La lettre juridique n°960 du 12 octobre 2023 : Droit des biens

[Jurisprudence] Indemnisation du coût des travaux à réaliser sur le terrain d’autrui : ne pas sabrer le champagne trop vite

Réf. : Cass. civ. 3, 14 septembre 2023, n° 22-15.750, FS-B N° Lexbase : A57361GK

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N7078BZ8

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par Quentin Prim, Docteur en droit privé

le 11 Octobre 2023

Mots-clés : troubles de voisinage • parcelle en surplomb • travaux de terrassement • affaissement de terrain • expertise • responsabilité civile • travaux de réparation • indemnisation • droit de propriété • exécution forcée • gestion des biens d’autrui • gestion d’affaires • mandat • parcelle viticole

Il résulte des articles 544 et 1382, devenu 1240, du Code civil, qu’à défaut d'accord des parties, la victime d'un dommage ne peut être indemnisée du coût de travaux devant être effectués sur un fonds dont elle n'est pas propriétaire.


 

Conflit en terre champenoise. Le litige oppose deux propriétaires de parcelles viticoles servant à produire du champagne. Ces deux parcelles sont situées sur la même colline, l’une surplombant l’autre. Le propriétaire de la parcelle en aval a réalisé en 1992 des travaux de terrassement en vue de planter de nouvelles vignes ; travaux qui, d’après plusieurs expertises, n’ont pas été réalisés dans les règles de l’art et ont provoqué l’affaissement du terrain de sa voisine situé en amont. Ces désagréments ont donné lieu à plusieurs décisions de justice, aboutissant à la condamnation du viticulteur situé en aval à réaliser des travaux de stabilisation du sol. Estimant avoir exécuté son obligation, le propriétaire de la parcelle a saisi le tribunal judiciaire pour remettre en cause les décisions précédentes, et notamment la liquidation de son astreinte. Les quelques réparations finalement réalisées n’étaient néanmoins toujours pas satisfaisantes et s’apparentaient plutôt à du « bricolage sans aucune cohérence globale » (selon le dernier rapport d’expertise), provoquant une nouvelle condamnation par le tribunal judiciaire de Troyes le 5 janvier 2021, confirmée la cour d’appel de Reims le 1er mars 2022 (CA Reims, 1er mars 2022, n° 21/00246 N° Lexbase : A18957PU).

Cette dernière a toutefois pris la décision étonnante de condamner la partie défaillante non pas à réaliser les réparations nécessaires sous astreinte, mais à payer le coût de ces travaux à sa voisine (une somme non négligeable de 475 840 euros), qui se chargerait de les réaliser. Elle a pris comme justification la carence du propriétaire dans l’exécution de ses obligations, la majeure partie de l’ouvrage devant avoir lieu sur le terrain de l’auteur du dommage.

Cette motivation a poussé la Cour de cassation à relever d’office un motif de pur droit afin de casser cette décision, en application de l’article 620 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6779H79. Elle déclare sur le fondement des articles 544 N° Lexbase : L3118AB4 et 1240 N° Lexbase : L0950KZ9 du Code civil « qu'à défaut d'accord des parties, la victime d'un dommage ne peut être indemnisée du coût de travaux devant être effectués sur un fonds dont elle n'est pas propriétaire ». Ce faisant, elle confirme le principe de la condamnation mais exclue toute indemnisation du coût des travaux à réaliser sur le terrain voisin.

En effet, comme l’énonce la Cour de cassation, la carence du propriétaire dans la réalisation des travaux à laquelle il a pourtant été condamné ne saurait justifier qu’un tiers, fût-il victime de cette carence, ne réalise ces travaux à sa place sans son accord. Par conséquent, il ne saurait être condamné à verser le prix de la réparation à la victime.

Cette solution n’est pas étonnante : à défaut d’un pouvoir de gestion sur le bien de l’auteur du dommage (I), la victime ne peut être indemnisée du coût des travaux à effectuer (II).

I. La nécessité d’un pouvoir de la victime pour intervenir sur le terrain de l’auteur du dommage

Quand bien même la propriétaire de la parcelle en amont souhaiterait effectuer les travaux sur le bien de son voisin, elle ne pourrait le faire faute de prérogative juridique l’y autorisant. L’intervention d’une personne dans la gestion des biens d’autrui est une situation très encadrée, nécessitant un fondement juridique le permettant (Q. Prim, La gestion des biens d’autrui, 2021). Une simple décision de justice rendue en matière de responsabilité civile délictuelle ne saurait suffire, aucun texte ne prévoyant cette faculté.

On aurait pu imaginer une application de l’article 1144 ancien du Code civil (devenu article 1222 N° Lexbase : L0941KZU) relatif à l’exécution forcée en nature d’une obligation. Ce texte autorise le créancier à faire exécuter lui-même l’obligation à la place du débiteur et à demander le remboursement des sommes dépensées à cette fin. Cependant, il s’applique uniquement aux obligations contractuelles. L’existence d’une obligation contractuelle préalable est nécessaire pour intervenir dans la gestion du bien d’autrui par la voie de l’exécution forcée en nature. D’autant plus qu’en l’espèce, ni le tribunal judiciaire de Troyes, ni la cour d’appel de Reims n’avaient condamné le propriétaire négligent à effectuer des travaux de reprise.

Deux solutions restaient envisageables pour la victime qui aurait souhaité effectuer les travaux à la place de son voisin. La première est la gestion d’affaires (C. civ., art. 1301 et s. N° Lexbase : L0951KZA). Elle permet à une personne d’intervenir dans la gestion du bien d’un tiers à deux conditions : que son action soit utile et qu’elle soit effectuée soit à l’insu, soit sans opposition du maître d’affaires. La gestion d’affaires ne nécessite pas l’existence préalable d’un pouvoir juridique et elle peut être intéressée, mais dans ce cas, elle implique le partage des frais en fonction de l’intérêt de chacun (C. civ., art. 1301-4 N° Lexbase : L0640KZQ). La propriétaire du fonds en amont qui s’inquiète de la carence du propriétaire en aval peut prendre l’initiative d’effectuer les travaux nécessaires, à condition que celui-ci la laisse faire et qu’elle participe au financement.

La seconde possibilité est l’accord entre les parties. Par le biais d’un mandat, le propriétaire du fonds peut autoriser sa voisine à prendre en charge la gestion des travaux de reprise, avec indemnisation totale ou partage des frais engagés. Le pouvoir octroyé par le mandat lui donnerait alors la possibilité d’agir sur le fonds voisin.

Dans les deux cas, l’accord du propriétaire est nécessaire, et c’est ce que rappelle la Cour de cassation, appuyant sa décision du visa de l’article 544 du Code civil N° Lexbase : L3118AB4. La libre disposition de son bien l’autorise à refuser toute intervention d’un tiers, excluant la possibilité d’une indemnisation du coût de ces travaux.

II. L’exclusion de l’indemnisation du coût des travaux à effectuer sur le fonds d’autrui

Dans son raisonnement, le tribunal judiciaire de Troyes a confondu le coût estimé des réparations, déterminé par l’expert, avec le préjudice de la victime du dommage, qualifié de « préjudice financier ». La cour d’appel a confirmé le jugement sans préciser la nature de l’indemnité accordée. Le rapport de l’avocat général préconisait de faire droit à cette solution en l’explicitant : le coût des travaux à réaliser pour prévenir un risque de dommage futur peut effectivement être indemnisé, à condition que ces travaux soient rendus nécessaires par le fait générateur. Le préjudice s’identifie alors à la dépense réalisée pour les travaux et non au risque futur (v. P. Jourdain, note sous Cass. civ. 2, 15 mai 2008, n° 07-13.483, F-P+B N° Lexbase : A5337D88 ; RTD civ., 2008, p. 679).

Deux obstacles s’opposaient toutefois à cette solution. D’une part, la dépense de travaux n’avait pas été réalisée en l’espèce : il ne s’agissait que d’une estimation. Difficile dans ce cas de qualifier le préjudice de certain et actuel. Par ailleurs, le principe de réparation intégrale interdit en principe d’imposer une affectation aux fonds versés à la victime (Cass. crim., 2 juin 2015, n° 14-83.967, F-P+B N° Lexbase : A2170NKL). À défaut d’obligation de réaliser les travaux pour la victime, la cause de l’indemnisation (la dépense de travaux) disparaît, tout comme le préjudice allégué.

D’autre part, les réparations à effectuer doivent l’être en majeure partie sur le terrain de l’auteur du dommage, pas sur celui de la victime. Or, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion de se prononcer sur cette question et a rejeté l’idée que la victime puisse percevoir une indemnisation pour le financement de travaux à réaliser sur un bien ne lui appartenant pas (Cass. civ. 3, 4 mai 1995, n° 93-15.408, inédit au bulletin N° Lexbase : A4064CMH).

En l’absence d’une obligation pour la victime d’effectuer les réparations en lieu et place du propriétaire, l’indemnisation accordée par la cour d’appel de Reims ne pouvait être qualifiée ni de dommages et intérêts réparant un préjudice, ni d’avance sur le coût des travaux à réaliser. À la fois l’accord du propriétaire et la dépense de travaux sont hypothétiques : dans ces conditions, impossible d’envisager une indemnisation.

À retenir. Ainsi, en l’état du droit positif, un tribunal ne peut accorder d’indemnisation à la victime d’un dommage pour réaliser des travaux sur un bien appartenant à son auteur, faute de pouvoir juridique lui permettant d’agir et d’obligation garantissant l’effectivité de cette action. L’accord du propriétaire est nécessaire pour toute intervention matérielle sur son fonds, qu’il l’effectue lui-même ou qu’il laisse un tiers s’en occuper. Le droit de propriété prime ici devant le principe de précaution.

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