution transpose celle retenue pour le juge du référé-suspension (CJA, art. L. 521-1) (6).

B - Un moyen aujourd'hui surtout de préserver les droits des administrés ou de l'administration

Aujourd'hui, la présentation du sursis à exécution fondée essentiellement sur le contrôle de légalité apparaît trop radicale pour être admise, notamment sous l'influence des jurisprudences européennes. Une brève mise en équation des jurisprudences européennes invite à s'interroger sur l'utilisation de l'effet suspensif en droit administratif français. Il arrive que celle-ci soit condamnée par la Cour de justice de l'Union européenne lorsqu'elle prive d'effet utile la décision de récupération d'une aide d'Etat (7). La Cour y remet en cause, sans ambiguïté, la particularité du droit procédural administratif français qu'est l'effet suspensif des recours contre les titres de perception dans le cadre tout de même circonscrit de la mise en oeuvre d'une décision de la Commission imposant la récupération d'une aide d'Etat auprès de l'entreprise bénéficiaire. Selon la Cour, l'effet suspensif des recours exercés contre les titres de perception destinés à mettre en oeuvre cette décision ne saurait permettre de justifier cette situation. A cet égard, elle souligne qu'une jurisprudence constante subordonne l'application des procédures nationales à la condition que celles-ci permettent l'exécution immédiate et effective des décisions de la Commission imposant la récupération d'aides d'Etat et que cette règle reflète les exigences du principe d'effectivité du droit communautaire.

Mais surtout, dans certaines hypothèses, l'effet suspensif est exigé par la Cour européenne des droits de l'Homme quand son absence empêche le demandeur de disposer d'un recours effectif (CESDH, art. 13 N° Lexbase : L4746AQT) (8). De ce point de vue, la perception du droit au recours qui prévalait naguère en droit interne semble avoir progressivement évolué. La Cour juge notamment que lorsqu'un requérant fonde ses prétentions sur l'article 3 CESDH (N° Lexbase : L4764AQI), "l'article 13 exige que l'intéressé ait accès à un recours de plein droit suspensif" (9). Bien que l'administration s'abstienne le plus souvent d'exécuter ses décisions lorsqu'elles font l'objet d'un recours, les juges européens se montrent plus exigeants. Ils estiment insuffisante cette garantie de facto et lui substituent une garantie de jure. Sur ce point, comme sur quelques autres, l'interprétation de la Convention EDH adoptée par la Cour européenne remet en question les principes du contentieux administratif. Dans l'arrêt "Gebremedhin" (10), la Cour a mis en lumière, par là même, l'une des failles de la procédure de référé-liberté, à savoir son absence d'effet suspensif de plein droit. Il est en effet apparu à la Cour que, dans le laps de temps durant lequel le juge des référés est saisi, mais n'a pas encore statué, à savoir, en principe, quarante-huit heures, le requérant court le risque que la décision qu'il conteste soit exécutée. De ce fait, la procédure de référé-liberté n'est pas un recours effectif au sens des dispositions de l'article 13. C'est là un sérieux camouflet pour une procédure jusqu'ici considérée comme exemplaire.

Pour l'heure, la jurisprudence européenne paraît assurément très circonscrite et variable en fonction des droits et libertés en cause. La Cour rappelle notamment que la portée de l'obligation que l'article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief (11). La faiblesse constatée du mécanisme des référés dans l'arrêt "Gebremedhin" a conduit le législateur à intervenir, mais selon une logique ciblée proche de celle défendue par la Cour européenne. En effet, l'introduction d'un recours d'urgence n'a pas automatiquement été dotée d'un effet suspensif. A été préférée une réforme plus restreinte, laquelle crée un recours suspensif codifié à l'article L.213-9 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (N° Lexbase : L5103IPP).

On peut néanmoins douter que l'exigence d'un recours effectif, entendu ici comme recours suspensif, ne gagne d'autres domaines. Car la rédaction évasive de l'article 13 autorise une interprétation constructive de la Convention. Elle pourrait même être, à terme, le socle d'une standardisation de l'effet suspensif des recours dans plusieurs domaines justifiant une préservation particulière des droits subjectifs. Le juge administratif ne peut plus ignorer l'influence grandissante des juges européens dans le domaine des mesures provisoires et cela l'oblige à transformer immanquablement son office, ainsi que certaines traditions procédurales françaises dont les origines ne sont pas sans équivoques.

II - Un sursis à exécution conçu maintenant plutôt comme un droit subjectif

L'objectivité des droits dans le contentieux de la légalité administrative cède de plus en plus de place à leur "subjectivisation". L'office du juge se transforme, en conséquence, avec une prise en compte plus subjective des droits des individus. Le rappel au juge d'appel quant au raisonnement à suivre lorsqu'il est saisi d'une demande de sursis à exécution va en ce sens en l'espèce (A). Il y a là aussi, au final, la marque de l'importance prise par la notion de bonne administration de la justice en la matière (B).

A - Un office du juge administratif qui se transforme

Le juge de l'excès de pouvoir n'est plus seulement en charge du contrôle objectif de la légalité des actes administratifs. La prise en compte des droits subjectifs des individus relève désormais aussi de son office. Cette profonde mutation est fondée sur la recherche d'une plus grande efficacité dans la conduite du procès et ne conduit pas à une omnipotence du juge de nature à mettre en cause sa légitimité. Fort opportunément, les nouvelles prérogatives du juge, qui s'exercent à la fois en amont, dans le cadre et en aval du recours pour excès de pouvoir, se sont accompagnées de nouveaux devoirs. Les cas d'application de l'article R. 611-7 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3102ALH), comme l'obligation faite au juge de verser au débat contradictoire sa propre initiative de recourir à la substitution de base légale ou à la modulation des effets dans le temps de l'annulation témoignent de l'augmentation constante des garanties de procédure dont bénéficient les parties. Elles sont d'autant plus associées au déroulement du procès, dans le respect de l'égalité des armes, que le juge y intervient de manière proactive.

Plus généralement, l'exigence d'une motivation plus détaillée et de décisions plus lisibles reflète le soin mis par le juge de l'excès de pouvoir à se faire pédagogue afin que ses décisions soient plus correctement exécutées. Il s'agit aussi d'une manière de mieux rendre compte de l'usage de ses pouvoirs afin que l'enrichissement de son office s'accompagne d'un renforcement de sa légitimité. Ainsi, et comme le confirme l'arrêt d'espèce, pour rejeter une demande tendant au sursis à exécution d'un jugement d'un tribunal administratif prononçant l'annulation d'une décision administrative en application des dispositions de l'art. R. 811-15 du Code de justice administrative, le juge d'appel, afin de mettre le juge de cassation à même d'exercer son contrôle, doit faire apparaître le raisonnement qu'il a suivi. A cet effet, il peut se borner à relever qu'aucun des moyens de l'appelant mettant en cause la régularité du jugement attaqué ou le bien-fondé du (ou des) moyen(s) d'annulation retenu(s) par les premiers juges ne paraît, en l'état de l'instruction, sérieux, dès lors qu'il a procédé à l'analyse, dans les visas ou les motifs de sa décision, des moyens invoqués par l'appelant. En revanche, si l'un des moyens invoqués en appel apparaît sérieux mais que la demande de sursis doit en définitive être rejetée au motif qu'un des moyens soulevés par le demandeur de première instance ou qu'un moyen d'ordre public semble de nature à confirmer, en l'état de l'instruction, l'annulation de la décision administrative en litige, il incombe au juge d'appel de désigner avec précision tant le moyen d'appel regardé comme sérieux que celui qu'il estime, en l'état du dossier, de nature à confirmer l'annulation prononcée par les premiers juges (12).

Une cour ne peut, par exemple, se borner à affirmer que le moyen tiré de la nullité d'un contrat paraît de nature à entraîner l'annulation du jugement attaqué, alors que plusieurs causes de nullité de ce contrat avaient été évoquées devant elle (13). Par contre, en jugeant, pour accorder le sursis à exécution partiel d'un jugement qui déchargeait une société des cotisations supplémentaires à l'impôt sur les sociétés auxquelles elle avait été assujettie, que l'exécution de ce jugement risquait d'exposer l'Etat à la perte définitive d'une partie au moins de la somme qui serait due par cette société au cas où les conclusions du ministre seraient reconnues fondées, la cour administrative d'appel a suffisamment motivé son arrêt (14). En l'espèce, le Conseil d'Etat juge que la cour administrative d'appel de Nancy n'a pas méconnu son office en relevant "que les moyens de l'appelante tirés de ce que le tribunal administratif aurait commis une erreur de fait sur la superficie des aménagements litigieux et estimé à tort que la délibération approuvant la création de la ZAC Arémis-Lure était entachée d'une erreur manifeste d'appréciation paraissaient, en l'état de l'instruction, de nature à justifier l'annulation du jugement attaqué et le rejet des conclusions aux fins d'annulation présentées devant les premiers juges" . En relevant, ensuite, "qu'aucun autre moyen n'a été invoqué par les parties défenderesses", la cour n'a également pas méconnu son office et s'est bornée à constater que celles-ci n'avaient soulevé devant elle aucun moyen de nature, en l'état de l'instruction, à confirmer l'annulation de la délibération litigieuse.

B - Le respect de la bonne administration de la justice

L'arrêt d'espèce reflète le soin mis par le juge de l'excès de pouvoir à se faire pédagogue afin que ses décisions soient plus correctement exécutées. Il y a là, ainsi, un témoignage de ce qui peut relever de l'application de la notion de "bonne administration de la justice". Si cette dernière apparaît comme "une notion gigogne" qui implique plusieurs exigences, voire principes, mais elle a été difficile à classer dans une catégorie du fait des nombreux termes utilisés pour la caractériser. Le Conseil d'Etat parle indifféremment de "l'intérêt d'une bonne justice", de "motifs de bonne administration de la justice", de "bonne administration de la justice", voire de "bon fonctionnement du service public de la justice". Le Conseil constitutionnel, quant à lui, évoque "l'intérêt de la bonne administration de la justice" (15), tout en employant également l'expression "brute" de "bonne administration de la justice" (16).

Mais l'utilité de la bonne administration de la justice ne peut donc être remise en cause. Il est évident qu'elle fait partie des exigences attendues par l'Etat de droit. Elle est à la fois perçue comme ayant une utilité pratique et en même temps comme une fin en soi. Ainsi, par exemple, l'article L. 311-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3886IRD) la considère comme l'un des principes directeurs de l'organisation du contentieux administratif et il faut aussi tenir compte de la jurisprudence européenne. La Cour européenne des droits de l'Homme rappelle, à cet égard, que l'article 6 de la Convention (N° Lexbase : L7558AIR) consacre aussi le principe, plus général, d'une bonne administration de la justice (17). La bonne administration contient certaines exigences comme l'impartialité et l'indépendance des juges, mais aussi la célérité de la justice mais le juge européen va encore plus loin en relevant la sensibilité accrue du public aux garanties d'une bonne administration de la justice. Ainsi, elle n'exige pas seulement que justice soit rendue, mais aussi que la justice soit perçue (par les justiciables) comme ayant été rendue (18).

Comme le dit le professeur Jacques Robert, la justice "est faite pour les justiciables" et il estime qu'"une justice bien administrée est une justice à la fois accessible, sereine et efficace" (19). Par accessibilité, il entend une justice facile à comprendre et à saisir. Il insiste particulièrement sur la connaissance, que devraient avoir les justiciables, du système juridictionnel français, or il constate qu'ils ne maîtrisent pas l'appareil judiciaire. L'auteur rappelle pourtant que la justice est rendue en leur nom. De même, il évoque que les décisions de justice doivent être compréhensibles. Pourtant, il distingue deux tendances opposées qui ne facilitent pas leur entendement à savoir, d'une part, le style parfois trop pointilleux de magistrats soucieux pourtant d'exprimer le plus clairement possible leur raisonnement et, d'autre part, les décisions trop épurées qui ne sont plus, du coup, si explicites. Enfin, il avance aussi qu'"un bon juge doit rendre à chacun son dû". Il est ainsi toujours souhaitable, comme en l'espèce, de voir le juge jouer quelque part le rôle de pédagogue pour voir ces décisions plus correctement exécutées. Si l'office du juge se transforme et s'enrichit, autant que l'application de ses nouveaux pouvoirs soit ainsi utile à renforcer sa légitimité.


(1) CE 1° et 4° s-s-r., 27 juin 1980, n° 17764, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7332AIE), p. 852.
(2) Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives (N° Lexbase : L0703AIU), JO, 1er juillet 2000, p. 9948.
(3) Décret n° 2000-1115 du 22 novembre 2000 (N° Lexbase : L1856A4I), pris pour l'application de la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives et modifiant le Code de justice administrative, JO, 23 novembre 2000, p. 18611.
(4) CAA Nancy, 1ère ch., 27 juin 2013, n° 13NC00245 (N° Lexbase : A7328MLY).
(5) CE 3° et 8° s-s-r., 12 mars 2007, n° 277452, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6792DU4), ou CE 1° et 2° s-s-r., 2 avril 2003, n° 247692, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0368DAU).
(6) CE, Sect, 29 novembre 2002, n° 244727, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5285A4I), p. 421.
(7) CJCE, 5 octobre 2006, aff. C-232-05 (N° Lexbase : A3992DRB), Rec. CJCE, 2006, I, p. 10071, AJDA, 2006, p. 2279, chron. E. Broussy, F. Donnat et Ch. Lambert.
(8) CEDH, 26 avril 2007, Req. 25389/05 (N° Lexbase : A9539DUT), Rev. Procédures, 2007, comm. S. Deygas, n° 150, Rec. CEDH, 2007, IV, D., 2007, p. 2780, note J.-P. Marguenaud.
(9) Ibid.
(10) Ibid.
(11) Voir, notamment, CEDH, 30 mars 2006, Req. 64178/00 (N° Lexbase : A8298DNN), § 90.
(12) Voir, en ce sens, outre l'arrêt d'espèce, CE 1° et 6° s-s-r., 6 juillet 2007, n° 298032, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1307DXP).
(13) CE 2° et 7° s-s-r., 2 juin 2004, n° 228568, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9402MKG), p. 813.
(14) CE 3° et 8° s-s-r., 17 mai 2000, n° 209102, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9508AGA), p. 1170.
(15) Cons. const., décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 (N° Lexbase : A0503EIH), AJDA, 2009, p.1132.
(16) Cons. const., décision n° 2006-545 DC du 28 décembre 2006 (N° Lexbase : A1487DTA), D., 2007, p. 1166, obs. V. Bernaud, L. Gay et C. Severino.
(17) Voir notamment CEDH, 10 avril 2001, Req. 36445/97 (N° Lexbase : A7377AW7), §. 96.
(18) Selon l'adage anglais, "Justice must not only be done ; it must be seen to be done", qu'elle cite notamment dans sa décision : CEDH, 17 janvier 1970, Req. 2689/65 (N° Lexbase : A9403MKH), § 31.
(19) J. Robert, La bonne administration de la justice, AJDA 1995, p. 117, spécialement. p. 118.

newsid:442143

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.