La lettre juridique n°788 du 27 juin 2019

La lettre juridique - Édition n°788

Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Pratique professionnelle] L’indemnisation judiciaire des préjudices du salarié en cas de faute inexcusable de l’employeur : de la théorie à la réalité

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N9560BXD

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par Rodolphe Olivier, Avocat associé, et Dorian Moore, Avocat - CMS Francis Lefebvre Avocats

Le 26 Juin 2019

La décision de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), portant reconnaissance d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, emporte au profit du salarié qui en est la victime une meilleure indemnisation au plan du droit de la Sécurité sociale que lorsque lesdits accident et maladie ne relèvent pas de la législation professionnelle [1].

Parallèlement, en droit du travail, le salarié bénéficie en pareille situation d’une certaine protection [2], ce qui n’est pas le cas en présence d’une maladie «simple». Il perçoit également, lors de la rupture du contrat de travail, singulièrement lorsque son licenciement intervient en conséquence de son inaptitude physique, des indemnités de rupture majorées par rapport à un salarié déclaré par le médecin du travail inapte en raison d’une maladie qui n’a pas de lien avec son travail [3].

Le salarié a donc un intérêt légitime à se voir reconnaître, par la CPAM ou par le juge de la Sécurité sociale, la qualité de victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.

De son côté, pour ne pas voir imputer sur son «compte employeur» les conséquences financières de la prise en charge de l’accident ou de la maladie au titre de la législation professionnelle, l’employeur aura tout intérêt à contester auprès de la commission de recours amiable de la CPAM, puis devant le juge de la Sécurité sociale, le caractère professionnel de ceux-ci et/ou à rechercher, à tout le moins, l’inopposabilité, à son profit, de la décision de reconnaissance de la CPAM, pour que celle-ci soit neutralisée dans ses effets et qu’il se voit retranché de ses bases de tarification les sommes indûment mises à sa charge, et obtienne la révision de son taux de cotisation auprès de la CARSAT.

L’optimisation financière recherchée par le salarié se trouve à un second niveau, en l’occurrence au moment de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur par la juridiction de Sécurité sociale.

L'article L. 452-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L5300ADN) précise en effet que «lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants».

La faute inexcusable de l’employeur est constituée lorsque ce dernier a eu ou aurait dû avoir conscience ou connaissance du danger auquel était exposé le salarié, et n'a pas pris les mesures nécessaires pour le prévenir ou l’en préserver [4]. Elle est, au plan juridique, la matérialisation de l’obligation de sécurité de résultat qui pèse sur l’employeur.

Une fois admise par l’employeur (ce qui est rare en pratique) ou reconnue par le juge de la Sécurité sociale, la faute inexcusable est théoriquement de nature à permettre au salarié de bénéficier de l’indemnisation de ses différents préjudices, et de faire peser sur l’employeur les conséquences financières de sa propre faute (inexcusable).

Il sera successivement revenu :

  • sur les sources de préjudices visées à l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L5302ADQ), qui constituent historiquement le socle d’indemnisation des préjudices observés par le salarié (1),
  • puis sur l’apport de la décision n° 2010-8 du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 (Cons. const., décision n° 2010-8 QPC, du 18 juin 2010 N° Lexbase : A9572EZK), qui offre une ouverture significative en termes de prise en charge judiciaire des préjudices dès lors qu’ils ne trouvent pas leur origine dans l’une ou l’autre des dispositions expressément visées par le Livre IV du Code de la Sécurité sociale (2),
  • enfin sur la position de la Cour de cassation, qui depuis lors est venue mettre en application cette décision (3).

Il sera alors constaté que de nombreuses sources de préjudices ne peuvent donner lieu à indemnisation par le juge de la Sécurité sociale, ce qui peut frustrer les salariés espérant, en ayant fait reconnaître la faute inexcusable de leur employeur, atteindre le Graal financier.

1 - L’indemnisation visée à l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale : la base historique de la réparation des préjudices du salarié

Cet article précise que :

«Indépendamment de la majoration de rente qu'elle reçoit en vertu de l'article précédent, la victime a le droit de demander à l'employeur devant la juridiction de Sécurité Sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. Si la victime est atteinte d'un taux d'incapacité permanente de 100 %, il lui est alloué, en outre, une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation.

De même, en cas d'accident suivi de mort, les ayants droit de la victime mentionnés aux articles L. 434-7 et suivants (N° Lexbase : L5274ADP) ainsi que les ascendants et descendants qui n'ont pas droit à une rente en vertu desdits articles, peuvent demander à l'employeur réparation du préjudice moral devant la juridiction précitée.

La réparation de ces préjudices est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l'employeur».

Il résulte de ces dispositions qu’au-delà du fait qu’en cas de faute inexcusable de son employeur il observe mécaniquement une majoration de la rente qu’il percevait jusqu’alors (en conséquence de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle dont il a été victime) [5], le salarié qui fait reconnaître la faute inexcusable de son employeur peut demander réparation des préjudices suivants, pour autant bien entendu qu’ils soient démontrés aussi bien dans leur existence que dans leur étendue.

♦ Les souffrances physiques et morales endurées

Seules les souffrances observées avant la consolidation peuvent donner lieu à réparation. Sont ici concernées les souffrances liées au déficit fonctionnel temporaire qui vise, s’agissant de la période antérieure à la consolidation, l’incapacité fonctionnelle totale ou partielle, les temps correspondant à l’hospitalisation et les pertes de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique [6].

A l’inverse, les souffrances physiques ou morales postérieures à la consolidation ont été considérées par la Cour de cassation comme étant déjà indemnisées par la majoration de la rente au titre du déficit fonctionnel permanent. En effet, seules sont indemnisables les souffrances physiques ou morales non prises en charge au titre du déficit fonctionnel permanent, lequel est déjà réparé par l’attribution de la rente majorée [7].

Pour la Cour de cassation, il y a donc lieu de distinguer les souffrances observées pendant la période antérieure à la consolidation de l’état de la victime (susceptibles d’être indemnisées) et les souffrances permanentes indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent réparé par la rente d’accident du travail majorée, qui ne peuvent donner lieu à une indemnisation supplémentaire par le juge de la Sécurité sociale [8]. Ces souffrances ne sont pas réparées par la rente d’incapacité.

♦ Les préjudices esthétiques

Selon la Cour de cassation, le salarié peut solliciter une indemnisation au titre du préjudice esthétique temporaire, qui est distinct du préjudice esthétique permanent. Il doit être évalué en considération de son existence, avant la consolidation [9].

♦ Les préjudices d’agrément

Le préjudice d’agrément s’entend de «l'impossibilité de continuer à pratiquer une activité spécifique sportive ou de loisirs» [10]. Il est constitué par l’impossibilité pour la victime de continuer à pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisir [11].

Il en résulte, selon la Cour de cassation, qu’une cour d'appel ne saurait allouer à la victime une indemnisation sur la base d'un préjudice d'agrément, sans rechercher si, au titre de ce préjudice, la victime justifiait d'une activité spécifique sportive ou de loisir [12] antérieure à la maladie [13].

Dans une affaire tranchée le 19 janvier 2017 [14], la Cour de cassation a pu estimer que le préjudice d’agrément était constitué en se fondant sur une attestation de l’épouse du salarié relatant que ce dernier ne pouvait plus s’adonner, du fait de sa maladie, aux activités de bricolage, de pétanque et de tir à l’arc.

De la même manière, une cour d’appel ne peut pas, pour fixer le quantum du préjudice d'agrément subi de son vivant par la victime, retenir que ce préjudice doit être réévalué en tenant compte des troubles graves ressentis dans ses conditions d'existence par le salarié à la fin de sa vie sans caractériser de troubles qui ne soient pas déjà réparés au titre du déficit fonctionnel permanent [15].

♦ Le préjudice résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotions professionnelles

Selon la jurisprudence, la réparation de ce préjudice ne peut intervenir qu'à la condition que l'intéressé produise les éléments établissant que ses chances avaient un caractère sérieux et certain, et n'étaient pas seulement hypothétiques. Les juges du fond disposent à cet égard d'un pouvoir souverain d’appréciation.

A titre d’illustration, la Cour de cassation a estimé :

  • qu’il ne pouvait être fait droit à une demande d'indemnisation d'un événement futur favorable qu'à la condition que cet événement ne soit pas simplement virtuel et hypothétique et qu’il appartenait à celui qui entend obtenir réparation au titre de la perte de chance de démontrer la réalité et le sérieux de la chance perdue en établissant que la survenance de l'événement dont il a été privé était certaine avant la survenance du fait dommageable. De telle sorte que l'intéressé, en s'abstenant de justifier tant du cursus scolaire et professionnel dont il faisait état que d'un processus de chance de promotion professionnelle qui aurait été interrompu par la survenance du dommage, échoue dans cette démonstration [16] ;
  • que le préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle dont la victime peut demander réparation à l'employeur qui se voit imputer une faute inexcusable à l'origine de l'accident, est distinct du préjudice résultant du déclassement professionnel déjà compensé par l'attribution d'une rente majorée. La cour d'appel retenant, d'une part, qu'au moment de l'accident la victime, qui avait échoué aux épreuves du CAP de cuisine, était employée par la société en qualité d'agent de fabrication, qu'au regard de son jeune âge, de sa très courte ancienneté, et de l'absence de qualification du poste occupé, elle n'établissait pas avoir eu dans l'entreprise ou dans cette filière professionnelle des chances sérieuses de promotion qu'elle aurait perdues par le fait de l'accident, et, d'autre part, que la qualification en secrétariat invoquée a été acquise postérieurement à l'accident, a pu en déduire l'absence de preuve d'un préjudice distinct de celui de la rente majorée [17] ;
  • qu'une cour d'appel peut décider que la preuve d'un préjudice résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle n'est pas rapportée dès lors que, au moment de l'accident, l'intéressé était âgé de 19 ans, n'avait aucune qualification, avait échoué à son examen de CAP, et ne prévoyait aucune formation qualifiante, l'évolution de carrière espérée, au travers notamment d'une embauche au sein de la société employant sa mère étant, par ailleurs, purement hypothétique [18] ;
  • que la victime d'un accident du travail doit être déboutée de sa demande de réparation de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle dès lors qu'elle ne démontre aucun préjudice, puisque l'intéressée, chef d'équipe et de chantier dans le bâtiment, a fait l'objet d'un licenciement économique peu de temps après son accident et, après échec de plusieurs tentatives de reclassement, n'a pas retrouvé d'emploi [19] ;
  • qu’une cour d'appel décide à juste titre que la demande en réparation d'un préjudice résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle n'est pas justifiée dès lors qu’au moment de l'accident, la victime, étudiante, ne possédait ni diplôme, ni formation professionnelle, ne travaillait pas, et que par ailleurs, sa situation ne pouvait lui laisser espérer une chance de promotion professionnelle [20] ;
  • qu’un travailleur saisonnier qui ne peut établir que son contrat de travail avait vocation à être renouvelé ou qu’il était susceptible d’évoluer dans l’entreprise ne peut invoquer une perte de promotion professionnelle [21].

2 - La décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 a étendu, sous certaines limites, l’indemnisation d’autres sources de préjudices que ceux visés ci-avant

Le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, a considéré dans une décision n° 2010-8 du 18 juin 2010 (préc.) «[…] qu’indépendamment de cette majoration, la victime ou, en cas de décès, ses ayants droit peuvent, devant la juridiction de Sécurité sociale, demander à l’employeur la réparation de certains chefs de préjudice énumérés par l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L5302ADQ) ; qu’en présence d’une faute inexcusable de l’employeur, les dispositions de ce texte ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, faire obstacle à ce que ces mêmes personnes, devant les mêmes juridictions, puissent demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le Livre IV du Code de la Sécurité sociale».

Dans cette même décision, le Conseil constitutionnel a «validé», dans son considérant n° 17, le plafonnement de l’indemnisation destinée à compenser la perte de salaire, tel qu’institué à l’article L. 452-2 du Code de la Sécurité sociale. Une juste proportionnalité est, en effet, selon lui, respectée entre le souci d’indemnisation des victimes et les objectifs d’intérêt général.

Il ressort de cette décision du Conseil constitutionnel que le salarié, en la présence d’une faute inexcusable de son employeur, a la possibilité de présenter une demande indemnitaire concernant l’ensemble de ses préjudices, pour autant qu’ils ne soient pas couverts par l’une ou l’autre des dispositions se trouvant dans le Livre IV du Code de la Sécurité sociale.

La Cour de cassation a repris cette solution à son compte, au terme d’un arrêt qu’elle a rendu le 30 juin 2011 [22].

Puis, dans trois arrêts en date du 4 avril 2012 [23], la Haute cour a estimé que le salarié pouvait prétendre à la réparation de chefs de préjudices n’étant pas couverts, en tout ou en partie, par l’une ou l’autre des dispositions du Livre IV du Code de la Sécurité sociale. A l’inverse, elle a estimé que le salarié ne pouvait prétendre à la réparation des chefs de préjudices qui était assurée, en tout ou partie, par les prestations résultant du Livre IV précité.

On pouvait donc imaginer, à la lecture de la position exprimée par le Conseil constitutionnel, une réparation plus large, à l’initiative du juge de la Sécurité sociale, des différents préjudices subis par le salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.

Ce fut le cas en partie.

Mais en pratique, force est de constater que l’ouverture -sous les conditions explicitées ci-avant- imaginée par le Conseil constitutionnel, prive en réalité les salariés d’une partie significative de leurs différentes sources de préjudices.

L’analyse de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui va suivre, le démontre aisément.

3 - L’application par la Cour de cassation du principe défini par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 juin 2010

La Cour de cassation, depuis la décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010, a reconnu la prise en charge de certains préjudices (a). Elle rejette, en revanche, l’indemnisation de nombreuses sources de préjudices subies par le salarié dès lors qu’elles trouvent leur origine dans l’une des dispositions figurant dans le Livre IV du Code de la Sécurité sociale. Etant au demeurant précisé qu’elle juge régulièrement que la majoration de la rente, conséquence induite de la faute inexcusable de l’employeur, englobe en elle-même plusieurs sources de préjudices dont il n’est pas possible, pour le salarié, de demander réparation de manière spécifique (b).

a) Les préjudices réparés par le juge de la Sécurité sociale depuis la décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010

En sus des préjudices expressément visés par l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale, et susceptibles de donner lieu à une indemnisation par le juge de la Sécurité sociale, la Cour de cassation admet la prise en charge, notamment, des préjudices suivants :

♦ Le préjudice sexuel

Dans son arrêt du 4 avril 2012 [24], confirmé depuis lors [25], la Cour de cassation a considéré, en rupture avec sa jurisprudence antérieure, que le préjudice sexuel constituait un chef de préjudice distinct du préjudice d'agrément, et qu'il pouvait donc donner lieu à une réparation spécifique.

Le préjudice sexuel recouvre plusieurs situations : le préjudice sexuel morphologique (atteinte aux organes sexuels), le préjudice lié à l’acte sexuel lui-même (perte du plaisir lié à l’acte sexuel) et le préjudice lié à l’impossibilité ou à la difficulté d’avoir des enfants.

Récemment, la Cour de cassation a jugé que «le préjudice sexuel comprend l’ensemble des préjudices touchant à la sphère sexuelle» [26].

Pour une illustration aussi originale que savoureuse sur ce sujet, on peut se référer à l’arrêt rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 1er février 2019 [27] qui a mentionné : «l'expert a relevé qu'il ressort de l'interrogatoire de M. X  [le salarié] que ce dernier se plaint de ne plus pouvoir réaliser certaines positions sexuelles en position debout. Il ne nous semble pas que cette position amoureuse soit la plus répandue (si l'on se réfère au guide du Kamasoutra qui fait autorité dans ce domaine). De ce fait, s'il existe un préjudice sexuel, il est très minime [...]».

♦ Le déficit fonctionnel temporaire

Selon la Cour de cassation, le déficit fonctionnel temporaire inclut plus généralement, pour la période antérieure à la date de consolidation, l'incapacité fonctionnelle totale ou partielle ainsi que le temps d'hospitalisation et les pertes de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique [28].

♦ Le préjudice permanent exceptionnel

Peut être indemnisé un préjudice permanent exceptionnel afférent à un préjudice extra-patrimonial atypique, directement lié au handicap permanent qui prend une résonance particulière pour certaines victimes en raison soit de leur personne, soit des circonstances et de la nature du fait dommageable, notamment de son caractère collectif pouvant exister lors de catastrophes naturelles, industrielles ou d'attentats.

♦ Le préjudice d’établissement

La Cour de cassation a défini ce préjudice indemnisable comme étant celui réparant la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap [29]. Tel n’est pas le cas, par exemple, d’un salarié âgé de 59 ans au jour de la décision, marié et père d’un enfant de 30 ans, qui vivait encore au domicile parental [30].

♦ Les frais d’aménagement du logement, dès lors qu’ils correspondent au besoin réel du salarié, tels que justifiés par son état de santé [31] et d’acquisition d’un véhicule adapté au handicap [32]

♦ Les frais d’assistance d’un médecin conseil à l’expertise médicale [33]

♦ Les frais d’assistance d’une tierce personne avant la consolidation [34]

♦ Les frais de déplacement engagés par le salarié pour se rendre à l’expertise ordonnée par le juge de la Sécurité sociale, ces dépenses ne figurant pas parmi les chefs de préjudice expressément couverts par le Livre IV du Code de la Sécurité sociale [35].

♦ Le préjudice résultant du refus d’assurance pour le prêt immobilier que le salarié entendait souscrire [36]

♦ Le préjudice universitaire constitué par les modifications successives d’orientation nécessitées par le handicap du salarié [37].

b) Les préjudices ne donnant pas lieu à indemnisation par le juge de la Sécurité sociale, car trouvant leur source dans le Livre IV du Code de la Sécurité sociale et étant déjà indemnisés via la majoration de la rente

Ne donnent ainsi pas lieu à indemnisation par le juge de la Sécurité sociale :

  • le préjudice lié au déficit fonctionnel permanent (lequel vise l’atteinte physiologique découlant de l’incapacité, la perte de gains professionnels pendant la phase traumatique, l’incidence professionnelle de l’incapacité et le préjudice d’établissement ainsi que le bouleversement de la vie familiale et personnelle), qui couvre déjà la perte de la qualité de vie de la victime, ainsi que les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité [38] ;
  • la perte des revenus professionnels résultant de l’incapacité permanente partielle qui subsiste le jour de la consolidation [39] ;
  • la perte de revenus professionnels pendant la période antérieure à la consolidation, qui est compensée par le versement d’indemnités journalières, la perte de gains professionnels résultant de l’incapacité permanente partielle qui subsistait au jour de la consolidation, ainsi que l’incidence professionnelle de l’incapacité et le déficit fonctionnel permanent subis par le salarié, lesquels sont indemnisés par l’attribution de la rente d’incapacité permanente majorée [40] ;
  • la demande d'un salarié victime d'un accident du travail tenant au paiement de la perte de salaire qu’il a subie. Le salarié estimait pouvoir bénéficier de la différence entre les salaires qu'il aurait dû percevoir s'il avait travaillé et les indemnités journalières dont il a bénéficié en conséquence de son arrêt de travail [41] ;
  • la perte de l’emploi ainsi que la perte de droits à retraite [42] ;
  • les frais médicaux, chirurgicaux, pharmaceutiques et accessoires, les frais de transport et, d’une façon générale, les frais nécessités par le traitement, la réadaptation fonctionnelle, la rééducation professionnelle et le reclassement de la victime, lesquels figurent parmi les chefs de préjudice expressément couverts par le Livre IV du Code de la Sécurité Sociale (CSS, art. L. 431-1, L. 432-6 N° Lexbase : L5254ADX à L. 432-12, L. 481-1 N° Lexbase : L5321ADG et L. 481-2 N° Lexbase : L0855IZP) [43] et les dépenses de santé actuelles et futures (CSS, art. L. 431-1 et L. 432-1 N° Lexbase : L8761KUZ à L 432-4-1) ;
  • le recours à l’assistance d’une tierce personne après la consolidation, qui est déjà indemnisé par l’article L. 434-2 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L8917KUS) [44] ;
  • les frais de transport engagés pour se rendre chez le kinésithérapeute aux fins de bénéficier de soins en lien avec l'accident du travail [45] et plus généralement les frais de déplacement ;
  • les dépenses d’appareillage et de santé au sens de l’article L. 431-1 du Code de la Sécurité sociale (en l’espèce, les dépenses liées à l’acquisition d’une table de lit, d’un fauteuil électrique complémentaire ou de repos, de changes, d’alèses et de savon) [46] ;
  • les préjudices subis par la victime avant l’accident (exemple : souffrances endurées par la victime dans le contexte de conditions de travail particulièrement stressantes avant qu’elle ne commette un suicide) [47] ;

On peut ajouter à cette liste, notamment :

 

                                                                                                  ♦  ♦  ♦

 

Au plan des principes, la faute inexcusable permet au salarié de majorer significativement ses droits résultant de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle dont il a été la victime.

Encore faut-il qu’il recense puis qualifie justement les différentes sources de préjudices qu’il estime avoir subies afin d’éviter, autant que possible, d’en être débouté par le juge de la Sécurité sociale.

Il sera, pour partie, aiguillé, en cela, par le rapport de l’expert susceptible d’être désigné par la juridiction de la Sécurité sociale.

Ajoutons à cela le fait que, pour être audible, le salarié doit être crédible dans l’énoncé de ses chefs de préjudices, dans la justification de chacun d’eux, ainsi que dans l’étendue de l’indemnisation sollicitée.

Il reste que, sur certains sujets, le salarié pourra faire valoir d’autres sources de préjudices devant non plus le juge de la Sécurité sociale, mais le conseil de prud’hommes, singulièrement lorsqu’il s’est vu notifier son licenciement consécutivement à une inaptitude physique d’origine professionnelle.

 

[1] Cf. CSS, art. L. 431-1 et s. (N° Lexbase : L8044LGZ).

[2] En ce sens, notamment, article L. 1226-9 du Code du travail (N° Lexbase : L1024H9S).

[3] C. trav., art. L. 1226-14 (N° Lexbase : L1033H97).

[4] En ce sens notamment, Cass. soc., 28 février 2002, n° 00-13.179, inédit au bulletin (N° Lexbase : A0616AYH) ; Cass. soc., 11 avril 2002, n° 00-16.535, publié, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4836AYR) ; Cass. civ. 2, 14 octobre 2003, n° 02-30.257, FS-D (N° Lexbase : A8348C93) ; Ass. plén., 24 juin 2005, n° 03-30.038 (N° Lexbase : A8502DIQ).

[5] CSS, art. L. 452-2 (N° Lexbase : L7113IUY).

[6] En ce sens notamment, Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-14.311, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6498IH7) ; Cass. civ. 2, 7 mai 2014, n° 12-23.962, F-D (N° Lexbase : A9290MKB).

[7] En ce sens notamment, Cass. civ. 2, 25 janvier 2018, n° 17-10.299, F-D (N° Lexbase : A8488XBY) ; Cass. civ. 2, 28 février 2013, n° 11-19.850, FP-D (N° Lexbase : A8719I8G) ; Cass. civ. 2, 31 mars 2016, n° 14-30.015, FS-P+B (N° Lexbase : A1529RBA) ; Cass. civ. 2, 19 janvier 2017, n° 15-29.437, F-D (N° Lexbase : A7018S9S) ; Cass. civ. 2, 16 juin 2016, n° 15-18.592, F-D (N° Lexbase : A5518RTK) ; Cass. civ. 2, 26 mai 2016, n° 15-18.591, F-D (N° Lexbase : A0314RR3) ; Cass. civ. 2, 31 mars 2016, n° 14-30.015, FS-P+B (N° Lexbase : A1529RBA).

[8] Cass. civ. 2, 20 décembre 2018, n° 17-29.023, F-D (N° Lexbase : A6742YR7).

[9] Cass. civ. 2, 7 mai 2014, n° 13-16.204, F-D (N° Lexbase : A9324MKK).

[10] En ce sens notamment, Cass. civ. 2, 7 mai 2014, n° 12-23.962, F-D (N° Lexbase : A9290MKB).

[11] Cass. civ. 2, 28 février 2013, n° 11-21.015, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A8812I8U).

[12] Par exemple, l’horticulture (Cass. civ. 2, 2 mars 2017, n° 15-27.523, F-P+B N° Lexbase : A9941TRM), le bricolage, le jardinage…

[13] En ce sens notamment Cass. civ. 2, 25 janvier 2018, n° 17-10.299, F-D (N° Lexbase : A8488XBY) ; Cass. civ. 2, 26 mai 2016, n° 15-18.591, F-D (N° Lexbase : A0314RR3) ; Cass. civ. 2, 9 juillet 2015, n° 14-16.006, F-D (N° Lexbase : A7659NMM) ; Cass. civ. 2, 17 décembre 2015, n° 14-28.858, F-D (N° Lexbase : A8627NZK).

[14] Cass. civ. 2, 19 janvier 2017, n° 15-29.437, F-D (N° Lexbase : A7018S9S).

[15] Cass. civ. 2, 14 mars 2013, n° 11-24.237, F-D (N° Lexbase : A9612I9U).

[16] Cass. civ. 2, 11 mars 2010, n° 09-12.451, F-D (N° Lexbase : A1805ETZ).

[17] Cass. civ. 2, 1er juillet 2010, n° 08-13.155, F-D (N° Lexbase : A2192E4X).

[18] Cass. civ. 2, 19 décembre 2013, n° 12-28.025, F-D (N° Lexbase : A7281KSH).

[19] Cass. civ. 2, 7 juillet 2011, n° 10-24.161, F-D (N° Lexbase : A9777HUN).

[20] Cass. civ. 2, 30 juin 2011, n° 10-22.768, F-D (N° Lexbase : A6649HUS).

[21] Cass. civ. 2, 10 mai 2012, n° 11-13.381, F-D (N° Lexbase : A1185ILH).

[22] Cass. civ. 2, 30 juin 2011, n° 10-19.475, FS-P+B+R (N° Lexbase : A6615HUK).

[23] Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-18.014, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1272IIX) et n° 11-10.308, FS-P+B (N° Lexbase : A1246IIY).

[24] Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-14.311, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6498IH7).

[25] Cass. civ. 2, 28 juin 2012, n° 11-16.120, F-P+B (N° Lexbase : A1215IQ3) ; Cass. civ. 2, 28 février 2013, n° 11-21.015, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A8812I8U).

[26] Cass. civ. 2, 4 avril 2019, n° 18-13.704, F-D (N° Lexbase : A3316Y8C).

[27] CA Aix-en-Provence, 1er février 2019, n° 16/09154 (N° Lexbase : A0191YWY).

[28] Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-14.311, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6498IH7).

[29] Cass. civ. 2, 2 mars 2017, n° 15-27.523, F-P+B (N° Lexbase : A9941TRM) ; Cass. civ. 2, 14 juin 2018, n° 17-20.125, F-D (N° Lexbase : A3321XRG).

[30] Cass. civ. 2, 14 juin 2018, n° 17-20.125, F-D (N° Lexbase : A3321XRG).

[31] Cass. civ. 2, 12 février 2015, n° 13-17.677, F-D (N° Lexbase : A4384NBY).

[32] Cass. civ. 2, 30 juin 2011, n° 10-19.475, FS-P+B+R (N° Lexbase : A6615HUK).

[33] Cass. civ. 2, 18 décembre 2014, n° 13-25.839, F-P+B (N° Lexbase : A2797M84) ; Cass. civ. 2, 12 février 2015, n° 13-17.677, F-D, préc..

[34] Cass. civ. 2, 11 octobre 2018, n° 17-23.312, F-D (N° Lexbase : A3239YG3).

[35] Cass. civ. 2, 4 avril 2019, n° 18-13.704, F-D (N° Lexbase : A3316Y8C).

[36] Cass. civ. 2, 11 octobre 2018, n° 17-23.312, F-D (N° Lexbase : A3239YG3).

[37] Cass. civ. 2, 18 mai 2017, n° 16-11.190, F-D (N° Lexbase : A5001WDL).

[38] Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-15.393, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6499IH8).

[39] Cass. civ. 2, 13 octobre 2011, n° 10-15.649, FS-D (N° Lexbase : A7707HY4).

[40] Cass. civ. 2, 30 novembre 2017, n° 16-25.058, F-D (N° Lexbase : A4662W4G).

[41] Cass. civ. 2, 20 septembre 2012, n° 11-20.798, F-D (N° Lexbase : A2590IT4).

[42] Cass. soc., 6 octobre 2015, n° 13-26.052, FS-P+B (N° Lexbase : A0549NTI) ; Cass. mixte, 9 janvier 2015, n° 13-12.310, P+B+R+I (N° Lexbase : A0773M9I) ; Cass. soc., 3 mai 2018, n° 14-20.214, FS-P+B (N° Lexbase : A4314XMQ).

[43] Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-18.014, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1272IIX) ; Cass. civ. 2, 7 novembre 2013, n° 12-25.744, F-D (N° Lexbase : A2109KPS) ; Cass. civ. 2, 20 décembre 2012, n° 11-21.518, FS-D (N° Lexbase : A1636IZM) ; Cass. civ. 2, 2 mars 2017, n° 15-27.523, F-P+B (N° Lexbase : A9941TRM).

[44] Cass. civ. 2, 20 juin 2013, n° 12-21.548, FS-P+B (N° Lexbase : A2014KH3) ; Cass. civ. 2, 2 mars 2017, n° 15-27.523, F-P+B (N° Lexbase : A9941TRM).

[45] Cass. civ. 2, 7 novembre 2013, n° 12-25.744, F-D (N° Lexbase : A2109KPS).

[46] Cass. civ. 2, 19 septembre 2013, n° 12-18.074, F-P+B (N° Lexbase : A4896KLW).

[47] Cass. civ. 2, 19 septembre 2013, n° 12-22.156, F-D ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 9760930, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "Cass. civ. 2, 19-09-2013, n\u00b0 12-22.156, F-D, Cassation partielle sans renvoi", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A5065KL8"}}).

newsid:469560

Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Brèves] Accident survenu au cours d’un stage : possible action en garantie de l’établissement d’enseignement contre la société uniquement pour les accidents survenus après le 12 juillet 2014

Réf. : Cass. civ. 2, 20 juin 2019, n° 18-13.968, FS-P+B+I (N° Lexbase : A2899ZGH)

Lecture: 1 min

N9572BXS

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par Laïla Bedja

Le 26 Juin 2019

► Les dispositions du dernier alinéa de l’article L. 452-4 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L7788I3T), dans leur rédaction issue de l’article 8 de la loi n° 2014-788 du 10 juillet 2014 (N° Lexbase : L7013I37), ayant pour objet d’ouvrir, selon les modalités qu’elles précisent, à l’établissement d’enseignement, dans le cas où un de ses élèves ou étudiants, à la suite d’un accident ou d’une maladie survenu par le fait d’une période de formation en milieu professionnel ou d’un stage, engage une action en reconnaissance de faute inexcusable, une action à l’encontre de l’organisme d’accueil en garantie des conséquences financières de la reconnaissance éventuelle de celle-ci, sont applicables aux seuls accidents et maladies survenus postérieurement à l’entrée en vigueur de cette loi.

 

Telle est la solution retenue par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 20 juin 2019 (Cass. civ. 2, 20 juin 2019, n° 18-13.968, FS-P+B+I N° Lexbase : A2899ZGH).

 

Un étudiant au sein d’un établissement scolaire a effectué un stage auprès d’une société, au cours duquel il a été victime, le 18 mars 2010, d’un accident du travail, pris en charge au titre de la législation professionnelle. Sa faute inexcusable ayant été reconnue, le lycée a demandé la garantie des conséquences financières de cette faute à la société.

Ayant été débouté en appel de son action en garantie, l’établissement forma un pourvoi en cassation. En vain.

 

Enonçant la solution précitée, la Haute juridiction rejette le pourvoi (sur Une action en reconnaissance exclusivement dirigée contre l'employeur, cf. l’Ouvrage «Droit de la protection sociale» N° Lexbase : E3171ETM).

newsid:469572

Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Brèves] Récupération par l’employeur des indemnités versées en excès aux victimes de maladies professionnelles auprès de la caisse

Réf. : Cass. civ. 2, 20 juin 2019, n° 18-18.595, F-P+B+I (N° Lexbase : A9346ZEU)

Lecture: 1 min

N9526BX4

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par Laïla Bedja

Le 26 Juin 2019

► Selon l’article L. 452-3, alinéa 3, du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L5302ADQ), la réparation des préjudices allouée en cas de faute inexcusable à la victime ou à ses ayants droit est versée directement aux bénéficiaires par la caisse primaire qui en récupère le montant auprès de l’employeur ; la cour d’appel, ayant relevé que les arrêts de la première cour d’appel, passés en force de chose jugée, avaient infirmé les dispositions des jugements sur le montant des indemnités, en a exactement déduit qu’ils ouvraient droit à la restitution des sommes excédentaires versées par la société et constituaient des titres exécutoires permettant à celle-ci d’en poursuivre le recouvrement forcé à l’encontre de la caisse.

 

Telle est la solution retenue par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 20 juin 2019 (Cass. civ. 2, 20 juin 2019, n° 18-18.595, F-P+B+I N° Lexbase : A9346ZEU).

 

Dans cette affaire, en exécution de jugements assortis de l’exécution provisoire, la caisse primaire d’assurance maladie a versé directement aux victimes de maladies professionnelles la réparation de leurs préjudices et en a récupéré le montant auprès de leur employeur, dont la faute inexcusable a été reconnue. Le montant de la réparation ayant été réduit par arrêts partiellement infirmatifs du 31 mars 2016, la société, pour avoir paiement du trop-versé, a fait délivrer un commandement aux fins de saisie-vente à la caisse qui l’a contesté devant un juge de l’exécution.

 

La cour d’appel ayant rejeté la demande d’annulation du commandement de payer, la caisse forme un pourvoi en cassation. En vain.

 

Enonçant la solution précitée, la Haute juridiction rejette le pourvoi (sur Le paiement de l'indemnité réparant le préjudice personnel, cf. l’Ouvrage «Droit de la protection sociale» N° Lexbase : E3161ETA).

newsid:469526

Baux d'habitation

[Brèves] L’action de groupe, inapplicable en matière de bail d’habitation

Réf. : Cass. civ. 1, 19 juin 2019, n° 18-10.424, FS-P+B (N° Lexbase : A3007ZGH)

Lecture: 1 min

N9571BXR

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 26 Juin 2019

Le bail d'habitation régi par la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 (N° Lexbase : L8461AGH), dans la mesure où il ne constitue pas un contrat de fourniture de services, n'entre pas dans le champ d'application de l'action de groupe prévue à l'article L. 423-1, devenu L. 623-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L0187LNA), dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 (N° Lexbase : L8700LM8) ;

► est dès lors irrecevable l'action de groupe engagée par l'association Confédération nationale du logement aux fins d'obtenir la réparation de préjudices individuels subis par les locataires et ayant pour cause commune un manquement du bailleur à ses obligations légales ou contractuelles.

Telle est la solution retenue par la première chambre civile de la Cour de cassation, aux termes d’un arrêt rendu le 19 juin 2019 (Cass. civ. 1, 19 juin 2019, n° 18-10.424, FS-P+B N° Lexbase : A3007ZGH).

En l’espèce, soutenant qu’une société bailleresse avait inséré une clause illicite et abusive dans ses contrats de location de logements, l’association Confédération nationale du logement l’avait assignée, sur le fondement des dispositions relatives à l’action de groupe, aux fins de voir déclarer cette clause non écrite et d’obtenir sa condamnation à réparer les préjudices individuels subis par les locataires.

L’association faisait grief à l’arrêt de déclarer son action irrecevable. Elle n’obtiendra pas gain de cause devant la Cour suprême, qui approuve les juges d’appel ayant à bon droit retenu que le contrat de location d’un logement, en ce qu’il oblige le bailleur à mettre un immeuble à la disposition du locataire afin qu’il en jouisse pendant un certain temps, sans imposer au premier, à titre principal, l’exécution d’une prestation, ne constitue pas un contrat de fourniture de services, et qui en a exactement déduit la solution précitée.

newsid:469571

Droit médical

[Brèves] Conformité à la Constitution des dispositions relatives à l’exercice d’une activité libérale au sein d’un établissement public de santé

Réf. : Cons. const., décision n° 2019-792 QPC du 21 juin 2019 (N° Lexbase : A9478ZER)

Lecture: 3 min

N9547BXU

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par Laïla Bedja

Le 26 Juin 2019

► Les mots «qui peuvent, le cas échéant, déroger aux dispositions du 4° du I de l'article L. 6112-2 (N° Lexbase : L1704LIX)» figurant au dernier alinéa du paragraphe II de l'article L. 6154-2 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L4725LCY), dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 2017-31 du 12 janvier 2017 (N° Lexbase : L4595LC8) de mise en cohérence des textes au regard des dispositions de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (N° Lexbase : L2582KXW), sont conformes à la Constitution.

 

Telle est la décision rendue par le Conseil constitutionnel dans un arrêt rendu le 21 juin 2019 (Cons. const., décision n° 2019-792 QPC du 21 juin 2019 N° Lexbase : A9478ZER).

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 15 avril 2019, par le Conseil d’Etat, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par des cliniques privées et la Fédération de l’hospitalisation privée. Les parties requérantes reprochaient au 4° du paragraphe I de l’article L. 6112-2 du Code de la Santé publique, de réserver aux praticiens des établissements publics de santé la possibilité d'exercer, au sein de leur établissement, une activité libérale non soumise à l'interdiction de facturation de dépassements d'honoraires.

En premier lieu, elles soutiennent qu'il en résulterait une double différence de traitement, contraire au principe d'égalité devant la loi. La première serait établie entre les patients des établissements publics de santé. Selon qu'ils sont soignés par un praticien exerçant ou non à titre libéral, ces patients ne bénéficieraient pas tous de la garantie d'absence de dépassements d'honoraires. La seconde différence de traitement distinguerait entre les établissements publics de santé et les établissements de santé privés habilités à assurer le service public hospitalier, dans la mesure où seuls les premiers peuvent recruter des médecins autorisés à pratiquer des dépassements d'honoraires dans le cadre de l'exercice d'une activité libérale au sein de l'établissement.

En second lieu, elles font valoir qu'en réservant une telle possibilité de recrutement aux établissements publics de santé, sans l'étendre aux établissements de santé privés, ces dispositions rendraient trop difficile l'habilitation de ces derniers à l'exercice du service public hospitalier. Elles en concluent à une méconnaissance de la liberté d'entreprendre et de la liberté contractuelle.

 

Les Sages n’iront pas dans leur sens.

Ainsi, ils rappellent que, lorsqu'ils exercent une activité libérale au sein de leur établissement, les praticiens des établissements publics de santé n'interviennent pas dans le cadre du service public hospitalier. Le patient accueilli dans un tel établissement peut ainsi bénéficier d'une prestation assurée soit par un praticien exerçant à titre libéral en dehors du cadre du service public hospitalier, sans garantie d'absence de dépassements d'honoraires, soit par un praticien intervenant dans le cadre du service public hospitalier, alors tenu à l'absence de facturation de tels dépassements. A cet égard, le paragraphe II de l'article L. 6154-2 garantit l'information des patients et la neutralité de leur orientation entre activité libérale et activité publique. Les dispositions contestées n'instaurent ainsi aucune différence de traitement entre les patients accueillis dans un établissement public de santé.

De même, si les praticiens publics peuvent bénéficier de la dérogation, le statut des médecins libéraux employés par un établissement de santé privé assurant le service public hospitalier est différent car ils n’ont pas nécessairement vocation à y consacrer l'intégralité de leur carrière et ils ne sont pas tenus d’exercer à plein temps leur activité au sein de cet établissement. La différence de traitement contestée, entre les établissements publics de santé et les établissements de santé privés, repose donc sur une différence de situation.

 

Le Conseil précise que la possibilité, pour les praticiens statutaires à temps plein des établissements publics de santé, d'exercer une activité libérale au sein de l'établissement est soumise à plusieurs conditions rappelées dans la décision et l’exercice, dans de telles conditions, d’une activité libérale vise à offrir, uniquement à titre accessoire, un complément de rémunération et de retraite aux praticiens statutaires à temps plein des établissements publics de santé. Il permet ainsi d'améliorer l'attractivité des carrières hospitalières publiques et la qualité des établissements publics de santé. Dans la mesure où la possibilité de pratiquer des dépassements d'honoraires contribue à cette attractivité, la différence de traitement contestée est en rapport direct avec l'objet de la loi (cf. l’Ouvrage «Droit médical», La médecine de soins dans les établissements publics N° Lexbase : E9674EQD).

newsid:469547

Fiscalité internationale

[Jurisprudence] Bénéficiaire effectif et abus de droit ne font pas (toujours) bon ménage

Réf. : CJUE, 26 février 2019, aff. C-116/16 et aff. C-117/16 (N° Lexbase : A0975YZ7)

Lecture: 24 min

N9544BXR

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par Alban Viot, Tax associate | Financial Services chez PwC Société d'Avocats

Le 02 Juillet 2019

Dans deux affaires portées devant la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après “CJUE”), les juges européens se sont prononcés le 26 février 2019, sur la notion de bénéficiaire effectif et d’abus de droit de l’Union Européenne (ci-après «UE»).

En raison de la similarité des procédures, la CJUE a joint d’un côté les affaires relatives à l’application de la Directive 90/435/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’Etats membres différents (N° Lexbase : L7669AUL) (ci-après la “DMF”)[1] .

De l’autre, la CJUE a joint les affaires relatives à l’application de la Directive 2003/49/CE du Conseil du 3 juin 20013 concernant le régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts et de redevances effectués entre des sociétés associées d'Etats membres différents (N° Lexbase : L6609BHA) (ci-après “DIR”)[2].

En l’espèce, les faits particulièrement complexes peuvent être résumés comme suit, le ministère des impôts danois a refusé le bénéfice de l’exonération relative aux intérêts versés entre sociétés associées/dividendes versés dans le cadre du régime mère-fille d’Etat membres différents. Pour le ministère danois, les sociétés non-résidentes à qui les requérantes avaient versés les intérêts/dividendes ne pouvaient être qualifiées de bénéficiaire effectif au sens de chacune des directives respectives.

Le litige persistant, la cour d’appel de la région Est danoise (l’Østre Landrest) a introduit différentes demandes de décision préjudicielle, et ce, conformément à l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) (N° Lexbase : L2581IPB).

Premièrement, la question préjudicielle attrait à la notion de bénéficiaire effectif ainsi qu’à l’existence d’une base juridique permettant à un Etat membre de refuser le bénéfice de l’exonération de retenue à la source prévue par la DIR et la DMF, en raison de la commission d’un abus de droit. Dans un deuxième temps, l’Østre Landrest a demandé à la CJUE de se prononcer sur les éléments constitutifs de l’abus de droit de l’Union ainsi que sur les modalités de mise en œuvre. Enfin, l’Østre Landrest a demandé à la CJUE de vérifier si la législation danoise, dans l’hypothèse du refus de l’exonération précitée, ne violait pas les libertés d’établissement et de libre circulation des capitaux prévues par le TFUE (non étudié dans le présent article).

Réunie en grand chambre, la CJUE s’est prononcée le 26 février 2019, en ne suivant que partiellement les conclusions de son Avocat général, Mme Juliane Kokott.

La CJUE a notamment reconnu que:

- le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les intérêts et redevances effectués entre des sociétés associées d’Etats membres différents était réservé aux seuls bénéficiaires effectifs de ces intérêts, «à savoir, aux entités qui bénéficient réellement de ces intérêts sur le plan économique et qui disposent dès lors du pouvoir d'en déterminer librement l’affectation» ;

- le principe général du droit de l’UE permettait de refuser le bénéfice de l’exonération prévue par la DIR et par la DMF, en cas d’abus, et ce, «même en l'absence de disposition du droit national ou conventionnel» ;

- la preuve d’un abus nécessite à la fois des éléments objectifs mais aussi subjectifs ;

- pour reconnaitre un abus de droit, une autorité nationale «n’est pas tenue d’identifier la ou les entités qu’elle considère comme étant les bénéficiaires effectifs».

Ce faisant, il ressort de ces deux affaires que les juges de la CJUE ont ici fait preuve d’une pédagogie certaine en reconnaissant d’une part que l’exonération de retenue à la source prévue par la DIR et la DMF était réservée au bénéficiaire effectif de ces revenus, sous réserve de ne pas constituer un abus du droit de l’UE (I).

D’autre part, les juges de l’Union sont venus préciser les modalités de mises en œuvre de l’abus de droit, lequel s’inscrit dans la volonté actuelle du législateur européen de lutter contre les pratiques abusives (II).

I - L’exonération de retenue à la source des dividendes/intérêts conditionnée par la qualité de bénéficiaire effectif et l’absence d’abus du droit de l’UE.

Pour pouvoir bénéficier de l’exonération de retenue à la source sur les dividendes et intérêts versés entre sociétés de plusieurs Etats membres, il appartient de reconnaitre la qualité de bénéficiaire effectif (A) tout en s’abstenant de recourir à une pratique frauduleuse ou abusive du droit de l’UE (B).

A - La qualité de bénéficiaire effectif réservée au détenteur économique des revenus

 

Pour mémoire, il convient de rappeler que l’article 1er paragraphe 1 de la DIR prévoit que l’exonération de retenue à la source concerne les “bénéficiaires des intérêts" lorsque ce dernier est «une société d'un autre Etat membre ou un établissement stable, situé dans un autre Etat membre, d'une société d'un Etat membre».

L'article précité[3] précise également qu’une société d’un Etat membre n’est considérée comme bénéficiaire des intérêts ou redevances que si «elle perçoit pour son compte propre et non comme représentant, par exemple comme administrateur fiduciaire ou signataire autorisé, d'une autre personne».

Comme le rappelle la CJUE dans sa décision, si quelques traductions de la DIR utilisent le terme de “bénéficiaire” (e.g. en français, bulgare, letton), d’autres préfèrent le terme de “bénéficiaire effectif” (e.g. en espagnol, estonien, anglais) ou encore de “propriétaire”/”qui a le droit d’utiliser” (e.g. en allemand, danois, croate) ou enfin “celui qui a le droit en dernier lieu” (en néerlandais).

Ce faisant, le terme de bénéficiaire effectif ne saurait être invoqué dans une acceptation purement formelle (i.e. un bénéficiaire nommément identifié) mais doit être analysé par référence à l’entité qui est en mesure de disposer économiquement des intérêts.

Afin de définir cette notion, la question a été posée devant la CJUE de savoir s’il était possible de se référer aux modèles de convention OCDE.

Dans ses conclusions, l’Avocat Général[4] estimait que cette notion devait faire l’objet d’une interprétation autonome en droit de l’UE, indépendante de l’article 11 du modèle de convention OCDE de 1977 ou des versions postérieures.

Toutefois, cette vision n’a pas été partagée par les juges européens qui ont estimé que, pour l’application de la DIR, l’interprétation de cette notion au regard des commentaires OCDE devait être admise et qu’à défaut, cette interprétation serait privée de toute légitimité démocratique.

Par suite, la CJUE énonce que cette notion de bénéficiaire effectif «devait être entendue non pas dans son acceptation étroite et technique mais dans un sens qui permette d’éviter la double imposition ainsi que de prévenir la fraude et l’évasion fiscale».

Pour toutes ces raisons, dans ses motifs de la décision relative à l’application de la DIR, la CJUE a posé le principe selon lequel l’exonération n’est applicable qu’aux seuls bénéficiaires effectifs, étant précisé qu’il s’agit «des entités qui bénéficient réellement de ces intérêts sur le plan économique et qui disposent dès lors du pouvoir d’en déterminer librement l’affectation».

En conséquence, il s’agit bien de la vision économique de la notion du bénéficiaire effectif qui a été retenue en l’espèce.

De plus, dans le prolongement de cette interprétation libérale voulue par la juges de l’Union, ces derniers reconnaissent même que le bénéficiaire effectif puisse ne pas être le bénéficiaire final.

En effet, la grande chambre apporte une tolérance en estimant que lorsque le récipiendaire des intérêts n’est pas le bénéficiaire effectif, ces intérêts peuvent néanmoins bénéficier de l’exonération de retenue à la source prévue par la directive dès lors que ce dernier en «transfère le montant à un bénéficiaire effectif établi dans l’Union et répondant par ailleurs à l’ensemble des conditions édictées par la Directive 2003/49 pour bénéficier d’une telle exonération»[5].

Par conséquent, les juges de la grande chambre reconnaissent ici une forme de dichotomie dans la notion de bénéficiaire effectif qui peut alors être, ou ne pas être, le bénéficiaire final, sous réserve toutefois de respecter les conditions prévues par la DIR.

Autrement dit, dès lors que les intérêts seront versés, par un récipiendaire, à une société répondant à l’ensemble des conditions visées par la DIR, ces intérêts pourront bénéficier du régime d’exonération.

Si les juges de l’UE révèlent en l’espèce leur position libérale de la notion de bénéficiaire effectif, il n’en demeure pas moins qu’ils rappellent également la principauté des droits de l’UE selon lesquels un justiciable ne peut frauduleusement ou abusivement se prévaloir des dispositions des droits de l’UE.

 

B - L’exonération de retenue à la source conditionnée par l’absence d’abus du droit de l’UE

Dans les deux affaires, il était notamment question de savoir si, pour lutter contre un abus de droit dans le cadre de l’application de chaque directive respective, un Etat membre devait avoir adopté une disposition nationale ou conventionnelle pour refuser l’exonération de retenue à la source.

Sur ce point, la jurisprudence de l’UE, constante depuis de nombreuses années, rappelle régulièrement qu’il existe un principe général du droit selon lequel les justiciables ne peuvent frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’UE.[6]

Il découle de ce principe que les Etats membres sont tenus de refuser l’application du droit de l’UE lorsque les dispositions de l’Union sont invoquées, non pas en vue de réaliser les objectifs de ces dispositions mais uniquement pour bénéficier d’un avantage résultant du droit de l’UE alors que les conditions ne sont pas formellement remplies.

Dans ces deux affaires, les juges européens ont pris soin de rappeler les objectifs respectifs poursuivis par chacune des Directives avec d’un côté, la DMF qui a été adoptée afin de faciliter les groupes de sociétés intra-UE pour les adapter aux exigences du marché commun, d’accroitre leur productivité et renforcer leur position dans un marché concurrentiel.

De son côté, la DIR a été instaurée pour empêcher la double imposition des intérêts et redevances payés entre sociétés associés d’Etats membres notamment pour d’éviter les formalités administratives lourdes, des effets de trésorerie et tenter de réaliser une égalité de traitement (fiscal) entre opérations nationales et transfrontalières.

Or, comme le souligne l’Avocat générale de ces affaires, autoriser la création de montages financiers dont le but essentiel serait de bénéficier des avantages de la directive n’est pas compatible avec les objectifs de cette dernière.

Ce faisant, ces deux affaires s’inscrivent dans la lignée des jurisprudences européennes refusant l’application des avantages tirés du droit de l’UE dès lors que les justifiables poursuivent un but non pas exclusivement, mais essentiellement fiscal[7].

Pour ces raisons, et suivant son Avocat général sur ce point, la CJUE retient que «selon le principe général du droit de l’UE selon lequel les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’UE doit être interprété en ce sens que le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les [dividendes/intérêts et redevances], […], doit, en présence d’une pratique frauduleuse ou abusive, être refusé à un contribuable par les autorités et les juridictions nationales, même en l’absence de dispositions du droit national ou conventionnel prévoyant un tel refus».

Par conséquent, les juges européens (ré)affirment avec force le principe général du droit de l’UE, lequel est opposable sans texte et d’ordre public.

De surcroit, dans les affaires relatives à l’application de la DMF, une demande préjudicielle supplémentaire a été portée devant la CJUE. Cette dernière consistait à s’interroger sur la nécessité de constater un abus ou une fraude pour refuser le bénéfice d’exonération de retenue à la source sur les dividendes lorsque le bénéficiaire effectif a sa résidence fiscale dans un Etat tiers.

Sur cette question, la CJUE rappelle que lorsque que le bénéficiaire effectif d’un paiement de dividendes a sa résidence dans un Etat tiers, le refus de l’exonération n’est «nullement soumis au constat d’une fraude ou d’un abus de droit».

Pour rappel, la DMF ayant vocation à s’appliquer entre Etats membres notamment afin d’instaurer un régime fiscal commun et d’éviter toute pénalisation de l’imposition des dividendes entre sociétés de ces Etats.

Fort logiquement, ces mécanismes n’ont «en revanche pas vocation à s’appliquer lorsque le bénéficiaire effectif des dividendes est une société ayant sa résidence en dehors de l’Union, puisque dans un tel cas, l’exonération de la retenue à la source […] risque d’aboutir à ce que ces dividendes ne soient pas imposés de façon effectif dans l’Union».

Par cette affirmative, les juges de la grande chambre rappellent que d’une part, le bénéfice de certains avantages est réservé aux sociétés des Etats membres et d’autre part, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir à prouver un abus pour refuser le bénéfice de l’exonération de retenue à la source, la seule résidence fiscale pouvant à elle seule suffire (à exclure le bénéfice d’exonération).

Si le principe général et autonome du droit de l’UE est ici rappelé, il convient de souligner que les juges européens prennent le soin de préciser les modalités de mises en place d’un tel abus, lequel s’inscrit dans la volonté actuelle du législateur européens de lutter contre les pratiques abusives

II - L’abus de droit de l’Union: des éléments constitutifs à la charge de la preuve, une procédure conforme à la volonté actuelle du législateur européen

Les juges de la CJUE rappellent ici à la fois les conditions nécessaires à la constatation d’un abus de droit de l’Union (A) tout en confirmant la volonté actuelle du législateur européen de vouloir encadrer les pratiques abusives (B).

A - La constatation d’un abus de droit conditionnée par la démonstration d’éléments objectifs et subjectifs

S’il a été rappelé précédemment qu’il existe un principe général et autonome du droit de l’UE permettant de refuser le bénéfice des directives européennes, encore faut-il pouvoir qualifier un tel abus et d’en rapporter la preuve.

Pour ce faire, la CJUE, se basant sur une décision de principe[8] et une jurisprudence bien établie[9], rappelle les deux conditions requises pour démontrer un abus de droit de l’Union. Dans les deux affaires, la grande chambre énonce dans ses motifs que «la preuve d’une pratique abusive nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives […] et, d’autre part, un élément subjectif».

Il est alors précisé que l’élément objectif consiste en la preuve que, malgré un respect formel des conditions prévues par la règlementation de l’Union, l’objectif prévu par cette règlementation n’a pas été atteint.

De son côté, l’élément subjectif peut consister en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention. Ainsi, un tel abus peut être retenu dès lors qu’il existe des indices objectifs et concordants.

A travers ces décisions, les juges européens livrent une véritable grille de lecture et d’analyse pour qualifier un abus de droit. Pour ce faire, la CJUE s’inspire directement des travaux réalisés par l’OCDE[10] sur les notions de bénéficiaire effectif et des sociétés-relais.

C’est ainsi que la cour de l’Union a déjà pu retenir que la preuve d’une pratique abusive était rapportée notamment si des opérateurs économiques ont effectué des opérations purement formelles et artificielles en l’absence de toute justification économique et commerciale dont le but essentiel était de bénéficier d’un avantage indu[11].

En outre, forte de sa jurisprudence «Halifax», les juges européens précisent que peut être considéré comme un montage artificiel la mise en place d’un groupe de société avec une structure purement formelle qui a pour principal objectif ou dont l’un de ses objectifs principaux consiste en l’obtention d’un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit applicable.

La grande chambre retiendra même que «tel est le cas notamment lorsque, grâce à une entité relais insérée dans la structure du groupe entre la société qui verse les dividendes/intérêts et la société du groupe qui en est le bénéficiaire effectif, le paiement d’impôts sur les dividendes/intérêts est évité».

En l’espèce, l’existence d’un montage abusif était démontrée dans la mesure où les dividendes/intérêts étaient reversés, dans un court délai, par la société qui les avaient reçus, à des entités qui ne répondaient pas aux conditions prévues par la DIR/DMF (e.g. société non membre de l’UE, non assujettie, société non «mère» ou «non associée»).

Dans un second temps, la CJUE s’est intéressée aux modalités pratiques relatives à la preuve de l’abus.

Tout d’abord la grande chambre rappelle qu’en principe, c’est aux sociétés qui entendent bénéficier de l’exonération de retenue à la source de rapporter la preuve qu’elles remplissent bien lesdites conditions (i.e. en prouvant qu’elles sont les bénéficiaires effectifs).

Puis, la grande chambre a précisé qu’une autorité nationale «n’est pas tenue d’identifier la ou les entités qu’elle considère comme étant les bénéficiaires effectifs de ces dividendes».

Par suite, la preuve d’un tel abus ne réside pas tant dans la désignation du bénéficiaire effectif «final» par l’autorité fiscale mais simplement dans l’absence de la qualité de bénéficiaire effectif.

Ce faisant, les juges retiennent ici une approche différente de celle envisagée par leur avocat général qui souhaitait conditionner la reconnaissance d’un abus par la désignation du «véritable bénéficiaire effectif».

Par conséquent, la preuve à rapporter par l’autorité nationale s’en trouve d’autant plus facilitée qu’une identification des bénéficiaires effectifs, dans le cadre de montages financiers complexes, peut s’avérer complexe voire même impossible dans certains cas.

Si la reconnaissance d’un abus de droit est conditionnée par la preuve de certains éléments, il n’en demeure pas cette volonté de prévoir des mesures préventives et répressives de l’abus de droit s’inscrit dans la droite lignée du législateur européen.

B - La lutte générale des pratiques abusives : la volonté actuelle du législateur européen

Tout d’abord, les décisions commentées tendent à avoir une portée générale dans la mesure où les juges de l’Union se sont réunis en grande chambre pour pouvoir rendre leur décision.

De plus fort, ces décisions intervenues presqu’un an après les conclusions de l’avocat général témoigne de l’importance et de la portée à donner à ces décisions au regard des dispositions du droit de l’UE. 

L’analyse de ces décisions permet également de révéler une certaine volonté pédagogique des juges européens. En l’espèce ces derniers ont pris le soin de rappeler à la fois la notion de bénéficiaire effectif, tout en énonçant les éléments constitutifs de l’abus de droit de l’Union avant d’en préciser les modalités de mise en place.

L’importance de ces décisions est d’autant plus accrue par la place qu’elles occupent dans le contexte actuel.

En effet, d’un côté, le bénéficiaire effectif, en plus d’intéresser les distributions de dividendes et versements d’intérêts ou redevances, est le principal sujet des récentes mesures contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme[12].

De son côté, la notion d’abus de droit ne cesse d’être généralisée au niveau européen. A commencer par la Directive ATAD[13]Anti Tax Avoidance Directive») établissant des règles pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur.

Dans la droite lignée du projet BEPS (Base Erosion Profit Shifting) de l’OCDE, la Directive ATAD a notamment pour objectif «d'établir des règles afin de renforcer le niveau moyen de protection contre la planification fiscale agressive au sein du marché intérieur»[14]. Concrètement, la directive vise à prévenir et lutter contre un certain nombre de pratiques abusives au sein de l’UE en prévoyant notamment de nouvelles règles de déductibilité des charges financières.

Plus récemment encore, sous l’impulsion du projet BEPS, ces mêmes travaux de l’OCDE ont conduit 88 pays à signer la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices.

Pour l’application de la convention multilatérale, deux types de clauses anti-abus ont ainsi été insérées dans le modèle de convention fiscale de l’OCDE. D’une part la clause «limitation on benefits» (clause LoB) prévoit des critères objectifs pour limiter le «treaty Shopping» (e.g. actionnariat, structure juridique). D’autre part, la clause dite du «principal purpose test» (clause PPT), portant sur des critères et considérations plutôt subjectives (e.g. notamment sur le but principalement fiscal des transactions).

Enfin, et plus récemment encore, la Directive «DAC 6» 2018/822 du 25 mai 2018 (N° Lexbase : L6279LKR) a modifié la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l'échange automatique et obligatoire d'informations dans le domaine fiscal en rapport avec les dispositifs transfrontières devant faire l'objet d'une déclaration. Cette Directive tend à obliger les conseillers fiscaux (entendus au sens large), ainsi que dans certains cas les contribuables eux-mêmes, à déclarer aux autorités fiscales celles de leurs transactions internationales qui présentent un caractère potentiellement agressif sur le plan fiscal.

Il résulte de tout ce qui précède qu’il y a depuis plusieurs années une volonté accrue au niveau tant européen qu’international d’encadrer les pratiques fiscales qui pourraient être qualifiées d’abusives.

Si les décisions rendues par la CJUE semblent avoir été guidées par ce contexte général de la chasse aux pratiques abusives, il n’en demeure pas qu’il est toutefois possible de s’interroger sur la portée de ces décisions au regard du droit national français.

D’une part, il convient de rappeler l’important arsenal législatif français en matière de règles/procédures anti-abus. Par le biais de l’article 1741 du Code général des impôts (N° Lexbase : L6015LMQ) qui vise à sanctionner le délit général de fraude fiscale applicable à tous les impôts ou encore le concept d’abus de droit, tel que prévu par l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L9266LNI), visant à sanctionner les actes à caractère fictif (i.e. simulation) et les cas de fraude à la loi, le dispositif français est impressionnant.

Cet arsenal est d’autant plus impressionnant qu’il a récemment été complété par une clause anti-abus générale en matière d’impôt sur les sociétés, instauré par la loi de Finances pour 2019[15] et codifié à l’article 205 A du Code général des impôts (N° Lexbase : L8907LN9), visant à lutter contre les montages, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d'objectif principal ou au titre d'un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l'encontre de l'objet ou de la finalité du droit fiscal applicable.

De plus fort et à côté de ces règles générales, il existe également certaines clauses spécifiques relatives au régime mère-fille (CGI, article 145, 6 k N° Lexbase : L9135LNN), aux dividendes (CGI, art. 118 ter, 3 N° Lexbase : L2103HLH) ou encore au régime de faveur des fusions (CGI, art. 210-0 A N° Lexbase : L8446LHB).

Force est alors de constater que la France est dotée d’un certain nombre d’outils destinés à prévenir et/ou sanctionner les possibles cas d’abus de droit fiscaux, qu’ils soient généraux ou spécifiques.

A l’inverse, le droit interne danois était relativement silencieux (jusqu’en 2015) sur la prévention et la répression des pratiques abusives. Jusqu’à cette date, il n’existait pas de disposition législative visant à lutter contre de tels abus. Tout au plus, la jurisprudence avait développé un principe dit «de réalité» selon lequel certains montages fiscaux pouvaient, selon les circonstances, être écarté afin que l’imposition tiennent compte de la réalité.

Pour toutes ces raisons, il apparait que la portée des décisions commentées semble devoir être plus nuancée au regard du système législatif français existant par rapport au système législatif danois.

 

[1] CJUE, 26 février 2019, aff. C-115/16,  aff . C-118/16, aff. C-119/16 et aff. C-299/17.

[2] Aff. C-116/16 et C-117/16.

[3] Article §4 de la Directive 2003/49/CE du Conseil du 3 juin 2003 précitée.

[4] Conclusions de l’avocat général, Mme Juliane Kokott présentées le 1er mars 2018.

[5] Point 94 des affaires C- 116/16 et C- 117/16.

[6] En ce sens, notamment, CJCE, 9 mars 1999, aff. C‑212/97 (N° Lexbase : A7324AHQ) ; CJCE, 21 février 2006, aff. C‑255/02 (N° Lexbase : A0045DNY) ; CJUE, 22 novembre 2017, aff. C‑251/16 (N° Lexbase : A8106WZA).

[7] En ce sens, CJCE, 21 février 2008, aff. C-425/06 (N° Lexbase : A0006D7D) et CJCE, 12 septembre 2006, aff. C-196/04 (N° Lexbase : A9641DQ7).

[8] CJCE, 14 décembre 2000, aff. C-110/99 (N° Lexbase : A1844AW9).

[9] Voir en ce sens, CJUE, 12 septembre 2006, aff. C‑196/04.

[10] En ce sens notamment, Commentaires OCDE, article 11§2 du modèle des conventions fiscales concernant le revenu et la fortune

[11] CJUE, 20 juin 2013, aff. C-653/11 (N° Lexbase : A7918KGD)

[12] Directive 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 (N° Lexbase : L7601I8Z).

[13] Directive (UE) 2016/1164 du 12 juillet 2016 (N° Lexbase : L3612K9N).

[14] Considérant n°3 de la Directive ATAD.

[15] Transposition de l’article 6 de la Directive ATAD.

newsid:469544

Procédure

[Brèves] Dérogation à la norme réglementaire au niveau préfectoral : pas de violation du principe de non-régression

Réf. : CE 5° et 6° ch.-r. 17 juin 2019, n° 421871, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6649ZEY)

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par Yann Le Foll

Le 26 Juin 2019

Un décret autorisant certains préfets identifiés à déroger de façon ponctuelle, pour la prise d'une décision non réglementaire relevant de leur compétence, aux normes réglementaires applicables dans certaines matières limitativement énumérées ne constitue pas une violation du principe de non-régression dès lors qu’il ne permet pas de déroger à des normes réglementaires ayant pour objet de garantir le respect de principes consacrés par la loi. Telle est la solution dégagée par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 17 juin 2019 (CE 5° et 6° ch.-r. 17 juin 2019, n° 421871, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6649ZEY).

 

 

Le décret n° 2017-1845 du 29 décembre 2017 (N° Lexbase : L7915LHM), autorise certains préfets identifiés à déroger de façon ponctuelle, pour la prise d'une décision non réglementaire relevant de leur compétence, aux normes réglementaires applicables dans certaines matières limitativement énumérées.

 

Ces dérogations ne peuvent être accordées que dans le respect des normes supérieures applicables, constitutionnelles, conventionnelles ou législatives.

 

Si le décret attaqué ne désigne pas précisément les normes réglementaires auxquelles il permet de déroger, il limite ces dérogations, d'une part, aux règles qui régissent l'octroi des aides publiques afin d'en faciliter l'accès, d'autre part, aux seules règles de forme et de procédure applicables dans les matières énumérées afin d'alléger les démarches administratives et d'accélérer les procédures.

 

Enfin, il ne permet une dérogation que sous conditions qu'elle réponde à un motif d'intérêt général, qu'elle soit justifiée par les circonstances locales, qu'elle ne porte pas atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens et qu'elle ne porte pas une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.

 

Le décret contesté, dont le champ et la durée d'application sont limités, n'autorise, dans le respect des normes supérieures, que des dérogations dont l'objet est limité et dont les conditions de mise en oeuvre sont définies de façon précise. Dès lors, il ne méconnaît ni les dispositions de l'article 37-1 de la Constitution (N° Lexbase : L5155IBK), ni la loi.

newsid:469532

Procédure administrative

[Brèves] Recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d'une personne publique : pas d’application du principe du délai raisonnable d’un an

Réf. : CE 5 et 6° ch.-r., 17 juin 2019, n° 413097, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6638ZEL)

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par Yann Le Foll

Le 26 Juin 2019

L’impossibilité d'exercer un recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable ne peut s’appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d'une personne publique. Telle est la solution dégagée par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 17 juin 2019 (CE 5 et 6° ch.-r., 17 juin 2019, n° 413097, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6638ZEL).

 

 

Il résulte du principe de sécurité juridique que le destinataire d'une décision administrative individuelle qui a reçu notification de cette décision ou en a eu connaissance dans des conditions telles que le délai de recours contentieux ne lui est pas opposable doit, s'il entend obtenir l'annulation ou la réformation de cette décision, saisir le juge dans un délai raisonnable, qui ne saurait, en règle générale et sauf circonstances particulières, excéder un an (CE, Ass., 13 juillet 2016, n° 387763 N° Lexbase : A2114RXL).

 

Toutefois, cette règle ne trouve pas à s'appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d'une personne publique qui, s'ils doivent être précédés d'une réclamation auprès de l'administration, ne tendent pas à l'annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés.

 

La prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l'effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968, relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics (N° Lexbase : L6499BH8), ou, en ce qui concerne la réparation des dommages corporels, par l'article L. 1142-28 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L2945LC3).

 

En l’espèce, la décision notifiée à Mme X le 7 mai 2010 et rejetant sa réclamation préalable ne mentionnait pas que le délai de deux mois pour saisir le tribunal administratif serait interrompu en cas de saisine, dans ce délai, de la commission de conciliation et d'indemnisation.

 

Il résulte du principe précité, d'une part, que la cour administrative d'appel en a déduit à bon droit que le délai du recours contentieux n'était pas opposable à l’intéressée et, d'autre part, qu'elle n'a pas commis d'erreur de droit en écartant la fin de non-recevoir opposée par le centre hospitalier de Vichy, tirée de ce que le recours indemnitaire n'avait pas été présenté dans un délai raisonnable à compter de la notification de la décision (cf. l’Ouvrage "Procédure administrative" N° Lexbase : E3094E4D).

newsid:469546

Propriété intellectuelle

[Brèves] Confirmation de la nullité de la marque de l’Union d’Adidas consistant en trois bandes parallèles appliquées dans n’importe quelle direction

Réf. : Trib. UE, 19 juin 2019, aff. T-307/17 (N° Lexbase : A9360ZEE)

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N9525BX3

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par Vincent Téchené

Le 26 Juin 2019

► Est confirmée la décision de l’EUIPO qui a prononcé la nullité de la marque d’Adidas qui consiste en trois bandes parallèles appliquées dans n’importe quelle direction. En effet, Adidas ne prouve pas que cette marque a acquis, dans l’ensemble du territoire de l’Union, un caractère distinctif à la suite de l’usage qui en avait été fait.

 

Tel est le sens d’un arrêt rendu le 19 juin 2019 par le Tribunal de l’Union européenne (Trib. UE, 19 juin 2019, aff. T-307/17 N° Lexbase : A9360ZEE).

 

En 2014, l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) a enregistré, en faveur d’Adidas, une marque de l’Union européenne suivante pour des vêtements, des chaussures et de la chapellerie consistant en trois bandes parallèles. Dans sa demande d’enregistrement, Adidas avait décrit la marque comme consistant en trois bandes parallèles équidistantes de largeur égale, appliquées sur le produit dans n’importe quelle direction.

Faisant suite à une demande en nullité introduite par une entreprise belge, l’EUIPO a annulé l’enregistrement de cette marque au motif qu’elle était dépourvue de caractère distinctif, tant intrinsèque qu’acquis par l’usage. Selon l’EUIPO, la marque n’aurait pas dû être enregistrée. En particulier, Adidas n’aurait pas prouvé qu’elle avait acquis, dans l’ensemble de l’Union, un caractère distinctif par l’usage.

 

Le Tribunal de l’Union européenne confirme la décision d’annulation, en rejetant le recours introduit par Adidas à l’encontre de la décision de l’EUIPO.  Il relève, d’abord, que la marque en cause est non pas une marque de motif, qui serait composée d’une série d’éléments se répétant régulièrement, mais une marque figurative ordinaire. Le Tribunal juge, ensuite, que les formes d’usage qui s’écartent des caractéristiques essentielles l’enregistrement de la marque, comme son schéma de couleurs (bandes noires sur fond blanc), ne peuvent pas être prises en compte. C’est, dès lors, à bon droit que l’EUIPO a écarté de nombreux éléments de preuve produits par Adidas au motif que ceux-ci concernaient d’autres signes, tels que, en particulier, des signes pour lesquels le schéma de couleurs était inversé (bandes blanches sur fond noir).

 

Enfin, le Tribunal constate que l’EUIPO n’a pas commis d’erreur d’appréciation en estimant qu’Adidas n’avait pas prouvé que la marque en cause avait été utilisée dans l’ensemble du territoire de l’Union et qu’elle avait acquis, dans l’ensemble de ce territoire, un caractère distinctif à la suite de l’usage qui en avait été fait. En effet, parmi les éléments de preuve produits par Adidas, les seuls qui présentaient une certaine pertinence étaient relatifs à cinq Etats membres seulement et ne pouvaient, en l’espèce, être extrapolés à l’ensemble du territoire de l’Union.

newsid:469525

Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] Quand l'exception de parodie tourne à l'humour

Réf. : Cass civ. 1, 22 mai 2019, n° 18-12.718, FS-P+B (N° Lexbase : A5986ZCP)

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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la cour

Le 26 Juin 2019

 

 

Après les affaires «Klasen»  puis «Koons» , l'exception dite de «parodie» propre au droit d'auteur est plus que jamais sous les feux de l'actualité, sous la pression récurrente de la liberté d'expression.

Par un singulier arrêt du 22 mai 2019 ayant vocation à être publié au Bulletin d'information de la Cour de cassation, la première chambre civile a rejeté le pourvoi de la veuve d'Alain Gourdon, dit Aslan, sculpteur du célèbre buste de Marianne sous les traits de Brigitte Bardot, lequel avait été partiellement reproduit, sans autorisation, au sein du photomontage de couverture du magazine Le Point consacré aux «corporatistes intouchables, tueurs de réformes, lepéno-cégétistes… Les naufrageurs - La France coule, ce n'est pas leur problème». Pour la Cour de cassation, c'est à bon droit que la cour d'appel dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation, a jugé que la reproduction litigieuse caractérisait un usage parodique qui ne portait pas une atteinte disproportionnée aux intérêts légitimes de l'auteur et de son ayant-droit. L'exception de parodie de l'article L.122-5 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L0306LMB) faisait donc obstacle au droit exclusif de l'auteur. Sous des airs d'évidence, cet arrêt ne va pas sans soulever quelques interrogations à propos de la notion même de parodie.

 

I - Vers la clarification de la notion de «parodie»

 

La parodie, le pastiche et la caricature constituent autant d'exceptions aux droits patrimoniaux dont jouit l'auteur sur son œuvre.

 

Désormais codifiée à l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle, l'exception de parodie, était prévue auparavant à l'article 41 de la loi n° 57-298 du 11 mars 1957, sur la propriété littéraire et artistique (N° Lexbase : L6924IQI). En l'absence de précision dans le texte même de la loi, il est naturellement revenu à la jurisprudence française de préciser les contours de la notion de «parodie […] compte tenu des lois du genres».

Au niveau communautaire, l'exception de parodie trouve son fondement textuel au sein des dispositions de l'article 5.3 de la Directive (CE) 2001/29 du 22 mai 2001, sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information (N° Lexbase : L3222LQE), lequel organise une dérogation aux droits de reproduction et de représentation de l'auteur lorsqu'il "s'agit d'une utilisation à des fins de caricature, de parodie ou de pastiche".

 

L'article 5.3 précité rappelle par ailleurs que cette exception au droit d'auteur ne représente qu'une simple faculté, dont la transposition dans l'ordre juridique national est laissée à l'appréciation des Etats membres. Pour autant, l'objectif d'harmonisation juridique poursuivi par l'Union européenne reste inchangé : l'application uniforme du droit de l'Union et le principe d'égalité requièrent donc qu'il soit réalisé une interprétation autonome et uniforme de la notion de «parodie» sur le territoire de l'Union. En l'absence de renvoi au droit des Etats membres pour déterminer son sens et sa portée, la Cour de justice [1] a dit pour droit qu'il s'agit d'une notion autonome du droit de l'Union, à l'instar de la notion d' «originalité» en droit d'auteur ou encore de celle d’«illustration» concernant les dessins et modèles communautaires [2].

 

Pour le dire autrement, les juges communautaires se voient reconnaître pleine et entière compétence pour fixer les contours de la notion de «parodie». C'est alors à la lumière de l'enseignement de leurs décisions qu'il convient de procéder à l'interprétation des dispositions nationales, dont celles de l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle.

 

A l'occasion d'un important arrêt «Deckmyn» du 3 septembre 2014, la CJUE s'est attachée à proposer une définition de la notion de «parodie» conformément au sens habituel de ce terme dans le langage courant tout en tenant compte du contexte dans lequel il est utilisé et des objectifs poursuivis par la réglementation dont il fait partie [3]. Elle en a déduit que «la parodie a pour caractéristiques essentielles, d'une part, d'évoquer une œuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci, et, d'autre part, de constituer une manifestation d'humour ou une raillerie». En pratique, cette définition se révèle d'ailleurs relativement proche de celle adoptée de longue date par les juridictions françaises qui requièrent la réunion d'un élément moral et d'un élément matériel : le caractère humoristique de l'œuvre seconde et l'absence de tout risque de confusion avec l'œuvre parodiée.

En renfort de cette définition «positive» mais relativement vague [4] de la notion de parodie, les juges communautaires en proposent une définition en creux, en énumérant certains critères qui ne sont pas pertinents pour la caractériser : l'originalité de la parodie, la faculté d'en attribuer l'origine à une personne autre que l'auteur de l'œuvre originale elle-même, le fait qu'elle porte sur l'œuvre originale elle-même ou encore la mention de la source de l'œuvre originale [5].

 

II - Une notion aux contours malgré tout indécis

 

Le litige qui nous occupe portait sur la couverture du journal Le Point paru en juin 2014 et consacrée aux «corporatistes intouchables, tueurs de réformes, lepéno-cégétistes… Les naufrageurs - La France coule, ce n'est pas leur problème». Afin d'illustrer cet article on ne peut plus sérieux, l'hebdomadaire avait eu recours à un photomontage reproduisant partiellement la sculpture de la Marianne dont Aslan est l'auteur. Cette reproduction d'une des œuvres emblématiques de l'artiste n'ayant pas été autorisée par sa veuve et légataire universelle, celle-ci a engagé une action en justice après les échanges précontentieux d'usage.

Le tribunal de grande instance de Paris [6] puis la cour d'appel de Paris [7] avaient accueilli l'exception dite de «parodie» invoquée par le magazine, sur le fondement des dispositions de l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle. Le 22 mai 2019, la première chambre civile a rejeté le pourvoi formé par l'ayant droit d'Aslan et définitivement retenu le bénéfice de l'exception de parodie. En dépit du caractère pleinement concordant des différentes décisions rendues dans cette affaire, le résultat auquel elles parviennent ne nous semble pas pleinement satisfaisant, pour les raisons que nous nous proposons d'exposer ici.  

 

A - Des enseignements communautaires désormais intégrés à la jurisprudence nationale

 

La première chambre civile s'attache tout d'abord à placer son arrêt sous l'égide de l'arrêt «Deckmyn» précité de la Cour de justice et à reprendre à son compte certains de ses enseignements, que ce soit pour qualifier la parodie de notion autonome du droit de l'Union ou pour rappeler qu'elle n'est pas soumise à des conditions selon lesquelles la parodie devrait mentionner la source de l'œuvre parodiée ou porter sur l'œuvre originale elle-même. Elle approuve ensuite la cour d'appel de Paris d'avoir énoncé que, pour être qualifiée de parodie, l'œuvre seconde doit revêtir un caractère humoristique et éviter tout risque de confusion avec l'œuvre parodiée.

En revanche, il est intéressant de relever que l'arrêt du 22 mai 2019 ne reprend pas à son compte une troisième condition qui avait été mise en avant par l'arrêt d'appel, à savoir permettre l'identification de l'œuvre parodiée.

 

Par ailleurs, la Cour de cassation évite de revenir sur certaines appréciations (il est vrai surprenantes) de l'arrêt d'appel, pourtant visées dans le pourvoi de la veuve d'Aslan. Ainsi, l'arrêt du 22 décembre 2017, après avoir rappelé que la Marianne sculptée sous les traits de Brigitte Bardot est l'une des plus connues par le public, avait cru pouvoir en déduire que les ayants-droit du sculpteur ne sauraient s'approprier cette «représentation de la République Française ayant vocation à représenter la France» [8].

A suivre l'arrêt d'appel, l'artiste se serait trouvé en quelque sorte exproprié au bénéfice de l'intérêt général à raison même du sujet de son œuvre, alors pourtant que le genre, la forme d'expression ou encore le mérite sont en principe indifférents, conformément aux dispositions de l'article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3333ADS). En l'absence de quelque fondement textuel que ce soit et sauf à s'intéresser au régime prétorien des actes officiels [9], l'on était bien en peine de comprendre ce qui aurait pu justifier ce traitement de défaveur ; à plus forte raison, dès lors que l'hebdomadaire Le Point n'était certainement pas contraint d'utiliser précisément ce buste de Marianne et aurait pu avoir recours à d'autres interprétations de Marianne. Or, ainsi que l'avait très justement retenu le tribunal en première instance [10], ce n'était pas l'emblème de la Marianne qui avait été reproduit par le magazine sur sa page de couverture mais bien la création de forme concrète portant l'empreinte de la personnalité du sculpteur Aslan [11]. Celui-ci, tout comme ses ayants-droit, pouvait donc légitimement s'opposer à toute exploitation non autorisée de son œuvre. Ce point nous semble difficilement contestable.

 

B - Des critères d'application source d'insécurité juridique

 

La première chambre civile approuve la cour d'appel de Paris d'avoir, dans l'exercice de son pouvoir souverain, écarté l'existence d'un risque de confusion après avoir relevé que le photomontage incriminé reproduisait partiellement [12] l'œuvre en y adjoignant des éléments propres, tels qu'un fond bleu et une immersion ; l'élément matériel précité aurait donc été dument caractérisé. Par ailleurs, en estimant que cette reproduction partielle du buste de Marianne constituait une métaphore humoristique du naufrage prétendu de la République, destinée à illustrer le propos de l'article, «peu important le caractère sérieux de celui-ci», la cour d'appel aurait caractérisé un usage parodique. Les conditions de la parodie étant ainsi réunies, ce serait donc à bon droit que le magazine Le Point aurait invoqué le bénéfice de l'exception de parodie permettant de s'affranchir des droits patrimoniaux d'auteur. A notre sens, la solution juridique ainsi retenue n'est pourtant pas exempte de critique.

 

1°) La parodie ne semble pas pouvoir s'accommoder d'une reproduction à l'identique de l'œuvre supposément parodiée

 

En premier lieu, l'existence même d'une parodie aurait pu à tout le moins prêter à débat. En effet, si la notion de parodie requiert la démonstration de l'absence de «tout risque de confusion avec l'œuvre parodiée», il nous semble légitime d'en déduire une condition pré-requise, à savoir l'existence d'une «œuvre parodiée», autrement dit d'une œuvre transformée. Cette analyse est d'ailleurs confortée par l'arrêt précité du 3 septembre 2014 de la Cour de justice, lequel insiste sur le fait que la parodie doit «évoquer» une œuvre existante «tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci». Par ailleurs, la Cour souligne à plusieurs reprises que le terme "parodie" doit être entendu dans son sens habituel dans le langage courant et prend alors la peine de renvoyer au point 48 des conclusions de l'Avocat général, lesquelles la synthétisent comme suit : «la parodie est, dans son énoncé le plus schématique, structurellement une ‘imitation’ et fonctionnellement ‘burlesque’» [13]. Notons également que, au terme de ses conclusions, l'Avocat général propose une définition de la parodie, «combin[ant] des éléments d'une œuvre antérieure clairement reconnaissable et des éléments suffisamment originaux pour ne pas être raisonnablement confondus avec l'œuvre originale» [14].

 

A la lumière de ces éléments, la notion de parodie nous semble de facto exclure toute reproduction à l'identique de l'œuvre «parodiée». Tel est d'ailleurs globalement le sens de la jurisprudence française [15] (en ce compris celle de la Cour de cassation [16]), requérant «un démarquage, un travestissement ou une subversion de l'œuvre parodiée» [17] ou à tout le moins une «distanciation» [18]. A défaut, l'existence d'un risque de confusion ne saurait être écartée.

 

L'arrêt de la première chambre civile rappelle certes que l'arrêt «Deckmyn» a dit pour droit qu'il est indifférent pour apprécier l'existence d'une parodie que celle-ci porte sur l'œuvre originale elle-même.

A cet égard, il est essentiel de garder à l'esprit que la Cour de justice répondait alors aux questions préjudicielles qui lui étaient posées par le hof van beroep te Brussel, lesquelles étaient donc étroitement liées aux faits de l'espèce dont cette juridiction avait à connaitre : dans cette affaire, un dessin de bandes dessinées représentant un personnage revêtu d'une tunique blanche et jetant des pièces de monnaie à des personnes essayant de les ramasser (l'œuvre parodiée) avait été repris tout en remplaçant le personnage principal par le bourgmestre de la ville de Gand et les collecteurs de pièces par des personnes voilées et de couleur. La question à laquelle l'arrêt du 3 septembre 2014 a donc entendu répondre était la suivante : «une parodie doit-elle […] viser à faire de l’humour ou à railler, sans qu’il importe que la critique éventuellement émise à ce titre touche l’œuvre originaire ou bien quelque chose ou quelqu’un d’autre ?».

En d'autres termes, la Cour de justice a dit pour droit qu'il importe peu que la finalité de la parodie porte sur l'œuvre originale elle-même («parodie de») ou que l'œuvre originale parodiée soit simplement utilisée comme instrument pour transmettre un message humoristique («parodie au moyen de») [19]. Effectivement, dans l'affaire «Deckmyn», la parodie (au sens d'intention critique / humoristique) ne portait pas sur l'œuvre parodiée elle-même [20] mais sur la politique économique du maire de Gand. Pour autant, l'œuvre parodiée avait bien fait l'objet d'une réinterprétation humoristique, pour donner lieu à un dessin nouveau.

Il serait donc, selon nous, inexact d'en déduire que la parodie pourrait être réalisée par reproduction à l'identique de l'œuvre, ce que la formulation ambigüe de l'arrêt du 3 septembre 2014 («œuvre originale elle-même») aurait éventuellement pu laisser à penser.

 

En l'espèce, force est de constater que le photomontage en question ne propose aucune réinterprétation -a fortiori humoristique- de la Marianne du sculpteur Aslan, l'œuvre prétendument parodiée. Force est en effet de constater que ce buste est reproduit à l'identique, de façon certes partielle. Selon nous, l'adjonction d'éléments visuels [21] ne change rien à l'affaire, en l'absence d'une quelconque modification apportée au buste en tant que tel : c'est en effet le buste de Marianne lui-même qui a été reproduit et non pas une parodie de celui-ci. Si la sculpture fait incontestablement partie d'un photomontage à visée éventuellement humoristique, elle n'est qu'une des composantes de la mise en scène, l'objectif n'étant pas de la «parodier». Dès lors, il nous semble abusif de prétendre que le buste de Marianne constituerait à proprement parler une «œuvre parodiée», a fortiori selon les lois du genre visées à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle [22].

Le public continuant à identifier le buste de Marianne comme la création d'Aslan en l'absence de distanciation comique [23], l'existence d'un risque de confusion avec l'«œuvre parodiée» nous semblait difficilement contestable.

 

Quand bien même, de prime abord, elle semblerait conforme à la jurisprudence communautaire, la solution retenue par la première chambre civile n'en reste donc pas moins surprenante. A suivre la Cour de cassation, il suffirait en effet d'associer des éléments visuels même secondaires et d'accoler un message vaguement «humoristique» à une œuvre de l'esprit pour être autorisé à la reproduire intégralement, sans autorisation préalable de son auteur.

Ainsi, les contrefacteurs obtiendraient sur le fondement de la parodie ce que la jurisprudence française leur a toujours refusé au titre de l'exception de courte citation. L'on se souviendra, en effet, que cette même première chambre civile a dit pour droit que «la représentation intégrale d'une œuvre, quelle qu'en soit la forme ou la durée, ne peut relever de l'exercice» du droit de courte citation [24]. Cette différence d'appréciation est-elle véritablement justifiable ?

 

2°) La parodie ne saurait être confondue avec une hypothétique exception d'humour

 

A cela s'ajoute une difficulté liée au caractère pour le moins vague et imprécis du critère moral de «caractère humoristique» requis par la jurisprudence. Laissée au pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond, cette notion ne va pas sans générer une certaine insécurité juridique.

 

Dans l'affaire qui nous occupe, la cour d'appel de Paris a jugé que si les propos journalistiques illustrés par le photomontage en cause «ne peuvent être qualifiés de satiriques, il n’empêche que le recours à l’humour et à la parodie leur est permis et, force est de constater que la présentation d’un emblème de la République française, immergé tel un naufragé, constitue une illustration humoristique, indépendamment des propos eux-mêmes et de leur sérieux». Ce faisant, elle a retenu une acception singulièrement accueillante de la notion d'humour, libérée de toute envire de faire rire pour se contenter, au mieux, de faire sourire.

Pourtant, il nous semblait que la notion de parodie -dont la Cour de justice rappelle qu'elle doit s'apprécier conformément au sens habituel de ce terme dans le langage courant [25]- contient à tout le moins une dimension comique supplémentaire, proche du «burlesque» ainsi que l'avait d'ailleurs souligné l'Avocat général [26]. Certaines décisions françaises mettent ainsi en avant un critère de «dérision» [27], quand d'autres précisent que la parodie doit viser «à travestir ou à subvertir l'œuvre dans une forme humoristique, avec le dessein de moquer, de tourner en dérision pour faire rire ou sourire» [28].

A cet égard, il est intéressant de relever que, dans une autre affaire, la cour d'appel de Paris a jugé que le seul fait de transformer le visage d'un homme politique en celui d'un singe, accompagné du slogan «CULTURAL (R)EVOLUTION» et d'un pendentif n'avait rien de burlesque et n'avait pas pour but de faire rire [29] ; une décision dont le résultat apparaît dès lors diamétralement opposé à celui retenu ici. Il a également été jugé que la parodie ne peut pas être invoquée lorsqu'est caractérisée une intention de nuire [30] ou à des fins discriminatoires [31].

 

Il convient donc de rappeler avec force que l'exception de parodie doit, par nature, recueillir une interprétation stricte [32], de sorte qu'elle ne saurait être confondue avec une hypothétique exception d'humour qui, concrètement, n'a aucune existence légale.

 

III - Le test des trois étapes ou la nécessaire prise en compte des intérêts légitimes de l’auteur

 

L'article 9.2 de la Convention de Berne prévoit que la reproduction d'une œuvre protégée peut être permise «dans certains cas spéciaux, pourvu qu’une telle reproduction ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur». L'article 5.5 de la Directive (CE) 2001/29 précitée tout comme l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle contiennent une disposition au libellé quasi similaire, rappelant donc que les exceptions aux droits exclusifs de l'auteur ne vont pas elles-mêmes sans limite et ne doivent pas remettre en question l'équilibre économique du droit d'auteur. Ce «test des 3 étapes» venant ainsi encadrer les exceptions légales aux droits d'auteur il convient de vérifier si ses conditions en sont remplies lorsque le bénéfice d'une de ces exceptions a été retenu par les juridictions.

 

En l'espèce, pour écarter toute exploitation contraire à un usage normal de l'œuvre ou aux intérêts légitimes de l'auteur, la cour d'appel de Paris avait jugé que «la reproduction en cause […] a été ponctuelle, limitée à un seul numéro du Point aujourd'hui écoulé». Elle a été approuvée en cela par la première chambre civile de la Cour de cassation qui écarte toute atteinte disproportionnée aux intérêts légitimes de l'auteur.

Pourtant, la motivation retenue par l'arrêt du 22 décembre 2017 tend à laisser sceptique dans la mesure où que le caractère passé de la contrefaçon est sans incidence sur sa gravité. Par ailleurs, si cette atteinte a certes été ponctuelle et limitée à un seul numéro, la couverture en cause a été diffusée à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires et a à tout le moins fait l'objet d'un affichage sur les kiosques. Le préjudice subi par l'auteur et son ayant-droit aurait donc été établi.

 

En définitive, il importe de replacer l'exception de parodie dans son contexte et de rappeler qu'elle vient retranscrire une réflexion portant sur la conciliation de différents droits fondamentaux d'égale importance à savoir, d'une part, le droit de propriété dont les droits de propriété intellectuelle sont l'une des manifestations et, d'autre part, la liberté d'expression et l'intérêt général. Cette recherche d'un juste équilibre entre des intérêts antagonistes a été parfaitement exposée par la Cour de justice dans son arrêt «Deckmyn» [33] précité. Le jugement rendu en première instance dans l'affaire qui nous occupe était également très clair à cet égard [34].

 

En l'espèce, la solution finalement retenue ne pourrait s'expliquer que par la circonstance que le buste de Marianne avait été reproduit en couverture d'un magazine pour illustrer un article de presse, outre l'absence d'exploitation commerciale propre [35]. Il faut en tout cas l'espérer. A défaut, l'on comprendrait mal que la liberté d'expression puisse ainsi paralyser le droit d'auteur. D'ailleurs, dans l'affaire «Klasen» concernant également une hypothèse de reproduction à l'identique des œuvres d'autrui, la cour d'appel de renvoi a rendu le 16 mars 2018 un arrêt aux termes duquel elle a rappelé que l'interdiction de représenter ou reproduire les trois photographies originales sans le consentement de leur auteur était proportionnée au but poursuivi, alors au surplus que ces photographies étaient parfaitement substituables et qu'il aurait été loisible de solliciter l'autorisation préalable de cet auteur [36]. Ce raisonnement était selon nous parfaitement transposable à la présente espèce. Il apparaît qu'une solution semble-t-il diamétralement opposée ait été retenue dans la présente affaire. A suivre…

 

[1] CJUE, 3 septembre 2014, aff. C-201/13 (N° Lexbase : A9174MUC).

[2] CJUE, 13 novembre 2018, aff. C-310/17 (N° Lexbase : A0243YLL) ; CJUE, 27 septembre 2017, aff. jointes C-24/16 et C-25/16 (N° Lexbase : A0354WTB).

[3] CJUE, 3 septembre 2014, préc., points 19 et s..

[4] Dans ses conclusions présentées le 22 mai 2014, l'Avocat général M. Pedro Cruz Villalon précise que la nature de «notion autonome» du droit de l'Union n'exclut pas que les Etats membres peuvent jouir d'une large marge d'appréciation pour déterminer ses critères (point 38). Il estime ainsi que, au-delà du rappel des traits structurels incontournables de la parodie, le droit de l'Union laisse suffisamment de marge à la détermination par les ordres juridiques nationaux des Etats membres ayant prévu une telle exception et, en définitive, par leurs tribunaux (point 54).

[5] CJUE, 3 septembre 2014, préc., points 20 et 21.

[6] TGI Paris, 3ème ch., 6 octobre 2016, n° 15/10296 (N° Lexbase : A8628R7P).

[7] CA Paris, 22 décembre 2017, n° 16/20387, préc..

[8] L'arrêt d'appel fourmillait d'ailleurs de références au «symbole» que représente la Marianne, ainsi qu'à son caractère métaphorique et d'«emblème» de la République française.

[9] A l'instar des billets de banque, Cass. civ. 1, 5 février 2002, n° 00-11.588, FS-P (N° Lexbase : A9332AXW).

[10] «Il convient tout d'abord de souligner que l'œuvre revendiquée n'est pas le symbole de Marianne ou de la République, mais la sculpture du buste de Brigitte Bardot en Marianne créée par Aslan sur laquelle les ayants-droit de ce dernier ont des droits d'auteur. Aussi le défendeur ne peut légitimement soutenir que ce buste est insusceptible d'appropriation».

[11] La cour d'appel soutient pourtant le contraire en insistant sur le fait que l'œuvre d'Aslan ne serait pas atteinte dans son intégrité, ni dévalorisée «dans la mesure où c'est la République française qui est représentée sous forme de la métaphore du buste de Marianne en train de sombrer»…

[12] Seule la tête du buste de Marianne était reproduite.

[13] Cf également, points 49 et 50 : «sous l'angle que je me permets de qualifier de structurel, la parodie est en même temps copie et création. […] Cette œuvre antérieure, dont certaines des caractéristiques sont copiées, doit également être reconnaissable par le public auquel la parodie s'adresse» ; point 67 : «en définitive, la parodie vise un effet déterminé, presque comme conséquence nécessaire du remaniement d'une œuvre antérieure».

[14] Point 89.

[15] CA Versailles 16 mars 2018, 15/06029 (N° Lexbase : A1114XHQ), sur renvoi après cassation («l'exception de parodie concerne l'œuvre en elle-même ; elle ne saurait être caractérisée par la seule reprise de celle-ci dans une œuvre même à visée de critique sociale […] ; force est de constater qu'en elles-mêmes, les photographies de M. Alix Malka ne sont pas parodiées») ; TGI Paris, 3ème ch., 5 juillet 2002, n° 02/05387 (N° Lexbase : A6087A7L ; ayant retenu l'existence d'un risque de confusion s'agissant de la couverture d'un magazine reprise aux deux tiers à l'identique au sein d'un montage) ; TGI Paris, 13 février 2002 («Il convient cependant de relever que les photographies en cause ont été largement diffusées dans le cadre de reportages […] ; que leur reproduction pure et simple, que la légère altération de leur contour ne vient pas atténuer, ne permet pas d'éviter le risque de confusion avec l'œuvre première alors que celle-ci, intacte, demeure chargée dans son sens premier nonobstant les légendes qui peuvent y être associées»).

[16] Cass. civ. 1, 3 juin 1997, n° 95-14. 664, publié (N° Lexbase : A0478ACP) : «[…] sans avoir à répondre au moyen tiré du caractère caricatural ou parodique de la publication, que ses constatations démentaient, la photographie publiée ne constituant aucune modification ou travestissement de l'œuvre dans le sens invoqué […]».

[17] TGI Paris, 19 avril 2013, n° 13/52513 (N° Lexbase : A7324KM9).

[18] CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 18 février 2011, n° 09/19272 (N° Lexbase : A2998GXC).

[19] En ce sens, Conclusions de l'Avocat général du 22 mai 2014, point 61.

[20] L'intention du parodiste n'étant manifestement pas de se moquer du dessin en tant que tel.

[21] D'ailleurs très secondaires.

[22] En ce sens, CA Versailles, 7 septembre 2018, n° 16/08909 (N° Lexbase : A6255X33) : la cour soulignait notamment que la reproduction litigieuse transformait la photographie en un dessin.

[23] En ce sens, CA Paris, 1ère ch., sect. B, 17 janvier 2003, n° 2000/19027 (N° Lexbase : A7724C8L).

[24] Cass civ. 1, 13 novembre 2003, n° 01-14.385, FS-P (N° Lexbase : A1248DAH) ; Cass. civ. 1, 4 juillet 1995, n° 92-20.199, publié (N° Lexbase : A7347ABQ).

[25] CJUE, 3 septembre 2014, préc. point 19.

[26] Cf. conclusions de l'Avocat général présentées le 22 mai 2014, notamment les points 47, 48 et 89.

[27] CA Versailles, 16 mars 2018, préc., sur renvoi après cassation.

[28] CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 18 février 2011, n° 09/19272 (N° Lexbase : A2998GXC).

[29] CA Paris, 4ème ch., sect. B, 13 octobre 2006, n° 05/13815 (N° Lexbase : A6805DST).

[30] TGI Paris, 3ème ch.,15 janvier 2015, n° 14/13168 (N° Lexbase : A6525NAW)   : transformation de L'aigle noir de Barbara en Le rat noir.

[31] CJUE, 3 septembre 2014, préc. (les titulaires de droits ayant un intérêt légitime à ce que l'œuvre protégée ne soit pas associée à un tel message).

[32] Exceptio est strictissimae interpretationis.

[33] CJUE, 3 septembre 2014, préc., points 25 et 26.

[34] «C'est le principe de la liberté d'expression qui sous-tend l'exception légale de parodie prévue en droit d'auteur par le Code de la propriété intellectuelle. La parodie ou la satire sont des formes d'expression artistique et de commentaire social qui visent à provoquer un débat d'intérêt général».

[35] Quand bien même, conformément à la liberté d’expression, l’utilisation d’une illustration dans le seul but commercial et publicitaire n’exclut pas l’exception de parodie : CA Versailles, 7 septembre 2018, n° 16/08909, préc. ; CA Paris, 13 octobre 2006, n° 05/13815, préc..

[36] CA Versailles, 16 mars 2018, n° 15/06029, préc..

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