Le Quotidien du 19 juin 2002 : Sociétés

[Le point sur...] Retour sur la prescription en matière d'abus de biens sociaux

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N3223AAM

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par Laetitia Tomasini, Université Paris II

le 07 Octobre 2010

Originairement, la confusion par le dirigeant d'une société de ses intérêts personnels avec le patrimoine social était sanctionnée au titre de l'abus de confiance de l'article 408 ancien du Code pénal, par le truchement du mandat social. Ce texte ayant fait preuve de ses limites (W. Jeandidier, Administration, Abus des biens, du crédit, des pouvoirs de la société, Jurisclasseur Sociétés, fasc. 132 B, 1992 ; B. Bouloc, Le dévoiement de l'abus de biens sociaux, RJ com. 1995, p. 303), le délit d'abus de biens sociaux a été consacré par un décret-loi du 8 août 1938, destiné à sanctionner les actes par lesquels des dirigeants sociaux appauvrissaient, dans un intérêt personnel, un patrimoine social qu'ils avaient pour mission de faire fructifier (M. Pralus, Contribution au procès du délit d'abus de biens sociaux, JCP éd. G 1997, I, n° 4001). Délit d'intérêt privé destiné à sanctionner une appropriation illégitime, de la famille de l'abus de confiance ou de l'escroquerie (B. Bouloc, Le dévoiement de l'abus de biens sociaux, RJ com. 1995, p. 303), le délit d'abus de biens sociaux a connu une évolution sans pareille. Aujourd'hui visé par l'article L. 242-6-3° du Code de commerce (N° Lexbase : L6420AIM), selon lequel "Est puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 375 000 euros le fait pour (...) le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d'une société anonyme de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu'ils savent contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement", le délit d'abus de biens sociaux fait l'objet d'une interprétation extensive de la part de la jurisprudence.

Ce que certains auteurs ont pu appeler le "dévoiement" de l'abus de biens sociaux (B. Bouloc, Le dévoiement de l'abus de biens sociaux, RJ com. 1995, p. 303 ; M. Dagot et C. Mouly, L'usage personnel du crédit social et son abus (Repenser la fonction des personnes morales), Rev. sociétés 1988, p. 1 ; X. de Roux et K. Bougartchev, L'abus de biens sociaux : derniers excès, Bull. Joly 1995, § 372, p. 1025) se manifeste aussi bien quant à l'interprétation des éléments constitutifs de l'infraction que quant à l'exercice de l'action publique. Concernant les éléments constitutifs de l'infraction tout d'abord, l'élément matériel - l'usage des biens ou du crédit de la société contrairement à l'intérêt social -, comme l'élément moral - l'usage de mauvaise foi à des fins personnelles -, doivent être démontrés. Or, l'usage peut s'entendre d'une simple inaction du dirigeant (voir par exemple : Cass. crim., 15 mars 1972 N° Lexbase : A6940AG7, Rev. sociétés 1973, p. 357, note B. Bouloc), la contrariété à l'intérêt social "d'un risque anormal de sanctions pénales ou fiscales (...) quel que soit l'avantage à court terme que l'utilisation des fonds sociaux peut procurer" (Cass. crim., 27 octobre 1997, Carignon N° Lexbase : A4624AGD, Rev. sociétés 1997, p. 869, note B. Bouloc, Bull. Joly 1998, p. 11, note J.-F. Barbiéri, JCP éd. G 1998, II, n° 10017, note M. Pralus, Petites affiches 7 novembre 1997, n° 134, p. 6, note C. Ducouloux-Favard), et l'intérêt personnel est le plus souvent présumé dès lors que la justification de l'utilisation occulte de fonds sociaux ne peut être rapportée (voir par exemple : Cass. crim., 11 janvier 1996 N° Lexbase : A9136ABY, Rev. sociétés 1996, p. 587, note B. Bouloc). Il est à noter que l'emploi de termes vagues dans le texte ouvrait la voie à de dangereuses extensions, métamorphosant l'infraction elle-même, devenue délit "fourre-tout" (A. Dekeuwer, Les intérêts protégés en cas d'abus de biens sociaux, JCP éd. E 1985, II, 500 ; X. de Roux et K. Bougartchev, L'abus de biens sociaux : derniers excès, Bull. Joly 1995, § 372, p. 1025. Voir également les remarques de A. Viandier, M. Cozian et F. Deboissy, in Droit des sociétés, Litec, 14e éd., 2001, p. 276). Concernant l'exercice de l'action publique, la jurisprudence, s'engageant dans un mouvement plus général d'hostilité à l'égard de la prescription de l'action publique, a retardé le point de départ du délai de prescription (on retrouve la même tendance concernant l'abus de confiance : Cass. crim., 4 janvier 1935, Gaz. Pal. 1935, I, p. 353, le détournement de gage sans dépossession : CA Bordeaux, 9 octobre 1962, JCP éd. G 1963, II, n° 13128, note Larguier, et la publicité trompeuse ou fausse : Cass. crim., 30 mai 1989 N° Lexbase : A8775AYN, Bull. crim., n° 226 ; Cass. crim., 20 février 1986 N° Lexbase : A3385AAM, Bull. crim., n° 70).

En principe, en tant qu'infraction instantanée, le délit d'abus de biens sociaux se prescrit par trois ans à compter du jour de la commission de l'infraction (C. pén., art. 7 et 8). Mais, archétype des délits d'affaires, l'abus de biens sociaux est par nature occulte, donc difficile à déceler et à réprimer. En considération de la particularité de l'infraction, la jurisprudence de la Cour de cassation a retardé le point de départ au "jour où le délit est apparu et a pu être constaté" (Cass. crim., 7 décembre 1967 N° Lexbase : A3078AUK, Bull. crim., n° 321, Dalloz 1968, jur., p. 617, note J.-M. R., Rev. sociétés 1969, p. 237. Voir également Larguier, Le point de départ de la prescription en matière d'abus de biens sociaux, Mél. Secrétan, 1964, p. 159). Cette solution avait le mérite d'éviter que le dirigeant ne puisse, en ayant recours à divers artifices, dissimuler le délit et bénéficier de façon scandaleuse de la prescription, tout en n'apportant qu'une exception limitée aux principes des articles 7 et 8 du Code pénal (W. Jeandidier, Administration, Abus des biens, du crédit, des pouvoirs de la société, Jurisclasseur Sociétés, fasc. 132 B, 1992). Dès lors que la date de commission ou d'apparition de l'infraction n'était pas hypothétique (Cass. crim., 13 janvier 1970 N° Lexbase : A8961AYK, Dalloz 1970, jur., p. 345, note J.-M. R., Rev. sociétés 1970, p. 474), les juges du fond disposaient d'un large pouvoir d'appréciation pour fixer le point de départ de la prescription (Cass. crim., 14 mars 1968 N° Lexbase : A8941AYS, Bull. crim., n° 90).

Pourtant, la Cour de cassation a durci sa position par un arrêt du 10 août 1981 (Cass. crim., 10 août 1981 N° Lexbase : A3245AYT, Bull. crim. n° 244, Gaz. Pal. 1981, II, p. 696, note J. C., Rev. sociétés 1983, p. 369, note B. Bouloc), retardant encore le point de départ de la prescription au "jour où le délai est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique ". En pratique, cette solution, depuis confirmée (Cass. crim., 22 mars 1982, Pelet N° Lexbase : A8977AY7, Gaz. Pal. 1982, II, p. 629, note Cosson ; Cass. crim., 17 novembre 1986 N° Lexbase : A3949AGD, Bull. Joly 1986, § 348-1, p. 1144 ; Cass. crim., 13 février 1989 N° Lexbase : A4183AGZ, Rev. sociétés 1989, p. 692, note B. Bouloc), implique que la prescription ne court qu'à compter de la dénonciation par un commissaire aux comptes dans le cadre de la révélation des faits délictueux, par de nouveaux dirigeants sociaux ou par un syndic en cas de procédure collective, au procureur de la République. Autrement dit, en l'absence de toute révélation au parquet, le délit d'abus de biens sociaux est devenu imprescriptible, et donc objet de nombre de critiques (C. Freyria, Imprescriptibilité du délit en droit pénal des affaires ?, JCP éd. E 1996, I, 563 ; X. de Roux et K. Bougartchev, L'abus de biens sociaux : derniers excès, Bull. Joly 1995, § 372, p. 1025 ; B. Bouloc, Le dévoiement de l'abus de biens sociaux, RJ com. 1995, p. 303).

Cette jurisprudence s'inscrit dans un mouvement plus général de "sape" de la prescription, remettant en cause le principe même de la prescription de l'action publique par le retard de son point de départ comme par l'admission large d'actes dans la catégorie d'instruction ou de poursuite de nature à suspendre ou interrompre la prescription (B. Bouloc, Remarques sur l'évolution de la prescription de l'action publique, in Propos impertinents de droit des affaires, Mél. Gavalda, p. 57). Le "pardon légal" institué par la prescription, qui implique que l'écoulement du temps fonde un droit à l'oubli, repose sur des fondements qui sont loin d'être indiscutables. Pourtant, on considère en général que la prescription agit comme un facteur d'apaisement social, masquant les insuffisances des autorités de poursuite, et comme une garantie contre le risque d'erreur judiciaire (P. Conte et P. Maistre du Chambon, Procédure pénale, Armand Colin, 3e éd., 2001, n° 164). Appliquées aux milieux d'affaires, ces justifications n'ont convaincu ni l'opinion publique, ni les juges. Or, si la spécificité de la matière nécessitait un traitement spécial (M. Pralus, Contribution au procès du délit d'abus de biens sociaux, JCP éd. G 1997, I, n° 4001), cela ne relevait certainement pas de la compétence des autorités judiciaires (J.-F. Renucci, Infractions d'affaires et prescription de l'action publique, Dalloz 1997, chron., p. 23). Tant le principe de légalité, que surtout le principe d'interprétation stricte des lois pénales, inscrit désormais à l'article 111-4 du Code pénal de 1994, s'y opposaient.

Prenant acte des oppositions très vives de la doctrine (diverses expressions peuvent être relevées à propos de cette jurisprudence : "prolongation démesurée" (W. Jeandidier, précité) ; "position excessive", "solution dangereuse et insolite" (B. Bouloc, précité) ; "ni satisfaisante, ni rassurante" (X. de Roux et K. Bougartchev, précité) ; "illégal et arbitraire" (J.-F. Renucci, précité), la Cour de cassation est entrée dans une "casuistique dont la souplesse ondulante" (C. Champaud, Quand la justice cherche sa voie : l'abus de biens sociaux, Dr. & pat. avril 1997, p. 56) reste incertaine, distinguant selon que le délit a été dissimulé ou non. Elle estime dès lors, que faute de dissimulation, la prescription a commencé à courir à compter de la présentation des comptes annuels (Cass. crim., 5 mai 1997 N° Lexbase : A1159ACW, Bull. crim., n° 159, Bull. Joly 1997, § 342, p. 953, note J.-F. Barbiéri, Rev. sociétés 1988, p. 127, note B. Bouloc ; Cass. crim., 13 octobre 1999 N° Lexbase : A4669AGZ, Bull. Joly 2000, § 34, p. 182, note J.-F. Barbiéri, Rev. sociétés 2000, p. 360, note B. Bouloc ; voir également : T. corr. Paris, 22 juin 2000, RJDA 2000, p. 885, n° 1110). Une telle solution laisse supposer qu'à l'inverse, en cas de dissimulation, la prescription court à compter du jour où la victime a été en mesure de constater les faits, sans pour autant attendre une information du ministère public (note B. Bouloc, sous Cass. crim., 13 octobre 1999, précité). Conforme à la nature de délit d'appropriation privée illégitime de l'abus de biens sociaux, cette solution, qui reste à confirmer, a le mérite de nuancer une solution antérieure excessive et de concilier une certaine morale judiciaire tendant à sanctionner le plus largement possible les délits d'affaires avec les principes du droit pénal (en particulier le principe selon lequel l'action publique appartient tant au parquet qu'à la victime. Or, la connaissance qu'a cette dernière du délit doit suffire à faire démarrer la prescription), sans pour autant que le principe de légalité y trouve véritablement son compte. En effet, la carence du législateur, sur une question politiquement aussi sensible, se fait sentir.

On peut dès lors s'inquiéter d'une nouvelle manifestation de l'hostilité de la Cour de cassation à l'égard de la prescription de l'action publique dans un arrêt du 20 février 2002 (Cass. crim., 20 février 2002 N° Lexbase : A0295AYL, JCP éd. G 2002, II, n° 10075, note P. Maistre du Chambon) relatif à l'affaire des disparues de l'Yonne qui entend très largement la catégorie des actes interruptifs de prescription. Reste à souhaiter que la Cour de cassation, à défaut de revenir à une acception classique du point de départ de la prescription des délits instantanés bien improbable, confirme sa dernière jurisprudence qui le décale au jour de la présentation des comptes annuels en l'absence de dissimulation, et au jour de la constatation des faits par la victime sinon.

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