La lettre juridique n°858 du 18 mars 2021

La lettre juridique - Édition n°858

Droit pénal spécial

[Brèves] Affaire « Julie » : application immédiate de la loi dite « Schiappa » s’agissant des actes sexuels commis par un majeur sur un mineur de moins de 15 ans

Réf. : Cass. crim., 17 mars 2021, n° 20-86.318, FS-P+I (N° Lexbase : A24634LS)

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N6847BYA

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par Adélaïde Léon

Le 24 Mars 2021

► Jugeant que les dispositions de la loi dite « Schiappa », relatives aux actes sexuels commis par un majeur sur un mineur de moins de 15 ans, sont de nature interprétative, la Chambre criminelle de la Cour de cassation juge qu’elles s’appliquent immédiatement, même à des faits antérieurs à leur entrée en vigueur.

Rappel des faits et de la procédure. En août 2010, une mineure dénonçait des faits de viols et d’agressions sexuelles mettant en cause plusieurs sapeurs-pompiers qu’elle aurait subis à compter de janvier, puis d’avril 2009, alors qu’elle était âgée de 10 ans à 15 ans et qu’elle souffrait de troubles psychiques. À l’issue de l’information, les faits de viols et agressions sexuelles sur mineure de 15 ans en réunion, commis en novembre 2009, étaient requalifiés en atteintes sexuelles sans violence, contrainte, menace, ni surprise sur mineure de 15 ans, avec cette circonstance que les faits ont été commis par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteurs ou de complices. Il ordonnait un non-lieu pour tous les autres faits dont il était saisi et ordonnait le seul renvoi de trois prévenus pour atteintes sexuelles sur mineure de 15 ans en réunion pour les seuls faits commis en réunion en novembre 2009.

Cette ordonnance a été confirmée par la chambre de l’instruction dans toutes ses dispositions.

La partie civile, ses parents et son frère ont formé un pourvoi contre cet arrêt.

Moyens du pourvoi. Il était notamment fait grief à la chambre de l’instruction d’avoir, dans son arrêt, confirmé le non-lieu pour viols et agressions sexuelles et s’agissant des prévenus renvoyés, d’avoir requalifié les faits en atteintes sexuelles. Il était également reproché à la juridiction d’appel d’avoir confirmé l’ordonnance disant n’y avoir lieu à suivre du chef d’abstention de porter assistance à personne en péril et de corruption de mineur de moins de 15 ans par utilisation d’un réseau de communications électroniques. Enfin, les parties civiles faisaient grief à la chambre de l’instruction de s’être bornée à retenir l’absence de crédibilité et de fiabilité des témoignages de la victime sans répondre sur ce point aux conclusions de son conseil et d’avoir confirmé l’ordonnance de non-lieu sans tirer les conséquences de ce que de nombreux mis en cause, majeurs, avaient reconnu avoir obtenu des actes  de pénétration sexuelle au détriment de la victime mineure, ce qui aurait dû justifier leur mise en examen du chef d’atteinte sexuelle sur mineurs de 15 ans.

Décision. La Chambre criminelle casse l’arrêt en ses seules dispositions relatives au délit de corruption de mineur ainsi qu’aux dispositions limitant le renvoi d’un des prévenus du chef d’atteinte sexuelle aux seuls faits commis en réunion en novembre 2009.

La Haute juridiction rappelle que pour que le crime de viol et le délit d’agression sexuelle soient constitués, il est nécessaire que les faits aient été commis « avec violence, contrainte, menace ou surprise », cette contrainte pouvait être physique ou morale. À défaut, l’acte sexuel commis par un majeur sur un mineur de moins de 15 ans constitue le délit d’atteinte sexuelle. En 2018, la loi dite « Schiappa » (loi n° 2018-703, du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes N° Lexbase : L6141LLZ) était venue préciser, s’agissant des mineurs de 15 ans que la contrainte morale ou la surprise sont caractérisés par l’abus de vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes.

La Cour de cassation répond ici à la question de la rétroactivité de la loi « Schiappa ». Comme l’avait souligné l’avocat général dans son avis oral, « la Cour de cassation ne peut rejuger les faits et l’objet de cette audience n’est pas de savoir si les pompiers mis en cause doivent être renvoyés pour viol devant une cour d’assises. Il s’agit uniquement d’apprécier la conformité de l’arrêt de la chambre d’instruction de Versailles à la règle de droit, et de surcroît […] à la règle de droit telle qu’applicable au moment des faits. »

Par une interprétation conforme à la volonté du législateur telle qu’elle résulte des travaux parlementaires, la Chambre criminelle juge que ces dispositions de la loi « Schiappa », de nature interprétative, ont vocation à s’appliquer immédiatement ainsi qu’à des faits antérieurs à leur entrée en vigueur. Comme la Cour le précise dans son communiqué, il appartient à la chambre de l’instruction d’appliquer ce texte lorsqu’elle se prononce sur des faits concernant un mineur de 15 ans pour déterminer s’il existe une contrainte morale ou une surprise.

La Cour de cassation rejette par ailleurs le moyen critiquant le non-lieu pour viols et agressions sexuelles estimant que la chambre de l’instruction a, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation, estimé que la victime disposait du discernement nécessaire et que la contrainte morale n’était pas établie.

Elle casse en revanche l’arrêt en ce qu’il a confirmé le non-lieu pour corruption de mineur aggravée par la minorité de 15 ans car elle estime que les magistrats n’ont pas recherché si les mis en cause savaient que la victime était mineure, connaissance qui aurait suffi à caractériser le délit.

Enfin, estimant que les juges ne pouvaient ignorer que les faits dénoncés avaient débuté au printemps 2009, la Cour casse l’arrêt en ce qu’il a limité le renvoi de l’un des prévenus pour les seuls faits commis en novembre 2009.

Contexte. En ce début d’année 2021, le Président Emmanuel Macron lui-même sommait le Garde des Sceaux d’entamer une consultation afin de renforcer la loi pour mieux protéger les mineurs victimes de violences sexuelles. Dans la nuit du 15 au 16 mars 2021, l’Assemblée nationale a voté en première lecture un texte en ce sens. Ce texte revenant notamment sur la notion de consentement amènera probablement la Haute juridiction à se prononcer à nouveau sur la loi applicable à des faits antérieurs.

Pour aller plus loin : v. M. Bouchet, Du crime de pénétration sexuelle commis par un majeur sur un mineur de 15 ans : retour sur une proposition sous le feu des projecteurs, Lexbase Pénal, février 2021 ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 65016420, "corpus": "reviews"}, "_target": "_blank", "_class": "color-reviews", "_title": "[Point de vue...] Du crime de p\u00e9n\u00e9tration sexuelle commis par un majeur sur un mineur de 15 ans : retour sur une proposition sous le feu des projecteurs", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: N6465BY4"}}).

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Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Jurisprudence] Contestation de la durée des arrêts de travail : confirmation d’un durcissement de la jurisprudence

Réf. : Cass. civ. 2, 18 février 2021, n° 19-21.940, F-D (N° Lexbase : A60894HY)

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N6793BYA

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par Marc-Antoine Godefroy, Avocat of Counsel, Factorhy Avocats

Le 17 Mars 2021

 


Mots-clés : maladie professionnelle • présomption d’imputabilité • arrêts de travail • continuité des soins

Dans un arrêt du 18 février 2021, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation confirme sa décision du 9 juillet 2020 (Cass. civ. 2, 9 juillet 2020, n° 19-17.626, F-P+B+I N° Lexbase : A84923QL) en rappelant que la présomption d’imputabilité au travail des soins et arrêts de travail n’est pas subordonnée à la preuve par la caisse primaire d’assurance maladie d’une continuité des symptômes et des soins.


 

La maîtrise des taux de cotisations patronales « accidents du travail et maladies professionnelles » (AT/MP) implique un contrôle vigilant de la durée des arrêts de travail prescrits à la suite d’un sinistre. En effet, en application de l’article D. 242-6-6 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L8929INZ), chaque accident ou maladie pris en charge par la caisse primaire d’assurance maladie au titre de la législation professionnelle entraîne l’imputation sur le compte employeur d’un « coût moyen » dont le montant est déterminé en fonction de la durée de l’arrêt de travail prescrit à la victime [1]. À titre d’exemple, dans l’entreprise dont il va être question dans le litige ayant donné lieu à l’arrêt du 18 février 2021, un accident ayant justifié la prescription d’un arrêt de plus de 150 jours a pour conséquence l’inscription d’une somme de 29 274 euros sur le compte employeur de l’établissement concerné [2]. Une telle imputation entraîne mécaniquement un accroissement du taux de cotisations AT/MP par le jeu des règles de tarification fixées par l’article D. 242-6-4 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L9621LHS).

Lorsque l’employeur, assisté de son médecin-conseil, dispose d’indices permettant de remettre en cause la durée de l’arrêt de travail, il peut engager une action ayant pour objet d’accéder aux pièces médicales détenues par le service médical de la caisse primaire d’assurance maladie afin d’étayer sa contestation. Depuis le 1er septembre 2020, cette procédure implique la saisine préalable de la commission médicale de recours amiable [3] avant l’introduction, le cas échéant, d’une demande d’expertise médicale devant le pôle social du tribunal judiciaire. Auparavant, l’employeur devait saisir la commission de recours amiable « classique », totalement démunie pour statuer sur un litige de cette nature, avant de diriger sa contestation devant la juridiction de Sécurité sociale.

C’est dans ce cadre qu’une entreprise du secteur de la grande distribution avait décidé d’introduire un recours ayant pour objet la remise en cause de la durée des arrêts de travail prescrits à compter du 6 mai 2008 à l’une de ses hôtesses de caisse à la suite d’une pathologie de l’épaule prise en charge au titre de la législation professionnelle. La salariée n’avait en effet été considérée comme consolidée des suites de ses lésions avec des séquelles indemnisables, que le 7 octobre 2009. Considérant la durée de l’arrêt de travail comme excessive, l’employeur avait saisi la commission de recours amiable, puis, après le rejet de sa demande, sollicité du tribunal des affaires de Sécurité sociale des Hauts-de-Seine qu’il lui déclare inopposable les arrêts de travail rattachés à la maladie. Déboutée, l’entreprise avait décidé d’interjeter appel. Dans un arrêt du 20 juin 2019 [4], la cour d’appel de Versailles lui avait finalement donné raison considérant que la caisse primaire d’assurance maladie n’apportait pas la preuve d’une continuité des soins et des symptômes justifiant l’application de la présomption d’imputabilité des lésions au travail, la seule production de « copies de ses saisies informatiques ainsi qu’une attestation du médecin-conseil » étant jugée insuffisante.

Saisie d’un pourvoi formé par la caisse primaire, la deuxième chambre civile a censuré cet arrêt au visa des articles L. 461-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L8868LHW), fondement textuel de la présomption d’imputabilité en matière de maladie professionnelle, et 1353 du Code civil (N° Lexbase : L1013KZK) relatif à la charge de la preuve. Cette décision s’inscrit dans la ligne fixée par la deuxième chambre civile dans un arrêt rendu le 9 juillet 2020, publié au bulletin [5], qui avait suscité de vives critiques, d’aucun considérant que la Haute juridiction privait de facto l’employeur de toute possibilité réelle de recours portant sur les conséquences d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.

En effet, en écartant le principe selon lequel la présomption d’imputabilité est subordonnée à la démonstration d’une continuité des symptômes et des soins, la Haute juridiction durcit considérablement les conditions d’admission des contestations des employeurs relatives à la durée des arrêts de travail.

I. Un rappel strict des règles d’administration de la charge de la preuve en matière de contestation de la durée des arrêts de travail

Si la Cour de cassation admet qu’un employeur puisse contester la durée des arrêts de travail consécutifs à un accident du travail ou une maladie professionnelle (A.), encore faut-il qu’il dispose d’arguments pertinents, la discontinuité des arrêts de travail pouvant constituer l’un des éléments justifiant le recours à une mesure d’expertise (B.).

A. La conciliation de la présomption d’imputabilité et du contrôle légitime de la durée des arrêts de travail par l’employeur

Les recours tendant à la contestation de la durée des arrêts de travail se heurtent à la présomption d’imputabilité qui découle de l’application des articles L. 411-1 (N° Lexbase : L5211ADD) et L. 461-1 du Code de la Sécurité sociale : les soins et arrêts de travail prescrits à la suite d’un accident du travail ou une maladie professionnelle sont présumés en lien avec le sinistre et il appartient à l’employeur qui conteste cette présomption d’apporter la preuve contraire [6].

Cependant, consciente de la difficulté pour l’entreprise de démontrer le caractère injustifié d’un arrêt de travail sans disposer des informations et pièces couvertes par le secret médical, la Cour de cassation a admis la faculté pour l’employeur de solliciter une expertise médicale judiciaire afin de s’assurer que les lésions prises en charge au titre de la législation professionnelle présentent effectivement un lien avec l’accident ou la maladie au titre duquel ils ont été prescrits [7]. Cette solution consiste à emprunter la voie étroite prévue par l’article 146 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1499H4B) qui autorise la mise en œuvre d’une mesure d’instruction à propos d’un fait « si la partie qui l’allègue ne dispose pas d’éléments suffisants pour le prouver ». Telle est la situation de l’employeur qui ne peut accéder aux pièces lui permettant d’étayer sa contestation, celles-ci étant par nature confidentielles. La Cour de cassation reconnaît ainsi implicitement la légitimité d’une contestation de l’employeur qui assume seul le coût du sinistre auquel ont été rattachés les différents arrêts de travail.

Néanmoins, le chemin dégagé par la jurisprudence demeure particulièrement escarpé, l’employeur étant contraint de produire au soutien de sa demande d’expertise des éléments suffisamment pertinents pour que le juge accepte de « prêter la main » à sa contestation en désignant un expert [8]. À cette fin, l’entreprise peut notamment invoquer un état pathologique préexistant, relever l’absence de suivi par un médecin spécialiste, ou encore, s’appuyer sur les barèmes indicatifs de la Caisse nationale d’assurance maladie.

Dans sa décision du 18 février 2021, la Cour de cassation ne remet pas en cause cet équilibre, mais rappelle fermement les règles d’administration de la preuve afin de préserver l’effectivité de la présomption d’imputabilité des lésions au sinistre.

B. La tentative de remise en cause de la présomption d’imputabilité

La jurisprudence avait admis le principe selon lequel l’étendue de la présomption d’imputabilité était limitée à toute la période d’incapacité de travail continue précédant soit la guérison complète soit la consolidation de l’état de santé du salarié  [9]. Il en résultait qu’en cas d’interruption de la période d’incapacité, par exemple en cas de reprise de l’activité, les arrêts de travail postérieurs ne bénéficiaient plus de la présomption d’imputabilité. Dans un arrêt fameux du 15 février 2018, la deuxième chambre civile avait en outre ajouté qu’il incombait à la caisse primaire, seule détentrice des documents justificatifs pertinents, de rapporter la preuve de la continuité des symptômes et des soins [10].

Ainsi, en cas de contestation de la durée des arrêts de travail, les juridictions du fond étaient ainsi invitées à examiner successivement deux questions :

  • la première, la continuité des soins et arrêts de travail est-elle démontrée ? À cet égard, la charge de la preuve pesait sur la caisse primaire, l’employeur ne disposant pas des éléments permettant de répondre utilement à cette interrogation  [11] ;
  • la seconde, les éléments versés aux débats permettaient-ils d’établir un lien entre les arrêts de travail et l’accident ou la maladie ou, à tout le moins, justifiaient-ils la mise en œuvre d’une expertise ? Dans ce cadre, la tâche de l’employeur était considérablement facilitée en cas de discontinuité des arrêts de travail ou de carence de la caisse primaire dans l’administration de la preuve, la présomption d’imputabilité étant alors renversée. À cet égard, il est essentiel d’ajouter que dans son arrêt du 15 février 2018, la Cour de cassation n’était pas allée jusqu’à considérer qu’à défaut de preuve d’une continuité des symptômes et des soins, les arrêts de travail prescrits à l’assuré étaient nécessairement inopposables à l’employeur. Au contraire, la deuxième chambre civile avait pris soin d’indiquer que dans une telle hypothèse, il incombait aux juges du fond d’apprécier « si la caisse n’établissait pas, par les pièces qu’elle produisait, si les soins et arrêts de travail n’étaient pas en relation de causalité avec la maladie professionnelle » [12].

Or, dans le litige ayant donné lieu à l’arrêt du 18 février 2021, l’employeur avait soutenu que si la caisse primaire ne versait pas aux débats l’ensemble des certificats médicaux prescrivant les arrêts de travail comme preuve de la continuité des arrêts de travail, ceux-ci devaient lui être déclarés inopposables, la caisse ne permettant pas à l’entreprise et au juge de déterminer si ces arrêts étaient justifiés, et ce, sans qu’il soit nécessaire d’examiner la question du lien entre l’incapacité de travail et le sinistre. La caisse primaire s’était opposée à cet argumentaire en refusant de communiquer les certificats médicaux au motif qu’il s’agissait de pièces couvertes par le secret médical. Elle indiquait par ailleurs que la preuve d’une continuité de symptômes et de soins était rapportée par la communication des « copies de ses saisies informatiques » et d’une attestation de son service médical. Constatant la défaillance de la caisse primaire à produire les certificats médicaux, la cour d’appel de Versailles avait décidé d’approuver l’employeur, ce qui revenait à faire peser sur la caisse l’essentiel de la charge de la preuve, en contradiction avec la solution dégagée par la deuxième chambre civile dans son arrêt du 15 février 2018.

Reprenant la solution adoptée dans son arrêt du 9 juillet 2020, et confirmée dans une décision du 24 septembre 2020 [13], la deuxième chambre civile sanctionne l’inversion de la charge de la preuve opérée par la cour d’appel. La Haute juridiction rappelle ainsi que la présomption d’imputabilité au travail des lésions apparues à la suite d’un accident du travail ou une maladie professionnelle s’étend à l’ensemble des arrêts prescrits dès lors qu’un arrêt de travail a été initialement prescrit, peu important à cet égard qu’il existe une discontinuité des symptômes et des soins. Autrement dit, dès lors que la caisse primaire est en mesure de communiquer un certificat médical initial faisant état d’un arrêt de travail, l’ensemble des arrêts rattachés à l’accident ou à la maladie est présumé en lien avec le sinistre, à charge pour l’employeur d’apporter la preuve d’une cause totalement étrangère au travail, la discontinuité des symptômes et des soins ne constituant à cet égard qu’un argument parmi d’autres. 

II. L’encadrement du contentieux de la durée des arrêts de travail

En rappelant sévèrement les principes d’administration de la preuve dans le contentieux de la durée des arrêts de travail, la Cour de cassation entend principalement sanctionner les contestations de pure opportunité (A.) dans le contexte de l’entrée en vigueur de la réforme de la procédure introduite par le décret du 30 décembre 2019 (B.).

A. La sanction des contestations de pure opportunité

Ainsi qu’il a été indiqué, l’arrêt du 18 février 2021 constitue une nouvelle illustration du durcissement des conditions de contestation de la durée des arrêts de travail consécutifs à un accident du travail ou une maladie professionnelle. Désormais, la question de la continuité des symptômes et des soins sera uniquement examinée comme l’un des arguments présentés par l’employeur pour étayer une demande d’expertise médicale, et non comme une condition d’application de la présomption d’imputabilité [14]. La jurisprudence de la deuxième chambre civile renforce ainsi la position des caisses primaires en rappelant que la preuve de la continuité des soins et arrêts de travail est libre, les juridictions du fond étant invitées à apprécier la pertinence des différentes pièces produites, sans qu’une obligation de communiquer les certificats médicaux ne pèse sur l’organisme de Sécurité sociale. Ce dernier pourra ainsi produire : l’ensemble des arrêts de travail [15] ; certains d’entre eux, un récapitulatif des soins et des avis de son service médical [16] ; un « justificatif de versement des indemnités journalières » [17]. Il est vrai qu’en pratique, la discontinuité des soins et arrêts de travail sera un élément déterminant pour la suite du recours.

Dans ce contexte, la jurisprudence de la Cour de cassation semble s’inscrire dans le cadre de la recherche permanente d’un équilibre entre la nécessité d’une application effective de la présomption d’imputabilité, qui implique la prise en charge et l’indemnisation des soins et arrêts de travail consécutifs à l’accident ou la maladie, et le souci légitime des employeurs de contrôler les décisions des caisses primaires dont ils assument seuls le financement. À cet égard, il est apparu aux Hauts magistrats que la limitation des moyens de preuve des caisses primaires dans le cadre de la démonstration de la continuité des soins et arrêts de travail, dernière « digue » juridique avant le déferlement des recours de l’employeur, aurait constitué une contrainte qu’aucun texte n’imposait et aurait encouragé certains employeurs dans la pratique des recours « à l’aveugle » fondés sur la seule hypothèse que compte tenu de l’ancienneté du fait accidentel ou de la pathologie, la caisse primaire ne sera pas en mesure de produire les certificats nécessaires à la démonstration de la continuité des soins et des symptômes. La Cour de cassation entend ainsi freiner les contestations de pure opportunité en garantissant la tenue d’une discussion portant sur le lien entre les arrêts de travail et le sinistre.

B. Un recours médical préalable pour prévenir les litiges portant sur la continuité des soins et arrêts de travail ?

La décision de la Cour de cassation du 18 février 2021 s’inscrit dans le contexte de l’entrée en vigueur de la réforme de la procédure de contestation de la durée des arrêts de travail introduite par le décret n° 2019-1506, du 30 décembre 2019 (N° Lexbase : L2701LUL), qui confie à la commission médicale de recours amiable le soin d’examiner « les contestations d’ordre médical formées par les employeurs » [18] à compter du 1er septembre 2020. Or, devant cette commission, la loi oblige le service médical de la caisse primaire à communiquer au médecin-conseil de l’employeur les pièces médicales permettant de vérifier s’il existe une continuité des soins et arrêts de travail et d’en apprécier la justification [19]. Cette réforme devrait ainsi permettre de limiter la saisine des juridictions de Sécurité sociale en aménageant à l’employeur un accès aux pièces médicales. En outre, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, à nouveau illustrée par l’arrêt du 18 février 2021, il n’est pas exclu que la nouvelle procédure préserve davantage les droits des entreprises en obligeant le service médical de la caisse primaire à communiquer « l’intégralité du rapport médical » [20], l’organisme ne pouvant ainsi se contenter de remettre à l’employeur une simple attestation de versement des indemnités journalières. L’entrée en vigueur du décret du 30 décembre 2019 pourrait donc, contrairement aux craintes exprimées par une partie de la doctrine, faciliter la transmission des pièces médicales au médecin-conseil de l’entreprise.

Cependant, l’accroissement attendu du nombre de recours et la faiblesse des moyens des commissions médicales, déjà submergées par les contestations relatives aux taux d’incapacité, devraient limiter considérablement les bénéfices attendus de cette réforme.

 

[1] Il existe ainsi six catégories de « coûts moyens » : sinistre sans arrêt de travail ou arrêt de travail de moins de 4 jours, arrêts de 4 à 15 jours, arrêts de 16 à 45 jours, arrêts de 46 à 90 jours, arrêts de 91 à 150 jours, arrêts de travail de plus de 150 jours. À chacune de ces catégories correspond une somme forfaitaire fixée chaque année par arrêté du ministre chargé de la Sécurité sociale au regard de l’activité de l’entreprise.

[2] Arrêté du 27 décembre 2019, relatif à la tarification des risques d’accidents du travail et de maladies professionnelles pour l’année 2020 (N° Lexbase : L2155LUD).

[3] CSS, art. R. 142-8 (N° Lexbase : L4505LUE).

[4] CA Versailles, 20 juin 2019, n° 18/03891 (N° Lexbase : A9672ZEX).

[5] Cass. civ. 2, 9 juillet 2020, n° 19-17.626, F-P+B+I (N° Lexbase : A84923QL).

[6] Voir en ce sens : Cass. civ. 2, 28 avril 2011, n° 10-15.835, F-D (N° Lexbase : A5432HPU).

[7] Cass. soc., 27 mai 1999, n° 97-22281, publié au bulletin (N° Lexbase : A2099CKX).

[8] Pour une illustration : CA Lyon, 15 avril 2014, n° 13/05057 (N° Lexbase : A1710MKK).

[9] Cass. civ. 2, 9 octobre 2014, n° 13-21.748, F-D (N° Lexbase : A2141MYX).

[10] Cass. civ. 2, 15 février 2018, n° 17-11.231, F-D (N° Lexbase : A7632XDZ)

[11] Pour des illustrations : CA Reims, 21 mars 2018, n° 17/00940 (N° Lexbase : A5011XH3).

[12] Op. cit..

[13] Cass. civ. 2, 24 septembre 2020, n° 19-17.625, F-D (N° Lexbase : A05633WR).

[14] Pour une illustration : CA Amiens, 14 février 2020, n° 19/03317 (N° Lexbase : A53463K9).

[15] CA Paris, Pôle 6, 12ème ch., 18 septembre 2020, n° 18/05056 (N° Lexbase : A29643UC).

[16] CA Lyon, 4 juin 2019, n° 18/02687 (N° Lexbase : A3496ZDT).

[17] CA Rennes, 26 février 2020, n° 17/08777 (N° Lexbase : A48593G3).

[18] CSS, art. R. 142-8.

[19] CSS, art. L. 142-10 (N° Lexbase : L4534LUH), issu de la loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 (N° Lexbase : L1993LUD).

[20] CSS, art. L. 142-10, op. cit..

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Aides d'Etat

[Jurisprudence] Indemnisation record pour Corsica Ferries sur fond de droit des aides d’État

Réf. : CAA Marseille, 6ème ch., 22 février 2021, n° 17MA01582 (N° Lexbase : A83764HP)

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N6788BY3

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par Olivier Péjout, enseignant-chercheur, Université de Nantes

Le 17 Mars 2021

 


Mots clés : délégation de service public • aides d'État • concurrence

L'arrêt commenté marque un tournant important dans le développement de l'action en responsabilité pour non-respect du droit des aides d'État par les autorités publiques. Le montant très élevé de l'indemnisation, 86 304 183 euros, est une mise en garde à l'attention des acteurs publics qui doivent mieux intégrer le droit des aides d'État dans leur processus décisionnel en matière de soutiens financiers.


 

86 304 183 euros, voici le montant octroyé à Corsica Ferries France dans l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 22 février 2021 en réparation du préjudice subi du fait de l’octroi d’une aide d’État illégale et incompatible à son concurrent, la SNCM, par la collectivité de Corse [1].

Cet arrêt est le dernier épisode d’une longue saga juridictionnelle qui oppose Corsica Ferries France à la collectivité de Corse au sujet de la délégation de service public [2] complémentaire octroyée à la SNCM entre 2007 et 2013.  Si la première saison a concerné sa légalité [3], cette affaire s’inscrit dans la deuxième saison sur l’indemnisation du préjudice subi par Corsica Ferries [4]. En l’espèce, l’enjeu portait sur la quantification du dommage causé par l’octroi de cette délégation de service public qui avait donné lieu à une décision de la Commission qualifiant la mesure d’aide d’État illégale et incompatible [5]. Par un précédent arrêt, la cour administrative d’appel de Marseille s’était prononcée sur le principe de l’indemnisation [6] mais il restait à en déterminer le montant. C’est à ce travail que s’attelle l’arrêt du 22 février 2021 grâce à une analyse détaillée du rapport de l’experte mandatée à cette fin.

En l’espèce, les juges font œuvre de pédagogie afin de préciser les éléments nécessaires à la quantification d’un tel préjudice, élément essentiel dans le contexte d’un recours en responsabilité bien particulier. En effet, non seulement l’objet de l’action s’avère spécifique, les aides d’État, mais en plus ses conditions d’engagements demeurent encore en partie incertaines.

Cette affaire ne marque pas seulement un heureux dénouement pour Corsica Ferries mais surtout une nouvelle étape pour le droit administratif qui construit petit à petit une véritable action en responsabilité pour méconnaissance fautive du droit des aides d’État. En effet, il s’est fait jour une tendance favorable au développement croissant d’un contentieux indemnitaire des concurrents des bénéficiaires d’aides d’État à l’encontre de l’autorité publique dispensatrice [7]. Plus encore, ce sont les succès, tel que celui d’espèce, qui pourraient faire de la France l’eldorado de ce type d’action. Il est donc indispensable de se pencher sur ce phénomène juridique que l’on désigne souvent sous son acronyme anglais de private enforcement [8].

À la lumière de cet arrêt et de ses conséquences, se pose naturellement la question du régime juridique en droit public du private enforcement des aides d’État en France. Afin d’apporter une réponse synthétique à cette question, il est indispensable de revenir sur le cadre juridique de l’affaire d’espèce. Au-delà de la méthode, l’analyse laisse clairement apparaitre un véritable régime juridique autonome de droit français, dont les racines européennes sont notables. Néanmoins, il demeure indépendant car la jurisprudence l’a construit sur la base des règles de droit public propres à la responsabilité administrative. Cette nouvelle voie de droit s’avère ainsi efficace sans forcément être, à l’heure actuelle, particulièrement ouverte. Des exigences strictes demeurent, à la lumière des affaires récentes, tant sur la faute exigée (I) que sur le lien de causalité (II) ou encore le dommage (III).

I. Une responsabilité pour illégalité fautive grave

À titre liminaire, il convient de rappeler que, selon l’article 107 §1 TFUE (N° Lexbase : L2404IPQ), l’octroi d’une aide par un État membre est en principe interdit, sauf s’il s’avère que ladite aide est compatible avec une des exceptions prévues par l’article 107 § 2 et 107 §3 TFUE ou, lorsque le bénéficiaire est chargé d’une mission de service d’intérêt économique général (SIEG), selon l’article 106 § 2 TFUE (N° Lexbase : L2403IPP). En principe, tout projet d’aide doit être notifié à la Commission et suspendu jusqu’à ce qu’elle l’approuve, exception faite de cas spécifiques [9].

Les aides d’État sont en principe interdites par le droit de l’UE car elles sont incompatibles avec l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur. Ses financements sont une forme de dopage économique au profit de certaines entreprises ou productions qui portent atteinte à la concurrence. Au-delà de leur interdiction, la question d’une éventuelle indemnisation du préjudice subi par les concurrents s’est évidemment posée. Cette interrogation était d’autant plus naturelle que « le principe de la responsabilité de l'État pour les dommages causés aux particuliers par des violations du droit communautaire qui leur sont imputables est inhérent au système du traité » [10].  Cependant, il a également été très tôt rappelé que seules « les juridictions nationales demeurent compétentes pour connaître des demandes en réparation des dommages causés à des personnes privées par des autorités nationales, à l'occasion de l'application du droit communautaire » [11].

La jurisprudence de la CJUE a progressivement encouragé une telle solution, tout en laissant les États membres particulièrement libres des modalités. S’agissant de la responsabilité des autorités publiques, elle a ainsi rappelé « qu’il incombe aux juridictions nationales de sauvegarder les droits des justiciables face à une éventuelle méconnaissance, de la part des autorités nationales, de l’interdiction de mise à exécution des aides avant l’adoption, par la Commission, d’une décision les autorisant » [12]. En outre, la CJUE a posé clairement que dans le cadre de son droit national, le juge peut « être amené à accueillir des demandes d’indemnisation de dommages causés en raison du caractère illégal de l’aide » [13]. De ce fait, si le principe d’une responsabilité apparait acquis, sur la base du droit de l’UE [14], sa mise en œuvre dépend exclusivement des juridictions nationales.

Le juge administratif a répondu favorablement à l’invitation du droit de l’UE. Ainsi, le Conseil d’État reconnait un droit à réparation du fait du dommage causé par le versement d'une aide illégale à un concurrent, dans son arrêt « Société Pantochim SA » [15]. Ainsi, une nouvelle voie de droit émerge dans le cadre du principe d’autonomie institutionnelle et procédurale et de ses limites, les principes d’équivalence et d’effectivité [16]. L’affaire « Corsica Ferries » en est le tout dernier développement.

Le juge administratif a admis l’existence d’un recours en responsabilité à l’encontre des autorités publiques pour faute, c’est-à-dire pour non-respect par ces dernières de leurs obligations découlant du droit des aides d’État. La question qui se pose alors logiquement est celle de savoir quels comportements sont susceptibles de constituer des illégalités fautives.

Naturellement, la première d’entre elles serait le non-respect des obligations de notification et de suspension, posé à l’article 108 § 3 TFUE (N° Lexbase : L2405IPR), dont l’effet direct a été très tôt reconnu [17]. Dans le cadre d’une action indemnitaire, le juge administratif devrait tirer toutes les conséquences de la qualification d’aide d’illégale, indépendamment de son éventuelle compatibilité avec le droit des aides d’État, qui reste une prérogative exclusive de la Commission.

Cependant, la jurisprudence administrative semble s’y refuser et exiger bien davantage. En effet, la cour administrative d’appel de Paris a eu l’occasion de considérer que « l'illégalité des subventions allouées au CELF résultait du seul défaut de notification préalable à la Commission ; qu'en l'absence de toute décision définitive des institutions de la communauté sur la compatibilité ou la non-compatibilité de l'aide avec le marché commun, le préjudice commercial qu'invoque la SIDE […], est dépourvu de lien de causalité avec la faute commise par l'État en s'abstenant de procéder à la notification des aides litigieuses » [18]. Dans une autre affaire, le Conseil d’État a débouté Ryanair de son action en responsabilité au motif que selon la Commission les mesures nécessaires avaient été prises par la France pour mettre fin à l’incompatibilité de l’aide existante sans qu’une prise de position formelle par la Commission ne fût nécessaire [19]. Plusieurs questions se font jour. L’illégalité fautive, constituée par le non-respect du droit des aides d’État, est-elle différente selon que l’on se trouve dans le contexte du contrôle permanent des aides existantes par la Commission ou d’une aide nouvelle ? La diligence des autorités publiques à mettre en conformité de droit national est-elle en mesure d’influer sur cette issue ?

Finalement, la jurisprudence retient que l’illégalité fautive n’est susceptible d’engager la responsabilité de l’État que si elle témoigne d’une violation suffisamment caractérisée du droit des aides d’État. Reprenant l’idée que toute illégalité fautive n’est pas susceptible d’engager la responsabilité de l’État, le juge administratif exige un degré de gravité dépassant la simple transgression des obligations prévues par l’article 108 § 3 TFUE. Une telle conclusion repose sur le fait que l’illégalité de l’aide n’influe pas sur sa potentielle compatibilité. La jurisprudence met donc l’accent sur la régularité au fond plutôt que sur le respect des obligations procédurales exigées par le droit des aides d’État. En d’autres termes, l’existence d’une décision d’incompatibilité de la part de la Commission est requise, ce que montre parfaitement le raisonnement de la cour administrative d’appel de Paris : « en versant à la CELF des aides incompatibles avec le marché intérieur, et par suite illégales, l'État a commis une faute de nature à engager sa responsabilité » [20] avant que le Conseil d'État n'adopte une solution plus nuancée.

La voie de droit ouverte n’est guère favorable au développement d’un contentieux nourri, compte tenu du niveau d’exigence de l’illégalité fautive et les difficultés ne s’arrêtent pas là.

II. La tâche complexe liée à l’établissement du lien de causalité

Le régime juridique de la responsabilité des autorités publiques pour violation du droit des aides d’État exige également la mise en lumière d’une connexion entre l’illégalité fautive et le préjudice allégué.

La jurisprudence administrative affirme clairement la nécessité d’une causalité directe entre les deux éléments [21]. Le dommage doit être la conséquence normale et logique de l’octroi de l’aide. Le juge requiert un fort degré de causalité dont la preuve n’est pas aisée pour le concurrent. Ainsi, dans plusieurs affaires, le juge administratif a écarté l’action indemnitaire au motif qu’aucun lien de causalité n’avait été établi. Dans l’arrêt « Société Pantochim SA », il conclut que « si elle fait état du manque à gagner […], un tel préjudice, […], ne saurait être regardé comme ayant un lien direct avec la faute commise par le ministre en maintenant en vigueur l'arrêté du 27 mars 1992 au-delà du 29 mars 1997 » [22]. Une approche similaire avait été suivie par la cour administrative d’appel de Paris dans l’affaire « CELF » [23].

Pour les concurrents, l’établissement de ce lien de causalité apparait comme excessivement difficile voire insurmontable. Néanmoins, les développements récents pourraient leur être plus favorables de deux manières.

D’une part, le Conseil d’État est venu au secours des concurrents du bénéficiaire. Il rappelle que les juges du fond disposent, dans l'exercice de leurs pouvoirs généraux de direction de la procédure, d’un pouvoir d’instruction étendu. Ce dernier doit leur permettre, entre autres, d’apprécier l’existence d’un lien de causalité. Plus encore, ils doivent en faire usage pour vérifier les allégations des requérants [24]. Une obligation renforcée pèse alors sur ces derniers afin de faciliter la preuve de ce lien. La cour administrative d’appel de Paris a ainsi pu ordonner des mesures d’instruction afin de récupérer des informations utiles auprès des parties mais également solliciter l’assistance de la Commission sur l’analyse du marché en cause [25].

D’autre part, la jurisprudence récente esquisse les contours d’une forme de présomption réfragable de lien de causalité lorsque des conditions bien spécifiques sont réunies en ce qui concerne le marché en cause. Ainsi, dans l’affaire « CELF », après avoir rejeté un premier recours en responsabilité, la même cour administrative d’appel de Paris va, 14 ans plus tard, reconnaitre « que la société SIDE était entre 1980 et 2001 " le seul concurrent de la Coopérative d'exportation du livre français sur le marché de l'exportation des livres français " » et que par conséquent, la « SIDE doit donc être regardée comme établissant qu'elle a subi un préjudice présentant un lien de causalité direct avec l'octroi à son unique concurrent d'une aide illégale de nature à fausser la concurrence en sa défaveur […] ». Une approche similaire résulte de l’affaire Corsica Ferries France. En effet, dans les arrêts de 2018 et de 2021, la cour administrative d’appel de Marseille relève que cette dernière possède plus de 70 % de parts de marchés sur les liaisons Corse-continent [26]. Le marché est donc dans une situation très proche du duopole relevé dans l’affaire CEFL.

Dès lors, la preuve du lien de causalité apparait bien plus aisée dans le cas d’un duopole voire d’un oligopole pour les concurrents lésés. Cela favorise le développement des recours indemnitaires lorsque le doute quant aux effets de l’illégalité fautive est limité. Cependant, d’autres défis persistent.

III. L’enjeu de la quantification du dommage

Dans toute action en responsabilité, il est essentiel d’évaluer le préjudice subi. Cette dernière condition apparait comme relativement complexe.

Le recours en responsabilité dans le contentieux « CELF » a déjà été l’occasion pour le juge administratif de préciser les éléments à prendre en compte dans l’évaluation, telle que la substituabilité de l’offre, le report de clientèle entre les concurrents, le marché en cause et les éléments exogènes tenant à la conjoncture. Le Conseil d’État donne ainsi une orientation claire aux juridictions administratives, aux requérants et aux experts [27].

L’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Marseille, au sujet de l’affaire « Corsica Ferries France », vient consolider cette jurisprudence en y ajoutant de nombreuses précisions. En effet, les juges du fond se livrent à une analyse très poussée de l’ensemble des éléments du rapport de l’experte, mandatée pour évaluer le préjudice subi. À cette fin, ils rappellent les trois objectifs du travail qui lui avaient été confiés : déterminer le degré de substituabilité de l’offre, les parts de marché du concurrent lésé ainsi que ses capacités d’absorptions [28].

Sur chaque point, les magistrats contrôlent le raisonnement de l’experte avec une attention particulière pour deux éléments. D’une part, sur l’estimation de la perte d’exploitation et les critères retenus pour évaluer la substituabilité de l’offre [29], ils relèvent un faisceau d’indices tenant aux ports utilisés, aux heures d’accostages, à la durée du trajet, au prix et à la période de l’année et aux modes de transports alternatifs [30]. D’autre part, l’analyse des capacités d’absorption du concurrent pose question [31]. Deux éléments sont étudiés, la possibilité d’augmentation de l’offre et le délai pour le report du trajet. Finalement, l’évaluation a été faite à offre constante en l’espèce [32], et l’estimation du préjudice sur le chiffre d’affaires manqué par passager supplémentaire selon le prix du billet à l’époque [33]. En complément, l’experte évalue également les charges additionnelles en personnel et carburant, liées au transport d’un plus grand nombre de passagers par Corsica Ferries, en même temps que la marge dégagée par les billets et les ventes additionnelles [34]. La collectivité de Corse ne parvient pas à réfuter avec succès l’approche retenue par l’experte. Á cette occasion, il est intéressant de remarquer que certaines données utilisées sont issues d’une analyse diligentée par la requérante, « notamment pour le calcul des parts de marché et l’évaluation comptable du manque à gagner, et a utilisé certains éléments de cette étude pour élaborer ses conclusions » [35]. En conséquence, les juges décident de l’indemniser pour cette étude.

Au-delà des éléments propres au cas d’espèce, cet arrêt est l’occasion de faire un premier bilan de ce type de recours. D’abord, pour l’instant, les deux seules affaires ayant donné lieu à indemnisation présentent un caractère exceptionnel, tant par le débat autour des aides d’État versées que leur durée. Ensuite, elles témoignent du rôle essentiel des experts afin d’évaluer avec précision le scenario contrefactuel servant de base à la quantification du dommage. Enfin, ces actions indemnitaires reposent sur une approche au cas par cas qui les rend d’autant plus difficile à prévoir et diminue l’automaticité d’un résultat positif pour le concurrent lésé.

En conclusion, si la solution posée par le juge administratif déçoit en partie à cause de ses conditions strictes, il faut cependant remarquer que seules six actions en indemnisation en matière d’aides d’État ont été introduites avec succès dans l’Union européenne de 2007 à 2018 et que toutes ont été introduites en France [36]. Dès lors, malgré les conditions restrictives imposées par le juge administratif, la France ne deviendrait-elle pas l’eldorado des actions indemnitaires des concurrents pour violation du droit des aides d’État par les autorités publiques ?

 

[1] CAA Marseille, 6ème ch., 22 février 2021, n° 17MA01582.

[2] ci-après DSP.

[3] TA Bastia, 24 janvier 2008, n° 0700904 ; CAA Marseille, 7 novembre 2011, n° 08MA01604 (N° Lexbase : A9777HZ7), CE, 13 juillet 2012, n° 355616 (N° Lexbase : A8430IQB), TA Bastia, 7 avril 2015, n° 1100533 (N° Lexbase : A1946NG8), CAA Marseille, 6 avril 2016, n° 12MA02987 (N° Lexbase : A9074RBP), CAA Marseille, 4 juillet 2016, n° 15MA02270 (N° Lexbase : A2435RXH).

[4] TA Bastia, 23 février 2017, n° 1500375 (N° Lexbase : A2911TPI), CAA Marseille, 12 février 2018, n° 17MA01582 (N° Lexbase : A21173IA), CAA Marseille, 2 mars 2020, n° 19MA01498 (N° Lexbase : A75973HT), CAA Marseille, 4 juin 2020, n° 20MA01212 (N° Lexbase : A95743MK), CE, 6 novembre 2020, n° 439598 (N° Lexbase : A010234K).

[5] Décision de la Commission 2013/435/UE du 2 mai 2013, concernant l'aide d'État SA.22843 (2012/C) (ex 2012/NN) mise à exécution par la France en faveur de la Société Nationale Corse Méditerranée et la Compagnie Méridionale de Navigation [notifiée sous le numéro C(2013) 1926], JO L 220 du 17 août 2013, p. 20–45.

[6] CAA Marseille, 12 février 2018, n° 17MA01582, préc.

[7] Exemple : CE, 22 juillet 2020, n° 434446 (N° Lexbase : A62283R4).

[8] Nos obs., Le contentieux indemnitaire, nouvelle forme de private enforcement des aides d'État en France, Rev. UE, 2019/632, p. 532.

[9] Par exemple : CJCE, 24 juillet 2003, aff. C-280/00, Altmark Trans GmbH (N° Lexbase : A2343C9N), ECLI:EU:C:2003:415.

[10] CJCE, 19 novembre 1991, aff. jtes C-6/90 et C-9/90, A. Francovich et D. Bonifaci c/ Italie (N° Lexbase : A5783AYT), ECLI:EU:C:1991:428, pt 35.

[11] CJCE, 27 septembre 1988, aff. jtes C-106/87 à 120/87, Asteris e.a. c/ Grèce (N° Lexbase : A8475AUG), ECLI:EU:C:1988:457, pt 15.

[12] CJCE, 5 octobre 2006, aff. C-368/04, Transalpine Ölleitung in Österreich GmbH (N° Lexbase : A3997DRH), ECLI:EU:C:2006:644, pt 58.

[13] CJCE, 12 février 2008, aff. C-199/06, CELF I (N° Lexbase : A7461D44), ECLI:EU:C:2008:79, pt. 53.

[14] CJCE, 19 novembre 1991, aff. jtes C-6/90 et C-9/90, préc., pts 38 à 42 pour les conditions.

[15] CE, 31 mai 2000, n° 192006 (N° Lexbase : A4476AWP).

[16] CJUE, 23 janvier 2019, aff. C-387/17, Fallimento Traghetti del Mediterraneo (N° Lexbase : A8616YTB), ECLI:EU:C:2019:51, pt. 72.

[17] CJCE, 11 décembre 1973, aff. C-120/73, Gebrüder Lorenz GmbH c/ République fédérale d'Allemagne et Land de Rhénanie-Palatinat (N° Lexbase : A6853AUD), ECLI:EU:C:1973:152.

[18] CAA Paris, 5 octobre 2004, n° 01PA02717 (N° Lexbase : A9745ESQ).

[19] CE, 25 octobre 2018, n° 408789 (N° Lexbase : A0707YIZ), pt 8.

[20] CAA Paris, 9 octobre 2018, n° 17PA00397 (N° Lexbase : A7028YEZ), pt 7.

[21] CE, 22 juillet 2020, n° 434446 (N° Lexbase : A62283R4), pt 2.

[22] CE, 31 mai 2000, n° 192006 (N° Lexbase : A4476AWP).

[23] CAA Paris, 5 octobre 2004, n° 01PA02717 (N° Lexbase : A9745ESQ).

[24] CE, 13 janvier 2017, n° 382427 (N° Lexbase : A7241S93), pt 2.

[25] CAA Paris, 9 octobre 2018, nº 17PA00397 (N° Lexbase : A7028YEZ), pts 9-11.

[26] CAA Marseille, 12 février 2018, n° 17MA01582 (N° Lexbase : A21173IA), pt 15 ; CAA Marseille, 22 février 2021, n° 17MA01582 (N° Lexbase : A83764HP), pt 5.

[27] CE, 22 juillet 2020, n° 434446, préc., pt 9.

[28] CAA Marseille, 12 février 2018, n° 17MA01582, préc., pt 15.

[29] CAA Marseille, 22 février 2021, n° 17MA01582, préc., pts 10 et s.

[30] Idem, pts 17 et s.

[31] Idem, pts 23 et s.

[32] Idem, pt 26.

[33] Idem, pt 29.

[34] Idem, pts 30 et s.

[35] Idem, pt 37.

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Avocats/Procédure

[Brèves] Article 700 du CPC : réécriture en cours

Réf. : QE n° 32779 de M. Christophe Blanchet, JOANQ 6 octobre 2020 p. 6787 , réponse publ. 9 mars 2021 p. 2081, 15ème législature (N° Lexbase : L6704L3P)

Lecture: 5 min

N6791BY8

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par Marie Le Guerroué

Le 17 Mars 2021

► Dans une réponse ministérielle au député Christophe Blanchet, la Chancellerie annonce prendre en considération les recommandations du Rapport « Perben » relatives à l’article 700 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1253IZG) et un travail de réécriture en cours de cet article afin de prendre en compte de manière plus concrète les frais réellement exposés par le justiciable, en prévoyant que le montant alloué par le juge soit notamment déterminé en fonction des sommes réellement supportées par les parties au procès.

Les difficultés liées au dédommagement insuffisant des frais irrépétibles sont régulièrement soulevées par les avocats (lire M. Colliou, La juste valorisation des frais irrépétibles, Lexbase Avocats, septembre 2019 N° Lexbase : N0315BYC). C’est cette même difficulté que soulève le député Christophe Blanchet à l’occasion d’une question parlementaire posée au garde des Sceaux.

  • Question parlementaire

Le député Christophe Blanchet interrogeait M. le garde des Sceaux, ministre de la Justice, sur la reconsidération de l'article 700 du Code de procédure civile. L'article en question dispose : « Seule la partie que le jugement condamne à payer la totalité ou une fraction des dépens peut être condamnée à verser à l'autre le coût des frais non compris dans les dépens. En revanche cette compensation ne peut être allouée d'office par le juge ». Le député estime, qu’en l'état actuel des choses, il semblerait judicieux de permettre un remboursement en totalité, et alloué d'office par le juge, pour la partie gagnante. En l'espèce, la très complexe thématique de la propriété intellectuelle en droit est révélatrice en ce qu'elle illustre la très faible volonté pour les titulaires de droits d'engager un procès lorsque leurs produits sont contrefaits, en raison d'une tendance, non une généralité, qu'ont certains juges à ne pas vouloir « trop réparer ». Dès lors, il lui demande si le ministère de la Justice envisage de clarifier l'article 700 du CPC afin que le dédommagement total cesse d'être perçu comme un enrichissement de la partie gagnante. Aussi, il lui demande si le ministère de la Justice envisage de sensibiliser les juges à cette thématique, afin de garantir le dédommagement total et par voie de conséquence la protection des administrés.

  • Réponse ministérielle

L'article 700 du Code de procédure civile prévoit que le juge peut condamner la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais irrépétibles. Le juge ne peut pas statuer d'office sur ces frais, et doit donc être saisi d'une demande sur ce fondement. Le montant des sommes allouées est apprécié de manière discrétionnaire par le juge, qui doit tenir compte, aux termes de l'article 700, de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée.

Apport du Rapport « Perben ». Le rapport de la mission relative à l'avenir de la profession d'avocat présidée par Dominique Perben, déposé en juillet 2020, relève que la plupart des décisions rendues sur le fondement de l'article 700 ne couvrent pas l'ensemble des frais exposés par la partie gagnante au titre de ses frais d'avocat. Celle-ci est dès lors pénalisée alors même que le juge a fait droit à ses demandes. Dans certains domaines, le faible montant de la somme allouée sur le fondement de l'article 700 peut même constituer un frein à l'accès au juge. Le rapport « Perben » propose ainsi de réécrire cet article en prévoyant, notamment, de motiver l'allocation de sommes au titre des frais irrépétibles sur le fondement des pièces produites par les avocats pour justifier des demandes présentées à ce titre (lire P.L. Boyer, Treize à la douzaine. Analyse du rapport "Perben" sur l’avenir de la profession d’avocat, Lexbase Avocats, septembre 2020 N° Lexbase : N4370BYI).

Réécriture. À la suite de ce rapport, un travail de réécriture de ces dispositions est en cours afin de prendre en compte de manière plus concrète les frais réellement exposés par le justiciable, en prévoyant que le montant alloué par le juge au titre de l'article 700 est notamment déterminé en fonction des sommes réellement supportées par les parties au procès. La somme allouée sur le fondement de l'article 700 pourra ainsi couvrir en intégralité les frais exposés par la partie gagnante pour se défendre.

 

 🔍  Conseil pratique :  dans une décision illustrative rendue par le juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Paris les frais irrépétibles ont été fixés à 5 000 euros sur le fondement de la note d’honoraires produite par l’avocat (TJ Paris, JEX, 28 janvier 2021, n° 20/81710 N° Lexbase : A07684IB, v. A. Martinez-Ohayon, Rappel : l’envoi électronique par le greffe du texte de la décision n’a qu’une valeur informative ! Attention aux conséquences !, Le Quotidien Lexbase, 3 mars 2021  N° Lexbase : N6630BY9). À la lumière de cette décision, il est fortement recommandé aux avocats de produire à l’appui de leur demande fondée sur l’article 700 du Code de procédure civile, leur note d’honoraires.

 

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Les honoraires, émoluments, débours et modes de paiement des honoraires, Le paiement des frais irrépétibles, in La profession d'avocat, (dir. H. Bornstein), Lexbase (N° Lexbase : E38153RQ).

 

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Baux commerciaux

[Brèves] Acquisition de plein de droit de la clause résolutoire et protection de la « propriété commerciale » par la CESDH

Réf. : Cass. civ. 3, 11 mars 2021, n° 20-13.639, FS-P+L (N° Lexbase : A01574LE)

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par Vincent Téchené

Le 17 Mars 2021

► La « propriété commerciale » du preneur d'un bail commercial protégée par l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales s'entend du droit au renouvellement du bail commercial consacré par les articles L. 145-8 (N° Lexbase : L5735IS9) à L. 145-30 du Code de commerce mais ne s’applique pas lorsqu’on est en cause l'acquisition de plein droit de la clause résolutoire convenue entre les parties.

Faits et procédure. Plusieurs propriétaires de locaux au sein d'une résidence de tourisme donnés à bail à une société lui ont chacun délivré successivement plusieurs commandements de payer des loyers, visant la clause résolutoire inscrite aux baux. La locataire s'est acquittée des loyers impayés dans le mois suivant la signification des commandements, mais pas des frais de poursuite visés à la clause résolutoire. Se prévalant alors du non-paiement des frais de poursuite dans le délai imparti, les bailleurs ont assigné en référé la locataire en constatation de l'acquisition de la clause résolutoire et en paiement. Trois jours après, la locataire s'est acquittée des frais de poursuite auprès des bailleurs. En appel, les bailleurs ont sollicité sa condamnation à leur payer à titre d'indemnité d'occupation une indemnité trimestrielle égale au loyer majorée de 50 %.

L’arrêt d’appel (CA Grenoble, 9  janvier 2020, n° 19/01436 N° Lexbase : A36713A9) a constaté l'acquisition de la clause résolutoire des baux, ordonné l’expulsion de la locataire et l’a condamnée à payer à chaque bailleur, à compter de la résiliation du bail et jusqu'à son départ effectif, une indemnité d'occupation trimestrielle égale au loyer avec majoration de 50 % et indexation selon le bail.

La locataire a donc formé un pourvoi en cassation contestant l’acquisition de la clause résolutoire et sa condamnation au paiement d’une indemnité

Décision

  • Sur l’acquisition de la clause résolutoire

L’argument développé par la locataire pour s’opposer à l’acquisition de la clause résolutoire était intéressant. En effet, selon elle, l'atteinte portée au droit à la propriété commerciale du preneur protégé par l'article 1 du protocole additionnel n° 1 à la CESDH, par la résiliation d'un bail commercial sans indemnité doit être proportionnée. Ainsi, en retenant que le bail était résilié en application de la clause résolutoire, cependant qu'il résultait de ses propres constatations que cette mesure ne sanctionnait que le défaut de paiement du coût de commandements de payer d'un montant marginal de 80 à 90 euros que le preneur avait immédiatement acquittés dès qu'il s'était avisé qu'ils étaient dus de sorte qu'ils avaient été réglés au jour où le juge statuait, la cour d'appel aurait violé l'article 1er du premier protocole additionnel à la CESDH.

La Cour de cassation rejette le moyen. Elle énonce que la « propriété commerciale » du preneur d'un bail commercial protégée par l'article 1er du premier protocole additionnel à la CESDH s'entend du droit au renouvellement du bail commercial consacré par les articles L. 145-8 à L. 145-30 du Code de commerce. Ainsi, pour la Haute juridiction, l’atteinte alléguée par la locataire n'entre pas dans le champ d'application de l'article 1er précité, qui ne s'applique pas lorsqu'est en cause, non pas le droit au renouvellement du bail commercial, mais, comme en l'espèce, l'acquisition de plein droit de la clause résolutoire convenue entre les parties. Elle en conclut que la cour d'appel n'a pas violé l'article 1er du premier protocole additionnel à la CESDH

  • Sur la condamnation de la locataire à verser une indemnité

La Cour de cassation rappelle que selon l’article 809, alinéa 2, du Code de procédure civile (N° Lexbase : L9113LTP), dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, le président du tribunal peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire.

Or, en l’espèce, l'arrêt a condamné la locataire à payer à chaque bailleur à compter de la résiliation du bail jusqu'à son départ effectif une indemnité d'occupation trimestrielle égale au loyer avec majoration de 50 % et indexation selon le bail.

Ainsi, en statuant ainsi, en allouant une indemnité d'occupation et non une provision, la cour d'appel, qui a excédé ses pouvoirs, a violé l’article 809, alinéa 2, du Code de procédure civile (v. également, un arrêt du même jour, Cass. civ. 3, 11 mars 2021, n° 20-10.556, F-D N° Lexbase : A00984L9).

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : La résiliation du bail commercial, Les clauses résolutoires du bail commercial - généralités, in Baux commerciaux, Lexbase (N° Lexbase : E0164AES).

 

newsid:476825

Baux commerciaux

[Brèves] « Loyers covid-19 » : l’allégation de la perte de la chose louée durant la période de confinement revêt le caractère d’une contestation sérieuse

Réf. : CA Versailles, 4 mars 2021, n° 20/02572 (N° Lexbase : A75634IX)

Lecture: 5 min

N6815BY3

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par Vincent Téchené

Le 18 Mars 2021

► Même s’il n’y a pas destruction physique du bien objet du bail, il y a juridiquement perte lorsque le locataire ne peut plus jouir de la chose louée ou ne peut plus en user conformément à sa destination ;

Dès lors, l'allégation par le locataire de la perte partielle des locaux loués en application des dispositions de l'article 1722 du Code civil (N° Lexbase : L1844ABW) en raison de la fermeture de son commerce durant la période de confinement revêt le caractère d'une contestation sérieuse opposable à son obligation de payer le loyer et les charges pendant la période de fermeture contrainte du commerce.

Faits et procédure. La bailleresse de locaux commerciaux a assigné sa locataire devant le juge des référés aux fins d'obtenir principalement le constat de la résiliation du bail par l'effet de la clause résolutoire pour défaut de paiement des loyers et sa condamnation à lui payer une provision sur le montant des loyers et charges.

Le juge des référés du tribunal de Nanterre a fait droit à ses demandes et a notamment condamné la locataire à payer une somme provisionnelle au titre des loyers, charges, indemnités d'occupation et clause pénale pour la période allant jusqu'au 1er avril 2020 inclus.

La locataire a interjeté appel ; elle invoquait notamment l’existence d’une contestation sérieuse de son obligation à paiement du loyer pendant la période de confinement au visa de l'article 1722 du Code civil qui organise les incidences de la destruction de la chose louée en cours de bail.

Décision. La cour d’appel infirme sur ce point l’ordonnance.

Elle relève que l'arrêté du 14 mars 2020, portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 (N° Lexbase : Z229179S), a dit qu'il y a lieu de fermer les lieux accueillant du public non indispensables à la vie de la Nation ainsi que les commerces à l'exception de ceux présentant un caractère indispensable comme les commerces alimentaires, pharmacies, banques, stations-services ou de distribution de la presse jusqu'au 15 avril 2020.

Par ailleurs, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 (N° Lexbase : L5506LWT), a instauré un confinement général de la population, lequel a été prolongé jusqu'au 10 mai 2020.

Selon l'article 1722 du Code civil, si pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander une diminution du prix.

Les juges d’appel énoncent ensuite qu’« il est constant que même s'il n'y a pas destruction physique du bien objet du bail, il y a juridiquement perte lorsque le locataire ne peut plus jouir de la chose louée ou ne peut plus en user conformément à sa destination ».

Or, en l’espèce, les locaux loués ont été soumis à l'interdiction d'ouverture puis à l'interdiction pour la population de se déplacer. Il est ainsi établi que durant la période concernée, la locataire n'a pu ni jouir de la chose louée, ni en user conformément à sa destination. Dans ces conditions, pour la cour d’appel, l'allégation par le locataire de la perte partielle des locaux loués en application des dispositions de l'article 1722 du Code civil revêt le caractère d'une contestation sérieuse opposable à son obligation de payer le loyer et les charges pendant la période de fermeture contrainte du commerce.

Dès lors, il n’y a pas lieu à référé sur la demande provisionnelle de paiement des loyers concernant cette période et l’indemnité provisionnelle allouée en première instance est diminuée du montant des loyers échus pendant la première période de confinement liée à l'épidémie de covid-19.

Observations. Sur la perte partielle de la chose louée en raison de la fermeture administrative des commerces due à l’épidémie de covid-19, on relèvera qu’en référé, il a été jugé que «  le contexte sanitaire ne saurait en lui-même caractériser un manquement du bailleur à son obligation de délivrance du bien loué, ni même caractériser la perte de la chose louée » (TJ Paris, 26 octobre 2020, n° 20/55901 N° Lexbase : A339234E) ou que « l’assimilation du cas d’espèce à la perte de la chose louée par l’article 1722 du Code civil est inopérante » (T. com. Paris, 11 décembre 2020, aff. 2020035120 N° Lexbase : A6323393). En revanche, un juge de l’exécution a retenu que « l’impossibilité juridique, survenue en cours de bail, résultant d’une décision des pouvoirs publics, d’exploiter les lieux loués est assimilable à la situation envisagée » par l’article 1722 du Code civil, laquelle a pour effet de libérer le preneur de l’obligation de payer le loyer tant qu’il ne peut jouir de la chose louée (TJ Paris, JEX, 20 janvier 2021, n° 20/80923 N° Lexbase : A30924DU ; lire N° Lexbase : N6358BY7).  

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : L'obligation du locataire de payer le loyer du bail commercial, L'exigibilité du loyer du bail commercial en période de crise sanitaire (Covid-19), in Baux commerciaux, (dir. J. Prigent), Lexbase (N° Lexbase : E504834Q).


 

newsid:476815

Fiscalité des entreprises

[Brèves] Charges constatées d’avance : nouvelles précisions du Conseil d’État

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 10 mars 2021, n° 423983, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A63004KK)

Lecture: 7 min

N6798BYG

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par Marie-Claire Sgarra

Le 17 Mars 2021

 

 

 

Le Conseil d’État a apporté de nouvelles précisions dans la notion de charges constatées d’avance dans le cas d’une commission versée en contrepartie d’un asset wrap agreement et d’un put option agreement.

Les faits :

⇒ la société en participation (SEP) Airbus a déduit de ses résultats imposables au titre des exercices clos en 2004 et 2005 des commissions versées à la société de droit irlandais AFS sur le fondement, d'une part, d'une convention intitulée « asset swap agreement » conclue en 2004, d'autre part, de conventions intitulées « put option agreements » conclues en 2004 et 2005,

⇒ l'administration fiscale a remis en cause la déduction des commissions au titre de ces exercices pour leur plus grande partie, au motif qu'elles devaient être regardées comme des charges constatées d'avance,

⇒ la SEP Airbus étant soumise au régime fiscal des sociétés de personnes, la remise en cause de ces déductions a conduit, entre autres motifs, à rectifier les résultats déclarés par la société par actions simplifiée (SAS) Airbus France en sa qualité de membre de la SEP,

⇒ les conséquences fiscales de ces rectifications ont ensuite été tirées sur le résultat d'ensemble du groupe fiscalement intégré dont la SAS Airbus France était membre, imposable au nom de sa société mère, la SAS Airbus.

Procédure :

⇒ la SEP Airbus, la SAS Airbus Opérations, venant aux droits de la SAS Airbus France et la SAS Airbus ont contesté devant le tribunal administratif de Montreuil la réduction du montant du déficit d'ensemble du groupe déclaré au titre de l'exercice clos en 2004, les cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés, de contribution additionnelle sur l'impôt sur les sociétés et de contribution sociale sur cet impôt, assorties d'intérêts de retard, établies sur le résultat d'ensemble du groupe au titre de l'exercice clos en 2005, ainsi que la remise en cause du remboursement de la créance née du report en arrière d'une fraction du déficit d'ensemble du groupe déclaré au titre de l'exercice clos en 2004 qui en ont découlé,

⇒ le tribunal administratif de Montreuil a partiellement fait droit aux demandes des sociétés,

⇒ l'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles a, d'une part, accueilli l'appel incident formé par le ministre de l'Action et des Comptes publics contre le jugement du tribunal administratif, d'autre part, rejeté le surplus des conclusions de leur propre appel (CAA Versailles, 12 juillet 2018, n° 16VE02688 N° Lexbase : A9712XXY).

Principes.

✔ Le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de la période dont les résultats doivent servir de base à l'impôt diminuée des suppléments d'apport et augmentée des prélèvements effectués au cours de cette période par l'exploitant ou par les associés (CGI, art. 38 N° Lexbase : L6167LUX).

✔ Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges (CGI, art. 39 N° Lexbase : L7516LWB).

🔎 Sur la déduction des charges :

La déduction des charges payées par l'entreprise au cours de l'exercice dont les résultats doivent servir de base à l'impôt, à l'exception de celles « constatées d'avance ».

Ces charges constatées d’avance correspondent au paiement d'un bien ou d'une prestation de service dont la livraison ou la fourniture n'interviendra qu'au cours d'un exercice ultérieur, sur les résultats duquel il y aura lieu de l'imputer.

Au nombre de ces charges constatées d'avance figurent notamment les charges correspondant à des achats de prestations de services continues ou discontinues mais à échéance successives, pour la partie de ces prestations fournies au cours d'exercices ultérieurs.

🔎 Sur le rattachement à l'exercice de la commission versée au titre de la convention intitulée « asset swap agreement »

Ici, l’ancien GIE Airbus a mis en place un mécanisme de financement particulier pour favoriser la vente d'avions aux États-Unis, consistant à les céder à des groupes d'investisseurs qui les donnent en location pour une longue durée à des sociétés, lesquelles les sous-louent ensuite à des compagnies aériennes,

Une filiale de la SAS Airbus, la société AVSA établie aux États-Unis s'est engagée auprès des sociétés locataires à leur régler, le cas échéant, la différence entre les sommes dues aux groupes d'investisseurs et celles reçues des compagnies aériennes.

Ces garanties financières ont ensuite été reprises à sa charge aux termes d’une convention intitulée asset wrap agreement par le GIE Airbus, puis par la SEP Airbus.

La société AFS s'est obligée à supporter les conséquences de la mise en jeu de ces garanties en contrepartie du versement d'une commission, que la SEP Airbus a intégralement déduite de ses résultats au titre de l'exercice clos en 2004.

👉 Solution du Conseil d’État.

Une telle prestation qui s'analyse comme un engagement, mis en œuvre sur la base d'une facture établie chaque mois, de garantir l'équilibre financier de la location des appareils sur toute la durée prévue par les contrats de location, soit vingt-deux ans, doit être regardée comme une prestation continue fournie au cours d'exercices ultérieurs à celui au cours duquel la convention a été conclue. Par suite, la commission versée en rémunération de cette prestation constitue une charge constatée d'avance.

🔎 Sur le rattachement à l'exercice des commissions versées au titre des conventions intitulées « put option agreements »

Il s’agit ici toujours d’un mécanisme de garantie particulier pour favoriser la vente d'avions, consistant pour le fournisseur à accorder des garanties de valeur résiduelle, obligeant, en cas de revente de l'appareil à une échéance déterminée, généralement fixée au dixième anniversaire de la vente, à verser au client la différence entre un prix fixé à l'avance par le contrat de vente et le prix de revente, sauf pour ce fournisseur à se porter lui-même acquéreur de l'appareil pour le prix fixé à l'avance par le contrat de vente.

Ces garanties de valeur résiduelle ont ensuite été reprises à sa charge par le GIE Airbus, puis par la SEP Airbus.

Par les conventions intitulées «  put option agreements », la société AFS s'est obligée à supporter les conséquences de la mise en jeu de ces garanties en contrepartie du versement de commissions, que la SEP Airbus a intégralement déduites de ses résultats au titre, respectivement, des exercices clos en 2004 et 2005.

👉 Solution du Conseil d’État

De telles prestations ne peuvent être regardées comme fournies, même partiellement, avant les dates fixées par les contrats de vente des appareils pour la mise en œuvre des garanties de valeur résiduelle, soit généralement dix ans après la vente.

Il est exclu de regarder ces prestations comme intégralement fournies dès la date de conclusion des conventions intitulées put option agreements.

Ces prestations, dès lors qu'elles sont exécutées par phases distinctes correspondant chacune à une échéance de mise en œuvre d'une garantie de valeur résiduelle prévue par le contrat de vente d'un appareil, doivent être regardées comme des prestations discontinues à échéances successives.

Par suite, il est exclu de regarder ces prestations comme des prestations continues exécutées de manière linéaire sur la totalité de la durée des conventions intitulées put option agreements.

newsid:476798

Harcèlement

[Brèves] Caractérisation du harcèlement moral en cas de pression sur les objectifs et de « flicage »

Réf. : Cass. soc., 3 mars 2021, n° 19-24.232, F-D (N° Lexbase : A02554KN)

Lecture: 2 min

N6833BYQ

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par Charlotte Moronval

Le 22 Avril 2021

► Ayant relevé que le salarié témoignait, d’une part, de pressions en matière d’objectifs, imposées aux directeurs de projets, aux responsables de projets, aux chargés de terrain, aux superviseurs et aux téléconseillers par une organisation très hiérarchisée du directeur de site et qui se traduisaient par une surveillance des prestations décrite comme du « flicage » et, d’une part, d’une analyse des prestations qu’il ressentait comme une souffrance au travail, la cour d’appel ne pouvait pas débouter l’intéressé de ses demandes au titre d’un harcèlement moral au motif que celles-ci portaient sur des considérations trop générales sur les méthodes de gestion de l’employeur.

Faits et procédure. Un superviseur d’un centre d’appel prend acte de la rupture de son contrat de travail et saisit la juridiction prud’homale pour obtenir des dommages intérêts pour harcèlement moral et la requalification de sa prise d’acte en licenciement nul.

Débouté de ses demandes devant le conseil de prud’hommes, il fait appel, en produisant notamment de nombreuses attestations, auditions de salariés recueillies dans le cadre de plusieurs plaintes pénales et extraits de presse faisant état des méthodes de management générant une souffrance au travail ainsi que des documents médicaux concernant l’arrêt de travail dont il a fait l’objet et l’hospitalisation ainsi que le suivi psychologique dont il a fait l’objet suite une tentative de suicide,

La cour d’appel (CA Caen, 20 décembre 2018, n° 17/00410 N° Lexbase : A6880YRA) le déboute de ses demandes au titre du harcèlement moral, retenant que les éléments apportés par le salarié portaient sur des considérations trop générales concernant les méthodes de gestion du centre d’appel dirigé par la société et que les agissements de harcèlement moral collectif dénoncés ne s’étaient pas manifestés personnellement pour le salarié déterminé qui s’en prévalait.

Le salarié forme un pourvoi en cassation.

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale casse et annule l’arrêt rendu par la cour d’appel.

Pour en savoir plus. V. ETUDE : Le harcèlement moral, Quelques illustrations jurisprudentielles, in Droit du travail, Lexbase (N° Lexbase : E9494YU8).

 

newsid:476833

Procédure civile

[Jurisprudence] Fausse adresse, impossibilité d’exécuter et nullité de l’acte

Réf. : Cass. civ. 2, 4 mars 2021, n° 19-13.344, FS-P (N° Lexbase : A01604K7)

Lecture: 19 min

N6799BYH

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par Charles Simon, avocat au Barreau de Paris, administrateur de l’AAPPE et de Droit & Procédure

Le 17 Mars 2021


Mots-clés : droit à l’exécution • nullité des actes de procédure • nullité de fond • grief • renvoi après cassation •forclusion

La Cour de cassation confirme qu’une adresse inexacte dans un acte de procédure est une nullité de forme qui peut causer un grief si elle empêche l’exécution. La Cour de cassation rappelle en outre la nature particulière de la déclaration de saisine de la cour d’appel de renvoi après cassation. Il ne s’agit pas d’une demande en justice. En conséquence, une déclaration de saisine annulée n’interrompt pas le délai pour saisir la juridiction de renvoi.


 

La Cour de cassation vient de rendre un arrêt qui réjouira les processualistes et les praticiens de l’exécution sur un point : elle y réaffirme que l’exécution d’une décision de justice est le prolongement nécessaire de celle-ci. Sur cette base, elle confirme un arrêt d’appel qui avait déclaré nulle une déclaration de saisine après cassation comportant une adresse inexacte. En effet, cette irrégularité, de forme, avait causé un grief à la partie adverse car elle empêchait l’exécution (II).

Les processualistes prendront en outre connaissance avec intérêt d’un second point que la Cour de cassation tranche dans son arrêt. Il concerne les effets de l’annulation de la déclaration de saisine de la cour d’appel de renvoi. Contrairement à la déclaration d’appel qui, même nulle, comporte un effet interruptif, la Cour de cassation estime que tel n'est pas le cas de la déclaration de saisine de la juridiction de renvoi n’en a pas. C’est un élément de plus dans le régime propre à la procédure sur renvoi après cassation (III).

Avant de développer ces deux points, il est nécessaire de faire un rappel des faits et de la procédure pour espérer s’y retrouver, tant cette affaire est touffue (I).

I. Plus de dix-huit ans de procédure, trois instances distinctes, deux cassations : la saga Medianor

A. Les procédures jusqu’à l’incident ayant donné lieu à l’arrêt commenté

Cette affaire commence classiquement par un concours bancaire accordé par une banque (la Société Générale) à une société (Medianor). Tout aussi classiquement, le dirigeant s’est porté caution de sa société envers la banque et sa femme a acquiescé au cautionnement.

Pour continuer dans le classicisme, la société a fait l’objet d’un redressement puis d’une liquidation judiciaire en 2000, soit il y a plus de vingt ans.

Trois actions sont, toujours classiquement, nées de cette situation.

La première est une action en soutien abusif, introduite par le liquidateur judiciaire contre la banque. Un tribunal de commerce a condamné la banque en 2003 et une cour d’appel a confirmé ce jugement en 2006. Faute d’indication complémentaire, il semble que cette première action est soldée.

La deuxième est une action en responsabilité du dirigeant et de sa femme, à nouveau contre la banque, en réparation de leur préjudice personnel résultant de leur engagement de caution. Un arrêt d’appel a condamné la banque en 2012. Cette décision a été partiellement cassée en 2014 (Cass. civ. 2, 28 janvier 2014, n° 12-27.703, F-P+B) [1]. Puis la cour d’appel de renvoi a sursis à statuer dans l’attente de la décision à intervenir dans la troisième action dont nous allons parler juste après (CA Douai, 4 février 2016, RG n° 14/04029 (N° Lexbase : A3301PKH).

Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation s’arrête ici dans le rappel des faits de cette deuxième action. En réalité, il apparaît qu’elle a repris par la suite et s’est conclue par un arrêt de la cour d’appel de renvoi du 28 mai 2020. Cet arrêt a débouté le dirigeant et sa femme de l’ensemble de leurs demandes à l’encontre de la banque (CA Douai, 28 mai 2020, n° 16/05552, N° Lexbase : A49873MN). Nous ne savons pas si un pourvoi a été formé comme cet arrêt et serait encore pendant.

La troisième est une action de la banque à l’encontre du dirigeant et de sa femme en leur qualité de caution. C’est l’action qui a donné lieu à l’arrêt commenté. En 2013, le tribunal de commerce de Lille a :

- condamné le dirigeant et sa femme à payer 76 224,50 euros à la banque, avec intérêts légaux à compter de l'assignation du 8 novembre 2010, outre 5 000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1253IZG) ; 
- et ordonné la capitalisation des intérêts.

La cour d’appel a infirmé ce jugement et a dit que le cautionnement était devenu sans cause (CA Douai, 30 octobre 2014, n° 13/06339 N° Lexbase : A4090MZI). La banque s’est pourvue en cassation contre l’arrêt d’appel et la Cour de cassation l’a cassé au motif le plus bénin de tous : un défaut de motivation (CPC, art. 455 N° Lexbase : L6565H7B). En effet, la Cour de cassation a jugé que la cour d’appel n’avait pas analysé, même sommairement, les pièces sur lesquelles elle fondait sa décision (Cass. civ. 2, 28 juin 2016, n° 14-29.346 N° Lexbase : A2163RWZ). En conséquence de quoi la Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant une nouvelle cour d’appel.

Cette procédure sur renvoi a donné lieu à un nouvel imbroglio menant à une nouvelle saisine de la Cour de cassation et à l’arrêt commenté.

B. L’incident ayant donné lieu à l’arrêt commenté

Le dirigeant et sa femme ont saisi la cour d’appel de renvoi par déclaration du 31 août 2016, soit plus de deux mois après l’arrêt de cassation. Or, le délai pour saisir la cour d’appel de renvoi est de deux mois. Mais il court à compter de la notification de l’arrêt (CPC, art. 1034 N° Lexbase : L7257LEI).

En l’espèce, cette notification est postérieure : elle date du 27 octobre 2016. Le dirigeant et sa femme avaient donc jusqu’au 27 décembre 2016 pour saisir la cour d’appel de renvoi. La saisine du 31 août 2016 avait donc bien été faite dans les temps.

En revanche, les mentions relatives à l’adresse du dirigeant et de sa femme portées sur la déclaration de saisine étaient inexactes, ne correspondant pas à leur adresse réelle. La banque a donc provoqué un incident. Le conseiller de la mise en état a annulé la déclaration de saisine. Le dirigeant et sa femme ont alors déféré cette décision devant la cour d’appel. Mais la cour d’appel l’a confirmée (CA Amiens, 15 novembre 2018, n° 18/01927 N° Lexbase : A3068YL9).

Le raisonnement de la cour est le suivant :

« Il résulte de l'article 114 du Code de procédure civile que la nullité d'un acte ne peut être prononcée pour un vice de forme que pour autant que l'irrégularité invoquée cause un grief à celui qui l'invoque.
L'exécution d'une décision de justice étant le prolongement nécessaire de celle-ci, l'identification d'une partie en justice dans le cadre de l'instance aboutissant au prononcé de celle-ci est aussi destinée à permettre son exécution.
Parmi les éléments d'identification d'une partie en justice figure son domicile dont il doit être fait mention à peine de nullité en application des articles 56 et 58 du Code de procédure civile sur l'acte qui saisit une juridiction.
L'absence ou l'inexactitude de la mention du domicile dans l'acte d'appel sur lequel s'aligne la saisine après renvoi de cassation est une cause de nullité de forme de nature à faire grief s'il est justifié qu'il nuise à l'exécution du jugement ou de l'arrêt à intervenir.
La circonstance que le jugement dont appel n'était pas assorti de l'exécution provisoire est donc indifférente. »

En l’espèce, la cour a conclu que le dirigeant et sa femme s’étaient livrés à une dissimulation de leur adresse réelle en vue d’entretenir la difficulté de leur identification en justice, quoi que cela signifie. Cela ressortait en particulier de difficultés de notification dans l’action parallèle entre la banque et le dirigeant et sa femme. La cour a en outre écarté la prétention que l’indication de l’adresse réelle du dirigeant et de sa femme dans des conclusions du 6 mars 2018 ait pu couvrir la nullité, et ce pour deux raisons :

- cette régularisation est intervenue après le délai pour saisir la cour d’appel de renvoi, expirant, pour rappel, au 27 décembre 2016 ; 

- elle n’a pas été « spontanée », à nouveau quoi que cela signifie.

Le dirigeant et sa femme ont alors formé un pourvoi qui a donné lieu à l’arrêt commenté. Mais il y a plus ! 

Sans attendre la décision de la cour d’appel sur leur déféré, le dirigeant et sa femme ont régularisé le 18 mai 2018 une nouvelle déclaration de saisine de la cour d’appel de renvoi. La cour a déclaré cette seconde déclaration irrecevable comme tardive, la mauvaise foi du dirigeant et de sa femme privant leur première saisine, annulée, d’effet interruptif (CA Amiens, 21 février 2019, n° 18/01810, N° Lexbase : A4075YYL). Cet arrêt a aussi fait l’objet d’un pourvoi qui a lui aussi donné lieu à l’arrêt commenté, les deux pourvois ayant fait l’objet d’une jonction. C’est donc aux termes d’une véritable saga judiciaire que l’arrêt commenté est intervenu.

II. Le droit à l’exécution justifie l’annulation d’un acte de procédure comportant une adresse inexacte

A. Un grief lié à l’exécution peut exister du fait que l’exécution s’inscrit dans le procès

Le premier point d’intérêt de l’arrêt commenté concerne la nullité de la déclaration de saisine initiale de la cour d’appel de renvoi du fait de l’inexactitude de l’adresse qu’elle comportait. La Cour de cassation confirme le raisonnement de la cour d’appel exposé ci-dessus, à savoir qu’il s’agit d’une nullité de forme qui fait grief car elle empêche l’exécution. Cette solution n’est pas, en soi, une nouveauté.

En effet, la Cour de cassation avait déjà pu confirmer la décision d'une cour d’appel qui avait annulé des conclusions d’appel aux motifs que l’inexactitude de l’adresse mentionnée causait un grief, en empêchant l’exécution (Cass. civ. 2, 8 novembre 2001, n° 00-14.440 N° Lexbase : A0491AXH). On retrouve cette solution dans d’autres décisions, en particulier au stade de l’appel (par exemple, CA Toulouse, 30 mai 2017, n° 17/01629 N° Lexbase : A7386WEB ; CA Lyon, 30 mars 2010, n° 08/08910 N° Lexbase : A8077GNH). Mais il existe aussi des décisions contraires (CA Lyon, 17 décembre 2015, n° 15/06184 N° Lexbase : A5247NZD). Le premier apport de l’arrêt commenté est donc de consacrer pleinement la solution selon laquelle le caractère inexact de l’adresse mentionnée dans un acte cause grief car elle empêche l’exécution. Le raisonnement est remarquable en ce qu’il livre une clé de compréhension jusqu’à présent absente : il en est ainsi car l’exécution d’une décision de justice est le prolongement nécessaire de celle-ci.

Plus largement, cette solution s’inscrit dans l’idée qu’il existe un droit à l’exécution des décisions de justice. Ce droit a notamment été consacré par la Cour européenne des droits de l’Homme qui a jugé que l’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (art. 6) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH, 19 mars 1997, n° 18357/91, Hornsby c. Grèce N° Lexbase : A8438AWG).Il n’y a donc pas deux procédures séparées : la procédure de jugement puis la procédure d’exécution de celui-ci. Il n’y en a qu’une seule, le procès démarrant avec l’assignation et se terminant avec l’exécution du jugement obtenu.

B. Le grief peut résulter d’un fait futur et hypothétique

Le second apport de l’arrêt commenté est qu’il précise que le grief peut résulter d’un événement futur. La Cour de cassation indique, en effet, que l’absence ou l’inexactitude de l’adresse mentionnée à l’acte cause un grief en ce qu’elle nuit à l’exécution du jugement ou de l’arrêt à intervenir.

Cela nous paraît osé. Car, dans le cas d’un événement futur, le grief est aussi hypothétique : rien ne garantit que la personne qui soulève l’irrégularité soit bien créancière à l’avenir de l’exécution.

Dans le cas d’espèce, la question est cependant brouillée par le fait que la banque disposait bien d’un titre, le jugement du tribunal de commerce de Lille qui condamnait le dirigeant et sa femme. Même s’il n’était pas exécutoire, faute d’être revêtu de l’exécution provisoire, il permettait à la banque de pratiquer des saisies conservatoires (CPCEx, art. L. 511-2 N° Lexbase : L5914IRH). Or l’inexactitude de l’adresse du dirigeant et de sa femme l’en empêchait selon l’arrêt d’appel. Sur cette base, la cour d’appel a ainsi pu caractériser le grief causé par l’irrégularité et la Cour de cassation l’en approuve. Reste maintenant à attendre de prochaines décisions pour savoir comment caractériser, en fait, le grief résultant de l’exécution de la décision à intervenir lorsque l’irrégularité n’aura pas encore causé de grief mais ne pourrait créer qu’un grief hypothétique.

C. Toutes les mentions utiles à l’exécution sont-elles égales devant le grief ?

Ceci dit, en poussant le raisonnement au-delà de ce que la Cour de cassation a tranché ici, la question se pose de savoir si toutes les inexactitudes et omissions de mentions portées sur un acte de procédure peuvent permettre de caractériser un grief en lien avec l’exécution, entraînant la nullité de l’acte.

Classiquement, pour les personnes physiques, les mentions obligatoires des actes, à peine de nullité, sont les suivantes : nom, prénom, profession, domicile, nationalité, date et lieu de naissance (notamment CPC, art. 54 N° Lexbase : L8645LYT ; 648 N° Lexbase : L6811H7E ; 765 N° Lexbase : L9306LTT ; 766 N° Lexbase : L3373ABK renvoyant à 765 ; 901 N° Lexbase : L8613LYN, renvoyant à 54 ; 960 N° Lexbase : L0359ITH). La déclaration de pourvoi fait exception puisque les mentions obligatoires se limitent en l’espèce, pour les personnes physiques, à leur nom, prénoms et domicile (CPC, art. 975 N° Lexbase : L7855I4P).

L’inexactitude des nom, prénoms et domicile sont manifestement de nature à causer un grief en lien avec l’exécution, en empêchant la notification du jugement. En effet, cette notification entre dans l’exécution du jugement selon la Cour de cassation (Ass. plén., 24 février 2006, n° 05-12.679 (N° Lexbase : A4318DNA[2]. À l’inverse, il est douteux que la mention de la profession et de la nationalité ait une quelconque incidence sur l’exécution.

On pourrait penser de même pour la date et le lieu de naissance. Mais l’expérience montre que ces deux informations sont essentielles au stade de l’exécution. Car, pour exécuter, il faut trouver le débiteur et ses biens. L’huissier dispose, à cette fin, d’un pouvoir d’interrogation des administrations et du Ficoba, le fichier national des comptes bancaires et assimilés (CPCE, art. L. 152-1 N° Lexbase : L9503I74) et L. 152-2 N° Lexbase : L9502I73). Ce dernier recense les comptes bancaires détenus en France par une personne ou une société. Or, pour interroger les administrations et le Ficoba, il faut disposer de la date de naissance du débiteur en plus de ses nom et prénoms. À défaut, les homonymies empêchent toute identification.

Il en est de même pour le lieu de naissance qui, seul, permet d’obtenir un extrait d’acte de naissance en interrogeant la mairie de naissance. Cet extrait est essentiel pour vérifier les mentions marginales (mariage, décès, décisions inscrites au répertoire civil…). Ceci dit, l’absence ou le caractère erroné de la mention de la date et du lieu de naissance portée sur un acte doit-il être sanctionné par la nullité de l’acte ? En tant que praticien de l’exécution, on l’espère. Mais il s’agit de sujets tellement prosaïques que l’on craint que les tribunaux ne saisissent pas leur importance capitale et trouvent le grief trop indirect. L’avenir seul dira donc si ce moyen trouvera à prospérer.

III. La déclaration de saisine de la cour d'appel de renvoi suit un régime propre et son annulation n’interrompt pas les délais pour saisir la cour d’appel de renvoi

Le second point d’intérêt de l’arrêt commenté ne concerne pas l’exécution mais creuse le sillon du particularisme de la procédure d’appel, en particulier sur renvoi après cassation. La Cour de cassation a, en effet, procédé à une substitution de motif pour déclarer irrecevable la seconde déclaration de saisine que le dirigeant et sa femme avaient régularisée le 18 mai 2018. La cour d’appel semblait s’appuyer, sans le dire, sur l’adage « fraus omnia corrumpit » pour juger que la première déclaration n’avait pu interrompre le délai de saisine. Ce tour de passe-passe était nécessaire car la jurisprudence est en sens inverse. On rappellera à ce sujet que la Cour de cassation juge désormais qu’une déclaration d’appel nulle interrompt le délai de recours. En effet, la déclaration d’appel est l’acte de saisine de la cour d’appel (Cass. civ. 2, 16 octobre 2014, n° 13-22.088, F-P+B (N° Lexbase : A6522MY9). Or, l’article 2241 du Code civil (N° Lexbase : L7181IA9) dispose que :

« la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion.

Il en est de même lorsqu'elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l'acte de saisine de la juridiction est annulé par l'effet d'un vice de procédure. »

En conséquence de ce texte et de son interprétation par la Cour de cassation, en cas d’annulation d’une déclaration d’appel pour vice de forme ou de fond, il est donc possible de régulariser une nouvelle déclaration dans un nouveau délai de recours commençant à courir à compter de la notification de la décision d’annulation (en ce sens, Guinchard (S., s. la dir.), Droit et pratique de la procédure civile 2021|2022, Dalloz, 9e éd., 2020, 272.132). Pour écarter l’application de cette solution au cas d’espèce, la Cour de cassation n’emprunte pas la voie, glissante, de l’exception tenant à la fraude que la cour d’appel avait empruntée. À la place, elle procède par un raisonnement en deux temps pour écarter le pourvoi :

- tout d’abord, la déclaration de saisine de la cour d’appel de renvoi n’est pas une demande en justice au sens de l’article 2241 du Code civil. En conséquence, même nulle, la première déclaration n’a pas pu interrompre le délai de saisine de la cour d’appel de renvoi ;
- ensuite, la seconde déclaration a été régularisée après l’expiration du délai de saisine. Elle est donc irrecevable.

Le premier temps du raisonnement est une manifestation du particularisme de la procédure devant la cour d’appel de renvoi. En effet, comme la Cour de cassation le rappelle, cette procédure est la continuation de la procédure devant la première cour d’appel, l’instruction étant reprise en l’état de la procédure non atteinte par la cassation (CPC, art. 631 N° Lexbase : L6792H7P). En conséquence, on savait déjà que :

- il est possible de s’en tenir à ses conclusions devant la première cour d’appel et de ne pas conclure devant la Cour d’appel de renvoi (CPC, art. 634 N° Lexbase : L6795H7S ; Cass. civ. 2, 20 janvier 2005, n° 03-14.750, FS-P+B N° Lexbase : A0830DGT) ;
- les délais de distance ne peuvent venir augmenter le délai pour saisir la cour d’appel de renvoi (Cass. civ. 2, 4 février 2021, n° 19-23.638, F-P+I N° Lexbase : A81604EX[3], ne s’agissant ni d’un délai de comparution, d’appel, d’opposition, de tierce opposition, de recours en révision et de pourvoi en cassation.

Le renvoi après cassation ne crée donc pas une nouvelle procédure d’appel distincte de celle avant la cassation. En conséquence, malgré son nom, la déclaration de saisine de la cour d’appel de renvoi n’est pas un « vrai » acte de saisine de la juridiction d’appel au sens de l’article 2241 du Code civil. Seule compte en définitive la déclaration d’appel initiale qui, elle, même nulle, interrompt bien le délai de saisine de la cour d’appel. Le raisonnement n’est pas dénué d’une certaine élégance formelle. On regrettera cependant sa sophistication qui rend la procédure d’appel complexe et difficilement compréhensible pour le commun des mortels. C’est en tout cas ainsi que la troisième action introduite dans cette affaire prend fin. Elle se solde, en pratique, par la confirmation du jugement de première instance de 2013 qui avait condamné le dirigeant et sa femme à payer la somme de76 224,50 euros à la banque au titre de leur engagement de caution, faute de saisine régulière de la cour d’appel de renvoi. Comme souvent en procédure, ce résultat laisse sur sa faim au regard de l’ampleur de la saga judiciaire qui l’a précédée.


[1] G. Piette, Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, n'oblige pas nécessairement celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer : la caution avertie ne peut engager la responsabilité du créancier, Lexbase Affaires, mars 2014, n° 374 (N° Lexbase : N1273BUP).

[2] A. Martinez, Des conséquences de l'exécution d'une décision de justice à titre provisoire, Lexbase Quotidien, mars 2006 (N° Lexbase : N5379AKG).

[3] A. Martinez-Ohayon, Procédure de renvoi après cassation : pas d’application des délais de distance au bénéfice du demandeur demeurant à l’étranger, Lexbase Droit privé, février 2021, n° 854 ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 64938811, "corpus": "reviews"}, "_target": "_blank", "_class": "color-reviews", "_title": "[Br\u00e8ves] Proc\u00e9dure de renvoi apr\u00e8s cassation : pas d\u2019application des d\u00e9lais de distance au b\u00e9n\u00e9fice du demandeur demeurant \u00e0 l\u2019\u00e9tranger", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: N6388BYA"}}).

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Procédure civile

[Brèves] Radiation de l’instance versus délai de péremption ?

Réf. : Cass. civ. 2, 4 mars 2021, n° 19-25.800, F-D (N° Lexbase : A00384KM)

Lecture: 3 min

N6814BYZ

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 17 Mars 2021

 Il convient de retenir deux enseignements de l’arrêt rendu le 4 mars 2021 par deuxième chambre civile de la Cour de cassation, le premier, selon lequel un jugement avant dire droit ordonnant une expertise n’emporte pas, par lui-même, un sursis à statuer et n’entraîne pas la suspension du délai de péremption de l’instance ; et le second, selon lequel la radiation de l’affaire dans l’attente du dépôt d’un rapport d’expertise n’exonère pas les parties de leur obligation d’accomplir des diligences pour continuer l’instance, en l’absence d’une décision de sursis à statuer.

Faits et procédure. Dans cette affaire, un contrat d’affacturage a été conclu entre la Compagnie générale d'affacturage (CGA), aujourd'hui dénommée Société Générale Factoring et une société de transport. À la suite de diverses anomalies, un protocole d’accord a été signé entre les parties, dans lequel la société de transport s’est engagée à verser des échéances mensuelles. N’ayant pas tenu ses engagements, et du fait de diverses échéances impayées, la CGA l’a assigné devant le tribunal de commerce en paiement d’une certaine somme. Un expert a été désigné par jugement avant dire droit du 22 décembre 2009. La mission de l’expert était de fixer le montant de la créance de la CGA au passif de la société de transport et d’effectuer les comptes entre les parties. Il était également indiqué que l’affaire serait réinscrite au rôle après le dépôt du rapport d’expertise. Par un jugement du 29 mars 2012, le tribunal de commerce a ouvert une procédure de redressement judiciaire au profit de la société de transports qui a été convertie en liquidation judiciaire simplifiée le 6 juin 2012. Le rapport de l’expert a été déposé le 31 décembre 2013 devant le tribunal de commerce statuant au fond, et la péremption de l’instance a été soulevée par madame Aa, qui était seule comparante. L’instance devant la cour d’appel a été reprise par son époux en sa qualité d’ayant droit de son épouse décédée.

Le pourvoi. La demanderesse fait grief à l'arrêt du 15 octobre 2019, rectifié par l'arrêt du 5 décembre 2019 tous deux rendus par la cour d’appel de Versailles d’avoir violé l’article 392 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L9267LTE) en constatant la péremption et ayant emporté le dessaisissement de la cour du fait de l’extinction de l’instance.

Réponse de la Cour. Énonçant les enseignements précités, les Hauts magistrats valident le raisonnement de la cour d’appel et déclarent le moyen non fondé.

Solution. Le pourvoi est rejeté par la Cour suprême.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : La péremption d'instance in Procédure civile, (dir. E. Vergès), Lexbase (N° Lexbase : E1365EU4).

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Responsabilité

[Focus] Point sur la réparation du préjudice d’anxiété à l’aune de la Covid-19

Lecture: 19 min

N6800BYI

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par Catherine Szleper, Avocat à la Cour

Le 17 Mars 2021

 


Mots-clés : Covid-19 • coronavirus • préjudice d’anxiété • santé • indemnisation • préjudice • chiffrage

Le préjudice d’anxiété peut être défini comme d’une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie résultant d'une exposition à une substance nocive ou toxique. En matière d’indemnisation, sa réparation paraît difficile, tant son chiffrage s’avère complexe. Il nécessite, dès lors, une adaptation du droit à indemnisation face à des risques nouveaux générateurs d’anxiété, telle que la covid-19. La complexité de l’indemnisation tient notamment au caractère très subjectif de ce préjudice, dont l’évaluation se fera entre science et conscience. Cette évaluation est des plus délicate et « malaisante », car il s’agit ici de s’interroger sur le coût d’une sensation de mal-être chez une personne.


 

L’anxiété est-elle le véritable mal de notre siècle ? Sans vouloir être alarmiste, il suffit d’étudier les chiffres des études réalisées cette année, sur la santé mentale de la population, pour s’apercevoir qu’il s’agit d’une problématique généralisée, dépassant toute question de milieu social, d’âge, de sexe, de situation personnelle…

Est ainsi apparue, selon une étude récente de février 2021, une augmentation significative des états anxieux (+4 points) par rapport à janvier 2021, soit en très peu de temps [1].

L’anxiété est intégrée dans la catégorie des troubles anxieux, qui peuvent être ressentis par une personne, avec une répétition, une installation dans la durée, survenant sans lien avec un danger ou une menace réelle et créant une souffrance notable, perturbatrice au quotidien [2].

Ces troubles anxieux s’expriment par diverses maladies dont, notamment, l’anxiété généralisée, le trouble panique, l’état de stress post-traumatique… Ils touchent environ 15 à 20 % de la population à un moment ou un autre de leur vie.

Alors face à l’accroissement de ces états anxieux, spécifiquement depuis l’apparition de la Covid-19, pourrait-on imaginer une réparation à ce titre ?

Cela semble juridiquement discutable mais cette question reste un bon exemple pour aborder le préjudice d’anxiété, qui tend à s’appliquer à de plus en plus de situations. La Chambre sociale de la Cour de cassation, par un arrêt rendu en 2010, l’a défini comme résultant d’« une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante » et que les victimes « étaient amenées à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse » [3]. Il s’agissait de salariés ayant été donc exposés à de l’amiante et qui, de ce fait, « étaient amenées à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse ».

Depuis, la jurisprudence n’a cessé d’évoluer sur ce sujet, face à des situations nouvelles telles que les crises sanitaires (Médiator, Levothyrox…), la pandémie de la Covid-19, les actes de terrorisme, la situation écologique…

S’il peut y avoir un intérêt à appliquer le préjudice d’anxiété à de plus en plus de cas, au regard du principe de la réparation intégrale (I), tant son évaluation que son chiffrage demeurent difficiles à déterminer (II).

I. L’adaptation nécessaire du droit à indemnisation face à des risques nouveaux générateurs d’anxiété

L’exemple de l’amiante est parlant. Comment réparer le préjudice subi par une personne qui n’a pas encore déclaré de pathologie mortelle mais qui présente un risque d’apparition important de celle-ci, jusqu’à son décès ?

Nous sommes face à des cas dans lesquels il existe un risque de dommage et seule l’anxiété en lien avec l’idée qu’il apparaisse est certaine. Cela étant, encore faut-il qu’elle le soit, ce qui n’est pas plus évident.

La jurisprudence a sûrement voulu panser les plaies par le biais du préjudice d’anxiété face à des situations particulièrement tragiques. Les situations génératrices d’anxiété se sont multipliées depuis et il était utile de proposer un moyen pour permettre aux personnes lésées d’obtenir une réparation même lorsque le dommage n’était pas réalisé.

A. Une indemnisation améliorée grâce au préjudice d’anxiété

Comme on peut le voir, il existe plusieurs situations dans lesquelles une personne peut être exposée à un risque, qui lui est réel et certain, et qui va générer de l’anxiété.

Selon les cas, cette exposition peut être plus ou moins longue, le risque plus ou moins important et le dommage plus ou moins grave.

L’existence d’un préjudice avéré et certain est une des conditions de mise en jeu de la responsabilité qu’elle soit pénale, civile ou administrative.

D’abord consacré uniquement au bénéfice des personnes ayant été exposées à l’amiante, la jurisprudence, dans un arrêt en date du 5 avril 2019 [4], a étendu l’application du préjudice d’anxiété à toutes les situations dans lesquelles :

« … il y a lieu d’admettre, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée. »

La Haute Cour est allée encore plus loin dans l’arrêt du 11 septembre 2019 [5] en admettant la réparation du préjudice d’anxiété à des salariés qui n’avaient pas été exposés à l’amiante [6].

Ainsi, tout salarié justifiant d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété résultant d’une telle exposition pourra désormais demander réparation sur le fondement du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.

Il aura la charge de la preuve de son exposition à une substance nocive ou toxique, du risque de développer une pathologie grave et de son préjudice ; dossier médical à l’appui.

L’employeur ne pourra s’exonérer de sa responsabilité que s’il rapporte la preuve de ce qu’il a mis en œuvre son obligation de protéger la santé et la sécurité des travailleurs et qu’il a pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 (N° Lexbase : L8043LGY) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L6801K9R) du Code du travail.

Dans le cas de la Covid-19, il pourrait donc être possible de demander l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété à condition de démontrer que :

  • le risque de développer la pathologie est grave et avéré (par exemple, les contaminations sont non maîtrisées et le vaccin n’est pas accessible à tous) ;
  • le préjudice, soit l’anxiété, est caractérisé (cela étant, l’exigence d’un caractère permanent pourrait être une difficulté même si la situation actuelle risque de perdurer) ;
  • l’employeur a commis un manquement (à titre d’exemple, contraindre tous les salariés à travailler ensemble, dans un environnement confiné, sans respecter les règles de distanciation sociale, les normes sanitaires et règles d’hygiène, telles que le port du masque, l’usage du gel…) ;
  • et que ce manquement a causé l’anxiété alléguée.

Mais alors, quid des cas dans lesquels des personnes se sont vues mourir, à leur domicile ou à l’hôpital, à cause d’une contamination de la Covid-19, sans soins ni sans assistance, car le personnel de santé était débordé, les lits à réanimation insuffisants, l’État n’ayant su organiser un système de soins efficace ?

Et quid de leurs proches ? Eux, qui parfois ont dû faire face à une absence totale de nouvelle d’un membre de la famille soigné à l’hôpital…

Il semblerait que le préjudice d’angoisse, distinct du préjudice d’anxiété, puisse offrir une réponse plus adaptée. Ce dernier a été notamment reconnu par la jurisprudence pour réparer une vive inquiétude liée à l’attente de nouvelles de la part de proches.

B. Le lien de causalité, rempart à la généralisation du préjudice d’anxiété

En théorie, afin de réparer un préjudice d’anxiété, les conditions classiques de la responsabilité doivent être démontrées dont le lien de causalité entre le manquement et le dommage. Et cette démonstration juridique n’est pas toujours aisée.

À titre d’exemple, dans le cadre du scandale des prothèses mammaires PIP, l’indemnisation a posé problème. Ainsi, dans une décision rendue le 29 janvier 2019, le tribunal administratif a reconnu l’existence d’un préjudice d’anxiété mais ne l’a pas admis en l’espèce, rappelant l’exigence de la preuve du lien de causalité entre l’anxiété subie et la faute de l’État. En l’espèce, celle-ci était caractérisée par le retard pris par l’AFSSAPS pour ordonner leur retrait, entre avril et décembre 2009. Or, le tribunal a considéré que l’anxiété découlait, quant à elle, de la pose des implants en 2005 et de leur explantation en 2010, de sorte que la faute de l’État ne pouvait y être liée [7].

On peut également s’interroger sur l’affaire du Médiator. En effet, qu’est-ce qui a véritablement généré l’anxiété chez les patients ? Le rôle anxiogène des médias dans ce dossier n’est pas le moindre. Ainsi, entre les informations incomplètes, approximatives, permanentes et autres « fake news », il est clair que l’anxiété a été, du moins, accentuée par la médiatisation à outrance du scandale. Pourtant, les magistrats n’ont pas osé retenir son rôle. On peut les comprendre. S’attaquer à la liberté d’expression et au droit à l’information aurait été certainement mal vu à ce niveau.

Un autre exemple intéressant est celui du préjudice d’anxiété en lien avec l’écologie ou écoanxiété [8].

La responsabilité de l’État a ainsi été reconnue en raison de sa « carence fautive ». Pour rappel, à la suite d’un épisode de pollution à la fin de l’année 2016 en Île-de-France, une mère et sa fille mineure ont formé un recours devant le tribunal administratif de Montreuil pour faire condamner l’État à leur verser 160 000 euros en réparation notamment des bronchites dont la mère aurait souffert et de l’asthme de sa fille.
Le 29 juin 2019, le tribunal administratif reconnaissait la carence de l’État « en ce qui concerne l’insuffisance du plan relatif à la qualité de l’air pour l’Île-de-France adopté le 7 juillet 2006 et révisé le 24 mars 2013 et de ses conditions de mise en œuvre ».

Il a toutefois rejeté les demandes d’indemnisation au titre du préjudice d’anxiété considérant que la preuve d’un lien de causalité entre les problèmes respiratoires invoqués et la pollution de l’air en Île-de-France n’était pas rapportée par les demanderesses.

Ces décisions ont, sur ce point, été frappées d’appel. Et il sera intéressant de connaître les arrêts à venir.

Mais cette décision de première instance est déjà importante, car elle autorise les plaignants à demander la réparation d’un préjudice d’anxiété lié à un manquement de l’État dans le domaine environnemental, à charge pour elle d’apporter la preuve que cette anxiété à développer une pathologie éventuelle est générée par une sur-pollution engendrée par la carence de l’État [9].

II. La complexe indemnisation de l’anxiété, préjudice éminemment subjectif

A. L’évaluation, entre science et conscience

Le préjudice d’angoisse résulte d’un sentiment pénible d’attente. Il s’agit d’un sentiment tout à fait personnel, ce qui en fait sa spécificité. Pour apprécier l’angoisse, il convient de prendre en compte plusieurs éléments dont la durée d’évolution, l’intensité de son expression, l’existence ou non d’un événement de vie qui est à son origine, le retentissement sur la vie sociale et professionnelle, ainsi que les répercussions sur la vie des proches.

Il convient d’apprécier in concreto, pour chaque personne se prévalant du préjudice d’anxiété, l’intensité de la crainte ressentie. On est forcé de prendre en compte la personnalité même de la victime, car il s’agit d’un ressenti purement individuel et non appréciable in abstracto.

L’anxiété devrait donc être objectivée pour pouvoir être évaluée et in fine liquidée.

L’objectivation de l’angoisse va être permise grâce à des outils scientifiques. Il n’y a en effet pas d’examen biologique permettant le diagnostic du trouble anxieux [10]. Ces derniers vont donner la possibilité à un tiers de mesurer le degré de l’inquiétude ressentie et le chiffrer. Il s’agit évidemment de propositions qu’il conviendra d’adapter à chaque individu.

On peut distinguer diverses échelles et questionnaires, faisant partie d’un guide établi par la Haute autorité de santé. Cet outil porte sur la prise en charge des troubles anxieux. Parmi eux, on distingue l’échelle d’appréciation de l’anxiété Hamilton, l’échelle des peurs FSS III (« Fear Survey Schedule ») et l’échelle HAD.

L’échelle Hamilton permet de mesurer l’intensité de différents symptômes reliés à l’angoisse, évalués de 0 à 4 (0 : absent – 1 : léger – 2 : moyen – 3 : fort – 4 : maximal). Parmi les symptômes listés, on retrouve « l’humeur, les peurs, les fonctions intellectuelles », qui font appel à des symptômes relevant du for intérieur de la personne. Mais sont également mentionnés, des symptômes purement physiques tels que « les symptômes cardiovasculaires ou respiratoires ». Ils constituent un faisceau d’indices qui va permettre au professionnel de santé de chiffrer l’angoisse réellement éprouvée, sous la forme d’un total. Par exemple, entre 0 à 5, il n’y aura pas d’anxiété. En revanche, au-delà de 15, l’anxiété sera qualifiée de « majeure ».

L’échelle des peurs FSS diffère de la précédente. Elle permet « d’identifier les peurs présentes chez un sujet et de donner un score global de pathologies phobiques ». Dans ce cas, on se situe davantage sur le terrain de la recherche de l’origine de l’anxiété plutôt que sur celui de la détermination de son degré d’intensité.

Tous ces éléments témoignent de la difficulté à cerner la notion d’anxiété. D’ailleurs, ces échelles et questionnaires ne représentent que des outils au service des professionnels de santé les aidant à mieux cerner l’état psychique du patient. Le clinicien demeure libre, lors de l’entretien avec le patient, de poser d’autres questions pouvant le guider dans l’appréciation de l’anxiété.

Face à ces outils d’évaluation, encore faut-il qu’un professionnel puisse les utiliser à bon escient. C’est là que semble essentielle l’intervention d’un expert psychiatre, qui lui seul, sera compétent pour déterminer l’impact exact subi sur le plan psychique par une personne.

Le psychiatre devrait, pour poser son diagnostic, effectuer un interrogatoire complet en recherchant chez le patient :

  • ses antécédents ;
  • le type de trouble, la date de début, la notion de traumatisme éventuel dans les mois qui précèdent ;
  • les signes d’accompagnement et troubles associés (signes neurovégétatifs, syndrome du côlon irritable, céphalées, etc.) ;
  • l’intensité et la fréquence des symptômes ;
  • la présence de comorbidités en particulier de symptômes de dépression, de plusieurs troubles anxieux associés, de trouble bipolaire ou de comorbidités somatiques) ;
  • les traitements antérieurs (médicaments et psychothérapies), leur efficacité et tolérance ;
  • le retentissement du trouble anxieux : conséquences sur la vie familiale, sociale et professionnelle, consommation de psychotropes, altérations des fonctions cognitives, qualité de vie.

La communication d’un dossier médical complet est un point clé dans l’expertise afin d’appréhender avec précision l’histoire du patient.

Il est certain que certains sont plus sujets que d’autres à l’anxiété ce qui crée une certaine inégalité pour tolérer des événements traumatiques.

Les magistrats devraient donc être sensibilisés à ces questions. En effet, la réparation de ce préjudice ne saurait être de droit, en partant de la présomption d’un événement nécessairement générateur d’anxiété.

C’est pourtant plutôt cette voie que semble avoir choisie la Cour de cassation en admettant qu’elle découle nécessairement de l’événement, telle qu’une contamination, une exposition à un risque, et qu’une réparation forfaitaire s’applique. Or, d’un point de vue strictement juridique, la preuve d’un suivi psychiatrique ou psychologique paraît être un minimum requis pour attester de l’anxiété ressentie puisque tout préjudice doit être démontré.

Reste encore que ce chiffrage du préjudice d’anxiété interroge tant il est complexe d’imposer un montant sur une souffrance d’ordre psychique, sans trahir le principe de réparation intégrale.

B. Le chiffrage ou le prix de la vie humaine

Cette question est la plus délicate et la plus « malaisante », car il s’agit là de s’interroger sur le coût d’une sensation de mal être chez une personne.

Quel est le prix justifié ? Quel est le prix qui pourrait la satisfaire ?

Lorsque l’on voit le montant alloué aux consommateurs du Médiator en 2016, soit 1 000 euros, par le juge des référés de Nanterre, au titre de l’anxiété ressentie, il est difficile d’expliquer ce montant à la fois mineur mais hautement symbolique.

Mineur, car, pour certaines personnes, l’anxiété alléguée durerait depuis 2009, soit plus de sept ans.

Même si les autorités de santé ont été plus que rassurantes, soulignant que si la personne n’a pas développé de pathologie dans les deux années suivant l’arrêt du traitement, elle n’est plus à risque, on peut comprendre que, dans ce contexte si spécifique, la rationalité ne soit pas de mise et que les consommateurs aient des difficultés à se rassurer eux-mêmes.

Face à autant d’années d’anxiété, d’incertitudes, d’informations contradictoires, 1 000 euros semblent dérisoires.

Mais juridiquement, c’est une avancée et la reconnaissance officielle des séquelles sur l’état mental de ces personnes alors même qu’elles n’ont pas développé de pathologies, que le risque, après tant d’années, qu’elle la développe est moindre, etc.. Cela étant, cette réparation a été accordée par le juge des référés de sorte que les conditions liées à la responsabilité n’ont pas été abordées dans le fond à l’époque. Le laboratoire en a, par ailleurs, fait appel.

Si l’on revient sur d’autres dossiers dans lesquels le préjudice d’anxiété a été réparé, il semblerait que la jurisprudence administrative ait tenté une adéquation entre le montant de la réparation et la probabilité de la réalisation du risque [11].

Ainsi, à titre d’exemple, la cour administrative d’appel jugeait, le 25 mai 2010, qu’en matière de contamination par le VIH, plus la charge virale est faible, plus faible sera le montant alloué au titre du préjudice d’anxiété [12].

Ce préjudice a émergé dans des situations dans lesquelles la réparation traditionnelle des préjudices était difficile. Sur l’amiante, il est acquis que les victimes ne pouvant être consolidées, il était impossible de procéder à une liquidation en appliquant la nomenclature Dintilhac. Le préjudice d’anxiété constituait un moyen de compenser cette difficulté.

L’évaluation de cette indemnité d’anxiété varie néanmoins en fonction de la localisation des tribunaux, source d’insécurité juridique et d’inégalité. Ceci est lié à l’absence d’un quelconque barème qui permettrait d’harmoniser ces montants. Mais pour un préjudice exceptionnel, ne serait-il pas contradictoire d’en appliquer un ?  

Ainsi les réparations octroyées pour les victimes exposées à l’amiante varient entre 3 000 euros et 15 000 euros en moyenne (7 500 euros accordés par le conseil des prud’hommes de Lorient pour chacun des 378 salariés d’une fonderie, mais sont souvent revues à la baisse comme devant le conseil des prud’hommes de Libourne, en Gironde (500 euros) [13].

Dans les arrêts rendus le 11 septembre 2019 par la Cour de cassation, le montant de la réparation de l’anxiété était de 26 millions d’euros entre 2010 et 2018 répartis entre 2 318 bénéficiaires, soit en moyenne, 11 000 euros par salarié [14].

Ces chiffres témoignent là encore de la difficulté à donner à ce préjudice une consistance concrète et transparente. Espérons que la jurisprudence encadre peu à peu sa caractérisation, son évaluation et son quantum.

À retenir :

Le préjudice d’anxiété permettra peut-être de constituer une alternative aux dommages et intérêts punitifs, puisqu’il s’agit de dédommager de façon exceptionnelle des victimes face à un risque auquel elles ont été exposées par une personne morale, telle que l’État ou une entreprise, dans des domaines sensibles tels que l’environnement ou la santé.

Cette compensation spécifique permet également une revalorisation des préjudices, dont le chiffrage, en France, demeure raisonnable, voire limité.

Mais n’oublions pas que, juridiquement, encore faut-il en apporter la preuve et, aussi délicate soit-elle, cette condition ne saurait être oubliée.

 

[1] CoviPrev : une enquête pour suivre l’évolution des comportements et de la santé mentale pendant l’épidémie de Covid-19, 26 février 2021 [en ligne].

[2] Troubles anxieux, Ameli [en ligne].

[3] Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241, FP-P+B+R (N° Lexbase : A1745EXW).

[4] Cass. Ass. plén., 5 avril 2019, n° 18-17.442 (N° Lexbase : A1652Y8P).

[5] Cass. soc., 11 septembre 2019, n° 17-24.879, FP-P+B (N° Lexbase : A0748ZNZ).

[6] M-P. Richard-Descamps, La réparation du préjudice d’anxiété n’est plus limitée aux salariés exposés à l’amiante, 19 septembre 2019, Village de la justice [en ligne].

[7] TA Montreuil, du 29 janvier 2019, n° 1800068 (N° Lexbase : A5141YUX).

[8] L. Neuer, Ecoanxiété ou ce nouveau préjudice qui fait chauffer les prétoires, 24 juillet 2019, Le Point [en ligne].

[9] Th. Coustet, Pollution : l’angoisse dans les prétoires, 9 octobre 2019 [en ligne].

[10] Affections psychiatriques de longue durée, troubles anxieux graves, Guide HAS, juin 2007 [en ligne].

[11] H. Muscat, Le préjudice d’angoisse en droit administratif, 2014 [en ligne].

[12] CAA Versailles, 25 mai 2010, n° 09VE02551 (N° Lexbase : A9304E4D).

[13] Préjudice d’anxiété des victimes de l’amiante, Association SOS Amiante [en ligne].

[14] G. Zaidi, Le préjudice d’anxiété se généralise, Les Échos, 21 octobre 2019 [en ligne].

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Successions - Libéralités

[Brèves] Incapacité de disposer à titre gratuit en faveur des personnels de service d’aide à la personne : le Conseil constitutionnel censure !

Réf. : Cons. const., décision n° 2020-888 QPC du 12 mars 2021 (N° Lexbase : A80714K7)

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 17 Mars 2021

► Doivent être déclarées contraires à la Constitution les dispositions de l'article L. 116-4 du Code de l'action sociale et des familles (N° Lexbase : L1057KZ8) qui, en ce qu’elles limitent la capacité de toutes les personnes âgées ou handicapées bénéficiant d'aide à domicile à disposer librement de leur patrimoine, portent une atteinte disproportionnée à leur droit de propriété.

Dispositions contestées. Les dispositions contestées interdisent aux responsables et aux employés ou bénévoles des sociétés délivrant de tels services, ainsi qu'aux personnes directement employées par celles qu'elles assistent, de recevoir de ces dernières des donations ou des legs. Cette interdiction ne vaut que pour les libéralités consenties pendant la période d'assistance du donateur. Elle ne s'applique pas aux gratifications rémunératoires pour services rendus, ni en l'absence d'héritiers en ligne directe, à l'égard des parents jusqu'au quatrième degré.

Atteinte au droit de propriété. Selon le Conseil constitutionnel, les dispositions contestées limitent, dans la mesure de cette interdiction, les personnes âgées, les personnes handicapées ou celles qui ont besoin d'une aide personnelle à leur domicile ou d'une aide à la mobilité dans leur capacité à disposer librement de leur patrimoine. Le droit de disposer librement de son patrimoine étant un attribut du droit de propriété, les dispositions contestées portent atteinte à ce droit.

Les Sages de la rue Montpensier ont alors recherché si l’atteinte ainsi portée était proportionnée au regard de l’objectif poursuivi. Tel n’est pas le cas.

Objectif poursuivi par le législateur : protection de personnes vulnérables. En instaurant l'interdiction contestée, le législateur a entendu assurer la protection de personnes dont il a estimé que, compte tenu de leur état et dans la mesure où elles doivent recevoir une assistance pour favoriser leur maintien à domicile, elles étaient placées dans une situation particulière de vulnérabilité vis-à-vis du risque de captation d'une partie de leurs biens par ceux qui leur apportaient cette assistance. Il a ainsi poursuivi un but d'intérêt général.

Atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi. Le Conseil relève, en premier lieu, d'une part, qu’il ne peut se déduire du seul fait que les personnes auxquelles une assistance est apportée sont âgées, handicapées ou dans une autre situation nécessitant cette assistance pour favoriser leur maintien à domicile que leur capacité à consentir est altérée. D'autre part, les services à la personne définis au 2 ° de l'article L. 7231-1 du Code du travail (N° Lexbase : L3383H98) recouvrent une multitude de tâches susceptibles d'être mises en œuvre selon des durées ou des fréquences variables. Le seul fait que ces tâches soient accomplies au domicile des intéressées et qu'elles contribuent à leur maintien à domicile ne suffit pas à caractériser, dans tous les cas, une situation de vulnérabilité des personnes assistées à l'égard de ceux qui leur apportent cette assistance.

En second lieu, l'interdiction s'applique même dans le cas où pourrait être apportée la preuve de l'absence de vulnérabilité ou de dépendance du donateur à l'égard de la personne qui l'assiste.

Il résulte de tout ce qui précède que l'interdiction générale contestée porte au droit de propriété une atteinte disproportionnée à l'objectif poursuivi. Elle doit donc être déclarée contraire à la Constitution.

Effet immédiat de la déclaration d’inconstitutionnalité. La déclaration d'inconstitutionnalité intervient immédiatement, à la date de publication de la décision du Conseil. Elle est applicable à toutes les instances non jugées définitivement à cette date.

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