La lettre juridique n°401 du 1 juillet 2010 : Durée du travail

[Questions à...] Temps de cocktail, temps de travail effectif ! Questions à Maître Frédéric Chhum, Avocat à la cour

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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef Lexbase Hebdo - édition sociale

le 28 Août 2014

Un arrêt inédit de la Cour de cassation mérite, une fois n'est pas coutume, d'être signalé et ce, d'autant plus lorsqu'il touche à l'une des questions angulaires du droit du travail, à savoir le temps de travail effectif (Cass. soc., 5 mai 2010, n° 08-44.895, F-D N° Lexbase : A0701EXA). On le sait, désormais, depuis sa consécration législative, la solution ne souffre plus guère d'ambiguïté, le temps de travail effectif se définit comme le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir librement vaquer à ses occupations personnelles (C. trav., art. L. 3121-1 N° Lexbase : L0291H9N). Si la définition ne saurait être remise en cause, elle n'en continue pas moins de poser certaines difficultés pratiques. Les discussions les plus vives concernent à n'en point douter la problématique des temps d'habillage et de déshabillage. Encore récemment, la Chambre sociale jugeait que le salarié a droit à une prime d'habillage dès lors que la convention collective ne subordonne pas le bénéfice de cette prime à la condition que l'habillage se réalise sur le lieu de travail, étant ainsi plus favorable que l'article L. 3121-3 du Code du travail (N° Lexbase : L0293H9Q) (1). La question posée à la Cour de cassation, dans un arrêt du 5 mai dernier, est inédite et apporte une nouvelle pierre à l'édifice du temps de travail effectif. Faut-il payer le temps passé à des cocktails comme du travail effectif ? Oui, répond la Haute juridiction, dans un arrêt du 5 mai : le temps passé par un salarié à des cocktails dînatoires sans pouvoir vaquer librement à ses occupations constitue du temps de travail effectif. La décision est sans appel. Et la circonstance selon laquelle le salarié disposait d'une certaine liberté de mouvement au cours de ces cocktails sans incidence. En répondant par la positive, les juges du Quai de l'Horloge semblent ainsi consacrer une nouvelle approche du droit du travail et de la définition même du travail qui, si l'on en doutait encore, ne saurait désormais se cantonner aux seuls locaux de l'entreprise... Pour faire le point sur cet arrêt, Lexbase Hebdo - édition sociale a rencontré Maître Frédéric Chhum, Avocat à la cour, spécialisé, en droit social français et international qui a accepté de répondre à nos questions. Lexbase : La notion de temps de travail effectif a fait l'objet de nombreuses décisions jurisprudentielles. Quelle est la problématique actuelle de la définition du temps de travail ?

Frédéric Chhum : La problématique actuelle du temps de travail est complexe. Le lieu de travail a dépassé, depuis longtemps, le cercle de l'entreprise. On peut travailler à l'extérieur de l'entreprise, dans le train, chez soi, le soir, le week-end, dans un cocktail... et ceci est d'autant plus exacerbé avec les nouvelles technologies. Ce phénomène est assez nouveau. En effet, l'instantanéité des relations liée aux nouvelles technologies élargit le lieu de travail qui ne saurait désormais plus se cantonner aux seuls locaux de l'entreprise. Cela pourrait, le cas échéant, permettre au salarié de demander à ce que chaque temps travaillé soit rémunéré tel quel.
En matière de temps de travail, l'employeur doit, en principe, contrôler le temps de travail de ses salariés et justifier par écrit de ce temps de travail. Il peut être calculé soit en heures, soit en jours. Personnellement, je conseille aux employeurs d'essayer de contrôler les feuilles de temps contresignées par les salariés, sinon ils risquent de s'exposer à des salariés qui réclament des heures supplémentaires, ce qui est assez fréquent, voire des temps de cocktails ! Très souvent, d'ailleurs, lorsque le salarié veut prouver ses heures supplémentaires, il va envoyer des mails postés le soir ou le week-end, cette situation est très classique.

Lexbase : Cette tendance ne participe-t-elle pas à une nouvelle approche du travail, dans la ligne de l'affaire "Ile de la tentation", concernant les contrats de travail ?

Frédéric Chhum : Effectivement, la notion de contrat de travail semble s'élargir. Les arrêts de la Cour de cassation "Ile de la tentation" constituent un véritable coup de tonnerre (2). Dès lors qu'il existe un lien de subordination juridique, le contrat de travail est établi !

Lexbase : Quels sont les faits ayant conduit à la décision du 5 mai ?

Frédéric Chhum : M. X a été engagé par une société anglaise, en novembre 1998, en qualité de visiteur médical. En 2001, par application de l'article L. 1224-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0840H9Y) (transfert du contrat de travail), le contrat de M. X a été transféré à la filiale française de cette même société. M. X exerçait le mandat de délégué syndical et a été élu, le 11 décembre 2002, conseiller prud'homal.
Par lettre du 5 novembre 2003, il a pris acte de la rupture de son contrat de travail aux torts de l'employeur, invoquant une série de griefs :
- la mise en place illicite d'une réduction du temps de travail par attribution de jours de repos sur l'année ;
- des irrégularités dans le calcul de l'indemnité de congés payés ;
- le non-paiement de primes "relation public soirée pour les soirées 'post-ash'" ;
- des difficultés rencontrées liées à l'exercice de ses mandats représentatifs et des difficultés rencontrées avec sa hiérarchie.
M. X a donc saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes tendant à faire produire à sa prise d'acte les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse et à condamner son employeur à lui verser des sommes :
- à titre d'indemnité de licenciement ;
- de dommages-intérêts pour licenciement abusif ;
- de dommages-intérêts pour violation du statut protecteur ;
- à titre de rappel de congés payés, de primes et d'heures supplémentaires.
Dans son arrêt du 5 mai 2010, la Cour de cassation casse partiellement l'arrêt d'appel, en ce que les juges du fond ont dit que la prise d'acte produisait les effets d'une démission et débouté le salarié de ses demandes tendant à obtenir le paiement d'une indemnité de licenciement, de dommages-intérêts pour licenciement abusif et pour violation du statut protecteur et le condamner à verser à l'employeur une certaine somme à titre d'indemnité de préavis.

Lexbase : Par cet arrêt, la Cour de cassation juge que les temps de cocktail constituent du temps de travail effectif donnant lieu à rémunération "même si le salarié disposait pendant ces soirées d'une liberté de mouvement". La solution retenue par la Cour de cassation dans cette affaire vous paraît-elle surprenante ?

Frédéric Chhum : Pas tant que cela. Cette jurisprudence est très favorable, mais reste dans le courant jurisprudentiel de ces dernières années. La jurisprudence a tendance de plus en plus à qualifier ces temps de travail. Nous pouvons retenir, à cet égard, récemment :

- Cass. soc., 7 avril 2010, n° 09-40.020, SAS Transports Chalavan et Duc c/ Gonzalez et a. (N° Lexbase : A5907EUC) : "pendant son temps d'attente, le salarié qui n'était pas appelé à participer aux opérations de déchargement et de chargement du courrier, se trouvait à la disposition de l'employeur et tenu de se conformer à ses directives" ;
- Cass. soc., 13 janvier 2010, n° 08-18.202, Air France contre Union des navigants de l'aviation civile (N° Lexbase : A2960EQP) : "le temps consacré par le personnel navigant à l'obtention du visa à finalité exclusivement professionnelle constitue une immobilisation sur ordre et doit être pris en compte au titre de la rémunération" ;
- Cass. soc., 13 janvier 2010, n° 08-42.716, Argedis contre Boivin (N° Lexbase : A3054EQ8) : "le temps de pause donne lieu à rémunération dès lors que l'organisation du travail de la station service, au sein de laquelle le salarié travaille seul la nuit, ne lui permet pas de prendre effectivement ses temps de pause mais l'oblige à rester à la disposition de l'employeur pour recevoir les clients, de sorte qu'il ne peut vaquer librement à des occupations personnelles".
Cependant, un parallèle peut être fait avec les temps de garde, "temps pendant lequel le salarié est tenu de rester dans l'entreprise ou dans des locaux imposés par l'employeur afin de répondre sans délai à toute demande d'intervention sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles", et les astreintes, "période pendant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, a l'obligation de demeurer à son domicile ou à proximité afin d'être en mesure d'intervenir pour accomplir un travail au service de l'entreprise et la durée de cette intervention sera considérée comme un travail effectif".
La troisième condition "vaquer à ses occupations personnelles" semble à chaque fois regardée avec attention et est déterminante pour la qualification du temps de travail effectif.
L'arrêt du 5 mai s'inscrit dans cette lignée. Si l'on reprend l'arrêt, il précisait qu'il s'agissait de soirées "relations publiques", lors desquelles le salarié est dans une logique de représentation, avec des clients... il n'est pas seulement là pour boire du champagne !
Après, l'on peut se trouver confronter à un problème de preuve (du contenu ou de la préparation de la soirée), pour ma part, je pense, encore une fois, que dès lors que le salarié est dans une logique représentative, le temps de cocktail doit être considéré comme du temps de travail effectif. Tous les cocktails ne valent pas temps de travail effectif !

Lexbase : A cet égard, si l'on retient la définition légale du temps de travail effectif, trois conditions cumulatives doivent être réunies : le salarié doit être à la disposition de l'employeur, il doit se conformer à ses directives et il ne doit pas pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles. La solution retenue par la Cour de cassation dans son arrêt du 5 mai semble "omettre" la deuxième de ces conditions, en tout cas ne pas en faire une condition déterminante. Peut-on dire, aujourd'hui, que, dès lors que le salarié ne peut pas vaquer librement à ses occupations et reste à la disposition de son employeur la notion de travail effectif s'applique ?

Frédéric Chhum : Il y a, dans cette affaire, une appréciation plus stricte des juges mais le fait que le salarié ait une liberté de mouvement ne remet pas en cause la définition du temps de travail effectif. La Cour de cassation ne semble pas omettre la deuxième condition ; en effet, la cour d'appel rappelle bien la définition du temps de travail : la durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de son employeur, se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles.
La Cour de cassation vient confirmer cette définition : "C'est sans contradiction que la cour d'appel a estimé que ses soirées constituaient du temps de travail effectif".
Toutefois, la jurisprudence apporte une précision, "même si le salarié disposait pendant ses soirées d'une liberté de mouvement".
Le salarié est à la disposition de son employeur car présent à ces soirées, mais ne peut toutefois pas agir comme il veut, il doit se conformer aux directives de son employeur. Il représente, lors de ces soirées, son entreprise, son employeur, il ne peut donc pas vaquer non plus à ses occupations personnelles.
Ces soirées peuvent paraître des temps de loisirs, repas, cocktails dînatoires, c'est pour cela que les juges du fond comme les Juges suprêmes admettent que le salarié dispose d'une liberté de mouvement. En effet, le salarié n'agit pas comme si il était derrière un bureau ou en réunion formelle, il est beaucoup plus libre en apparence, mais seulement en apparence ; liberté de mouvement ne veut pas dire la possibilité de vaquer à ses occupations personnelles.
Il est clair que, si le salarié n'était pas obligé par son employeur de se rendre à ces soirées, il ne viendrait, sans doute, pas, de manière personnelle, et ferait autre chose, sport, cinéma, restaurant, rester chez lui....il pourrait disposer librement de son temps.
Cette jurisprudence se trouve ainsi très favorable pour de nombreux salariés (les médecins, les commerciaux, les directeurs...) dont la présence, la représentation à des soirées, cocktails, conférences font partie intégrante de leurs fonctions. Dès lors, le fait que le salarié ait une liberté de mouvement ne remet pas en cause la définition du travail effectif.

Lexbase : N'est-ce pas la porte ouverte à une reconnaissance facilitée des temps de travail effectif. En effet, on pourrait, dans cette optique, admettre les temps de trajet comme des temps de travail effectif ?

Frédéric Chhum : Pour les temps de déplacement, le Code du travail et de la jurisprudence distinguent trois hypothèses. La première concerne le trajet domicile-lieu de travail : le temps habituel passé entre le domicile et le lieu de travail ne constitue pas de temps de travail effectif et n'a donc pas à être rémunéré. La deuxième hypothèse, le trajet domicile-lieu de mission : ce n'est pas non plus du temps de travail effectif ; toutefois, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il doit faire l'objet d'une contrepartie, soit sous forme de repos ou soit sous forme financière. Dans tous les cas, la part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l'horaire de travail ne doit pas entraîner de perte de salaire.

Enfin, la dernière hypothèse a trait au trajet entre deux lieux de travail : ceci constitue du temps de travail effectif, le salarié se trouve à la disposition de l'employeur et ne peut vaquer à des occupations personnelles
Effectivement, cette jurisprudence est très favorable aux salariés, mais, à mon sens, la jurisprudence sur les temps de trajet rentre également dans ce courant.
En partant de son domicile, le salarié n'est pas encore sur son temps de travail, il est libre de faire ce qu'il veut (prendre son temps, s'arrêter dans un café, faire une course personnelle...), il paraît donc logique que ce temps ne soit pas rémunéré comme des heures de travail, mais une fois que le salarié est à la disposition de son employeur, sous ses directives et qu'il ne peut vaquer à ses occupations personnelles, on qualifie ce temps de trajet comme du temps de travail effectif.

Lexbase : Comment expliquer que cet arrêt n'ait pas fait l'objet d'une publication plus importante ? Est-ce dire que les juges ne veulent pas étendre la solution à tous les salariés ?

Frédéric Chhum : Les juges choisissent de l'importance qu'ils veulent donner aux arrêts. Dans cette affaire, ils n'ont peut être pas trop voulu étendre cette jurisprudence, mais à tout le moins elle existe et, dans un cas similaire, les salariés et/ou leur avocats peuvent l'invoquer.


(1) Cass. soc., 13 janvier 2010, n° 08-42.716, Société Argedis, FS-P+B (N° Lexbase : A3054EQ8).
(2) Cass. soc., 3 juin 2009, n° 08-40.981, Société Glem, devenue TF1 production, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A5653EHT). Lire les obs. de Ch. Radé, TF1 production pris à son propre jeu ! (à propos de la requalification des contrats des participants à l'émission de télévision "L'Ile de la tentation", Lexbase Hebdo n° 355 du 18 juin 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N6564BKC). Sur les arrêts d'appel, CA Paris, 18ème ch., sect. D, 12 février 2008, 3 arrêts, n° 07/02721, SA société Glem (N° Lexbase : A0261D7S), n° 07/02722 (N° Lexbase : A0260D7R) et n° 07/02723 (N° Lexbase : A0250D7E), lire les obs. de S. Tournaux, Les candidats salariés de "l'Ile de la tentation", Lexbase Hebdo n° 296 du 12 mars 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3805BEN). Lire également, Questions à Maître Jérémie Assous : quand la télé-réalité devient fiction... elle doit être soumise au Code du travail, Lexbase Hebdo n° 334 du 22 janvier 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N3536BIS).

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