Lexbase Public n°376 du 4 juin 2015 : Fonction publique

[Jurisprudence] Discrimination liée à l'engagement syndical : charge de la preuve et possibilité de recours pour excès de pouvoir à l'encontre de la mesure litigieuse

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 15 avril 2015, n° 373893, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9522NGR)

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[Jurisprudence] Discrimination liée à l'engagement syndical : charge de la preuve et possibilité de recours pour excès de pouvoir à l'encontre de la mesure litigieuse. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/24632933-cite-dans-la-rubrique-b-fonction-publique-b-titre-nbsp-i-discrimination-liee-a-lengagement-syndical-
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 04 Juin 2015

Dans un arrêt rendu le 15 avril 2015, le Conseil d'Etat dit pour droit qu'une mesure qui ne porte atteinte ni aux perspectives de carrière, ni à la rémunération d'un agent, mais traduit une discrimination, est susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. En l'absence de discrimination, en revanche, une telle mesure a le caractère d'une simple mesure d'ordre intérieur, qui est insusceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. En outre, il appartient au requérant qui soutient qu'une mesure a pu être empreinte de discrimination à raison d'un engagement syndical de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer du sérieux de ses allégations. Lorsqu'il apporte à l'appui de son argumentation des éléments précis et concordants, il incombe à l'administration de produire tous les éléments permettant d'établir que la mesure contestée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. I - En l'espèce, un directeur régional de Pôle emploi a rejeté la candidature de Mme X., agent contractuel de droit public, sur les fonctions de "correspondant régional justice" de cet établissement. Il a confirmé cette décision en réponse au recours gracieux qu'avait déposé devant lui l'intéressée. Pôle emploi s'est pourvu en cassation contre le jugement par lequel le tribunal administratif de Basse-Terre, faisant droit aux conclusions de Mme X, a annulé ces deux décisions. Les juges du Palais-Royal estiment qu'en faisant état de ce que sa candidature était meilleure que celle de la personne retenue, de ce qu'elle n'a pas bénéficié de certaines formations et de ce qu'elle a fait l'objet d'une discrimination en raison de ses responsabilités syndicales, l'intéressée n'apporte pas des faits précis et concordants de nature à faire présumer, alors que le candidat retenu exerçait également des responsabilités syndicales, que les décisions qu'elle conteste reposeraient sur une discrimination en raison de son engagement syndical. Dès lors, en ne recherchant pas si les éléments de fait soumis par la requérante étaient de nature à faire présumer une discrimination, avant d'en déduire que les éléments produits par l'administration ne permettaient pas d'établir que les décisions attaquées reposaient sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, ils en déduisent que le tribunal administratif a entaché son jugement d'une erreur de droit.

La loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations (N° Lexbase : L8986H39), a défini à son article 1er les notions de discrimination directe et indirecte. Le Conseil d'Etat a estimé que le requérant qui s'estimerait lésé par une mesure empreinte d'une discrimination qu'il soumette au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer une atteinte au principe de l'égalité de traitement des personnes (CE 1° et 6° s-s-r., 10 janvier 2011, n° 325268, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8727GPW ; CE 4° et 5° s-s-r., 23 décembre 2014, n° 358340, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8040M8B), transposant ainsi la règle applicable aux faits constitutifs de harcèlement. La qualification de harcèlement moral additionne trois composantes définies à l'article 6 quinquies de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires (N° Lexbase : L6938AG3) : "des agissements répétés", "la dégradation des conditions de travail" et, en substance, l'atteinte à l'intégrité de la personne. Cet article a été introduit par la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale (N° Lexbase : L1304AW9), qui vise plus généralement le harcèlement au travail et le punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende (C. pén., art. 222-33-2 N° Lexbase : L1594AZ3). Ces textes transposent la Directive (CE) 2000/78 du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement dans le travail (N° Lexbase : L3822AU4).

L'administration a l'obligation de faire cesser les agissements constitutifs de harcèlement moral et est susceptible d'engager sa responsabilité si elle laisse de telles situations se développer (CE 2° et 7° s-s-r., 22 février 2012, n° 343410, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3407IDK ; CE 2° et 7° s-s-r., 24 novembre 2006, n° 256313, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3407IDK). Depuis un arrêt du 12 mars 2010 (CE 3° et 8° s-s-r., 12 mars 2010, n° 308974, mentionné aux tables du Lebon N° Lexbase : A1604ETL), le Conseil d'Etat juge que l'agent qui s'estime victime de harcèlement moral est fondé à solliciter le bénéfice de la protection fonctionnelle. Cette garantie, offerte par l'article 11 du titre I du statut général des fonctionnaires (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L6938AG3), permettra à l'agent d'obtenir de son administration qu'elle mette toute mesure nécessaire en oeuvre pour faire cesser les faits, mais qu'elle l'indemnise directement du préjudice subi ou prenne en charge ses frais de défense. Lorsque l'agent s'estime victime de tels actes, seul un motif d'intérêt général peut justifier un refus de l'administration (CE 4° et 5° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 336114, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8344HWX ; CE 4° et 5° s-s-r., 20 avril 2011, n° 332255, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1029HPS).

Dans une décision rendue le 11 juillet 2011 (CE, Sect., 11 juillet 2011, n° 321225, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0246HWZ), il a été jugé qu'il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement (jurisprudence "Perreux", CE Ass., 30 octobre 2009, n° 298348, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6040EMN). Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. Les juges du fond portent alors une appréciation souveraine sur le point de savoir si l'agent public qui soutient avoir été victime de faits constitutifs de harcèlement moral soumet des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement (CE 4° et 5° s-s-r., 1er octobre 2014, n° 366002, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7784MXL). Existe donc une différence avec le contentieux du harcèlement moral proprement dit. En effet, le juge de cassation exerce un contrôle de la qualification juridique des faits lorsqu'il est saisi d'une demande tendant à faire cesser une situation de harcèlement moral, ou bien à en obtenir réparation (CE 2° et 7° s-s-r., 30 décembre 2011, n° 332366, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6830IBL). Le fait qu'une demande de protection fonctionnelle repose sur une situation de harcèlement moral n'a pas conduit le Conseil d'Etat à modifier sa jurisprudence ; le contrôle se limitera à la dénaturation des pièces du dossier par le juge du fond (CE 2° et 7° s-s-r., 16 décembre 2013, n° 367007, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7981KSE) ; CE 3° et 8° s-s-r., 12 mars 2010, n° 308974, mentionné aux tables du Lebon, préc.).

Dans sa décision du 11 juillet 2011, le Conseil d'Etat a donc repris sa jurisprudence "Perreux" relative aux hypothèses de discrimination en l'assouplissant puisque, dans ce cas précis, il a dit pour droit que le juge ne peut prendre en compte le comportement de la victime pour l'exonérer de sa responsabilité : "la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement de l'agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui" (1). Cette décision a été confirmée en 2010, la Haute juridiction estimant que le défendeur doit produire tous ceux permettant d'établir que la décision attaquée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination (CE, 4° et 5° s-s-r., 7 juillet 2010, n° 322636, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2711E8W). La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si le traitement dont le requérant a été l'objet présente un caractère discriminatoire, se détermine au vu de ces échanges contradictoires (CE 3° s-s., 21 novembre 2012, n° 346244, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2641IX4).

II - Si, à l'inverse, la discrimination est matérialisée, se pose alors la faculté pour le requérant d'exercer un recours pour excès de pouvoir à l'encontre de la mesure querellée. Dans l'arrêt rapporté, le Conseil d'Etat rappelle qu'une mesure qui ne porte atteinte ni aux perspectives de carrière, ni à la rémunération d'un agent, a le caractère d'une simple mesure d'ordre intérieur, qui est insusceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Les changements d'affectation relèvent du pouvoir d'organisation du service et, en tant que tels, ils constituent des mesures d'ordre intérieur ne faisant pas grief (CE 1° et 6° s-s-r., 17 décembre 2008, n° 294362, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8813EBZ ; CE 4° et 5° s-s-r., 19 octobre 2005, n° 269334, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0057DLP). Les recours contentieux formés par les agents seront donc irrecevables, à moins que les droits qu'ils tiennent de leur statut soient atteints ou que leur situation financière ou professionnelle se trouve modifiée (CE 1° et 6° s-s-r., 4 février 2011, n° 335098, mentionné aux tables du Lebon N° Lexbase : A2645GRE, perte de la nouvelle bonification indiciaire). Ainsi, la décision modifiant les horaires de travail d'un fonctionnaire, qui a eu pour effet de le priver d'une prime qu'il recevait antérieurement à raison de ses horaires de travail la nuit, ne présente pas le caractère d'une simple mesure d'ordre intérieur mais est susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir (CE 2° et 6° s-s-r., 25 septembre 1995, n° 116085, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5334ANU). Il appartient donc au juge administratif de vérifier, à ce titre, si l'agent subit une diminution de ses attributions ou de ses responsabilités professionnelles, tâche délicate s'il en est.

Le critère tiré de la diminution des attributions suffit à rendre recevable le recours de l'agent, à condition, toutefois, que cette diminution soit suffisamment sensible (CE 3° et 5° s-s-r., 28 octobre 1992, n° 94894, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8157ARK), ou en portant atteinte aux prérogatives que l'agent tire de son statut ou à ses garanties de carrière (CE 2° et 6° s-s-r., 8 mars 1999, n° 171341, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4742AXW ; CE 4° et 5° s-s-r., 25 janvier 2006, n° 275070, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5411DMD) (2). En jugeant en ce sens dans un arrêt rendu le 4 décembre 2013 (CE 2° et 7° s-s-r., 4 décembre 2013, n° 359753, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8530KQY), le Conseil d'Etat semble assouplir la position adoptée dans un arrêt du 6 mai 2009 (CE 1° et 6° s-s-r., 6 mai 2009, n° 304977, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7715EGT), et revenir à une orientation plus classique de la jurisprudence (CE 2° et 6° s-s-r., 5 avril 1991, n° 96513, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0303ARN ; CE 1° et 4° s-s-r., 10 février 1978, n° 06426, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4513AIY). Le critère de la diminution des attributions peut prêter à discussion, ce qui a poussé le Conseil d'Etat a accroître son contrôle. Dans l'arrêt du 4 décembre 2013, le Conseil relève que les nouvelles missions confiées à l'agent n'entraînaient plus aucun déplacement sur les chantiers et n'impliquaient plus ni la réalisation de projets de génie civil, ni de contact avec des agents ou élus des collectivités territoriales. Par suite, le tribunal aurait dû juger la requête recevable. Comparativement, a été déclaré irrecevable le recours contre une décision affectant le directeur d'un restaurant universitaire à la direction d'une résidence universitaire (CE 2° et 6° s-s-r., 18 mars 1996, n° 141089, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8134ANL) ou à la mutation d'un agent d'un secrétariat à un autre, sans modification géographique (CE 2° et 6° s-s-r., 8 mars 1999, n° 171341, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4742AXW).

Si la décision rapportée permet à l'administration de continuer à jouer son rôle organisationnel en lui laissant latitude de décider du choix et des modalités d'avancements des agents publics, il demeure souhaitable que le juge administratif ne laisse pas se développer un système de sanctions "déguisées", de nature à évincer sans risques certaines personnes jugées peu dociles envers leur hiérarchie.


(1) Comment identifier l'existence du harcèlement moral d'un fonctionnaire ? - Questions à Shirley Leturcq, avocate au barreau de Marseille, Lexbase Hebdo n° 213 du 8 septembre 2011 - édition publique (N° Lexbase : N7524BSH).
(2) Voir les conclusions d'Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteur public.

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