Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 20-12-2023, n° 21-20.904

Cass. soc., Conclusions, 20-12-2023, n° 21-20.904

A84862RQ

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Cass. soc., Conclusions, 20-12-2023, n° 21-20.904. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409059-cass-soc-conclusions-20122023-n-2120904
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AVIS DE M. GAMBERT, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 2208 du 20 décembre 2023 (B) – Chambre sociale Pourvoi n° 21-20.904 Décision attaquée : Cour d'appel d'Amiens du 14 avril 2021

Mme [M] [N] C/ La société Polyclinique [3] _________________

Audience FS1 du 21 novembre 2023.

Faits et procédure Du 15 juin 2012 au 14 septembre 2012, Mme [N], de nationalité roumaine, a été employée par la Polyclinique [3], dans le cadre de contrats de travail à durée déterminée, en qualité d'agent de comptabilité. Le 22 avril 2013, elle a été engagée, cette fois dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée, en qualité d'agent comptabilité, position I, niveau 3 employé hautement qualifié, groupe A, coefficient 193, de la classification des emplois de la filière administrative de la convention collective nationale de l'hospitalisation privée du 18 avril 2002. Estimant que la classification retenue ne correspondait pas à la nature des fonctions qu'elle exerçait, elle a revendiqué, par courriers adressés à son employeur le

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21 septembre 2014 et le 11 mars 2015, l'attribution du statut de technicien comptable, coefficient 244, sans obtenir satisfaction. Le 17 juillet 2015, la salariée a saisi le conseil de prud'hommes pour se voir octroyer le statut de technicienne comptable et obtenir le rappel de salaires correspondant à compter du 22 avril 2013. En cours d'instance, à l'occasion d'une communication de pièces faite par son conseil, elle a transmis des documents de son employeur révélant l'identité de patients, de leurs médecins et dévoilant des informations médicales les concernant. Convoquée à un entretien préalable à un éventuel licenciement fixé le 17 juin 2016, elle a été mise à pied à titre conservatoire, puis licenciée pour faute grave le 23 juin 2016. Dans la lettre de licenciement, son employeur lui faisait grief d'avoir violé le secret professionnel et ce alors qu'en octobre 2015 elle avait déjà « fait communiquer de la même manière des documents couverts par le secret médical ». La salariée a alors contesté cette rupture devant le conseil de prud'hommes, déjà saisi, et sollicité la requalification en contrat de travail à durée indéterminée de son contrat de travail à durée déterminée du 15 juin 2012. Par jugement du 17 octobre 2017, le conseil de prud'hommes a fait droit à l'ensemble des demandes de la salariée. Il a requalifié le contrat de travail à durée déterminée en contrat de travail à durée indéterminée, a jugé que la salariée devait être classée au coefficient 220 en qualité de technicienne comptable à compter du 22 avril 2013, a estimé qu'elle avait été victime d'une discrimination en matière de qualification professionnelle eu égard à son origine étrangère et a dit que son licenciement ne reposait ni sur une faute grave, ni sur une cause réelle et sérieuse. En conséquence les juges ont condamné l'employeur à lui verser diverses sommes à titre d'indemnisation et de réparation outre l'obligation de remettre sous astreinte l'ensemble des documents de fin de contrat conformes et de rembourser à l'organisme concerné le montant des indemnités chômage versées à la salariée dans la limite d'un mois de prestations. Par arrêt du 14 avril 2021, la cour d'appel d'Amiens a : - infirmé ce jugement sauf en ce qu'il a dit que l'emploi de Mme [N] relevait de la classification de technicienne comptable coefficient 220 à compter du 22 avril 2013, en ses dispositions relatives au rappel de salaire sur classification et congés payés afférents, en ce qu'il a débouté la salariée de sa demande de nullité de son licenciement et en ce qu'il a débouté l'employeur de sa demande de dommages intérêts pour procédure abusive. Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant : - jugé prescrite la demande en requalification du contrat de travail à durée déterminée en date du 15 juin 2012 ; - jugé légitime le licenciement pour faute grave de la salariée, - jugé que la discrimination invoquée par la salariée n'est pas établie ; - débouté la salariée de ses demandes d'indemnité de requalification, de dommages intérêts pour rupture abusive du contrat requalifié, de dommages-intérêts pour discrimination, d'indemnité compensatrice de préavis et congés payés afférents, d'indemnité de licenciement, de dommages-intérêts pour licenciement dépourvu de 2

cause réelle et sérieuse, de rappel de salaire et congés payés pour la mise à pied conservatoire injustifiée et d'indemnité de procédure ; - ordonné la remise par l'employeur à la salariée d'un bulletin de paie récapitulatif conforme à l'arrêt ; - dit n'y avoir lieu à astreinte ; - débouté les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile pour l'ensemble de la procédure ; - rejeté toute autre demande ; - jugé que chacune des parties conservera la charge de ses dépens de première instance et d'appel. Cette décision a fait l'objet d'un pourvoi principal de la salariée comprenant deux moyens de cassation et d'un pourvoi incident de l'employeur composé d'un moyen unique.

Les pourvois Le pourvoi principal du demandeur comprend deux moyens : - le premier moyen fait grief à l'arrêt d'avoir jugé que la discrimination n'était pas établie et en conséquence de l'avoir débouté de sa demande de dommages intérêts ; - le second moyen, articulé en cinq branches, fait grief à l'arrêt de dire légitime le licenciement pour faute grave de la salariée par la société Polyclinique [3] et de la débouter de ses demandes d'indemnité et de dommages intérêts alors que d'une part un licenciement est nul lorsqu'il porte atteinte à la liberté fondamentale du salarié d'ester en justice (1re et 2e branches) ; d'autre part que la production en justice par un salarié de documents couverts par le secret professionnel est justifiée lorsqu'elle est nécessaire à l'exercice des droits de la défense (3e, 4e et 5e branche). Le pourvoi incident comprend un seul moyen et une seule branche. Il fait grief à l'arrêt d'avoir jugé que l'emploi de la salariée relevait de la classification de technicienne comptable coefficient 220 à compter du 22 avril 2013 et de lui allouer à ce titre les indemnités correspondantes.

Discussion Monsieur le conseiller rapporteur formule des propositions de rejet non spécialement motivé du pourvoi incident et du premier moyen du pourvoi principal auxquelles nous nous associons. Le présent avis ne portera que sur le second moyen du pourvoi principal. - A - le licenciement en rétorsion du droit d'agir en justice Le droit d'agir en justice est un droit fondamental ayant valeur constitutionnelle. Il est garanti par l'article 6 §1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.

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La Cour de cassation juge que l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qui consacre le droit d'accès à un tribunal permet à l'Etat de l'assortir de restrictions dans un but légitime, à condition que la substance même de ce droit n'en soit pas atteinte et que, si tel est le cas, les moyens employés soient proportionnés à ce but » (Ass. Plén. 07/04/20067, n°0511.519 ; Civ 3ème. 20/05/2009, n°08-13.813 ). Les causes de nullité du licenciement sont désormais énumérées à l'article L. 12353-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2018-217 du 29 mars 2018 (non applicable au litige) qui dispose que : « L'article L. 1235-3 n'est pas applicable lorsque le juge constate que le licenciement est entaché d'une des nullités prévues au deuxième alinéa du présent article. Dans ce cas, lorsque le salarié ne demande pas la poursuite de l'exécution de son contrat de travail ou que sa réintégration est impossible, le juge lui octroie une indemnité, à la charge de l'employeur, qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois. Les nullités mentionnées au premier alinéa sont celles qui sont afférentes à : 1° La violation d'une liberté fondamentale ; 2° Des faits de harcèlement moral ou sexuel dans les conditions mentionnées aux articles L. 1152-3 et L. 1153-4 ; 3° Un licenciement discriminatoire dans les conditions mentionnées aux articles L. 1132-4 et L. 1134-4 ; 4° Un licenciement consécutif à une action en justice en matière d'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans les conditions mentionnées à l'article L. 1144-3, ou à une dénonciation de crimes et délits ; 5° Un licenciement d'un salarié protégé mentionné aux articles L. 2411-1 et L. 2412-1 en raison de l'exercice de son mandat ; 6° Un licenciement d'un salarié en méconnaissance des protections mentionnées aux articles L. 1225-71 et L. 1226-13. L'indemnité est due sans préjudice du paiement du salaire, lorsqu'il est dû en application des dispositions de l'article L. 1225-71 et du statut protecteur dont bénéficient certains salariés en application du chapitre Ier du Titre Ier du livre IV de la deuxième partie du code du travail, qui aurait été perçu pendant la période couverte par la nullité et, le cas échéant, sans préjudice de l'indemnité de licenciement légale, conventionnelle ou contractuelle. ».

Avant même l'adoption de l'article L. 1235-3-1, votre chambre jugeait déjà « nul comme portant atteinte à une liberté fondamentale le licenciement intervenu en raison d'une action en justice introduite par le salarié. » ; et précisait « que la seule référence dans la lettre de rupture à une procédure contentieuse envisagée par le salarié était constitutive d'une atteinte à la liberté fondamentale d'ester en justice entraînant à elle seule la nullité de la rupture ». En conséquence, même lorsque la lettre de licenciement énonce d'autres faits de nature à justifier la rupture du contrat de travail, le seul reproche fait au salarié, d'avoir agi, ou envisagé d'agir en justice, est sanctionné par la nullité du licenciement et rend inopérant les autres motifs (Soc.08/02/2017, n°15-28.085). Pour décrire les conséquences de cette violation d'une liberté fondamentale, on parle parfois d'effet contaminant. Afin d'apprécier l'existence d'un tel grief, il appartient aux juges du fond d'interpréter les termes de la lettre de licenciement dans le cadre de leur pouvoir souverain, sous réserve de ne pas les dénaturer. La seule relation dans la lettre de licenciement d'une action en justice, sans qu'il en soit fait reproche au salarié, n'emporte pas obligatoirement la nullité dudit licenciement, si les juges du fond ont retenu que les motifs étaient autres (Soc. 06/10/2017, n°16-11.682). 4

Enfin, la nullité du licenciement prononcée en raison de la violation d'une liberté fondamentale peut aussi être écartée lorsque l'action en justice intentée par le salarié, est jugée abusive. Encore faut-il préciser que le droit d'ester en justice ne dégénère en abus qu'en cas de malice, de mauvaise foi ou d'erreur grossière, équipollente au dol de sorte qu'il faut caractériser l'intention malicieuse ou la mauvaise foi. Le caractère non fondé ou mal fondé des prétentions du demandeur ne suffit pas à caractériser l'abus. Votre chambre précise par ailleurs que « Le seul fait qu'une action en justice exercée par le salarié soit contemporaine d'une mesure de licenciement ne fait pas présumer que celle-ci procède d'une atteinte à la liberté fondamentale d'agir en justice » (Soc. 4 novembre 2020, n°19-12.367 , 19-12.369). Cependant même si la lettre de licenciement ne mentionne pas la procédure en cours, la nullité du licenciement peut être prononcée s'il ressort des éléments de preuve que la rupture résulte de la volonté de sanctionner l'exercice par le salarié de son droit d'agir en justice. Concernant la charge de la preuve du lien entre l'action en justice exercée par le salarié d'une part, et le licenciement prononcé par l'employeur d'autre part, votre jurisprudence distingue deux hypothèses : 1- S'il apparaît que la rupture du contrat de travail est illicite, le licenciement est présumé être une mesure de rétorsion et c'est à l'employeur qu'il appartient « d'établir que sa décision de rupture illicite est justifiée par des éléments étrangers à toute volonté de sanctionner l'exercice, par le salarié, de son droit d'agir en justice » (Soc.05/12/2018, n°17-17.687 ;. En d'autres termes, la coexistence d'un licenciement injustifié et de l'action en justice du salarié fait suspecter que l'action en justice en est la véritable cause, à charge pour l'employeur de rapporter la preuve contraire. 2- En revanche, lorsque les faits invoqués dans la lettre de licenciement caractérisent une cause réelle et sérieuse de licenciement, « il appartient au salarié de démontrer que la rupture de son contrat de travail constitue une mesure de rétorsion à une action en justice introduite pour faire valoir ses droits. ». En présence d'une cause réelle et sérieuse, et a fortiori d'une faute grave, c'est au salarié de prouver que le licenciement a été décidé en rétorsion de sa demande en justice (Soc. 30/09/2020, n°19-10.633). L'appréciation des éléments de fait sur les circonstances de la rupture du contrat de travail relève du pouvoir souverain des juges du fond (Soc. 09/10/2019, n°1724.773). Au cas présent, la lettre de licenciement ne reproche pas expressément au salarié d'avoir saisi la juridiction prud'homale mais exclusivement d'avoir violé le secret professionnel. Dans le cadre de son pouvoir souverain d'appréciation, la cour d'appel a retenu que la preuve de ce grief avait été rapportée par l'employeur, que ce grief était établi et qu'il revêtait un caractère de gravité justifiant le licenciement pour faute. Elle a ainsi implicitement retenu qu'il n'était pas démontré que le licenciement constituait une mesure de rétorsion à l'action en justice introduite par la salariée pour faire valoir ses droits. Je conclus au rejet des première et deuxième branches du second moyen du pourvoi principal. 5

- B - La production en justice de documents couverts par le secret médical et l'exercice des droits de la défense. Le second moyen du pourvoi principal pris en ses troisième, quatrième et cinquième branches fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir jugé légitime le licenciement pour faute grave de la salariée alors que la production en justice de documents couverts par le secret médical n'est pas fautive dès lors qu'elle est nécessaire à l'exercice des droits de la défense. 1) Le secret médical Le secret médical est prévu par les articles L. 1110-4 et R. 4127-4 du code de la santé publique. Il est institué dans l'intérêt du patient pour la protection de sa vie privée, ce que souligne la jurisprudence de la Cour de cassation et en particulier celle de la chambre sociale qui énonce que : « Le secret professionnel est institué dans l'intérêt des patients. Il s'agit d'un droit propre au patient instauré dans le but de protéger sa vie privée et le secret des informations le concernant. Un salarié professionnel de santé, participant à la transmission de données couvertes par le secret, ne peut donc se prévaloir, à l'égard de son employeur, d'une violation du secret médical pour contester le licenciement fondé sur des manquements à ses obligations ayant des conséquences sur la santé des patients. ». (Soc.15/06/2022, n° 20-21.090). Le secret médical institué dans l'intérêt du patient implique un devoir éthique qui pèse sur les professionnels de santé, devoir dont le respect est garanti par une norme pénale et disciplinaire. La violation du secret médical est pénalement sanctionnée sauf exceptions prévues par la loi elle-même. Le secret médical vise à protéger l'intimité de la vie privée du patient et le secret des informations la concernant. Le secret médical est un moyen pour garantir le droit au respect de la vie privée, il est rattaché à la vie privée comme l'indique la Cour européenne des droits de l'homme : « La protection des données à caractère personnel, et spécialement des données médicales, revêt une importance fondamentale pour l'exercice du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention EDH ; le respect du caractère confidentiel des informations sur la santé constitue un principe essentiel du système juridique de toutes les parties contractantes à la Convention ; il est capital non seulement pour protéger la vie privée des malades mais également pour préserver leur confiance dans le corps médical et les services de la santé en général » (CEDH, 25/02/1997, n° 22009/93, Z c/ Finlande ; CEDH, 27/08/1997, n° 20837/92, M. S. c/ Suède).

2) la preuve En matière civile, il incombe aux parties de réunir, voire d'obtenir, les éléments de preuve. Lorsque le licenciement a été prononcé pour faute grave, la charge de la preuve incombe toujours à l'employeur (Soc. 09 octobre 2001, n° 99-42.204).

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En droit civil, comme dans l'essentiel des matières du droit français, la preuve est libre. Selon l'article 1358 du code civil : « Hors les cas où la loi en dispose autrement, la preuve peut être apportée par tout moyen ». En droit du travail, la Cour de cassation a affirmé de façon générale qu'« en matière prud'homale la preuve est libre » y compris lorsque les litiges concernent la conclusion et l'exécution du contrat de travail. Si ce principe implique la liberté dans la recherche et dans la production des preuves, la loi ne dicte pas au juge les modes de preuve qui doivent être présentés par les parties, pour autant, il ne signifie pas que tous les modes de preuve sont recevables. L'article 9 du Code de procédure civile affecte à chaque partie la charge de prouver les faits nécessaires au succès de sa prétention « conformément à la loi » ; a contrario, un mode de preuve n'est pas admissible lorsqu'il est prohibé par la loi ou les textes conventionnels. Les déclarations et les preuves obtenues par extorsion, à la suite d'actes violents ou au moyen de traitements inhumains ou dégradants ne sauraient être admises en justice (Violation de l'article 3 de la conv. EDH). Il existe donc une exigence de licéité de la preuve en droit positif qui implique que chaque élément de preuve soit produit ou recherché conformément aux règles de droit, exigence qui justifie la sélection, par le juge, des preuves qu'il entend examiner. Ainsi défini, le principe de la liberté de la preuve signifie que tous les modes de preuve licites sont recevables et a contrario que les preuves illicites sont irrecevables. Mais à ce principe, la Cour de cassation a apporté de nombreuses dérogations. La chambre sociale admet que « un salarié, lorsque cela est strictement nécessaire à l'exercice des droits de sa défense dans le litige l'opposant à son employeur, peut produire en justice des documents dont il a eu connaissance à l'occasion de ses fonctions », même si ces documents sont couverts par le secret professionnel (Soc.02/12/1998, n° 96-44.258 ; Soc. 30/06/2004, n° 02-41.720). Parallèlement, la chambre criminelle a développé une nouvelle cause d'irresponsabilité permettant au salarié d'échapper aux sanctions pénales lorsqu'il produit en justice une pièce frauduleusement soustraite à l'employeur pour les besoins de sa défense (Crim. 11/05/2004, n° 03-85.521 ; Crim.16/06/2011, n° 10-85.079). A propos de la production par le fils d'un dirigeant d'entreprise de pièces issues du dossier médical de son père, la chambre commerciale a affirmé « que constitue une atteinte au principe de l'égalité des armes résultant du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme le fait d'interdire à une partie de faire la preuve d'un élément de fait essentiel pour le succès de ses prétentions ; que par ailleurs, toute atteinte à la vie privée n'est pas interdite, et qu'une telle atteinte peut être justifiée par l'exigence de la protection d'autres intérêts, dont celle des droits de la défense, si elle reste proportionnée au regard des intérêts antinomiques en présence ; qu'en l'espèce, la question posée étant de savoir si M. R, dirigeant d'une entreprise, n'avait pas été empêché d'exercer ses fonctions en raison de son état de santé, et si certains de ses proches avaient exercé à sa place des pouvoirs dont ils ne disposaient pas, la production de pièces relatives à la santé du dirigeant pouvait être justifiée, si elle restait proportionnée, par la défense des intérêts de la société et de ses actionnaires ; qu'en sanctionnant une atteinte à la vie privée, sans s'interroger sur la légitimité et la proportionnalité de cette atteinte, la cour d'appel a violé les textes susvisés ; » (Com 15/05/2007, n° 06-10.606). 7

Depuis déjà longtemps, lorsque la production litigieuse est nécessaire à l'exercice des droits de la défense, la Cour accepte donc, parfois, d'examiner la preuve d'origine illicite. A posteriori, ces dérogations apparaissent comme autant de prémices d'une évolution plus récente qui a abouti à la reconnaissance explicite « du droit à la preuve » en droit interne. Sur le fondement de l'article 6 §1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et libertés fondamentales, « soucieuse de promouvoir des droits effectifs et concrets », la CEDH a reconnu un « droit à la preuve ». Le droit à la preuve est analysé comme le corollaire du droit à un recours juridictionnel effectif consacré par la CEDH (CEDH 21/02/1975, Golder c/ Royaume Uni) et la conséquence du droit à un procès équitable qui implique le droit, pour chaque partie à l'instance, de se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause - y compris ses preuves – dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. En droit interne, le droit à la preuve, qui a été reconnu et consacré par un arrêt de la 1re chambre du 05 avril 2012 (Civ 1re. 05/04/2012, n° 11-14.177), a ensuite été adopté par toutes les chambres civiles de la Cour de cassation (cf. notamment Com. 24/05/2018, n° 17-27.969 ; Com. 04/01/2023, n° 19-21.884). L'émergence de cette notion a profondément modifié les critères de recevabilité de la preuve ; désormais, un élément de preuve illicite, car portant atteinte à certains droits, peut néanmoins être déclaré recevable en justice. En conséquence, lorsqu'une partie soulève le caractère illicite de la preuve produite contre elle, le juge doit mettre en balance le droit à la preuve et l'atteinte portée par cette preuve aux droits fondamentaux invoqués, en vérifiant si la production litigieuse est indispensable à l'exercice du droit à la preuve et si l'atteinte aux droits fondamentaux est proportionnée au but recherché. À travers une formule répétée à maintes reprises, la chambre sociale juge que l'illicéité d'un moyen de preuve n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, « le juge devant apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. » (Soc. 09/11/2016, n° 1510.203 ; Soc. 25/11/2020, n° 17-19.523 ; Soc. 10/11/2021, n° 20-12.263 ; Soc. 08/03/2023, n° 21/17.802). Le droit à la vie privée peut parfois céder devant le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi. Il se déduit de cette formule que la recevabilité des éléments de preuve dont la communication porte atteinte à la vie privée est soumise à deux conditions : 8

a- l'absence ou l'indisponibilité d'autres éléments de preuve moins attentatoires au droit à la vie privée ; b- le caractère mesuré de l'atteinte portée par la production litigieuse à la vie privée (Soc. 11 décembre 2019, no 18-16.516). Il appartient au juge, par une appréciation in concreto, de peser les droits et libertés en conflit. Pour la Jurisprudence certains secrets professionnels sont intangibles et les documents obtenus au prix d'une violation de la loi en la matière doivent être écartés des débats ; il en va ainsi du secret professionnel du notaire (1re Civ. 04/06/ 2014, n° 12-21.244) et du secret des correspondances entre un avocat et son client (1re Civ. 12/10/2016, n° 15-14.896). Cependant s'agissant d'un salarié ayant la qualité d'avocat, vous avez jugé que : « un avocat ne peut, dans le cadre d'un litige prud'homal l'opposant à son employeur, produire des pièces couvertes par le secret professionnel que sous réserve des strictes exigences de sa propre défense. Encourt la cassation un arrêt qui, alors qu'il avait constaté que le salarié avait la qualité d'avocat, n'a pas, peu important les conditions d'exercice de sa profession, recherché si les pièces qu'il produisait étaient couvertes par le secret professionnel et si leur production répondait aux strictes exigences de sa défense dans le cadre du litige prud'homal l'opposant à son employeur ». (Soc.12/05/2017, n°15-28.943) La faculté, pour un salarié, de produire des documents couverts par le secret médical dans le cadre d'un litige prud'homal pose la question de l'articulation entre droits de la défense et droit au respect du secret médical. Si le salarié est un professionnel de santé et que les griefs qui lui sont adressés concernent sa pratique professionnelle (la qualité ou l'adéquation des soins dispensés par exemple), les nécessités de sa défense peuvent justifier la production de documents couverts par le secret médical. En revanche, lorsque le salarié appartient aux services administratifs de l'établissement de santé, il paraît plus difficile de démontrer que la transmission de données couvertes par le secret médical, non anonymisées, et portant atteinte à la vie privée des patients, qui sont étrangers à la procédure, serait nécessaire pour apporter la preuve d'une discrimination liée à la nationalité d'origine ou d'une sous estimation de la classification professionnelle attribuée. Au cas d'espèce, nous sommes en présence d'une preuve produite en violation du secret médical donc illicite, en conséquence le juge doit examiner si elle est indispensable et si l'atteinte portée à la vie privée des patients est proportionnée. Dans sa décision la cour d'appel a fait droit à la demande de la salariée concernant sa classification de technicienne comptable sans jamais s'appuyer sur les pièces produites en violation du secret médical, ce qui démontre que la production des documents litigieux n'est pas nécessaire, et encore moins indispensable, à l'exercice de ses droits en justice. Il faut donc en déduire, au cas présent, que la production d'éléments de preuve portant atteinte à la vie privée des patients n'est pas justifiée par le droit à la preuve et que faute d'être justifiée, la violation du secret médical est fautive. Au surplus, à supposer même que la production des documents litigieux ait été indispensable, il était possible de cantonner l'atteinte portée à la vie privée en procédant à l'anonymisation et à la suppression des données permettant 9

l'identification des patients sans que cela affecte le caractère probant des documents. Faute d'avoir pris de telles précautions l'atteinte portée à l'intimité de la vie privée revêt un caractère disproportionnée qui doit conduire le juge à écarter la preuve illicite, ce que la décision de la cour d'appel souligne à juste raison.

Je conclus au rejet du second moyen du pourvoi principal pris en ses troisième, quatrième et cinquième branches.

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