La lettre juridique n°973 du 8 février 2024 : Marchés publics

[Jurisprudence] Le dénigrement public d’un candidat par un élu sur Facebook méconnait le principe d’impartialité

Réf. : TA Montreuil,12 janvier 2024, n° 2315368 N° Lexbase : A55692EY

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N8320BZ8

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par Johan Sanguinette, Avocat à la Cour

le 08 Février 2024

Mots-clés : commande publique • concession • impartialité • égalité de traitement • Facebook

Le début de l’année 2024 a été l’occasion pour le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Montreuil de faire une application originale du principe d’impartialité à l’occasion du renouvellement de la délégation de service public relative au marché de la ville de Sevran.


 

En effet, en cours de procédure, la société Somarep, titulaire sortante et candidate à l’attribution du nouveau contrat, a reçu publiquement les foudres d’un élu local, par ailleurs président de la commission de délégation de service public.

Concrètement, à quelques jours de la date limite de remise des candidatures, l’élu en question s’est fendu d’un message sur le réseau social Facebook par lequel il indiquait, entre autres, que « ce marché est mal géré » et que « le bail de concessionnaire du marché doit être renouvelé en janvier prochain, c’est l’occasion de le réformer pour qu’il soit plus diversifié et qu’on y trouve plus de commerces de qualité ».

La Somarep ayant vu son offre classée deuxième et rejetée au terme de l’analyse des offres, elle a saisi le juge des référés précontractuels en invoquant, notamment, la méconnaissance du principe d’impartialité, principal général du droit dont on sait qu’il s’applique à tout acheteur [1], notamment en matière de concession [2], motif pris de l’opinion préétablie et rendue publique du président de la commission de délégation de service public à son égard.

Aux termes d’une ordonnance dont plusieurs enseignements peuvent être tirés quant à la portée du principe d’impartialité (II), le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil admet le moyen et, en conséquence, annule la procédure de passation dans son intégralité (I).

I. L’étendue du principe d’impartialité en matière de passation d’une délégation de service public

A. Les membres de la commission de délégation de service public sont soumis à l’exigence d’impartialité

Premièrement, l’ordonnance commentée est l’occasion pour le juge des référés de confirmer que le principe d’impartialité trouve à s’appliquer aux membres de la commission de délégation de service public, dans la mesure où cette dernière tient « un rôle éminent » dans la procédure de publicité et de mise en concurrence.

En effet, cette commission, prévue par l’article L. 1411-5 du Code général des collectivités territoriales N° Lexbase : L4821LU4, a pour mission d’analyser les candidatures et de dresser la liste des candidats admis à présenter une offre, ainsi que d’analyser les offres et de présenter son rapport d’analyse à l’assemblée délibérante.

Ainsi, si l’assemblée délibérante dispose seule du pouvoir de choisir, en définitive, l’attributaire du contrat de délégation de service public [3], la commission de délégation de service public se trouve au cœur de la procédure de mise en concurrence conduite pour la désignation de cet attributaire.

Pour le juge des référés, « le rôle éminent reconnu à la commission (…) impose que ses membres, alors même que leur liberté d’expression, s’ils ont la qualité d’élu, est garantie, s’abstiennent, pendant la durée de la procédure, de toute prise de position de nature à compromettre le respect de ce principe d’impartialité ».

En tant que membre de la commission de délégation de service public, un élu local est donc tenu à un devoir de réserve durant la procédure de passation d’une délégation de service public, sur toute question afférente au contrat en cours de passation.

À titre d’analogie, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a, a contrario, considéré que les propos publics de la présidente et des vice-présidents de l’Eurométropole de Strasbourg en faveur d’un candidat ne méconnaissaient pas le principe d’impartialité, faute d’avoir exercé une influence sur la procédure de mise en concurrence, dès lors qu’il n’était pas démontré que les membres du conseil métropolitain se seraient crus liés par cette opinion [4].

La liberté d’expression des élus locaux au sujet des procédures de mise en concurrence en cours doit donc s’apprécier de façon circonstanciée, en fonction du rôle que lesdits élus tiennent effectivement dans le déroulement de la procédure.

B. Le dénigrement d’un candidat sur Facebook témoigne d’un défaut d’impartialité

Deuxièmement, par l’ordonnance commentée le juge des référés conclut que les propos tenus par le président de la commission de délégation de service public dans son commentaire publié sur Facebook étaient de nature à caractériser un défaut d’impartialité à l’égard d’un candidat.

D’une part, chacun pourra porter sa propre appréciation, nécessairement subjective, sur la teneur des propos en cause et on comprend d’ailleurs, à la lecture du considérant 10 de l’ordonnance, que la commune a tenté, en défense, d’exploiter l’ambiguïté du commentaire pour soutenir que la critique « présentait une portée générale » et qu’elle ne visait pas précisément la société exploitante du marché.

Le juge des référés n’a toutefois pas été du même avis et il a considéré, au contraire, qu’elle « visait directement la société Somarep, en charge à cette date de la gestion de ce marché urbain et candidate à sa succession ».

D’autre part, le juge des référés a considéré qu’un commentaire publié sur une page du réseau social Facebook - a fortiori sur une page « librement accessible au public » - peut constituer une « prise de position publique » d’un élu local.

Cette solution nous paraît difficilement critiquable à l’heure où le réseau social fête ses vingt ans d’existence avec plus de 2,11 milliards d’utilisateurs quotidiens [5].

Reste que l’on pourrait s’interroger sur l’importance du fait que la prise de position soit « publique » pour caractériser le défaut d’impartialité, puisque le parti pris de l’élu serait tout aussi problématique si les propos étaient tenus en privé.

Comme l’illustre l’ordonnance du tribunal administratif de Strasbourg susmentionnée [6], le caractère public des propos ne suffit pas, encore faut-il que leur auteur soit susceptible d’exercer une influence sur la procédure de passation.

En réalité, la considération liée au caractère public des propos tenus renvoie essentiellement, à notre sens, à une exigence d’apparence d’impartialité que l’acheteur doit renvoyer aux candidats, autant qu’au public. 

II. Une autre facette du défaut d’impartialité de l’acheteur

A. Le défaut d’impartialité ne se limite pas au conflit d’intérêts

Premièrement, le dixième considérant de la décision commentée se termine la phrase suivante : « Par ailleurs, l’existence d’une atteinte au principe d’impartialité n’implique pas la démonstration de l’existence d’un conflit d’intérêts ».

On suppose que cette incise a vocation à répondre à un argument de la défenderesse selon lequel le défaut d’impartialité n’était pas caractérisé faute de remplir les deux éléments de définition d’un conflit d’intérêts [7].

Or, on comprend de l’extrait susmentionné que, selon le juge des référés, le défaut d’impartialité pourrait être caractérisé sans pour autant que les deux éléments constitutifs d’un conflit d’intérêts - notamment le premier, tenant à l’existence d’un intérêt financier, économique ou un autre intérêt personnel- ne soient avérés.

Autrement dit, si le conflit d’intérêts constitue, par essence, un défaut d’impartialité, l’inverse n’est pas systématique.

Cette prise de position s’inscrit dans un contexte où les projecteurs ont été braqués sur la notion de conflit d’intérêts en raison, d’une part, de la définition posée par le droit européen [8] et le droit national [9], et d’autre part, de la frénésie jurisprudentielle en matière de conflit d’intérêts des assistants à maîtrise d’ouvrage [10].

Ceci a engendré des commentaires de doctrine traitant l’exigence d’impartialité à travers le prisme du conflit d’intérêts [11] et même, une tendance récente des rapporteurs publics du Conseil d’État à définir le défaut d’impartialité par référence aux deux éléments constitutifs du conflit d’intérêts [12].

Or, le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil considère pour sa part que l’analogie entre les deux notions n’est pas parfaite et qu’un défaut d’impartialité peut subsister hors du conflit d’intérêts.

B. Le défaut d’impartialité en défaveur d’un candidat

Deuxièmement, la jurisprudence foisonnante rendue au sujet des conflits d’intérêts a également attiré les regards sur les situations où une personne participant à la procédure de mise en concurrence favoriserait, ou pourrait chercher à favoriser indûment un candidat.

L’originalité de la décision commentée tient à ce qu’elle porte sur une situation factuelle inverse, à savoir celle où le défaut d’impartialité réside dans le cas d’une personne participant à la procédure et dont on considère qu’elle défavoriserait indûment un candidat.

Une récente ordonnance du tribunal administratif de Limoges a traité d’un cas analogue, où un candidat évincé invoquait une prise de position d’une élue locale en sa défaveur dans le cadre de l’exécution d’un précédent contrat [13].

Le moyen n’avait toutefois pas été admis dans cette affaire, le juge des référés considérant qu’il n’était pas établi que l’élue en question « aurait exercé une influence quelconque dans le choix de l’attributaire ».

Il n’en demeure pas moins qu’une personne exerçant une influence sur la procédure de mise en concurrence peut donc porter atteinte au principe d’impartialité de façon « positive », autant que « négative. »

Ceci nous amène à conclure que la prudence est recommandée pour tous les élus et que le silence reste certainement la meilleure des approches.

 

[1] CE, 14 octobre 2015, n° 390968 N° Lexbase : A3734NTH.

[2] CE, 18 décembre 2019, n° 432590 N° Lexbase : A4704Z8Q.

[3] CGCT, art. L. 1411-7 N° Lexbase : L2862LNC.

[4] TA Strasbourg, 11 mai 2022, n° 2202519 N° Lexbase : A89002KT.

[5] Résultats trimestriels de Meta, Q4 2023.

[6] TA Strasbourg, 11 mai 2022, n° 2202519.

[7] Voir : Directive 2014/23/UE du 26 février 2014, sur l'attribution de contrats de concession N° Lexbase : L8591IZ9, art. 35 ; Directive 2014/24/UE du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics N° Lexbase : L8592IZA, art. 24 ; CCP, art. L. 2141-10 N° Lexbase : L4493LRT et L. 3123-10 N° Lexbase : L4380LRN.

[8] Directive 2014/23/UE du 26 février 2014, art. 35 ; Directive 2014/24/UE du 26 février 2014, art. 24.

[9] CCP, art. L. 2141-10 et L. 3123-10.

[10] Entre autres : CE, 25 novembre 2021, n° 454466 N° Lexbase : A13147DZ ; CE, 28 février 2023, n° 467455 N° Lexbase : A05229GG ; TA Cergy-Pontoise, 19 octobre 2023, n° 2312992 N° Lexbase : A99701NL ; TA Nantes, 5 janvier 2021, n° 2012289 N° Lexbase : A34462KT.

[11] Notamment B. Neveu et P. Terneyre, Impartialité dans l’attribution des contrats publics : de la nécessité d’anticiper les conflits d’intérêts, BJCP n° 143, p. 191.

[12] Voir notamment les conclusions de Mme Le Corre sous CE, 25 novembre 2021, n° 454466, §3. 

[13] TA Limoges, 1er août 2023, n° 2301189 N° Lexbase : A88501EI.

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