La lettre juridique n°381 du 4 février 2010 : Libertés publiques

[Questions à...] Levons le voile sur la burqa - Questions à Jeannette Bougrab, maître des requêtes au Conseil d'Etat, docteur en droit public et maître de conférences à Sciences-Po

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[Questions à...] Levons le voile sur la burqa - Questions à Jeannette Bougrab, maître des requêtes au Conseil d'Etat, docteur en droit public et maître de conférences à Sciences-Po. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3212417-cite-dans-la-rubrique-b-libertes-publiques-b-titre-nbsp-i-levons-le-voile-sur-la-i-burqa-i-questions
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition privée générale

le 07 Octobre 2010

En déclarant, devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 22 juin 2009 que, "signe d'asservissement" de la femme, la "burqa n'est pas la bienvenue sur le territoire de la République française", le Président de la République a déclenché un large débat national dont s'est saisie l'Assemblée nationale, comme Nicolas Sarkozy l'avait d'ailleurs souhaité. La mission parlementaire, qui a vu le jour en juin 2009 à la suite du dépôt d'une proposition de résolution pour la création d'une commission d'enquête par une soixantaine de députés, a achevé ses travaux six mois plus tard pour remettre son rapport sur le port du voile intégral le 26 janvier 2010, alors qu'entre temps, "coupant l'herbe sous le pied" de ses collègues le député Jean-François Copé, président du groupe de la majorité à l'Assemblée nationale, avait annoncé le dépôt d'une proposition de loi tendant à interdire le voile intégral dans l'ensemble de la sphère publique. Révélateur d'une sorte de "consensus mou" sur la question, le rapport du 26 janvier 2010 a laissé certains observateurs perplexes, si ce n'est déçus par les préconisations que les nombreux partisans de l'interdiction totale jugent plutôt "tièdes". En substance, la mission plaide, d'abord, pour une résolution parlementaire, proclamant que "c'est toute la France qui dit non au voile intégral", et, ensuite, pour l'adoption d'une loi interdisant de "dissimuler son visage" dans les services publics (administrations, hôpitaux, sorties des écoles, transports, etc.). Concrètement, le texte de loi "contraindrait les personnes non seulement à montrer leur visage à l'entrée du service public, mais aussi à conserver le visage découvert" en son sein, faute de quoi les femmes concernées ne pourraient pas percevoir les prestations souhaitées. Parmi les 18 préconisations du rapport, on relèvera deux autres mesures phares : demander à la Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) de dresser un état des lieux des éventuelles dérives sectaires qui pourraient avoir lieu dans l'entourage des personnes portant le voile intégral ; et modifier le Code civil afin de faire du port du voile intégral un obstacle à l'acquisition de la nationalité française. Débat aux considérations éminemment politiques, voire électoralistes pourrait-on être tenté de dire, le voile intégral pose à l'évidence des questions juridiques essentielles dont les implications ne sauraient être seulement sociétales mais innervent le parangon des droits fondamentaux. Aussi, pour nous éclairer sur les termes du débat et sur le cadre juridique dans lequel il s'inscrit, Lexbase Hebdo - édition privée générale a rencontré Jeannette Bougrab, maître des requêtes au Conseil d'Etat, docteur en droit public et maître de conférences à Sciences-Po.

Lexbase : Quelles sont, selon vous, les données du problème posé par le port du voile intégral sur le territoire français ?

Jeannette Bougrab : Tout d'abord, il faut bien avoir à l'esprit que le port du voile intégral n'est pas un problème religieux. Si la burqa et le niqab sont revêtus par des femmes de confession musulmane, tous les spécialistes de l'islam, à commencer par Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman, expliquent que le voile intégral n'est pas une prescription religieuse, en témoigne d'ailleurs, s'il en était besoin, son interdiction pendant le pèlerinage de La Mecque pour des raisons de sécurité.

Ceci étant, la prise de conscience du problème posé est contemporaine d'une montée de la radicalisation dans certaines zones du territoire de la République. Ce fondamentalisme religieux qui s'est fait jour dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix s'est accentué et c'est un phénomène dont on doit prendre la pleine mesure. Il y a eu de nombreux appels d'associations relayant l'existence d'une véritable remise en cause de l'ordre républicain. C'est à titre d'exemple ce qu'il ressort de l'ouvrage collectif Les territoires perdus de la République (1), dans lequel des professeurs de collège et de lycée pointent notamment du doigt l'antisémitisme auquel ils doivent faire face à tel point qu'ils se retrouvaient dans l'impossibilité d'évoquer et d'enseigner la Shoah.

Et bien, le port du voile intégral participe du même phénomène et pose en réalité la question de l'universalisme des Droits et Libertés et dépasse donc largement les frontières de l'Hexagone. Dans de nombreux Etats, européens notamment, se pose le problème de la dénaturation et de la montée du fondamentalisme ; c'est cela qu'il faut combattre et ne pas voir ou ne pas entendre cette radicalisation est, à mon sens, coupable.

D'ailleurs, comme l'a montré une récente étude de législation comparée du Sénat (2), dans tous les pays européens, le port de la burqa dans les lieux publics suscite des controverses plus ou moins vives. Son interdiction générale dans l'espace public a été évoquée, notamment aux Pays-Bas, en Suisse et au Danemark. Pour autant, aucun pays ne s'est doté de règles nationales sur le port de la burqa dans les lieux publics. Dans certains pays, il existe des interdictions de portée limitée comme en Allemagne, en Belgique ou en Grande-Bretagne, ou des interdictions locales comme c'est le cas en Belgique ou aux Pays-Bas.

Enfin, à ceux qui prétendent que le port du voile intégral est un épiphénomène et que c'est loin d'être une priorité, la réponse est pour moi évidente : la bataille des chiffres ne m'intéresse pas et la nécessité d'un texte, qu'il soit de nature pénale ou civile, n'a jamais été conditionnée par le taux de réalisation d'un crime ou d'un délit. Aussi, la soi-disant marginalité de cette pratique ne saurait autoriser à transiger avec les valeurs fondamentales qui sont les nôtres.

Lexbase : Quel est l'état actuel du droit sur la question ?

Jeannette Bougrab : L'état du droit positif applicable au port du voile intégral en France ressort avant tout des principes constitutionnels propres à notre ordre juridique interne, que ce soit la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 ou la Constitution de 1958 qui consacrent des Droits fondamentaux tels la liberté de conscience, mais aussi l'égalité et tout particulièrement l'égalité entre les hommes et les femmes. Ensuite, il y a, bien entendu, les textes internationaux au premier rang desquels on retrouve la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, et notamment, son article 9 § 2 (N° Lexbase : L4799AQS) qui dispose que "la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". Parmi les Conventions internationales, il ne faut pas oublier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de New-York du 16 décembre 1966 (N° Lexbase : L6816BHW) ou la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, adoptée le 18 décembre 1979 par l'Assemblée générale des Nations-Unies, encore que pour cette dernière se pose le problème de son invocabilité.
Il convient, en outre, d'évoquer la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat, en matière de dignité de la personne humaine. S'agissant des Sages de la rue Montpensier, la décision "loi bioéthique" du 27 juillet 1994 (décision n° 94-343/344 DC N° Lexbase : A8305ACL) consacre la sauvegarde de la dignité de la personne humaine comme principe constitutionnel ; pour les juges du Palais-Royal, la décision de référence est l'arrêt "Morsang-sur-Orge" (CE Contentieux, 27 octobre 1995, n° 136727, Commune de Morsang-sur-Orge N° Lexbase : A6382ANP) selon lequel l'autorité investie du pouvoir de police municipale peut interdire une activité même licite si une telle mesure est seule de nature à prévenir ou faire cesser un trouble à l'ordre public et en l'occurrence l'atteinte portée à la dignité de la personne humaine.

Pour être complet sur le sujet, n'oublions pas de mentionner deux arrêts importants rendus récemment par la Haute juridiction administrative. Dans le premier, elle a admis qu'il puisse être exigé d'une personne qu'elle dévoile son visage à des fins de vérification d'identité, s'agissant, en l'espèce d'une femme qui venait chercher un visa dans un consulat de France à l'étranger (CE 2° et 7° s-s-r., 7 décembre 2005, n° 264464, M. El Morsli N° Lexbase : A1007DMA). Dans le second arrêt, les juges ont admis que l'acquisition de la nationalité française puisse être refusée par le Gouvernement au conjoint d'un ressortissant français pour défaut d'assimilation à une personne qui affichait "une pratique radicale de sa religion incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française et notamment le principe d'égalité des sexes" (CE 2° et 7° s-s-r., 27 juin 2008, n° 286798, Mme Mabchour N° Lexbase : A3501D9K).

Enfin, il existe déjà certains textes qui interdisent le port du voile intégral dans certaines circonstances :
- la loi du 15 mars 2004 (loi n° 2004-228, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics N° Lexbase : L1864DPQ), qui interdit "le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse" dans les établissements d'enseignement primaire et secondaire publics ;
- et le décret du 19 juin 2009 (décret n° 2009-724, 19 juin 2009, relatif à l'incrimination de dissimulation illicite du visage à l'occasion de manifestations sur la voie publique N° Lexbase : L4129IEN) qui interdit "le fait pour une personne au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public" et qui réprime la violation de cette interdiction des peine applicables aux contraventions de cinquième classe.

Lexbase : Convient-il, selon vous, d'interdire de façon générale le port du voile intégral ? Si oui, quel serait le cadre législatif adéquat ?

Jeannette Bougrab : Oui, pour toutes les raisons évoquées précédemment, il convient d'interdire le port du voile intégral par un texte. Alors, compte tenu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH, 4 décembre 2008, Req. 27058/05, Dogru c/ France N° Lexbase : A5102EBL) et pour prévenir toute condamnation de sa part, les restrictions à la liberté religieuse doivent être "prévues par la loi", ces termes signifiant qu'ils doivent "avoir une base en droit interne, mais [qu'] ils impliquent aussi la qualité de la loi". D'après la jurisprudence constante de la Cour, la notion de "loi" doit être entendue dans son acception "matérielle" et non "formelle". En conséquence, elle y inclut l'ensemble constitué par le droit écrit, y compris des textes de rang infralégislatif (voir, notamment, CEDH, 18 juin 1971, Req. 2832/66, De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique N° Lexbase : A1789ERP, § 93, série A n° 12), ainsi que la jurisprudence qui l'interprète (voir, mutatis mutandis, CEDH, 24 avril 1990, Req. 7/1989/167/22, Kruslin c/ France N° Lexbase : A6323AW4, § 29, série A n° 176-A). En France, pays de droit écrit, l'interdiction doit donc passer par un texte. Celui-ci ne sera pas nécessairement une loi votée par le Parlement, mais pourrait aussi prendre la forme d'un décret ou d'un règlement du Premier ministre qui agirait dans le cadre de ses pouvoirs de police, afin de prévenir les troubles à l'ordre public, comme l'a reconnu l'arrêt "Labonne" (CE Contentieux, 8 août 1919, n° 56377, Labonne N° Lexbase : A5793B7P).

Il ne faut toutefois pas sous-estimer la valeur politique et symbolique de la loi qui semble être la solution la plus adéquate.

S'agissant du texte, il ne doit faire aucune référence au voile intégral à proprement parler et c'est en ce sens qu'a été rédigé le projet de proposition de loi de Jean-François Copé. Les fondements juridiques du texte sont donc, d'une part, l'atteinte à la dignité humaine dans la mesure où, je le répète, le port du voile intégral s'attaque à la dignité des femmes, à leur identité et les soumet à une sorte de discrimination, et, d'autre part, la prévention des troubles à l'ordre public causés par l'impossibilité d'identifier ces femmes. C'est une question de sécurité évidente : comment peut-on, par exemple, envisager de confier un enfant à la sortie de l'école à une personne que l'on ne peut pas identifier ?

Néanmoins, je suis convaincue que la loi seule ne peut suffire et qu'il est nécessaire de l'accompagner par la mise en place de véritables moyens en termes d'éducation et d'instruction civique, notamment. Ce texte est l'occasion d'avoir une réflexion d'ensemble sur un pacte républicain avec un socle fondamental.

S'agissant du volet "sanction" du texte, seule la contravention est envisageable à l'encontre des femmes qui portent le voile intégral. Il ne faut, néanmoins, pas oublier les tiers, souvent les membres de la famille, qui contraignent ces femmes à porter la burqa ou le niqab. Cela s'assimile à de la maltraitance ; il conviendrait donc d'aménager les textes existants pénalisant, notamment, les violences conjugales et de les accompagner bien sûr d'un volet préventif en la matière. Le dispositif, qui demande une compréhension totale, ne peut fonctionner que si les hommes sont associés à cette lutte.

Enfin, pour aborder la question de la résolution parlementaire -possibilité ouverte par la révision constitutionnelle de 2008 (loi n° 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République N° Lexbase : L7298IAK)-, tel que le préconise le rapport parlementaire remis le 26 janvier dernier, permettez-moi de douter de son utilité. A l'évidence, une résolution ne saurait se suffire à elle seul. En effet, le sujet est trop sensible et en matière de protection des Droits et Libertés, il convient de passer aux actes. Or, la résolution n'a aucune valeur contraignante, son intérêt est purement symbolique et politique.

Lexbase : Compte tenu de la jurisprudence quels sont les risques de censure par la Cour européenne des droits de l'Homme et le Conseil constitutionnel ?

Jeannette Bougrab : S'agissant de la Cour européenne des droits de l'Homme, on dispose de certains éléments pour penser que le risque de censure est, a priori, plutôt limité et que la Cour serait plutôt disposée à valider l'interdiction. L'arrêt "Leila Sahin c/ Turquie" en est une excellente illustration (CEDH, 10 novembre 2005, Req. 44774/98, Leyla Sahyn c/ Turquie N° Lexbase : A4947DLS). Etudiante dans une université en Turquie, Leyla Sahin s'était opposée à la prohibition du hijab ("tout voile placé devant un être ou un objet pour le soustraire à la vue ou l'isoler"). La Cour européenne des droits de l'Homme, appelée à statuer sur la légitimité de la prohibition de ce voile prononcée par la législation turque, a estimé acceptable d'interdire le port du voile dans les universités turques, considérant que l'ingérence dans l'exercice par la requérante du droit de manifester sa religion était prévue par la loi, poursuivait l'un des buts légitimes énoncés dans le deuxième paragraphe de l'article 9 de la Convention et était justifiée dans son principe et proportionnée aux buts poursuivis, et pouvait donc être considérée comme "nécessaire dans une société démocratique".

Surtout dans leur arrêt "Aktas c/ France" (CEDH 30 juin 2009, Req. 43563/08, Tuba Aktas c/ France N° Lexbase : A1803ER9), les juges de la Cour de Strasbourg n'ont pas condamné la France pour prohibition du port du voile à l'école par la loi du 15 mars 2004, considérant également que l'ingérence des autorités dans leur droit à la liberté d'exprimer leur religion était donc justifiée et proportionnée à l'objectif visé.

Pour ce qui est du Conseil constitutionnel, il est plus ardu de se prononcer sur la question, dans la mesure où il n'a jamais été saisi sur la liberté de conscience et que la loi de 2004 n'a pas été soumise à son appréciation. On se risquera à dire qu'il est fort à parier qu'il ait une approche sensiblement identique à celle de la CEDH dont la jurisprudence nous offre assurément une grille de lecture.


(1) Les territoires perdus de la République : Milieu scolaire, antisémitisme, sexisme, ouvrage collectif, édition Mille et une nuits, 2002.
(2) Le port de la burqa dans les lieux publics, Etude de législation comparée du Sénat n° 201 du 23 octobre 2009.

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