La lettre juridique n°256 du 19 avril 2007 : Procédures fiscales

[Jurisprudence] Abus de droit : la saga continue !

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 28 février 2007, n° 284565, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Mme Persicot (N° Lexbase : A4284DU9)

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N6819BAS

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le 07 Octobre 2010

A-t-on déjà tout écrit sur l'abus de droit ? "Le péché des surdoués de la fiscalité" (M. Cozian, Précis de fiscalité des entreprises, Litec, collection Litec Fiscal, 30ème édition, 2006, p. 518) n'a visiblement pas épuisé toutes ses richesses... Dernière en date, la jurisprudence du Conseil d'Etat vient de préciser que : "même lorsque le contribuable conclut un contrat dans l'unique but d'atténuer ses charges fiscales, celui-ci ne peut pas constituer un abus de droit au sens des dispositions précitées lorsque la charge fiscale de l'intéressé ne se trouve en réalité pas modifiée par cet acte" (CE 3° et 8° s-s-r., 5 mars 2007, n° 284457, SELARL Pharmacie des Chalonges N° Lexbase : A6799DUD). Issu de la loi du 13 janvier 1941 et déclaré compatible avec le droit communautaire par le Conseil d'Etat (CE 3° et 8° s-s-r., 18 mai 2005, n° 267087, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société Sagal N° Lexbase : A3517DI4), l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L5565G4U) permet à l'administration fiscale d'écarter les actes qui dissimulent la portée véritable d'un contrat ou d'une convention. Sont visés les abus de droit par simulation : actes fictifs, l'interposition de personnes et les actes déguisés, les contribuables ayant très souvent recours à cette dernière catégorie d'actes afin d'éviter les droits de mutation à titre gratuit (1).

Puis, en 1981 et en 1988, le Conseil d'Etat (CE Contentieux, 10 juin 1981, n° 19079, Ministre du Budget c/ X N° Lexbase : A7572AKN) et la Cour de cassation (Cass. com., 19 avril 1988, n° 86-19.079, Madame Dozinel c/ Directeur Général des Impôts (2) N° Lexbase : A7796AAY) vont, alors, étendre le champ d'application de l'article L. 64 du LPF aux actes inspirés par aucun motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales (V. pour une illustration relative à une participation d'une société française au capital d'une holding luxembourgeoise bénéficiant du régime de la loi de 1929 : CE 3° et 8° s-s-r., 18 février 2004, n° 247729, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société Pléiade N° Lexbase : A3599DBW).

Cette extension prétorienne n'ira pas sans interrogations de la doctrine et des praticiens : l'excès d'habilité fiscale est sanctionné, mais la frontière avec l'optimisation fiscale reste ténue.

Assortie de garanties légales, tels que le visa du supérieur hiérarchique, la possibilité de saisine du Comité consultatif de répression des abus de droit (CCRAD) (3), le rescrit (LPF art. L. 64 B N° Lexbase : L8182AER) ; ou jurisprudentielles, telle que l'interdiction de pratiquer des abus de droit "rampant" (4) (CE Contentieux, 21 juillet 1989, n° 59970, Ministre du Budget c/ Bendjador N° Lexbase : A0784AQ4), les sanctions de l'abus de droit sont redoutables : outre le rappel d'impôt éludé assorti de l'intérêt de retard, une majoration de 80 % est alors encourue.

En septembre 2006, une importante décision de la Haute juridiction administrative a ravivé les débats doctrinaux quant à la répression de la fraude à la loi (1) et a précisé la grille de lecture suivie pour la première fois, en droit fiscal international, dans l'arrêt "Bank of Scotland" (CE 3° et 8° s-s-r., 29 décembre 2006, n° 283314, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société Bank of Scotland N° Lexbase : A3666DTX) et en droit interne dans la présente décision "Persicot" (2) (CE 9° et 10° s-s-r., 28 février 2007, n° 284565, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Mme Persicot).

1. La répression de la fraude à la loi sans texte : l'arrêt "Janfin"

L'arrêt "Janfin" marque une évolution novatrice quant à la répression de la fraude à la loi sans texte (B) après avoir rappelé que l'imputation d'un avoir fiscal ne relève pas du champ d'application de l'article L. 64 du LPF (A).

1.1. Imputation d'un avoir fiscal : l'impossible répression de l'abus de droit sur la base de l'article L. 64 du LPF

La société anonyme des petits-enfants de Maurice Schlumberger, aux droits de laquelle est venue la société Janfin, a acquis des titres de sociétés qu'elle a revendus après avoir perçu des dividendes. Ces cessions ont fait apparaître des moins-values pour un montant équivalent à celui des dividendes encaissés hors avoir fiscal. Ces avoirs fiscaux ont permis à la société d'acquitter la totalité de l'impôt sur les sociétés dont elle était redevable. L'administration fiscale, invoquant l'abus de droit, a remis en cause l'utilisation des avoirs fiscaux utilisés comme moyens de liquidation de l'impôt (CAA Paris, 7 juillet 2003, n° 01PA03752, SARL Janfin N° Lexbase : A4929C9G ; CE Contentieux, 27 septembre 2006, n° 260050, Société Janfin N° Lexbase : A3224DRT).

Or, le champ d'application de l'article L. 64 du LPF est restrictif quant aux impôts visés par cette procédure, à telle enseigne que le législateur est intervenu pour l'étendre à l'impôt de solidarité sur la fortune et, à compter du 1er janvier 2004 (5), à la taxe professionnelle. En d'autres termes, la procédure de répression des abus de droit ne vise pas l'ensemble des impositions telles que les taxes sur les salaires, par exemple, ou autres réjouissances fiscales.

L'administration fiscale était-elle, alors, en droit de l'invoquer quant à la liquidation de l'impôt ? La difficulté portait sur la double nature de l'avoir fiscal : à la fois moyen de paiement et revenu selon l'article 158 bis du CGI, alors en vigueur (N° Lexbase : L2608HL8). La société ayant comptabilisé régulièrement les avoirs fiscaux perçus, l'administration fiscale se plaçait nécessairement sur le terrain de la liquidation de l'impôt. Elle s'est alors vue opposer, par la Haute juridiction, l'impossibilité de se prévaloir du régime de l'article L. 64 du LPF : "l'administration ne peut faire usage des pouvoirs qu'elle tient de ces dispositions lorsqu'elle entend contester l'utilisation comme moyen de paiement de l'impôt dû d'un avoir fiscal, laquelle ne déguise ni la réalisation, ni le transfert de bénéfices ou de revenus". On notera, par ailleurs, que si le Conseil d'Etat assimile, dans cette décision, l'avoir fiscal à un moyen de paiement, une partie de la doctrine souligne que son imputation relève plus sûrement de la liquidation de l'impôt sur les sociétés (Y. Benard, Dissuasion à l'anglaise : la double clef de la fraude à la loi, RJF décembre 2006 p. 1083 et s. ; CE 3° et 8° s-s-r., 13 avril 2005, n° 252165, SA Kodak N° Lexbase : A8416DH8).

Il n'y avait pas, par conséquent, à attendre de la Haute juridiction une lecture extensive du champ d'application de l'article L. 64 du LPF sur ce point.

1.2. La possibilité de réprimer la fraude à la loi fiscale sans texte

En invoquant un principe général du droit, la fraude à la loi, le Conseil d'Etat énonce que l'opposabilité aux tiers et à l'administration fiscale d'un acte de droit privé, tant qu'il n'a pas été déclaré nul par le juge judiciaire, peut être écartée par l'administration fiscale qui peut y faire échec, même sans texte, lorsqu'il apparaît que cet acte est une fraude à la loi.

En d'autres termes, hors du champ d'application de l'article L. 64 du LPF, l'administration fiscale peut également réprimer la fraude à la loi fiscale si l'acte est fictif ou si l'acte, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par son auteur, n'a pu être inspiré par aucun motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé cet acte, et aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles.

En somme, la fraude corrompt tout et le Conseil d'Etat a visiblement été inspiré par la décision "Halifax" de la CJCE (CJCE, 21 février 2006, aff. C-255/02, Halifax plc c/ Commissioners of Customs & Excise N° Lexbase : A0045DNY).

2. L'application du principe de répression de la fraude à la loi fiscale sans texte

L'application du principe de répression de la fraude à la loi fiscale sans texte trouve une première application positive en droit fiscal international (A) et une première application négative en droit fiscal interne (B)

2.1. Première application positive en droit fiscal international : "Bank of Scotland"

La première application de la jurisprudence "Janfin", tenant en la répression d'un abus de droit sans texte, a été effectuée par le Conseil d'Etat quant à un cas de treaty shopping (CE 3° et 8° s-s-r., 29 décembre 2006, n° 283314, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société Bank of Scotland, précité) censurant l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 5ème ch., 23 mai 2005, n° 01PA04068, Société Bank of Scotland N° Lexbase : A8342DIS).

Cette décision a été rendue dans le cadre des clauses anti-abus insérées dans les conventions fiscales internationales conclues entre les Etats contractants. Des personnes n'ayant pas la qualité de résidents d'un des Etats contractants, "et ne pouvant légalement prétendre aux avantages du Traité, peuvent être cependant tentées d'y accéder, notamment en ayant recours à l'interposition de personnes résidentes, pour leur part, de l'un des Etats conventionnés" (B. Castagnède, Précis de fiscalité internationale, PUF, collection Fiscalité, 1ère édition, 2002, p. 245).

Au cas d'espèce, l'administration fiscale entendait remettre en cause une convention relative à des droits sociaux démembrés : ce montage permettait à une société résidente fiscale britannique, la société Bank of Scotland, d'acquérir, pendant trois ans, l'usufruit d'actions à dividendes prioritaires sans droit de vote émises par la filiale française d'une société américaine. Il s'agissait, pour les différents acteurs de ce montage, d'obtenir le bénéfice des stipulations plus favorables de la Convention franco-britannique -une retenue à la source au taux de 15 % et le remboursement de l'avoir fiscal- et de contourner celles de la Convention franco-américaine.

Le Conseil d'Etat, abondant dans le sens de l'administration fiscale qui y avait vu, non pas un contrat de cession de titres, mais un prêt, va alors estimer que ce montage est caractéristique d'un treaty shopping constitué dans le but, pour le bénéficiaire effectif des dividendes versés par la société française, d'obtenir un avantage fiscal auquel il n'aurait pas pu prétendre.

Pour la Haute juridiction administrative, l'administration fiscale pouvait, sous contrôle du juge et sans recourir à la procédure de l'article L. 64 du LPF, requalifier le contrat : le Conseil d'Etat applique, alors, les critères issus de la jurisprudence "Janfin" en relevant que le contrat avait été conclu "dans l'unique but d'obtenir abusivement le bénéfice des clauses favorables de la convention fiscale franco-britannique".

2.2. Première application négative en droit fiscal interne : "Persicot"

La décision "Persicot" a trait à une société anonyme à prépondérance immobilière, la SA Peco créée en 1960, dont les titres sont cédés à la société civile particulière PLC.

Compte tenu des dispositions de l'article 150 A bis du CGI alors applicables (N° Lexbase : L2330HLU), ces cessions d'actions relevaient, alors, du champ d'application de l'imposition des plus-values des particuliers : le temps ayant fait son oeuvre, lesdites cessions ont été exonérées (CGI, art. 150 M [LXB=L2373HLH ]).

Puis, après approbation d'une assemblée générale extraordinaire de la société anonyme, cette dernière rachète les actions à la société civile moyennant l'attribution d'immeubles et de droits immobiliers.

L'administration a, alors, remis en cause ces opérations car, selon elle, les associés ont cédé les titres de la société civile PLC en vue d'échapper à l'imposition, au titre de l'impôt sur le revenu, du boni de cession qui aurait été constaté dans l'hypothèse d'un rachat direct des actions par la SA Peco.

Le Conseil d'Etat, pour écarter la thèse de l'administration fiscale, va s'appuyer sur les faits qui jouent un rôle de premier plan quant à la solution applicable en matière d'abus de droit.

Ainsi, la Haute juridiction soulignera que la société civile PLC, cessionnaire des actions de la SA Peco, avait été constituée en 1977, soit quatre ans avant le transfert contesté par l'administration fiscale des actions. Or, le facteur temps est bien souvent déterminant en matière d'abus de droit.

De plus, l'objet statutaire de la société civile était de détenir et gérer des valeurs mobilières et des biens : le juge prend soin, alors, de souligner que cet objet statutaire correspondait bien à l'objet réel.

Le Conseil d'Etat conclut, alors, à l'absence d'abus de droit : le contribuable n'est jamais dans l'obligation de choisir le mode d'imposition le plus élevé (CE Contentieux, 20 mars 1989, n° 56087, Société "Mallet Matériaux" N° Lexbase : A0709AQC) et ce dernier avait pris soin d'alléguer, devant les juridictions, notamment des motifs successoraux justifiant le recours à ces opérations juridiques.

Il n'y avait donc pas, au cas d'espèce, de montage purement artificiel.

On remarquera que l'administration fiscale, usant d'une logique dont elle a le secret, n'a pas hésité à écarter certains actes pour abus de droit tout en s'appuyant sur ces derniers pour prétendre déterminer la date du fait générateur de l'imposition opposable, selon elle, aux contribuables !

L'abus de droit n'a pas fini de nous surprendre...

Frédéric Dal Vecchio
Juriste-Fiscaliste
Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines
Doctorant en Droit
Membre du Laboratoire de recherches CERAP (Université Paris XIII)


(1) La transmission à titre gratuit d'un immeuble à un non-parent entraîne l'application d'une taxation au taux de 60 % d'où le recours à de fausses ventes déguisant une donation...
(2) En 1984, la Cour de cassation exigeait le cumul des critères : fictivité de l'acte et but exclusivement fiscal. La Haute juridiction judiciaire abandonne cette jurisprudence en 1988 et s'aligne, alors, sur celle adoptée depuis 1981 par le Conseil d'Etat.
(3) L'avis favorable aux poursuites rendu par le CCRAD renverse la charge de la preuve au détriment du contribuable.
(4) L'abus de droit "rampant" consiste, pour l'administration fiscale, à se placer implicitement sur le terrain de l'abus de droit sans permettre au contribuable de se prévaloir des garanties procédurales spécifiques à cette procédure.
(5) Le sort des "optimisateurs" fiscaux en matière de taxe professionnelle n'était, pour autant, guère enviable avant le 1er janvier 2004 : certes, ils ne pouvaient être poursuivis pour abus de droit. Mais, cela ne signifie pas qu'ils pouvaient se livrer à n'importe quelle turpitude fiscale : la majoration pour manoeuvre frauduleuse au taux de 80 % leur était applicable mais avec de moindres garanties procédurales...

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