La lettre juridique n°977 du 14 mars 2024

La lettre juridique - Édition n°977

Baux commerciaux

[Jurisprudence] Révision des loyers commerciaux : le défaut de notification du mémoire avant l’assignation n’est pas susceptible d’être régularisé

Réf. : Cass. civ. 3, 8 février 2024, n° 22-22.301, FS-B N° Lexbase : A91452KW

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N8633BZR

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par Jean Bruschi, Docteur en droit, qualifié aux fonctions de Maître de conférences

Le 13 Mars 2024

Mots-clés : bail commercial • révision des loyers commerciaux • saisine du juge des loyers commerciaux • défaut de notification du mémoire • fin de non-recevoir • régularisation (non)

En application de l'article R. 145-27 du Code de commerce, selon lequel le juge des loyers commerciaux ne peut, à peine d'irrecevabilité, être saisi avant l'expiration d'un délai d'un mois suivant la réception par son destinataire du premier mémoire établi, le défaut de notification d'un mémoire avant la saisine du juge des loyers commerciaux donne lieu à une fin de non-recevoir et cette situation n'est pas susceptible d'être régularisée par la notification d'un mémoire postérieurement à la remise au greffe d'une copie de l'assignation.


 

1. Lorsque le bailleur délivre le congé au preneur, il peut l’accompagner d’une offre de renouvellement par laquelle il propose une révision du montant du loyer. S’en suit parfois un désaccord entre les deux parties qui devront alors respecter scrupuleusement une procédure sur mémoire qui mêle rigidité de l’ordre public, délais qui s’entrecroisent et formalisme scrupuleux. Certains faux pas peuvent être fatals. Sous cette procédure naît un abondant contentieux sur lequel la troisième chambre civile a été, une nouvelle fois, amenée à se prononcer dans un arrêt du 8 février 2024.

2. Un bailleur et son preneur étaient liés par un bail commercial conclu en 1992 et tacitement prorogé depuis l’expiration des neuf années. En 2016, le bailleur a signifié à la locataire son congé, qui devait prendre effet au 31 mars 2017. Le congé est accompagné d’une offre de renouvellement, par laquelle il propose au preneur un nouveau loyer. S’en suit une longue période d’inertie dont les causes sont inconnues. Le bailleur se réveille finalement quelques jours avant l’expiration du délai de prescription et assigne son locataire, le 25 mars 2019, en fixation du prix du bail renouvelé directement devant le juge des loyers commerciaux, en omettant de notifier préalablement le mémoire au preneur. Puis, un an après, il notifie finalement un mémoire au locataire, en espérant purger le manquement à l’obligation de notifier préalablement le mémoire avant d’assigner. En première instance [1], le juge des loyers commerciaux s’est accommodé de la démarche. Selon lui, l’action en révision des loyers était recevable et non prescrite, à raison précisément de l’envoi postérieur du mémoire qui avait régularisé la situation. La cour d’appel de Nîmes [2] infirme le jugement : une procédure introduite par assignation sans mémoire préalable est irrégulière et l’action irrecevable et éteinte, car prescrite. Le bailleur se pourvoi en cassation, mais se heurte au rejet du pourvoi de la part de la troisième chambre civile, qui s’accorde avec les juges du fond pour dire que la procédure en fixation du loyer suppose impérativement la notification préalable du mémoire. La notification postérieure ne peut rien y changer. L’action intentée par la bailleresse est non seulement irrecevable, mais aussi prescrite. L’assignation n’avait pas interrompu le délai de prescription comme le prétendaient les demandeurs au pourvoi.

3. L’arrêt apporte ainsi un enseignement précieux sur la procédure sur mémoire de révision du loyer. Le défaut pur et simple de notification d’un mémoire préalablement à l’assignation en révision du loyer entraîne une fin de non-recevoir qui n’est pas susceptible d’être régularisée (I) et qui, par effet de réaction en chaîne, empêche l’assignation de produire un effet interruptif de prescription (II).

I. La fin de non-recevoir tirée de l’absence de notification du mémoire préalablement à l’assignation

4. L’exigence de notification du mémoire préalable. La procédure de fixation des loyers renouvelés ou révisés obéit à une procédure stricte et détaillée [3]. Elle est prévue dans la partie réglementaire du Code de commerce, aux articles R. 145-23 et suivants N° Lexbase : L4149LTT. Il est tout de suite précisé que le président du tribunal judiciaire, ou le juge qui le remplace, statue sur mémoire[4]. Chaque partie doit ainsi produire un mémoire, dans lequel figureront les informations essentielles sur l’identité des parties, leurs prétentions et leurs justifications. Une fois le mémoire préalable rédigé, l’avocat appose sa signature. Il doit alors être envoyé au défendeur. C’est à sa réception, dispose l’article R. 145-27 du Code de commerce N° Lexbase : L9240LTE, qu’un délai d’un mois va courir à l’expiration duquel le demandeur pourra saisir le juge. En principe, ce délai d’un mois a pour objectif d’offrir un temps de latence au défendeur qui pourra, à son tour, rédiger un mémoire. Du point de vue de la défense, il ne s’agit pas d’un délai impératif. Il pourra notifier son mémoire après l’assignation, jusqu’à la date fixée par le greffe une fois le juge saisi. En revanche, pour le demandeur, le délai est de rigueur : son non-respect entraîne l’irrecevabilité de l’action. Chose importante, l’article L. 145-57 du Code de commerce N° Lexbase : L5785AI4 dispose que « pendant la durée de l’instance relative à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé, le locataire est tenu de continuer à payer les loyers échus au prix ancien ou, le cas échéant, au prix qui peut, en tout état de cause, être fixé à titre provisionnel par la juridiction saisie […] ». En l’espèce, le preneur pouvait continuer à payer l’ancien montant du loyer tout le temps qu’ont duré les tergiversations du bailleur.

5. Possibilités de régularisation admises après la notification du mémoire préalable. Les nombreuses exigences formelles et les délais qui les parcourent font qu’en pratique, preneurs et bailleurs ont vite fait de commettre des impairs. Les juges ont donc dû établir, au fil des ans, un périmètre dans lequel ils distinguent les erreurs régularisables de celles qui ne le sont pas. L’arrêt d’espèce s’inscrit dans cette thématique. Jusqu’alors, la Cour de cassation s’était montrée plutôt clémente avec les demandeurs. Il n’est pas rare que le mémoire soit affecté d’un vice de fond. La Cour de cassation avait très tôt reconnu que la partie ayant déposé un mémoire irrégulier peut le régulariser tant que la juridiction saisie ne s’est pas prononcée [5], et ce, même devant la cour d’appel [6]. Dans son sillage, un arrêt du 8 juillet 2015 dans lequel la Cour de cassation avait admis qu’une irrégularité affectant le mémoire, signifié par un usufruitier qui n’avait pas le droit de le faire seul, avait pu être purgée par l’assignation ainsi que par tous les actes de procédures suivants dans lesquels figurait le nu-propriétaire [7]. L’arrêt de cour d’appel s’appuie précisément sur la jurisprudence précitée pour rendre son arrêt [8].

6. Possibilité de régularisation exclue sans notification du mémoire préalable. On le voit, les juges accordent une attention primordiale à l’envoi du mémoire – dès lors que celui-ci a été envoyé, les possibilités de régularisation sont plus nombreuses. En revanche, lorsque cette exigence n’a pas été respectée, la Cour de cassation se montre intraitable. En l’espèce, le bailleur a assigné son preneur le 25 mars 2019, soit presque deux ans après la signification de l’offre de renouvellement. Au-delà du laps de temps excessif, c’est l’absence totale de notification du mémoire qui a causé leur perte. Ce n’est qu’au mois de mai 2020 qu’ils ont finalement transmis le mémoire au preneur. Devant un tel excès, les juges du fond ne pouvaient que lui opposer une fin de non-recevoir. La Cour de cassation ne dit pas autre chose : « dès lors que la situation ne pouvait être régularisée par la notification d’un mémoire postérieurement à la saisine du juge des loyers commerciaux, elle en a déduit, à bon droit, que l’action intentée par la bailleresse était irrecevable ». Au regard des jurisprudences rendues sur le sujet, il semble possible d’avancer que la régularisation du mémoire préalable dépend principalement de sa bonne notification avant l’assignation. Dès lors qu’il n’a pas été notifié dans les délais, les juges n’admettront pas qu’il puisse être régularisé par la suite, peu important les circonstances. Il serait trop simple, pour l’une des parties, de pouvoir purger ainsi son inertie. Mieux vaut un mémoire vicié, mais notifié, que pas de mémoire du tout !

II. L’absence d’effet interruptif de la prescription tirée de la fin de non-recevoir

7. L’effet interruptif de la notification du mémoire. L’action en fixation judiciaire du loyer révisé ou renouvelé se prescrit par deux ans [9]. Aussi, la question du délai de prescription interfère très souvent celle du mémoire préalable. L’état de l’art, en la matière, résulte d’une construction jurisprudentielle. En effet, dans la mesure où il doit être notifié préalablement (un mois au moins) avant l’assignation, le mémoire en demande a très tôt soulevé la question de son effet sur la prescription extinctive. La Cour de cassation a reconnu que la notification du mémoire, dès lors qu’elle est suivie d’une assignation devant le juge des loyers, a un effet interruptif de prescription [10]. C’est ce que dit encore l’article 33 du décret n° 53-960, du 30 septembre 1953 N° Lexbase : L9107AGE, non abrogé. Cependant, pour qu’elle puisse véritablement interrompre le délai de prescription, l’assignation doit être faite devant le juge des loyers. Si, pour une raison ou pour une autre, l’une des parties est assignée devant le tribunal judiciaire, le délai de prescription retombe dans les filets du droit commun et, dans un arrêt du 25 janvier 2023, la Cour de cassation avait décidé en ce sens que « la notification du mémoire par la bailleresse à la locataire n’avait pas interrompu le délai de prescription dès lors qu’elle n’avait pas été suivie du juge des loyers commerciaux » [11]. En l’espèce, faute de l’avoir notifié, le bailleur ne demandait pas l’interruption de la prescription inhérente au mémoire, mais se plaçait sur le terrain de l’effet interruptif d’une demande en justice.

8. L’absence d’effet interruptif en cas de défaut de notification du mémoire. Derrière l’absence de notification du mémoire et l’assignation délivrée au dernier moment par le bailleur, l’on comprend bien la stratégie de ses conseils. Resté silencieux pendant près de deux ans, le réveil soudain du bailleur quelques semaines avant l’expiration du délai de prescription l’a poussé à agir avec précipitation. Pour tenter de bénéficier de l’effet interruptif de la prescription attachée à la demande en justice, le bailleur a immédiatement assigné le preneur. Le délai de prescription interrompu, il avait désormais tout le temps de préparer le mémoire. C’est précisément sur ce point-là que la cour d’appel a infirmé le jugement de première instance et que le bailleur a formé son pourvoi. On sait que l’article 2241 du Code civil N° Lexbase : L7181IA9 dispose que « la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte se saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure. » Toutefois, l’article 2243 du même code N° Lexbase : L7179IA7 dispose que « l’interruption est non avenue si le demandeur se désiste de sa demande ou laisse périmer l’instance, ou si sa demande est définitivement rejetée. » L’une des difficultés, au lendemain de la réforme du 17 juin 2008 [12], avait été de savoir si une fin de non-recevoir pouvait s’assimiler à un rejet au sens de l’article 2243 et, ainsi, faire obstacle à l’effet interruptif de prescription de l’introduction d’une demande en justice. Par un avis [13], puis un arrêt [14], la Cour de cassation avait reconnu qu’en effet, l’interruption de prescription est non avenue dès lors qu’une fin de non-recevoir avait été accueillie. Autrement dit, l’article 2243 du Code civil, qui ne distingue pas la manière dont la demande est rejetée, fait obstacle à l’effet interruptif de la prescription face à une irrecevabilité, dont les deux seules exceptions sont prévues à l’article 2241, alinéa 2, du même code. C’est la raison pour laquelle, en l’espèce, la demande en justice n'avait eu aucun effet interruptif de prescription. Parce que le défaut de notification du mémoire à l’autre partie avant l’introduction de l’instance conduit à une fin de non-recevoir, il n’était pas possible pour le bailleur de se retrancher derrière sa demande en justice pour interrompre le délai de prescription.

 

[1] TJ Avignon, 12 novembre 2020, n° 19/02498.

[2] CA Nîmes, 5 octobre 2022, n° 20/02912 N° Lexbase : A28958NK.

[3] D. Houtcieff, Droit commercial, Sirey, 5ème éd., n° 865.

[4] C. com., art. R. 145-23 N° Lexbase : L4149LTT.  

[5] Cass. civ. 3, 17 septembre 2008, n° 07-16.973, publié au bulletin N° Lexbase : A4034EAN, AJ 2346, obs. Y. Rouquet.

[6] Cass. civ. 3, 24 septembre 2014, n° 13-17.478, FS-P+B N° Lexbase : A3032MXL, Dalloz Actualité, obs. Y. Rouquet ; J. Prigent, Lexbase Affaires, octobre 2014, n° 397 N° Lexbase : N4076BUI.  

[7] Cass. civ. 3, 8 juillet 2015, n° 14-15.192, FS-P+B N° Lexbase : A7769NMP, AJDI, 2016, p. 39, obs. J.-P. Blatter.

[8] CA Nîmes, 5 octobre 2022, n° 20/02912, préc.

[9] C. com., art. L. 145-60 N° Lexbase : L8519AID.

[10] Cass. civ. 3,  2 février 2005, n° 03-18.042, F-P+B N° Lexbase : A6307DGP – Cass. civ. 3, 8 juillet 2015, n° 14-15.192, FS-P+B, préc.

[11] Cass. civ. 3, 25 janvier 2023, n° 21-20.009, FS-B N° Lexbase : A06449A4, D., 2023, 1331, obs. M.-P. Dumont ; D., 2023, 1420, obs. M.-L. Aldigé ; AJDI, 2023, 343, obs. J.-P. Blatter ; J.-P. Confino et Fl. Bons, Lexbase Affaires, mars 2023, n° 748 N° Lexbase : N4555BZQ.

[12] Loi n° 2008-561, du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile N° Lexbase : L9102H3I.

[13] Cass. civ. 2, 8 octobre 2015, n° 14-17.952, FS-P+B N° Lexbase : A3450N7W.

[14] Ibid.

newsid:488633

Collectivités territoriales

[Brèves] Contestation d’un titre de paiement émis par l’État : le délai « Czabaj » ne s’applique pas

Réf. : Ass. plén., 8 mars 2024, n° 21-12.560, B+R N° Lexbase : A92692S4 et 21-21.230 N° Lexbase : A92722S9

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N8706BZH

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par Yann Le Foll

Le 13 Mars 2024

► Si une personne n’est pas régulièrement informée des recours dont elle dispose pour contester « un titre exécutoire » sur lequel se fonde l’État pour lui réclamer de l’argent, elle n’est pas contrainte de former son recours dans le délai d’un an.

Rappel. L’article L. 1617-5 du Code général des collectivités locales N° Lexbase : L7226LZN prévoit que le débiteur d’une créance d’une collectivité locale dispose d’un délai de deux mois pour contester celle-ci devant la juridiction compétente, à compter de la notification de ce titre.

L’article R. 421-5 du Code de justice administrative N° Lexbase : L3025ALM prévoit que les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision.

Différence entre les deux ordres de juridiction. La Cour de cassation, s’agissant de la contestation des titres exécutoires émis par une collectivité territoriale, a posé le principe général suivant : le délai pour engager une action en justice contre une décision quelle qu’elle soit (civile ou administrative) ne peut commencer à courir que si deux informations ont été régulièrement notifiées à l’intéressé – les voies de recours dont il dispose et le délai qui lui est accordé pour agir (Cass. civ. 2, 8 janvier 2015, n° 13-27.678, F-P+B N° Lexbase : A0741M9C).

En 2016, le Conseil d’État, a posé le principe suivant : si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé des voies et délais de recours ne permet pas qu’on oppose à la recevabilité de son recours les délais prévus par le Code de justice administrative, il ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable, fixé en général à un an, lequel court à compter de la date à laquelle il a eu connaissance de la décision (CE Contentieux, 13 juillet 2016, n° 387763 N° Lexbase : A3351EPS, dite jurisprudence « Czabaj », étendue au contentieux indemnitaire par CE, 9 mars 2018, n° 401386 N° Lexbase : A6313XGW).

Décision Ccass. Si une personne n’est pas régulièrement informée des voies de recours dont elle dispose pour contester « un titre exécutoire » sur lequel se fonde l’État pour lui réclamer de l’argent, celle-ci n’est pas contrainte de former son recours dans un délai raisonnable.

Devant le juge judiciaire, la contestation d’un titre exécutoire passé le délai d’un an reste acceptable car ce même juge tient compte de règles de prescription qui, en tout état de cause, imposent une limite dans le temps à l’exercice des voies de recours. Par exemple, s’agissant des créances de l’Etat, celles-ci ne pourront plus être réclamées à l’issue d’un délai de quatre ans.  

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE, Les délais de recours contentieux, L'opposabilité des délais de recours contre une décision administrative, in Procédure administrative (dir. C. De Bernardinis), Lexbase N° Lexbase : E3094E4D

newsid:488706

Conventions et accords collectifs

[Brèves] L'accord portant reconnaissance d’une UES n’est pas un accord interentreprises

Réf. : Cass. soc., 6 mars 2024, n° 22-13.672, FS-B+R N° Lexbase : A29562SB

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N8695BZ3

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par Lisa Poinsot

Le 18 Mars 2024

L’accord de révision d’un accord portant reconnaissance d’une unité économique et sociale ne constitue pas un accord interentreprises.

Faits et procédure. À la suite de l’acquisition du groupe Altran par le groupe Capgemini, des négociations sont ouvertes pour éventuellement étendre le périmètre de l’unité économique et sociale (UES).

Un syndicat, représentatif dans l’UES, n’a pas été invité à ces négociations. Il saisit alors le tribunal judiciaire afin d’ordonner à la société française du groupe, agissant pour le compte des sociétés de l’UES du groupe de l’inviter à ces négociations.

La cour d’appel (CA Versailles, 20 janvier 2022, n° 21/02009 N° Lexbase : A95497II) estime que l’accord litigieux doit être considéré comme un accord interentreprises au sens des articles L. 2232-36 et suivants du Code du travail N° Lexbase : L6664K9P, de sorte que le syndicat en question ne peut pas être invité aux négociations du fait de sa non-représentativité à l’échelle de l’ensemble des entreprises concernées.

Le syndicat forme alors un pourvoi en cassation.

Solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse et annule la décision de la cour d’appel en application des articles L. 2313-8 N° Lexbase : L8471LGT et L. 2313-9 N° Lexbase : L8470LGS du Code du travail.

La Haute juridiction rappelle sa jurisprudence selon laquelle :

  • une unité économique et sociale ne pouvant être reconnue qu'entre des entités juridiques distinctes prises dans l'ensemble de leurs établissements et de leur personnel, toutes les organisations syndicales représentatives présentes dans ces entités doivent être invitées à la négociation portant sur la reconnaissance entre elles d'une unité économique et sociale (Cass. soc., 10 novembre 2010, n° 09-60.451, FS-P+B N° Lexbase : A9030GGK) ;
  • la reconnaissance ou la modification conventionnelle d'une unité économique et sociale ne relève pas du protocole d'accord préélectoral, mais de l'accord collectif signé, aux conditions de droit commun, par les syndicats représentatifs au sein des entités faisant partie de cette unité économique et sociale (Cass. soc., 14 novembre 2013, n° 13-12.71, FS-P+B+R N° Lexbase : A6092KPC).

Par cette décision, la Chambre sociale de la Cour de cassation se prononce pour la première fois sur la nature juridique de l’accord portant reconnaissance d’une UES depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2016-1088, du 8 août 2016, dite « loi Travail » N° Lexbase : L8436K9C. Elle exclut expressément ce type d’accord du régime des accords interentreprises, de sorte qu’il n’est pas possible d’exclure de la négociation sur l’UES les syndicats non représentatifs au niveau de l’UES.

En outre, l’arrêt mérite de mettre en exergue que l’entrée de nouvelles sociétés au sein d’un groupe n’emporte pas la caducité de l’accord initial portant reconnaissance de l’UES puisque la négociation sur sa révision est possible.

Toutefois, en affirmant ce que n’est pas ce type d’accord, la Haute juridiction ne répond pas à la question suivante : quelle est la nature juridique de l’accord portant reconnaissance d’une UES ?

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Les conditions de mise en place du comité social et économique, La détermination du périmètre de mise en place du comité social et économique, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E9046ZQ4.

 

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Entreprises en difficulté

[Brèves] Opérations sur instruments financiers : quid de la continuation des contrats en cours au jour du jugement d’ouverture ?

Réf. : Cass. com., 6 mars 2024, n° 23-40.023, FS-P, QPC N° Lexbase : A29712ST

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N8683BZM

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par Perrine Cathalo

Le 14 Mars 2024

► La différence de traitement entre un créancier ordinaire, qui ne peut résilier le contrat du seul fait de l'ouverture d'une procédure collective et peut se voir imposer la continuation de celui-ci par l'administrateur, et la banque, titulaire d'un contrat constituant une opération sur instruments financiers, qui peut, en vertu des règles du Code monétaire et financier, résilier ledit contrat à tout moment, est justifiée par un impératif de sécurité juridique et de stabilité du système financier et répond à un motif d'intérêt général en rapport direct avec l'objet des règles communes applicables aux opérations sur instruments financiers.

Faits et procédure. En avril 2017, une SAS a souscrit un prêt d’un montant de 10 000 000 d’euros remboursable avec intérêts au taux variable Euribor 6 mois auprès d’une banque. Un mois plus tard, la société a conclu un second contrat d'échange de conditions d'intérêts, dit contrat de swap de taux d'intérêts, échangeant le taux variable Euribor 6 mois contre un taux fixe.

Par une décision  du 4 décembre 2017, la SAS a été mise en redressement judiciaire. La banque a déclaré plusieurs créances, dont l’une au titre du solde compensé du contrat d'échanges au 4 décembre 2017 et l'autre au titre de l'indemnité de résiliation prévue à ce contrat.

Le 27 juin 2018, la procédure a été convertie en liquidation judiciaire. Les sociétés MJS Partners et MJ Valem, ultérieurement remplacées par une SCP, ont été nommées en qualité de liquidateurs judiciaires.

Les liquidateurs judiciaires ayant contesté les créances déclarées par la banque, le juge-commissaire a été saisi.

Par un arrêt du 16 novembre 2023, la cour d’appel de Douai (CA Douai, 16 novembre 2023, n° 22/04564) a transmis une QPC relative à la conformité de l’article L. 211-40, alinéa 1er, du Code monétaire et financier N° Lexbase : L3704LPU au principe d’égalité entre les créanciers garanti par l’article 6 de la DDHC N° Lexbase : L1370A9M.

Décision. Avant toute chose, la Cour de cassation rappelle que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

La Cour constate ensuite que selon l'article L. 211-40, alinéa 1er, du Code monétaire et financier, les dispositions du livre VI du Code de commerce, parmi lesquelles celles des articles L. 622-13 N° Lexbase : L7287IZW, L. 631-14 N° Lexbase : L9175L7X et L. 641-11-1 N° Lexbase : L3298IC7 du Code de commerce, ne font pas obstacle à l'application des dispositions du Code monétaire et financier relatives aux règles communes applicables aux opérations sur instruments financiers, incluant les règles résultant de l'article L. 211-36-1 de ce code N° Lexbase : L7533LBM en vertu desquelles, notamment, les conventions relatives aux obligations financières mentionnées à l'article L. 211-36 sont résiliables.

Il en résulte, selon la nature du contrat, une différence de traitement entre les contractants liés à un débiteur en procédure collective par un contrat en cours à la date du jugement d'ouverture :

  • si le contrat constitue une opération sur instruments financiers soumise aux règles résultant de l'article L. 211-36-1 du Code monétaire et financier, il sera susceptible de résiliation par l'organisme financier du seul fait de l'ouverture de la procédure collective de son cocontractant ;
  • si tel n'est pas le cas, aucune résiliation du contrat ne pourra résulter du seul fait de l'ouverture d'une telle procédure, l'administrateur ou le liquidateur étant en mesure, à certaines conditions, d'en exiger l'exécution.

La Chambre commerciale ajoute que cette différence de traitement règle de façon différente les situations différentes des contractants concernés en rapport direct avec l'objet des règles communes applicables aux opérations sur instruments financiers, incluant les opérations de swap de taux d'intérêts, destinées à sécuriser ces opérations compte tenu de leur nature particulière ; si bien que la dérogation ainsi apportée à l'égalité devant la loi par l'article L. 211-40, alinéa 1er, du Code monétaire et financier, justifiée par un impératif de sécurité juridique et de stabilité du système financier, répond à un motif d'intérêt général également en rapport direct avec l'objet des règles communes applicables aux opérations sur instruments financiers.

En conséquence, la Cour dit n’y avoir lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la QPC.

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Entreprises en difficulté

[Brèves] Résolution du plan et ouverture d’une nouvelle procédure : quid des créances nées après l'adoption du plan ?

Réf. : Cass. com., 6 mars 2024, n° 22-23.993, F-B N° Lexbase : A29732SW

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N8653BZI

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par Vincent Téchené

Le 24 Avril 2024

► Les créances nées après l'adoption d'un plan de redressement, qui met fin à la période d'observation, ne peuvent bénéficier du privilège des créances postérieures méritantes lorsqu'elles sont déclarées et admises à la nouvelle procédure collective ouverte après la résolution du plan.

Faits et procédure. Un jugement du 1er décembre 2015 a mis une société en redressement judiciaire. Un jugement du 6 juin 2017 a adopté un plan de redressement. Ce plan a été résolu par un jugement du 13 juillet 2021 et la débitrice a été mise en liquidation judiciaire.

Le 3 août 2021, une banque a déclaré des créances à titre privilégié, sur le fondement de l'article L. 622-17 du Code de commerce N° Lexbase : L9123L7Z, que le liquidateur a contestées.

Arrêt d’appel. La cour d’appel de Reims (CA Reims, 11 octobre 2022, n° 22/01186 N° Lexbase : A46278QG) a admis les créances litigieuses au passif de la liquidation judiciaire à titre privilégié au titre d'une cession de créances professionnelles intervenue le 7 juillet 2021 par la société débitrice à la banque et d'un cautionnement délivré le 18 juin 2018. La cour d’appel retient alors que ces créances sont postérieures au jugement d'ouverture de la procédure collective et que, par leur nature, elles ont eu une utilité potentielle sur la poursuite d'activité de la débitrice.

Le liquidateur a donc formé un pourvoi en cassation.

Décision. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa de l'article L. 622-17, I et II, du Code de commerce.

Selon ce texte, les créances nées régulièrement après le jugement d'ouverture en contrepartie d'une prestation fournie au débiteur pendant la période d'observation bénéficient d'un privilège sur les autres créances, sauf exceptions limitativement énumérées. Il en résulte, selon la Cour, que les créances nées après l'adoption d'un plan de redressement, qui met fin à la période d'observation, ne peuvent bénéficier de ce privilège lorsqu'elles sont déclarées et admises à la nouvelle procédure collective ouverte après la résolution du plan.

Dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, la Cour de cassation statue au fond et admet, en conséquence, les créances à titre chirographaire.

Pour aller plus loin :

  • v. ÉTUDE : L'exécution du plan de sauvegarde ou du plan de redressement, Les effets de la résolution du plan avec cessation des paiements, in Entreprises en difficulté (dir. P.-M. Le Corre), Lexbase N° Lexbase : E2901EUY ;
  • v. ÉTUDE : Le domaine de la déclaration de créance, in Entreprises en difficulté (dir. P.-M. Le Corre), Lexbase N° Lexbase : E6382YXN.

 

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Fiscalité des entreprises

[Focus] Régime fiscal applicable aux associés de sociétés d’exercice libéral

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par Sarah Maubert-Mendez, Alex Ajroud et Benjamin Guion, Avocats associés, Ceno Avocats

Le 14 Mars 2024

Mots-clés : société d’exercice libéral • professions libérales • BNC • gérants • dirigeants


 

En fin d’année 2023, la Cour de cassation est venue bousculer les maigres certitudes des associés de société d’exercice libéral en adoptant une vision particulièrement sévère du régime fiscal appliqué à leurs rémunérations [1]. Face à l’incompréhension et aux inquiétudes des praticiens, la direction générale des finances publiques a publié un rescrit en date du 27 décembre 2023 permettant d’éclairer les professionnels sur le régime fiscal applicable aux associés des sociétés d’exercice libéral [2]. Depuis deux arrêts du Conseil d’État rendus au cours des années 2013 et 2017 et depuis la modification, en date du 15 décembre 2022, de la doctrine relative au régime fiscal des rémunérations des associés de sociétés d’exercice libéral, l’ensemble des professionnels concernés se trouvait d’ores et déjà dans des situations d’incertitudes que cette nouvelle jurisprudence n’a pas permis d’apaiser.

Pour rappel, la loi du 31 décembre 1990 [3] a instauré un cadre d’exercice propre aux professions libérales, les sociétés d’exercice libéral, permettant aux praticiens de bénéficier d’un statut particulier, celui d’associé exerçant. Ces sociétés peuvent revêtir les différentes formes traditionnelles, et notamment les formes par actions simplifiées et formes à responsabilité limitée. Les sociétés d’exercice libéral sont soumises de plein droit à l’impôt sur les sociétés et déduisent, au titre de leurs charges, les rémunérations versées à leurs associés.

Mais quel est le traitement fiscal réservé à ces rémunérations ?

Depuis l’année 1990, un long débat s’est engagé sur le régime fiscal à appliquer. Un premier régime était issu de la doctrine administrative et ce dernier a été remis en question par la jurisprudence du Conseil d’État.

Le Conseil d’État s’est prononcé à deux reprises sur le régime applicable aux associés de SEL dans deux arrêts, en date du 16 octobre 2013 [4] et en date du 8 décembre 2017 [5]. Ces deux jurisprudences entraient en contradiction avec le régime fiscal en vigueur jusqu’alors en considérant que le principe d’imposition des rémunérations des associés de SEL était désormais le régime des BNC et non plus les traitements et salaires. Par ailleurs, la jurisprudence instaurait une nouvelle distinction à opérer, celle de la dissociation nécessaire des fonctions de direction avec l’exercice de l’activité, et insistait principalement sur la notion de lien de subordination. Pour la Haute-Juridiction, l’absence de lien de subordination entrainait de fait une imposition des associés dans la catégorie des BNC. Ce revirement a finalement été consacré par la doctrine administrative dans une modification surprise intervenue le 15 décembre 2022. L’application de cette nouvelle doctrine administrative était initialement prévue pour le 1er janvier 2023. Du fait de la soudaineté de ces mesures qui pouvaient entraîner, pour les contribuables, des modifications importantes en termes de politiques de rémunération, les professionnels se sont mobilisés pour demander un décalage de l’entrée en vigueur de ces nouvelles règles. C’est dans ces conditions que l’administration fiscale a différé l’entrée en vigueur des mesures au 1er janvier 2024. En amont de cette entrée en vigueur et pour donner suite à un arrêt retentissant de la Cour de cassation, l’administration s’est également prononcée par l’intermédiaire d’un rescrit fiscal, publié au Bulletin officiel en date du 27 décembre 2023.

I. L’entrée en application du nouveau régime applicable aux rémunérations des associés de SEL depuis le 1er janvier 2024

A. Une fiscalité différente appliquée aux rémunérations des fonctions de direction ou en contrepartie de l’exercice de l’activité technique

Le régime fiscal des rémunérations perçues par les associés doit être distingué selon que les rémunérations sont perçues en contrepartie des fonctions de direction ou des prestations techniques, c’est-à-dire au titre de l’exercice de l’activité libérale. Il doit être ici précisé que ces nouveautés ne s’appliquent qu’aux sociétés d’exercice libéral. Les sociétés d’exercice de droit commun, parfois utilisées par certains professionnels, ne sont pas concernées par ces modifications.

Les rémunérations perçues en contrepartie des fonctions de direction suivent le même régime que les rémunérations perçues par les dirigeants des formes équivalentes non libérales, aussi la rémunération du gérant de SELARL est traitée de manière similaire à celle du gérant de SARL et la rémunération du président de SELAS est traitée à l’identique de celle du président de SELAS.

Ainsi :

  • Pour les gérants de SELARL, les rémunérations perçues dans le cadre du mandat social peuvent être imposées selon différentes modalités, selon que les rémunérations versées dans le cadre du mandat ne peuvent pas être distinguées des rémunérations perçues au titre de l’exercice de l’activité libérale. En l’absence de possibilité de distinguer les activités, les gérants de SELARL pourront soumettre l’intégralité de leur rémunération à l’article 62 du CGI N° Lexbase : L2354IBS. Il leur appartiendra cependant de démontrer cette impossibilité de distinction. Si la distinction peut être réalisée, les rémunérations issues des fonctions techniques seront imposées au titre des BNC (CGI, art. 92 N° Lexbase : L5577MAS) ;
  • Pour les dirigeants de SELAS et SELAFA, les revenus issus de leurs fonctions de direction sont imposés au titre des traitements et salaires (CGI, art. 80 ter N° Lexbase : L1776HLD), et au titre des bénéfices non commerciaux par principe pour leurs revenus d’activité (CGI, art. 92), sauf en présence d’un lien de subordination. Dans ce dernier cas, les sommes perçues au titre de l’activité libérale seront imposées dans la catégorie des traitements et salaires.

Cette distinction paraît possible au regard de la lettre même de l’article 62 qui ne permet pas d’opérer de distinction entre plusieurs types de rémunérations tandis que l’article 80 ter du CGI, applicable aux dirigeants de SELAS et SELAFA, vise expressément les rémunérations versées aux dirigeants de société pour leurs mandats sociaux.

Il est donc nécessaire, pour ces derniers, de distinguer les activités réalisées au titre des fonctions de direction, et celles réalisées au titre des fonctions techniques. La doctrine a donné des exemples de tâches réalisées au titre des fonctions de direction, que nous développerons au paragraphe ci-dessous.

Il paraît tout de même délicat de réussir à opérer la distinction demandée par le texte. Une incertitude pratique demeure donc quant à l’application de ces mesures sur la rémunération des gérants majoritaires de SELARL.

B. Le cas particulier des gérants majoritaires de SELARL et des gérants de SELCA

Il existe donc deux types de règles applicables en fonction de l’origine de la rémunération : le mandat social ou l’exercice de l’activité.

Cette distinction est particulièrement complexe dans le cas des gérants majoritaires de SELARL ou gérants de SELCA. Afin de déterminer si l’imposition de leur rémunération relève du régime BNC ou des traitements et salaires, il faut déterminer si les deux fonctions sont dissociables.

Mais que se passe-t-il si l’on n’arrive pas à opérer une dissociation entre les deux secteurs ? Dans la plupart des structures de petite taille, voire de taille moyenne, il est compliqué de dissocier les deux activités, les associés jonglant continuellement entre tâche technique et tâche administrative.

La doctrine administrative est venue donner quelques exemples des tâches pouvant caractériser les fonctions du gérant : convocation d’assemblée, représentation de la société dans les rapports avec les associés et à l’égard des tiers ou encore décision du déplacement du siège. Elle a également précisé que certaines tâches administratives étaient exclues des fonctions du gérant lorsqu’elles se rapportaient à l’activité : tel est notamment le cas de la facturation du client ou du patient, l’encaissement, les prises de rendez-vous, les approvisionnements de fourniture ou encore la gestion des équipes.

Dans le cas où il est impossible de distinguer les rémunérations allouées au titre des fonctions de gérant et celles allouées au titre de l’exercice de l’activité, toute la rémunération est imposée au titre de l’article 62 du CGI, soit comme des traitements et salaires. Dans ce cas de figure, le contribuable doit être en mesure de démontrer auprès de l’administration fiscale que les deux rémunérations sont indissociables. À ce titre, la seule absence de documents fixant la rémunération du gérant ne suffira pas à une telle justification.

À titre de règle pratique, il a été admis par l’administration qu’une part de 5 % de la rémunération d’ensemble perçue par les gérants majoritaires de SELARL et gérants de SELCA puisse être considérée comme la part des revenus afférente aux fonctions de direction, imposables dans les conditions de l’article 62, et bénéficiant alors du régime fiscal correspondant. À cet égard, la différence réside en la possibilité de déduire un abattement pour frais forfaitaire de 10 % dans le cadre des traitements et salaires, étant précisé que cet abattement est limité [6]. Par ailleurs, les cotisations dites « Madelin » restent déductibles dans les deux cas de figure, imposition BNC ou traitements et salaires. Il n’est donc pas évident que le gain fiscal correspondant à cette déduction justifie la lourdeur administrative rendue nécessaire pour distinguer les deux fonctions.

II. Les précisions apportées par le rescrit publié le 27 décembre 2023

Le régime entré en vigueur le 1er janvier 2024 n’est toutefois pas dénué d’imprécisions. La dernière jurisprudence de la Cour de cassation rendue en matière de dividendes distribués à une société de participation financière des professions libérales a ravivé les craintes des professionnels quant aux difficultés d’application du régime aux libéraux. Dans cet arrêt, la Cour de cassation a pu considérer que le versement de dividendes au bénéfice d’une SPFPL par une SEL entraînait la soumission aux cotisations sociales de ces dividendes chez l’associé de la SPFPL, exerçant son activité via la SEL. Cette méprise de l’interposition de la personne morale de la SPFPL avait alors grandement inquiété les praticiens.

Pour donner suite aux protestations des professionnels, l’administration fiscale s’est prononcée dans un rescrit communiqué à l’Institut des Avocats Conseils Fiscaux et publié dans le BOFIP le 27 décembre 2023.

Ce rescrit avait pour but de répondre à la question du régime fiscal applicable aux associés de sociétés d’exercice libéral en matière d’impôt sur le revenu mais également en matière de TVA, de cotisation foncière des entreprises ou encore également en matière de dispositifs d’épargne salariale.

A. Les précisions apportées en matière d’impôt sur le revenu

Concernant l’impôt sur le revenu, le rescrit rappelle les principes posés par la jurisprudence dans les arrêts précités en date du 16 octobre 2013 et du 8 décembre 2017. Le principe reste inchangé, aussi les rémunérations perçues, au titre de l’exercice de l’activité libérale, sont par principe imposées au titre des bénéfices non commerciaux, sauf à démontrer l’existence d’un lien de subordination, ce qui conduit à une imposition au titre des traitements et salaires. Le rescrit a pris également la peine de rappeler que la réponse ministérielle Cousin précitée n’était plus applicable à compter de l’imposition des revenus de l’année 2024, à la suite de la publication de la mise à jour du BOFIP en novembre 2022.

En matière d’impôt sur le revenu également, le rescrit est venu préciser l’application du régime « micro » aux rémunérations perçues par les associés de sociétés d’exercice libéral. Le rescrit s’appuie sur la rédaction de l’article 102 ter du CGI N° Lexbase : L8056MHT qui ne prévoit aucune exclusion expresse des associés de sociétés d’exercice libéral du régime. Aussi, ces derniers peuvent bénéficier d’un tel régime fiscal dès lors qu’ils sont imposés dans la catégorie des bénéfices non commerciaux en application des règles précitées. En cas d’application du régime du micro-BNC, les contribuables n’auront à remplir que le formulaire n° 2042 et non plus le formulaire n° 2035 applicable en cas de bénéfice du régime réel.

Le rescrit de l’administration a également apporté une précision intéressante quant à l’appréciation du seuil permettant de bénéficier du régime micro-BNC. Ce seuil doit tenir compte des sommes déclarées dans la catégorie des traitements et salaires qui auraient été déclarées comme des BNC sous l’égide de la nouvelle règlementation. Dès lors, l’administration fiscale viendra à considérer que ces revenus, quand bien même auraient-ils été considérés à un instant T comme des traitements et salaires, sont à qualifier de BNC au regard de la nouvelle doctrine. Cette mesure entre en contradiction avec la tolérance annoncée en début d’année dernière qui indiquait que la nouvelle règlementation n’entrerait en vigueur qu’au 1er janvier 2024. Ce faisant, nombre de professionnels n’avaient pas changé leurs habitudes et continué de se verser des rémunérations qu’ils considéraient comme imposables comme des traitements et salaires.

Par ailleurs, une question subsistait quant à la possibilité de déduire les cotisations de type « Madelin » des rémunérations imposées comme des traitements et salaires, de manière similaire à ce qui était prévu par l’article 154 bis du CGI N° Lexbase : L1458MHH. Sur ce point, le rescrit précise que les cotisations Madelin ne peuvent être déduites des revenus imposés comme des traitements et salaires, cette déduction étant seulement possible dans le cas d’une imposition au titre des BNC sous le régime réel.

Enfin, en matière d’impôt sur le revenu, le rescrit est venu expressément préciser l’impossibilité, pour l'entrepreneur individuel libéral associé d’une société d’exercice libéral, d’opter pour l’impôt sur les sociétés. En effet, dès lors qu’un professionnel devient associé d’une structure, il n’est plus réputé exercer son activité en son nom propre, c’est la structure qui devient alors exploitante du fonds libéral. Dès lors, l’associé de la société d’exercice libéral ne répond plus à la définition de l’entrepreneur individuel et ne peut pas exercer l’option prévue à l’article 1655 sexies du CGI N° Lexbase : L5769MAW.

B. Les précisions apportées en matière de TVA

En matière de TVA, le rescrit précise de manière très claire les règles applicables aux rémunérations perçues par les associés de SEL au titre de l’exercice de l’activité libérale.

Certains se posaient la question de soumettre à TVA et donc aux obligations de facturation les rémunérations versées.

Toutefois, la SEL est réputée exercer la profession par l’intermédiaire de ces membres. Ainsi, les associés ne sont plus responsables à leur propre titre du risque économique propre supporté par l’activité et ne sont que des intermédiaires. Ils ne sont d’ailleurs aucunement liés en leur nom propre avec les clients de la structure. Ce faisant, les rémunérations techniques perçues par les associés des SEL n’entrent pas dans le champ d’application de la TVA et ne sont pas davantage soumises aux obligations de facturation prévues par l’article 289 du CGI N° Lexbase : L4136MGB.

Ce sont les seules SEL qui sont redevables de la taxe et non pas ses associés, quand bien même l’exercice de l’activité serait réalisé par l’intermédiaire de ces derniers.

C. Les précisions en matière de CFE

La question se posait en pratique de savoir si les associés de SEL étaient redevables, en leur nom, de la CFE.

Le rescrit reste prudent sur cette question, et affirme que ce sont bien les SEL qui sont redevables de la CFE. Il rappelle également que la jurisprudence du Conseil d’État est sans incidence sur l’imposition à la CFE de ces sociétés et de leurs associés.

Il précise toutefois que les associés d’une SEL sont susceptibles d’être soumis à la CFE en leur nom propre s’ils exercent une activité professionnelle propre non-salariée.

Au regard de ce qui précède, il apparaît une nouvelle fois flagrant que le droit fiscal opère une distinction entre les professionnels libéraux et les autres professionnels. Les praticiens libéraux se voient contraints d’adopter un régime spécifique plus contraignant et plus obscur, dont les contours sont sans cesse malmenés par la doctrine et la jurisprudence. Il apparaît encore une fois nécessaire que les pouvoirs publics se (re)penchent sur la question des rémunérations des libéraux en cessant d’opérer des distinctions entre ces derniers et les autres professionnels. Si la loi « Macron » du 6 août 2015 avait ouvert la possibilité pour les libéraux d’exercer sous des structures de droit commun, l’attitude des pouvoirs publics semble s’éloigner de cette orientation. Et pour preuve, l’ordonnance du 8 février 2023 a carrément interdit aux professions juridiques et judiciaires d’exercer leurs activités sous de telles structures …

 

[1] Cass. civ. 2, 19 octobre 2023, n° 21-20.366, F-B N° Lexbase : A65071NC. Lire en ce sens, S. Buffa, Les dividendes versés par une SEL à une SPFPL sont soumis aux cotisations sociales des indépendants, Lexbase Contentieux et Recouvrement, décembre 2023, n° 2 N° Lexbase : N7654BZI.

[2] RES – RSA – BNC – TVA – IF – Régime fiscal applicable aux associés de sociétés d’exercice libéral.

[3] Loi n° 90-1258, du 31 décembre 1990, relative à l'exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé et aux sociétés de participations financières de professions libérales N° Lexbase : L3046AIN.

[4] CE 9° et 10° ssr., 16 octobre 2013, n° 339822, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1088KNM.

[5] CE 3° et 8° ch.-r., 8 décembre 2017, n° 409429, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0784W78.

[6] À titre d’exemple et pour les revenus de l’année 2023, cette limite est de 13 522 euros.

newsid:488696

Fiscalité internationale

[Brèves] Convention fiscale franco-tunisienne et crédit d’impôt de 20 % sur le montant brut des redevances d’origine tunisienne

Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 19 février 2024, n° 469407, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A31762NX

Lecture: 5 min

N8686BZQ

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par Marie-Claire Sgarra

Le 13 Mars 2024

Le Conseil d’État était saisi d’un litige mettant en jeu la convention fiscale franco-tunisienne, spécifiquement les dispositions de cette convention prévoyant un crédit d’impôt de 20 % sur le montant brut des redevances d’origine tunisienne.

Les faits :

  • une société par actions simplifiée, filiale d’une SA, a perçu des redevances d'origine tunisienne au titre de la concession de licences d'exploitation de brevets au cours des exercices clos en 2014, 2015 et 2016 ;
  • par une réclamation, la SA a, en qualité de société mère du groupe fiscalement intégré auquel appartient la SAS, demandé la réduction des cotisations d’IS acquittées au titre des exercices clos en 2014, 2015 et 2016 en faisant valoir qu'elle avait, à tort, limité le montant des crédits d'impôt auxquels lui ouvraient droit les retenues à la source pratiquées par la Tunisie sur les redevances perçues par sa filiale à celui de l'impôt français correspondant à ces revenus.

Procédure. Le tribunal administratif de Montreuil a partiellement fait droit à la demande de la SA. La cour administrative d’appel a rejeté l’appel formé par le ministre de l’Économie (CAA Versailles, 4 octobre 2022, n° 20VE02187 N° Lexbase : A70678MP).

Pour rappel, les conventions fiscales sont des traités internationaux visant à éviter que les contribuables – entreprises ou particuliers - ne soient imposés deux fois pour un même revenu par deux pays différents. À ce titre une convention a été signée entre la France et la Tunisie le 28 mai 1973.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Tunisie, in Conventions fiscales internationales, Lexbase N° Lexbase : E8279ETS.

Article 19 de la convention franco-tunisienne :

Les redevances versées pour la jouissance de biens immobiliers ou l'exploitation de mines, carrières ou autres ressources naturelles ne sont imposables que dans celui des États contractants où sont situés ces biens, mines, carrières ou autres ressources naturelles.

Les redevances non visées au paragraphe 1 provenant d'un État contractant et payés à une personne résidente dans l'autre État contractant sont imposables dans cet autre État.

Toutefois, ces redevances peuvent être imposées dans l'État contractant d'où elles proviennent, si la législation de cet État le prévoit, dans les conditions et sous les limites ci-après. Les redevances provenant de la concession de licences d'exploitation de brevets, dessins et modèles, plans, formules ou procédés secrets, provenant de sources situées sur le territoire de l'un des États contractants et payées à une personne résidente de l'autre État, peuvent être imposées dans le premier État, mais l'impôt ainsi établi ne peut excéder 15 % du montant brut de ces redevances.

 

Article 29 de la convention franco-tunisienne :

La double imposition est évitée de la manière suivante.

Dans le cas de la France :

  • en ce qui concerne les revenus visés aux articles 18, 19, 23 et 24 ci-dessus, la France peut, en conformité avec les dispositions de sa législation, les comprendre dans la base des impôts visés à l'article 9 pour leur montant brut ; mais elle accorde sur le montant des impôts afférents à ces revenus une réduction correspondant au montant des impôts prélevés en Tunisie sur ces mêmes revenus ;
  • les dividendes imposés en Tunisie au titre des articles 14 et 15 ci-dessus ouvrent droit à un crédit calculé dans les conditions prévues dans le protocole annexé à la Convention ;
  • les redevances imposées en Tunisie au titre de l'article 19, paragraphe 2 b ci-dessus, ouvrent droit à un crédit égal à 20 % de leur montant brut.

Précisions du Conseil d’État.

Il résulte de l’article 29 de la convention fiscale franco-tunisienne qu’il n’ouvre droit, s’agissant notamment des redevances provenant de la concession de licences d’exploitation de brevets, à un crédit d’impôt que dans l’hypothèse où ces redevances ont supporté l’impôt en Tunisie, lequel est considéré comme ayant été perçu au taux minimum de 20 %.

En revanche, il ne résulte pas de cet article que le montant du crédit d’impôt imputable en France qu’il prévoit serait limité à celui de l’impôt français correspondant à ces redevances.  Demeure sans incidence à cet égard la circonstance que l’objet principal de l’article 29 de la convention est l’élimination des doubles impositions susceptibles d’affecter les revenus pour lesquels celle-ci prévoit qu’ils peuvent être imposés par chacun des deux États parties, dès lors qu’un tel objet n’implique pas que le montant du crédit d’impôt imputable en France accordé à cette fin soit nécessairement limité à celui de l’impôt français correspondant à ces revenus.

Solution. La CAA de Versailles, en jugeant que les redevances versées à une société résidente de France, provenant de la concession de licences d'exploitation de brevets et imposées à la source en Tunisie ouvraient droit à cette société à un crédit d'impôt égal à 20 % de leur montant brut, sans que soit pris en compte le montant de l'impôt payé en France correspondant à ces revenus, n'a pas commis d'erreur de droit.

Par suite, le pourvoi du ministre est rejeté.

newsid:488686

Licenciement

[Brèves] Licenciement injustifié d’un salarié ayant tenu des propos privés à caractère racistes via sa messagerie professionnelle

Réf. : Cass. soc., 6 mars 2024, n° 22-11.016, FS-B N° Lexbase : A29592SE

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N8694BZZ

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par Charlotte Moronval

Le 13 Mars 2024

► L'employeur ne peut, pour procéder au licenciement d'un salarié, se fonder sur le contenu de messages, qui, même s'ils avaient été envoyés au moyen de la messagerie professionnelle, relèvent de la vie personnelle du salarié dès lors, d'une part, que ces messages s'inscrivaient dans le cadre d'échanges privés, à l'intérieur d'un groupe de personnes, et n'avaient pas vocation à devenir publics, d'autre part, que les opinions exprimées par la salariée n'avaient eu aucune incidence sur son emploi ou ses relations avec les usagers ou ses collègues et qu'il n'est pas établi qu'ils auraient été connus en dehors du cadre privé.

Faits et procédure. Une salariée travaillant à la CPAM du Tarn-et-Garonne a utilisé sa messagerie électronique professionnelle pour adresser à ses collègues un courriel contenant des propos à caractère manifestement raciste et xénophobe. L’employeur en prend connaissance à la suite d’une erreur d’envoi d’un des destinataires.

Celui-ci procède au licenciement de la salariée pour faute grave.

La salariée conteste son licenciement et obtient satisfaction devant la cour d’appel (CA Toulouse, 26 novembre 2021, n° 19/04850 N° Lexbase : A34207DZ).

La CPAM forme un pourvoi en cassation à l’encontre de cette décision.

Solution. La Chambre sociale de la Cour de cassation confirme la position de la cour d’appel.

Elle rappelle que le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée. Ainsi, un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail.

En l’espèce, la cour d’appel :

  • a d'abord constaté que les messages litigieux s'inscrivaient dans le cadre d'échanges privés à l'intérieur d'un groupe de personnes, qui n'avaient pas vocation à devenir publics et n'avaient été connus par l'employeur qu’à la suite d’une erreur d'envoi de l'un des destinataires ;
  • a ensuite relevé que la lettre de licenciement ne mentionnait pas que les opinions exprimées par la salariée dans ces courriels auraient eu une incidence sur son emploi ou dans ses relations avec les usagers ou les collègues. L'employeur ne versait aucun élément tendant à prouver que les écrits de l'intéressée auraient été connus en dehors du cadre privé et à l'extérieur de la CPAM et que son image aurait été atteinte ;
  • a, enfin, retenu que, si le règlement intérieur interdisait aux salariés d'utiliser pour leur propre compte et sans autorisation préalable les équipements appartenant à la CPAM, y compris dans le domaine de l'informatique, un salarié pouvait toutefois utiliser sa messagerie professionnelle pour envoyer des messages privés dès lors qu'il n'en abusait pas et, qu'en l'espèce, l'envoi de neuf messages privés en l'espace de onze mois ne saurait être jugé comme excessif, indépendamment de leur contenu.

Par conséquent, l'employeur ne pouvait, pour procéder au licenciement de la salariée, se fonder sur le contenu des messages litigieux, qui relevaient de sa vie personnelle.

Pour aller plus loin : 

  • confirmation de jurisprudence, v. déjà : Ass. plén., 22 décembre 2023, n° 21-11.330, publié N° Lexbase : A27232A4 ;
  • v. ÉTUDE : La cause réelle et sérieuse de licenciement pour motif personnel, La vie personnelle du salarié, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E3369Z38.

 

 

newsid:488694

Procédure civile

[Brèves] Péremption d’instance en appel : la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence !

Réf. : Cass. civ. 2, 4, arrêts, 7 mars 2024, n° 21-19.475 N° Lexbase : A41372SZ, n° 21-19.761 N° Lexbase : A41302SR, n° 21-23.230 N° Lexbase : A41362SY, n° 21-20.719 N° Lexbase : A41312SS, FS-B

Lecture: 6 min

N8676BZD

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 25 Mars 2024

► Opérant un revirement de jurisprudence relatif à la péremption d’instance, par quatre arrêts du 7 mars 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, vient de juger qu’une fois que les parties ont accompli toutes les charges procédurales leur incombant, la péremption ne court plus à leur encontre, sauf si le conseiller de la mise en état fixe un calendrier ou leur enjoint d'accomplir une diligence particulière.

Les faits et procédures.

Dans la première affaire (n° 21-19.475), une société a interjeté appel à l’encontre d’un jugement rendu par un tribunal de commerce dans une instance l’opposant à une autre société. Par ordonnance, le conseiller de la mise en état a constaté la péremption d’instance. L’appelante a formé un pourvoi contre l’arrêt ayant confirmé l’ordonnance déférée.

Dans la seconde affaire (n° 21-19.761), une copropriétaire d’un immeuble a relevé appel à l’encontre d’un jugement l’opposant au syndicat des copropriétaires et une société. Par ordonnance, le conseiller de la mise en état a constaté la péremption de l'instance. La copropriétaire a formé un pourvoi contre l'arrêt ayant confirmé l'ordonnance déférée.

Dans la troisième affaire (n° 21-23.230), dans un litige opposant une société à un particulier, ce dernier a interjeté appel à l’encontre d’un jugement. Par ordonnance, le conseiller de la mise en état a constaté la péremption de l'instance, et un pourvoi a été formé contre l'arrêt ayant confirmé l'ordonnance déférée.

Dans la quatrième affaire (n° 21-20.719), une association a relevé appel à l’encontre d’un jugement rendu par un conseil des prud’hommes dans un litige l’opposant à son salarié. Par ordonnance, le conseiller de la mise en état a rejeté l’incident de péremption soulevé par le salarié. Ce dernier a formé un pourvoi contre l'arrêt ayant confirmé l'ordonnance déférée.

Dans les quatre affaires, le président de la conférence des premiers présidents de cours d'appel, le bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris et le président du Conseil national des barreaux ont, en application des articles L. 431-3-1 du Code de l'organisation judiciaire N° Lexbase : L3775LD8 et 1015-2 du Code de procédure civile N° Lexbase : L3783LDH, déposé chacun une note écrite et les deux derniers ont été entendus à l'audience publique du 19 décembre 2023.

Le problème. L’enjeu porte principalement sur la péremption d’instance devant la cour d’appel. En effet, comme le rappelle la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans chacune de ces décisions :

  • jusqu'à présent, la Cour de cassation décidait en matière de procédure d'appel avec représentation obligatoire que la péremption de l'instance d'appel résulte du défaut d'initiative des parties après avoir conclu en vertu des articles 908 N° Lexbase : L2401MLI et 909 N° Lexbase : L7240LEU du Code de procédure civile, ou d’obtenir du conseiller de la mise en état la fixation des débats de l’affaire, en application de l'article 912 du code précité N° Lexbase : L7245LE3 (Cass. civ. 2, 16 décembre 2016, n° 15-27.917, FS-P+B+I N° Lexbase : A2215SXC.
  • elle considérait que la demande de la partie appelante au président de la formation de jugement, indiquant son intention de ne pas répliquer aux dernières conclusions de l'intimé, interrompt le délai de péremption, mais ne le suspend pas, selon un arrêt du 1er février 2018 (Cass. civ. 2, 1er février 2018, n° 16-17.618, F-P+B N° Lexbase : A4857XCU) ;

La Haute juridiction énonce qu’il y a lieu de reconsidérer cette jurisprudence, dès lors que :

  • postérieurement à l’arrêt précité du 16 décembre 2016, il découle du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 , qui a introduit l'article 910-4 dans le Code de procédure civile . Selon cet article, impose aux parties de présenter l'ensemble de leurs prétentions sur le fond dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 N° Lexbase : L7036LEC et 908 à 910 N° Lexbase : L2403MLL, sous peine d'irrecevabilité relevée d'office ;
  • lorsque les parties ont respecté leurs obligations dans les délais impartis en vertu de l'article précité, sans avoir à ajouter quoi que ce soit au soutien de leurs prétentions, la direction de la procédure revient au conseiller de la mise en état ;
  • la demande de fixation de l'affaire à une audience peut souvent être vaine, car les cours d'appel, en raison de rôles d'audience complets, sont parfois incapables de fixer l'affaire dans un délai inférieur à deux ans. En conséquence, lorsque le conseiller de la mise en état ne peut pas fixer la date de clôture et des plaidoiries avant l'expiration du délai de péremption, les parties ne devraient pas être contraintes de solliciter la fixation de la date des débats uniquement dans le but d'interrompre la péremption.

Dans les cas d’espèce, nous étions dans des situations où les rôles étaient surchargés, et les cours d’appels n’étaient pas en mesure de fixer les affaires dans des délais raisonnables.

Solution. Énonçant la solution susvisée au visa de l’article 6, §, 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR, des articles 2 N° Lexbase : L1108H4S, 386 N° Lexbase : L2277H44, 908, 909, 910-4 et 912 du Code de procédure civile, ces quatre derniers dans leur rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, la Cour de cassation, censure le raisonnement des cours d’appel des trois premières affaires (n° 21-19.475, n° 21-19.761, n° 21-23.230). Elle annule en toutes leurs dispositions les arrêts rendus par les cours d’appels et remet les affaires où elles se trouvaient avant ces arrêts. Pour la quatrième affaire (n° 21-20.719), la Haute juridiction valide le raisonnement de la cour d’appel ayant constaté que les parties avaient accompli les charges procédurales leur incombant et en l'absence de diligences particulières mises à leur charge par le conseiller de la mise en état, et dès lors, en a déduit que la péremption n’était pas acquise. La Cour de cassation déclare le moyen non-fondé et rejette le pourvoi.

La Cour de cassation précise que ce revirement de jurisprudence est immédiatement applicable en ce qu'il assouplit les conditions de l'accès au juge, et conduit à l'annulation des arrêts attaqués.

Pour aller plus loin : ces arrêts feront l’objet d’un commentaire détaillé par Yannick Joseph-Ratineau, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes, Directeur adjoint de l’Institut d’Études Judiciaires de Grenoble, Centre de Recherches Juridiques à paraître prochainement dans Lexbase Droit privé.

 

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Santé et sécurité au travail

[Actes de colloques] Du droit de l’inaptitude à la prévention de la désinsertion professionnelle

Lecture: 16 min

N8679BZH

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par Magali Roussel, Maîtresse de conférences en droit privé à l’Université Sorbonne Paris Nord (IRDA)

Le 13 Mars 2024

Cet article est issu d’un dossier spécial consacré à la publication des actes du colloque intitulé « Autour de la santé au travail et de la loi du 2 août 2021 », qui s’est tenu le 8 novembre 2023 à l'Université Sorbonne Paris Nord, et organisé par Nathalie Ferré, Professeure de droit privé à l’Université Sorbonne Paris Nord et Magali Roussel, Maîtresse de conférences en droit privé à l’Université Sorbonne Paris Nord.

Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici N° Lexbase : N8728BZB


Mots-clés : prévention de la désinsertion professionnelle • inaptitude • convention de rééducation professionnelle en entreprise • essai encadré • cellule de prévention de la désinsertion professionnelle

La loi du 2 août 2021 a renforcé la prévention de la désinsertion professionnelle par la mise en place de nouveaux dispositifs et de moyens propres tels que la cellule de prévention de la désinsertion professionnelle. L’objectif de maintien de l’emploi sous-jacent à cette politique nécessite cependant une articulation de cette dernière avec le droit de l’inaptitude et la prévention de l’usure professionnelle.


La loi du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail [1] marque le déploiement de dispositifs participant à la prévention de la désinsertion professionnelle (PDP). L’idée de PDP n’est certes pas nouvelle [2]. La loi « Santé au travail » accroît toutefois considérablement la dynamique qui lui est sous-jacente – le maintien en emploi [3]. Elle participe en effet pleinement à l’ambition des services de prévention et de santé au travail (SPST), introduite par la loi du 2 août 2021, de contribuer « à la réalisation d’objectifs de santé publique afin de préserver, au cours de la vie professionnelle, un état de santé du travailleur compatible avec son maintien en emploi » [4].

Le lien entre PDP et « droit de l’inaptitude » [5] est en ce sens étroit. L’obligation de reclassement, centrale en matière d’inaptitude, vise précisément à maintenir le salarié au sein de l’entreprise ou, dans certaines limites, au sein des entreprises du groupe auquel elle appartient [6] et donc à le maintenir en emploi. Les limites de ce droit sont néanmoins connues [7]. Le Code du travail envisage d’ailleurs l’impossibilité pour l’employeur de proposer un autre emploi au salarié et autorise la mention expresse par le médecin du travail, dans l’avis d’inaptitude, que tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ou que l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi [8]. C’est par conséquent à l’aune de l’insuffisance du droit de l’inaptitude à maintenir le salarié en emploi que l’on est tenté d’appréhender le renouveau que représente le développement de la PDP. Pour ce faire, elle s’inscrit dans l’univers de l’anticipation, de l’antériorité, du « pré » - préfixe d’origine latine « prae » signifiant « avant », « devant », très présent en matière de PDP [9]. Est en jeu l’appréhension à la fois précoce et transversale des risques pour l’emploi en lien avec la santé du salarié. Rapportée au droit de l’inaptitude, la PDP opère donc un glissement via l’anticipation, glissement perceptible au temps de la détection du risque de désinsertion professionnelle (I.) comme à celui du traitement du risque (II.). De cette idée d’anticipation naît un cadre de la PDP distinct de celui du droit de l’inaptitude. La complémentarité entre ces deux champs dont le prisme diffère est néanmoins essentielle pour concourir à un objectif commun : la continuation des parcours professionnels.

I. L’anticipation dans l’identification du « risque »

L’identification des risques de désinsertion professionnelle constitue une condition à la mise en place d’une réelle politique de prévention. Saisir la PDP et non uniquement l’inaptitude se traduit ainsi par un glissement de l’identification de l’aptitude vers celui de la vulnérabilité (A.). Ce nouveau regard, qui ne peut reposer sur le seul médecin du travail, s’appuie sur un réseau d’interlocuteurs (B.).

A. La vulnérabilité

Selon l’instruction de la direction générale du travail du 26 avril 2022, « la PDP renvoie aux dispositifs et accompagnements mis en œuvre à destination des salariés potentiellement vulnérables du fait d’un état de santé difficilement compatible avec la poursuite de leur activité » [10]. S’adressant aux salariés « potentiellement vulnérables », l’instruction ne saurait davantage insister sur le caractère précoce de la mise en œuvre des dispositifs de lutte contre la désinsertion professionnelle.

À travers l’idée d’anticipation, la PDP vise la « potentialité » au sens de « ce qui existe virtuellement, en puissance » [11]. L’écart avec l’examen médical d’aptitude permettant de « s’assurer de la compatibilité de l’état de santé du travailleur avec le poste auquel il est affecté » [12] se mesure aisément. La PDP concerne, sans que cela ne puisse surprendre, un nombre plus élevé de salariés que l’inaptitude [13].

La vulnérabilité dont il s’agit est la vulnérabilité en matière d’employabilité liée à l’état de santé du salarié. L’instruction de la direction générale mentionne ainsi les risques liés au « vieillissement de la population active », à l’« augmentation des maladies chroniques» ou encore à « l’allongement des carrières ». D’autres facteurs, tenant à l’organisation du travail, tel que l’usure professionnelle résultant de la pénibilité, de l’intensification de l’activité et des risques psychosociaux, peuvent être évoqués [14]. À cet égard, le Plan santé au travail 4 (2021-2025) souligne l’importance d’identifier les « signaux » de cette usure se caractérisant par « l’accélération du vieillissement de la personne et une dégradation de ses capacités physiques », avant qu’elle ne se traduise par une rupture du contrat et éventuellement une désinsertion professionnelle [15]. L’identification de cette vulnérabilité est ainsi d’autant plus difficile qu’elle est, par essence, précoce et possiblement plurifactorielle. En dehors de l’état de santé du salarié, le risque de désinsertion professionnelle apparaît notamment corrélé à la faculté (professionnelle) du salarié de se réorienter professionnellement dans un emploi distinct [16]. Afin de révéler cette vulnérabilité, la loi « Santé au travail » se fonde sur des dispositifs devant participer au « repérage » du risque de désinsertion professionnelle.

Proches de la logique ayant présidé au redéploiement des visites médicales en matière d’aptitude, certains dispositifs sont spécifiquement orientés vers des situations favorisant la vulnérabilité des salariés. Avec la création de la visite médicale de mi-carrière, la loi du 2 août 2021 met en avant l’âge en tant que point de vulnérabilité qu’il convient d’évaluer au regard du parcours professionnel et de la santé [17]. Spécifiquement axé sur l’état de santé du salarié, le rendez-vous de liaison vise quant à lui la vulnérabilité susceptible d’être sous-jacente au motif d’un arrêt de travail supérieur à 30 jours [18]. Ce rendez-vous dont la nature originale a été remarquée [19] permet une rencontre entre l’employeur (le SPST peut être associé) et le salarié, pendant la période de suspension du contrat de travail, afin d’informer le salarié qu’il peut bénéficier d’actions de PDP. Certains dispositifs antérieurs à la loi du 2 août 2021, tels que les examens de pré-reprise [20] ou l’examen de reprise [21], se révèlent également pertinents pour repérer des vulnérabilités en matière de désinsertion professionnelle.

La multiplication de ces rencontres et, plus encore, la volonté de les lier à des périodes où peuvent émerger des fragilités associées à la santé des travailleurs témoignent ainsi de la volonté de se situer le plus possible en amont du risque[22] ou, en tout état de cause, en amont de l’inaptitude. Il s’agit de jalonner le parcours professionnel de dispositifs de repérage d’une vulnérabilité à la désinsertion professionnelle.

B. Le réseau d’interlocuteurs

Comme en matière d’inaptitude [23], le rôle du médecin du travail est central en matière de PDP dans la mesure où celui-ci peut signaler un risque de désinsertion professionnelle du salarié par exemple à l’occasion d’une visite médicale de mi-carrière [24]. La particularité de la PDP réside toutefois dans la création, au sein des SPSTI d’une cellule pluridisciplinaire spécialisée dans la PDP (cellule PDP) dont l’une des missions est l’identification des situations individuelles [25]. Cette cellule peut ainsi mettre en place des actions de « sensibilisation des entreprises sur le repérage précoce des salariés en risque de désinsertion professionnelle et le rôle essentiel du salarié et de l’employeur dans ce cadre » ou encore des actions de « communication sur l’importance des rendez-vous et visites médicales » [26]. Cette innovation témoigne autant de l’intention de faire de la PDP un objectif autonome doté de moyens dédiés que de la nécessité d’assurer la pluridisciplinarité dans ce domaine. Si le principe de la pluridisciplinarité ne surprend guère [27], il n’en révèle pas moins le caractère multifactoriel de la vulnérabilité et donc la diversité des dispositifs de prévention devant y être associés [28]. Cette cellule, coordonnée par un médecin du travail ou un membre de l’équipe pluridisciplinaire qu’il aura désigné, pourra ainsi être constituée non seulement de médecins, infirmiers ou psychologues, mais également, de conseillers de maintien en emploi [29].

L’approche globalisante en matière de PDP est également perceptible dans la collaboration entre la cellule PDP et les professionnels de santé chargés des soins ainsi que différents organismes spécialisés sur les questions de santé au travail ainsi que sur l’insertion professionnelle [30].

Ce maillage souligne l’ambition de la PDP qui s’inscrit dans le temps long et impose un questionnement sur la carrière du salarié[31]. Dépassant la relation triangulaire entre le médecin du travail, le salarié et l’employeur en matière d’inaptitude, la PDP s’appuie sur des interlocuteurs multiples et a pour objet de mettre en œuvre une véritable politique de prévention.

II. L’anticipation dans le traitement du risque

Le bilan du Plan santé au travail 3 (2016-2020) a relevé le besoin d’apporter des solutions variées à la diversité des situations que recouvre la notion de désinsertion professionnelle [32]. Le régime de la PDP tel qu’issu de la loi « Santé au travail » s’est dessiné autour d’un double axe de prévention (A.) et d’action de maintien en emploi (B.)  susceptible d’apporter des solutions en amont d’une éventuelle inaptitude.

A. Les actions de prévention en matière de santé

L’accord national interprofessionnel relatif à la prévention renforcée et à l’offre renouvelée en matière de santé au travail et conditions de travail du 9 décembre 2020 mentionnait déjà que « la PDP s’inscrit en premier lieu dans une approche de prévention primaire ». L’idée de précocité dans la prise en charge du risque ressort notamment du lien entre usure professionnelle et désinsertion professionnelle. Le Plan santé au travail 4 (2021-2025) évoque en ce sens que « la prévention de l’usure professionnelle contribue ainsi directement à la PDP, en particulier en réduisant le risque de maladie professionnelle » [33]. Ce terrain de l’usure professionnelle paraît toutefois encore trop peu investi par le droit [34].

S’agissant des dispositifs de PDP, la cellule PDP dispose de missions tenant à la proposition d’actions de sensibilisation, à la proposition (en lien avec l’employeur et le travailleur) de différentes mesures individuelles (telles que l’aménagement, l’adaptation ou la transformation du poste de travail) ou encore à la participation à l’accompagnement du travailleur éligible au bénéfice des actions de PDP [35]. En matière d’action collective, la cellule PDP est ainsi essentiellement tournée vers des missions d’information et de sensibilisation sur les facteurs de risques [36].

La faiblesse des dispositifs spécifiques visant à agir collectivement et directement sur les sources de la vulnérabilité ne permet pas de sortir du paradigme du droit de l’inaptitude, lui-même centré sur l’action individuelle. L’enrichissement consécutif au développement de la PDP est toutefois sensible s’agissant du changement d’emploi du salarié.

B. Les actions en matière de maintien en emploi

Le maintien en emploi est un axe majeur et original de la PDP. Alors que le droit de l’inaptitude vise essentiellement le maintien « dans » l’emploi, objectif qui tend d’ailleurs à perdre en intensité [37], la PDP envisage plus largement le maintien durable « en » emploi [38], au-delà du poste de travail du salarié, mais également au-delà des frontières de l’entreprise ou du groupe auquel l’entreprise appartient.

À cette fin, trois principaux dispositifs ont été créés ou étendus par la loi « Santé au travail ». D’abord, la convention de rééducation professionnelle au sein de l’entreprise (CRPE), qui existait uniquement en matière de handicap sous l’appellation « contrat de rééducation professionnelle en entreprise » peut désormais être mobilisée au bénéfice des salariés inaptes ou pour lesquels le médecin du travail a identifié un risque d’inaptitude [39]. Cette convention offre au salarié la possibilité de se réhabituer à son poste ou d’apprendre une nouvelle profession durant une durée maximale de 18 mois [40]. Créé par la loi du 2 août 2021, l’essai encadré permet aux salariés en arrêt de travail et présentant un risque de désinsertion professionnelle d’évaluer « la compatibilité d’un poste de travail avec son état de santé » [41] durant une période de 14 jours maximum renouvelable une fois. Il s’agit ainsi d’identifier, avec l’aide d’un tuteur désigné au sein de l’entreprise, des pistes d’aménagement ou de réorientation professionnelle du salarié. Enfin, le projet de transition professionnelle est également désormais facilité [42].

Les traits caractéristiques des moyens d’action spécifiques à la PDP peuvent être dessinés. Le dialogue provoqué en matière de PDP est plus vaste qu’en matière d’inaptitude, puisqu’au-delà du médecin du travail, de l’employeur et du salarié, l’assurance maladie occupe un rôle majeur dans la mise en œuvre de la convention de rééducation professionnelle [43] ainsi que dans l’essai encadré [44].

S’agissant du périmètre du CRPE comme de l’essai encadré, le cadre excède celui du droit de l’inaptitude puisque l’activité professionnelle pourra se dérouler dans l’entreprise, mais également en dehors de l’entreprise ou du groupe. 

L’accompagnement dont bénéficient l’employeur et le salarié en matière de PDP doit également être souligné. Celui-ci est par exemple assuré par le SPST ou par les organismes de placements spécialisés dans le maintien en emploi des personnes handicapées pour le CRPE et par un conseiller pour le projet de transition professionnelle [45]. L’employeur bénéficie en outre d’un soutien financier dans la mesure où la rémunération est partiellement prise en charge par la CPAM (ou la CGESS) [46] s’agissant du CRPE et où le salarié ne perçoit pas de salaire, mais des indemnités journalières et, le cas échéant, le complément employeur en matière d’essai encadré [47].

Dans une optique de maintien en emploi, les dispositifs de PDP répondent ainsi à une logique sensiblement différente de celle prévalant en matière d’inaptitude. Il ne s’agit plus d’exiger de l’employeur la recherche d’un reclassement dans un emploi « aussi comparable que possible à l’emploi précédemment occupé » [48], mais d’envisager différentes options, y compris la réorientation professionnelle, afin d’amplifier les chances de maintien en emploi. L’apport est important. La PDP se fonde sur un système mettant en œuvre un dialogue précoce entre de nombreux acteurs et dans lequel l’action de l’employeur est moins imposée, qu’orientée par des mesures d’information et de soutien humain et financier. La PDP apparaît à ce titre dotée de moyens différents du droit de l’inaptitude, ce qui paraît permettre d’investir davantage l’objectif du maintien en emploi [49]. Ces ambitions ne doivent toutefois pas masquer des écueils identifiés par certains auteurs, que ceux-ci soient liés à l’importance de l’implication du salarié dans cette démarche [50], à l’insuffisance des moyens humain [51], ou encore à la prévalence de l’individuel sur le collectif en la matière [52]. Sur ce dernier point, le développement de la prévention de l’usure professionnelle est essentiel. Encore faut-il noter que les dispositifs de PDP reposent nécessairement sur la mise en œuvre, par des employeurs, des dispositifs de maintien en emploi du salarié (tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une réorientation professionnelle). Le droit de l’inaptitude pourrait, dans cette perspective, renforcer la PDP. Éviter le régime de l’inaptitude et tout particulièrement l’effort de reclassement pourrait en effet constituer une incitation pour l’entreprise à s’investir pleinement dans la PDP. En outre, si la PDP participe pleinement au maintien en emploi du salarié, cet objectif ne peut être pensé en dehors du droit de l’inaptitude, mais également de la prévention de l’usure professionnelle. Cet objectif suppose en effet l’articulation entre contrainte et incitation, individuel et collectif, autant de caractéristiques dont la PDP ne peut aujourd’hui, à elle seule, se prévaloir. 


[1] Loi n° 2021-1018, du 2 août 2021, pour renforcer la prévention en santé au travail N° Lexbase : L4000L7B. V. not. B. Teyssié, Santé, sécurité : l’impératif de prévention, JCP S, n° 11, 22 mars 2022, 1079 ; M. Vericel, La loi Santé au travail du 2 août 2021 renforce-t-elle réellement la prévention en santé au travail ?, RDT, 2021, p. 689.

[2] Cf. l’article L. 4622-2 du Code du travail N° Lexbase : L4422L7W, tel qu’issu de la loi n° 2011-867, du 20 juillet 2011, relative à l’organisation de la médecine du travail N° Lexbase : L8028IQE ainsi que les plans santé au travail antérieurs à la loi du 2 août 2021.

[3] Le bilan du "Plan santé au travail 3 (2016-2020)" mentionne en ce sens que la PDP « consiste à éviter la sortie de l’emploi de personnes touchées par différents facteurs de vulnérabilité […] », p. 13.

[4] C. trav., art. L. 4622-2 [LXB=L4422L7W.

[5] Suivant la formulation fréquente, V. par ex S. Fantoni, F. Héas, P.-Y Verkindt, La santé au travail après la loi du 8 août 2016, Droit social, 2016, p. 921.

[6] C. trav., art. L. 1226-2 N° Lexbase : L8714LGT.

[7] V. par ex. E. Lafuma, J.-Ph. Lhernould, H. Tissandier et H. Gosselin, controverse « Autour du rapport Gosselin : l’urgence est-elle surtout de réformer le régime de l’obligation de reclassement du salarié inapte ou de redéfinir les missions du médecin du travail ? », RDT, 2007, p. 496 ; P.-Y. Verkindt, G. Pignarre, Controverse « Réformer le droit de l’inaptitude », RDT, 2011, p. 413.

[8] C. trav., art. L. 1226-2-1 N° Lexbase : L6778K9W.

[9] « Prévention », « pré-orientation », « pré-reprise » ou encore « précocité ».

[10] [en ligne], p. 2.

[11] Dictionnaire Larousse, « potentiel » [en ligne].

[12] C. trav., art. L. 4624-2, II N° Lexbase : L7397K9T.

[13] Selon le rapport Igas de décembre 2017, entre un et deux millions de salariés étaient menacés à court ou moyen terme par un risque de désinsertion professionnelle (5 à 10 % des salariés). S’agissant des avis d’inaptitude, le chiffre de 160 000 par an est avancé par David Clair, directeur général de la CRAMIF [en ligne].

[14] M. Roupnel-Fuentes, La formation pour prévenir la désinsertion professionnelle des travailleur.s.es handicapé.e.s ?, Formation emploi, n° 154, avril-juin 2021, p. 113-135, spec. p. 114.

[15] Min. Trav., 4e plan santé au travail, 2021-2025, p. 62 [en ligne]. La Haute Autorité de Santé préconise ainsi des repérages en amont de l’arrêt de travail en page 66.

[16] Certains facteurs individuels de risque sont par exemple évoqués : l’âge, l’isolement social, les arrêts de travail répétés ou prolongés, les symptômes de détresses… mais également des facteurs collectifs tenant à la faible implication de l’entreprise dans le maintien en emploi ou encore à la présence de risques psychosociaux dans l’environnement de travail, Lamy Santé Sécurité au Travail, 242-30 : « repérage du risque de DP en dehors d’un arrêt de travail ».

[17] C. trav., art. L. 4624-2-2 N° Lexbase : L4506L7Z.

[18] C. trav., art. L. 1226-1-3 N° Lexbase : L4434L7D.

[19] E. Jeansen, Le suivi médical des salariés après la loi du 2 août 2021, JCP S, mars 2022, n° 1083, spec. 10 et 11. L’auteur souligne qu’il ne s’agit ni d’un « entretien », ni d’une « visite ».

[20] C. trav., art. L. 4624-2-4 N° Lexbase : L4508L74 reprenant un dispositif qui figurait avant la loi dans la partie réglementaire du Code du travail (C. trav., anc. R. 4624-29 et s. N° Lexbase : L0153MCN).

[21] C. trav., art. L. 4624-2-3 N° Lexbase : L4507L73 (C. trav., anc. R. 4624-31 et s. N° Lexbase : L5761MCD).

[22] L’axe relatif à la désinsertion professionnelle au sein du PST 4 comprend en ce sens un objectif 4.2 notamment consacré notamment au repérage des risques de DPD pour lesquels figurent parmi les indicateurs le « nombre de rendez-vous de liaison ; nombre de visites de mi -carrière, de visites de reprise et de préreprise […] », Plan santé au travail 4 (2021- 2025), p. 66.

[23] V. not. G. Pignarre, Droit de l’inaptitude et théorie générale : un couple harmonieux, in Controverse, Réformer le droit de l’inaptitude, RDT, 2011, p. 413. Le médecin du travail y est qualifié d’« homme-orchestre », de « véritable pierre d’angle de l’édifice ». Il n’apparaît pas que les récentes réformes puissent remettre en cause l’importance du médecin du travail en la matière.

[24] C. trav., art. L. 4624-2-2.

[25] C. trav., art. L. 4622-8-1 N° Lexbase : L4744L7T.

[26] Instr. min. précitée, p. 4.

[27] Le caractère « emblématique » que constitue cette cellule au regard de la pluridisciplinarité au sein des SPST a d’ailleurs été remarqué. V. P.-Y. Verkindt, Les professionnels de santé dans la loi « Santé au travail » , JCP S, mars 2022, n° 1082.

[28] Selon P.-Y. Verkindt, la « diversification des équipes en charge de la santé au travail […] correspond d’une certaine manière à la diversification des risques et des réponses à ces risques », article précité.

[29] L’intégration « des personnels pouvant constituer la cellule PDP, interne ou mutualisée entre SPSTI, en tant que spécialiste (par exemple : référent social, assistant de service social, conseiller dans l’emploi, psychologue du travail) » au sein de l’équipe pluridisciplinaire des SPSTI relève d’ailleurs des éléments de certification des SPSTI. V. décret n° 2022-653, du 25 avril 2022, relatif à l’approbation de la liste et des modalités de l’ensemble socle de services des services de prévention et de santé au travail interentreprises N° Lexbase : Z535702A.

[30] C. trav., art. L. 4622-8-1 N° Lexbase : L4744L7T. V. également les transmissions d’informations prévues aux articles L. 315-4 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L4621L7B et L. 4622-2-1 du Code du travail N° Lexbase : L4423L7X.

[31] En ce sens, la CFE-CGC soulignait dans le bilan Plan santé au travail 3 (2016-2020) l’importance d’une « prise en compte globale systémique » de la PDP, p. 28.

[32] Min. Trav., Plan santé au travail 3, 2016-2020, p. 156 [en ligne]. Étaient ainsi mentionnés le « maintien dans l’emploi », le « maintien en emploi », les « accompagnements individuels et collectifs » ainsi que « tous les leviers de la prévention de l’usure professionnelle ».

[33] Min. Trav., 4e plan santé au travail, 2021-2025, p. 62 [en ligne].

[34] En ce sens, S. Fantoni-Quinton, Réforme des retraites et sure professionnelle : comment bavarder pour noyer le poisson de la prévention !, SSL, 13 février 2023, n° 2033 ; S. Fantoni-Quinton, Un dispositif pénibilité durablement indigent, RDSS, 2023, p. 623.

[35] C. trav., art. L. 4622-8-1 N° Lexbase : L4744L7T.

[36] Instr. Min. précitée, p. 4.   

[37] V. S. Fantoni, F. Héas, P.-Y Verkindt, précité.

[38] Selon la Haute Autorité de Santé, V. PST 4 p. 62.

[39] C. trav., art. L. 1226-1-4 N° Lexbase : L4401L77 et art. L. 5213-3-1 N° Lexbase : L2972MAC.

[40] C. trav., art. R. 5213-15, I N° Lexbase : L0162MCY.

[41] CSS, art. D. 323-6 N° Lexbase : L0149MCI.

[42] C. trav., art. L. 6323-17-2 N° Lexbase : L4653MHS et D. 6323-9 N° Lexbase : L0165MC4.

[43] C. trav., art. L. 5213-3-1 N° Lexbase : L2972MAC.

[44] CSS, art. D. 323-6-3 N° Lexbase : L0143MCB.

[45] C. trav., art. L. 6111-6 N° Lexbase : L6985MKW.

[46] C. trav., art. R. 5213-15, I N° Lexbase : L0162MCY.

[47] CSS, art. D. 323-6-1 N° Lexbase : L0150MCK.

[48] C. trav., art. L. 1226-2 N° Lexbase : L8714LGT.

[49] Les « mesures ambitieuses » de la loi en matière de maintien en emploi ont ainsi été soulignées, S. Fantoni-Quinton, La mise en œuvre du volet maintien en emploi de la loi du 2 août 2021, SSL, 4 avril 2022, n° 1994.

[50] S. Fantoni, F. Héas, P.-Y Verkindt, précité.

[51] B. Teyssié, précité.

[52] F. Héas, La désinsertion professionnelle, Droit social, 2021, p. 909.

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Successions - Libéralités

[Jurisprudence] Prescription de l’action en réduction : la loi combattue par la jurisprudence ?

Réf. : Cass. civ. 1, 7 février 2024, n° 22-13.665, FS-B N° Lexbase : A66222KH

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par Jérôme Casey, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, Avocat au Barreau de Paris

Le 13 Mars 2024

Mots-clés : succession • réforme • loi du 23 juin 2006 • délai de prescription • recevabilité • action en réduction • héritiers • réserve • droit à la réserve • décès • mission des juges • doctrine • loi • jurisprudence • analyse exégétique • intention du législateur

Il résulte de l'article 921, alinéa 2, du Code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006, que, pour être recevable, l'action en réduction doit être intentée dans les cinq ans à compter du décès ou, au-delà, jusqu'à dix ans après le décès à condition d'être exercée dans les deux ans qui ont suivi la découverte de l'atteinte à la réserve.


 

L’article 921 N° Lexbase : L7498L7T, alinéa 2, du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 N° Lexbase : L0807HK4, applicable au litige, dispose :
« Le délai de prescription de l'action en réduction est fixé à cinq ans à compter de l'ouverture de la succession, ou à deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l'atteinte portée à leur réserve, sans jamais pouvoir excéder dix ans à compter du décès. »
Il résulte de ce texte que, pour être recevable, l’action en réduction doit être intentée dans les cinq ans à compter du décès ou, au-delà, jusqu’à dix ans après le décès à condition d’être exercée dans les deux ans qui ont suivi la découverte de l’atteinte à la réserve.
Le moyen, qui, en soutenant que ces dispositions imposent, dans tous les cas, que le demandeur agisse dans les deux ans du jour où il a découvert l’atteinte à la réserve, postule le contraire, n'est donc pas fondé.

Observations. L’arrêt rapporté est d’importance, tant théorique que pratique, en droit des successions, mais aussi pour les sources du droit. En répondant au premier moyen du pourvoi, il vient clore une hésitation quant à la durée de la prescription extinctive frappant l’action en réduction exercée par les héritiers réservataires. Mais il le fait d’une façon qui déconcerte quelque peu.

Rappelons brièvement les faits. Roland décède le 27 décembre 1989, laissant à sa survivance son conjoint (Yolande, qui décèdera elle-même le 30 juillet 2015) et les quatre enfants communs du couple, Béatrice, Gérald, Rémy et Fabrice. Fabrice est condamné par une cour d’appel à rapporter diverses sommes à la succession de son père. Il forme alors un pourvoi où il reproche à la cour d’appel d’avoir ainsi statué alors que, selon lui, « le délai de prescription de l'action en réduction est fixé à cinq ans à compter de l'ouverture de la succession, ou à deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l'atteinte portée à leur réserve, sans jamais pouvoir excéder dix ans à compter du décès ». Or, Fabrice soutient que, pour dire recevable l’action en réduction de ses frère et sœur, la cour d’appel a considéré qu’il résulterait de l’article 921N° Lexbase : L7498L7T du Code civil qu’un premier délai de cinq ans court, toujours, à compter du décès, et un second délai de deux années court lorsque la connaissance de faits susceptibles d'avoir porté atteinte à réserve est connu d’un héritier tardivement. Fabrice en déduit qu’en statuant comme elle l’a fait, alors que ce texte exige, dans tous les cas, que le demandeur agisse dans les deux ans du jour où il a découvert l’atteinte à la réserve, la cour d’appel aurait violé l’article 921 du Code civil.

La Cour de cassation rejette le pourvoi, par le motif ci-dessus rappelé. L’action en réduction se prescrit par cinq ans du décès, après ce délai, dans les deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l'atteinte portée à leur réserve, mais dans la limite impérative de dix ans à compter du décès.

Pour bien mesurer la portée de l’arrêt, on rappellera d’abord le substrat juridique et doctrinal ayant précédé l’arrêt (I), avant de voir comment il s’appliquera concrètement (II).

I. Le substrat juridique et doctrinal antérieur à l’arrêt

La question de la prescription de l’action en réduction de l’article 921 du Code civil est bornée par la date du 1er janvier 2007, qui est la date d’entrée en vigueur de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 N° Lexbase : L0807HK4 réformant les successions :

  • avant cette date, la prescription était de trente ans, ainsi que la Cour de cassation l’a clairement jugé (v., par ex., Cass. civ. 1, 24 novembre 1987, n° 86-10.635 N° Lexbase : A1804AHB ; Cass. civ. 1, 23 mars 1994,  n° 92-14.370 N° Lexbase : A6132AHL) ;
  • après le 1er janvier 2007, la question relève du nouvel article 921 du Code civil, auquel la loi précitée du 23 juin 2006 a ajouté un nouvel alinéa qui est applicable à toutes les successions ouvertes à compter du 1er janvier 2007 (v., Cass. civ. 1, 22 février 2017, n° 16-11.961, F-P+B N° Lexbase : A2450TPG, qui corrige une cour d’appel ayant retenu un délai de prescription de cinq ans, alors que la succession, ouverte avant le 1er janvier 2007, relevait du droit ancien, de sorte que l’action en réduction se prescrivait, dans cette affaire, par trente ans).

Cependant, cette distinction, entre le droit ancien et le droit nouveau, pour aussi claire qu’elle ait pu être quant à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, ne disait rien de la durée de la prescription applicable à compter du 1er janvier 2007, le texte de l’alinéa ajouté à l’article 921 étant d’une redoutable subtilité :

« Le délai de prescription de l’action en réduction est fixé à cinq ans à compter de l’ouverture de la succession, ou à deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l’atteinte portée à leur réserve, sans jamais pouvoir excéder dix ans à compter du décès. »

Au lendemain de l’adoption de ce nouveau texte, une part importante de la doctrine a compris ces dispositions de la façon suivante : la prescription est de cinq ans, décomptés à partir du décès, sauf l’hypothèse particulière où l’héritier a découvert l’atteinte à ses droits après ces cinq années, auquel cas il dispose de deux années pour agir (depuis cette découverte), mais dans la limite absolue de dix ans du décès (v., not., S. Deville et M. Nicod, Répertoire de droit civil Dalloz, V° Réserve héréditaire – Réduction des libéralités, 2020, n° 142 ; V. Egéa, Répertoire de procédure civile Dalloz, V° Libéralités,  2022, n° 54 ; J.-B. Donnier, J.-Cl. Civil code, V° Art. 912 à 930-5, fasc. 40, 2022, n° 58 ; B. Vareille, obs. in Defrénois, 2018, n° 42, p. 45)

C’est cette façon de raisonner qui fut défendue jadis par les auteurs de la célèbre « Offre de loi » (J. Carbonnier, P. Catala, J. de Saint-Affrique, G. Morin, Des libéralités : une offre de loi, Defrénois 2003), et que l’on a ensuite retrouvée dans les travaux préparatoires de la loi de 2006 (v., S. Huyghe, Rapport n° 2850 du 8 février 2006 fait au nom de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, p. 248 ; H. de Richemont, Rapport n° 343 du 10 mai 2006 fait au nom de la Commission des lois du Sénat, p. 233).

Évidemment, tout ceci est un brin étrange : l’héritier qui découvre l’atteinte portée à ses droits six mois avant l’acquisition du délai de cinq ans n’aura que six mois pour agir en réduction, alors que s’il avait découvert cette atteinte six ans après le décès, il aurait eu deux ans pour assigner et demander la réduction.

Exemple n° 1 : Décès le 1er janvier 2020, découverte de l’atteinte aux droits le 1er juin 2024, la prescription sera acquise le 1er janvier 2025 : l’héritier n’a que six mois pour agir. Alors que si l’atteinte avait été découverte le 19 avril 2026, l’héritier aurait eu jusqu’au 19 avril 2028 (minuit) pour agir.

C’est la raison pour laquelle un éminent auteur a proposé de corriger ce défaut en raisonnant de façon plus souple : l’action en réduction est nécessairement recevable pendant les cinq ans qui suivent le décès, alors qu’après cette première période, l’action ne sera recevable que si elle est exercée dans les deux ans de la découverte de l’atteinte, mais dans la limite absolue de dix ans à compter du décès (v., M. Grimaldi, Droit des successions, Lexis Nexis, 8e éd°, 2020, n° 905 ; du même auteur, antérieurement, obs. à la RTD civ. 2017, p. 463).

Exemple n° 2 : Décès le 1er janvier 2020, découverte de l’atteinte aux droits le 1er juin 2024 : la prescription sera acquise le 1er juin 2026. Il en résulte que :

  • si l’héritier agit le 1er septembre 2024 son action est recevable (il a agi dans les cinq ans du décès) ;
  • s’il agit le 21 mars 2026 (ayant découvert l’atteinte le 1er juin 2024) son action est menée après le délai de cinq ans, mais avant l’expiration du délai de deux ans à compter de la découverte de l’atteinte à ses droits, donc il sera recevable.
  • s’il agit le 1er août 2028, il sera prescrit (car il aura agi après le délai de cinq ans du décès, et au-delà du délai de deux ans de la découverte).

Une troisième interprétation a été proposée, redoutable de logique, qui repose sur une lecture exégétique et linguistique du texte (v., E. Agostini, Réduction des libéralités : le point de départ de la prescription, Petites affiches, 15-16 septembre 2016, p. 6). Selon cette lecture, trois éléments doivent être soulignés qui résultent du texte même de l’article 921 du Code civil :

  • d’une part, les cinq ans constituent un délai de prescription, ce que le texte dit expressément, non un délai préfix ;
  • d’autre part, les deux délais ne se succèdent pas mais courent concurremment l’un à l’autre, puisque le texte indique cinq ans « ou » deux ans et non cinq ans « puis » deux ans ;
  • enfin, que la connaissance de l’atteinte portée à la réserve concerne le seul délai de deux ans, la loi le dit expressément, alors qu’elle ne le dit pas pour le délai de cinq ans.

Sur ces prémices, notre collègue Éric Agostini estime que l’application de la lettre même de l’article 921, alinéa 2, du Code civil invite donc à opérer, au plan probatoire, une distinction :

  • soit un héritier réservataire demande la réduction dans les cinq ans du décès, et dans ce cas le légataire universel supporte la charge de la preuve de ce que l’héritier réservataire a eu connaissance de l’atteinte à ses droits depuis plus de deux ans. S’il parvient à faire cette preuve, la demande de réduction sera déclarée prescrite. S’il n‘y parvient pas, la demande sera déclarée recevable ;
  • soit un héritier réservataire demande la réduction au-delà des cinq premières années suivant le décès, mais sans dépasser les dix ans, et dans ce cas c’est à cet héritier de prouver qu’il a bien eu connaissance tardivement (depuis moins de deux ans) de l’atteinte portée à ses droits. S’il y parvient, la demande sera jugée recevable. S’il échoue, il sera prescrit, puisque, par hypothèse, le délai de prescription de cinq ans aura couru et qu’il ne réunit pas les conditions pour bénéficier du délai de deux ans ; ce renversement de la charge de la preuve, s’il n’est pas inscrit dans le texte, est cependant nécessairement postulé par celui-ci, sauf à rendre son application impossible.

La jurisprudence antérieure à l’arrêt ici commenté est, quant à elle, évidemment naissante et peu exploitable. Il semble que la plupart des juges du fond aient retenu la première interprétation : délai de cinq ans, puis délai de deux ans, dans la limite des dix ans du décès (v., par ex., CA Aix-en-Provence, 12 avril 2023, n° 22/11458 N° Lexbase : A90519PW ; CA Bordeaux, 10 mai 2023, n° 20/02093 N° Lexbase : A86619UC ; CA Versailles, 20 avril 2023, n° 22/03485 N° Lexbase : A08709RN). Mais on trouve au moins une cour d’appel pour accepter la lecture exégétique (ou « Agostinienne »), du texte, et donc pour accepter de prescrire par deux ans dès lors que la connaissance de l’atteinte aux droits de l’héritier est acquise, quand bien même ce serait avant l’acquisition des cinq ans à compter du décès (v., CA Toulouse, 1er juin 2023, n° 20/01684 N° Lexbase : A15089ZU ; CA Toulouse, 22 mars 2023, n° 21/01768 N° Lexbase : A08007R3).

Dans l’arrêt sous examen, il semble que la cour d’appel ait retenu la version « Grimaldienne », mais formulée à la façon rémoise (« En revanche, si les héritiers réservataires ne découvrent cette atteinte qu’après l’ouverture de la succession, le délai de prescription est alors de deux ans à compter de cette découverte, sans pouvoir excéder dix ans à compter du décès. En toute hypothèse, le délai de prescription ne saurait jamais être inférieur à cinq ans à compter de l’ouverture de la succession [...] »).

Quant à la Cour de cassation, elle ne s’est jamais prononcée explicitement avant l’arrêt rapporté, mais nous avons signalé dans une chronique précédente un arrêt récent qui pouvait être lu comme favorable à une prescription de cinq ans à compter du décès (v., Cass. civ. 1, 5 janvier 2023, n° 21-13.151, FS-B N° Lexbase : A154487C ; J. Casey, obs. n° 1 in Sommaires commentés de Droit des successions 2023-1, Lexbase Droit privé, n° 964, 16 novembre 2023 N° Lexbase : N7382BZG), encore que dans cette affaire personne n’avait posé directement la question de la prescription, de sorte que le motif final de l’arrêt était d’une interprétation un brin hasardeuse (cependant, la prescription quinquennale était malgré tout affirmée).

II. Le choix retenu par la Cour de cassation

La présente décision décide finalement ceci :

« Il résulte de ce texte [art. 921, al. 2] que, pour être recevable, l’action en réduction doit être intentée dans les cinq ans à compter du décès ou, au-delà, jusqu’à dix ans après le décès à condition d’être exercée dans les deux ans qui ont suivi la découverte de l’atteinte à la réserve.

Le moyen, qui, en soutenant que ces dispositions imposent, dans tous les cas, que le demandeur agisse dans les deux ans du jour où il a découvert l’atteinte à la réserve, postule le contraire, n'est donc pas fondé ».

C’est donc la consécration de la thèse du Professeur Grimaldi, qui est une variante plus heureuse de la thèse dominante en doctrine. Elle est plus heureuse, car elle évite l’effet couperet de la première thèse au bout du délai de cinq ans, qui, comme on l’a vu, peut donner au demandeur moins de temps pour agir que s’il avait découvert l’atteinte à ses droits au-delà des cinq ans (mais avant les dix ans, bien entendu). De la sorte, la solution retenue réussit la performance d’être conforme aux intentions du législateur, tout en corrigeant ce que la thèse première a de bizarre (l’effet couperet du délai de cinq ans).

Pour autant, il ne faut pas se cacher que cette solution prend de sérieuses libertés avec le droit positif puisqu’elle ajoute au texte du Code civil, dès lors qu’elle repose sur l’affirmation de l’existence de deux délais alternatifs, ce qui n’est clairement pas ce qui est écrit à l’alinéa 2 de l’article 921, sauf à dénaturer ce texte.

Quant à la thèse du Professeur Agostini, sa mise à l’écart n’est clairement pas justifiée par la présente décision. On l’a vu, cette thèse est impeccable d’un point de vue exégétique (et linguistique), et l’on doit lui reconnaître que si le législateur a peut-être eu en tête le résultat de la première thèse, il a fini par écrire et voter tout à fait autre chose… Par conséquent, ce que cette troisième thèse perd en conformité avec les travaux parlementaires, elle le gagne en cohérence quant à ce qui est écrit à l’article 921 et donc en respect du vote des parlementaires qui ont donné vie au texte.

Face à cela, la Cour de cassation prend une position qui est certes conforme aux travaux préparatoires de la loi du 2006, mais qui fait tout de même bon marché de l’exégèse du texte voté par le Parlement. De ce point de vue, il est permis d’être réservé, car nous préférons l’autorité du texte voté sur l’autorité des travaux préparatoires (sinon, à ce compte, la Cour de cassation pourra réécrire tout le code, motif pris des « intentions » et peu important les textes finalement votés). Certes, en l’espèce, chacune des thèses en présence possédait son élément de faiblesse. Mais reconnaissons que celle du Professeur Agostini était la plus respectueuse du droit positif, donc de ce qui fut voté par les parlementaires. Ce n’est quand même pas rien. Pourtant, la Cour de cassation s’offre le luxe d’un motif final cinglant, que nous estimons excessif. En effet, le moyen du pourvoi reprenait à la lettre la thèse du Professeur Agostini, et la Cour de cassation le balaie d’une formulation radicale : « Le moyen, qui, en soutenant que ces dispositions imposent, dans tous les cas, que le demandeur agisse dans les deux ans du jour où il a découvert l’atteinte à la réserve, postule le contraire, n'est donc pas fondé ». Comment oser écrire que le moyen n’est pas fondé, alors qu’au contraire, il est fondé sur la seule lecture possible du texte tel qu’il est rédigé après passage au Parlement ? C’est, à l’inverse, le motif de la Cour de cassation qui n’est pas fondé au regard du droit positif. La Cour de cassation devient donc censeur du législateur lui-même au nom d’une intention (les travaux préparatoires) et au mépris du vote de la loi elle-même. Il y a assurément de quoi être gêné.

Reste la question de l’opportunité. De notre point de vue, c’est elle qui sauve un peu l’arrêt, en dépit de l’indiscutable liberté qu’il prend, exégétiquement, avec un texte qui ne dit pas du tout ce qui est finalement jugé. C’est opportun, car on peut soutenir avec quelque raison que deux ans pour agir, c’est incroyablement bref. C’est nettement plus bref que pour exercer l’option successorale, et c’est aussi beaucoup plus bref que la prescription de droit commun, et ceci alors qu’il s’agit pourtant de préserver le droit à réserve. Or, le droit des assurances a montré combien un délai de prescription biennal est dangereux, combien il passe vite. Pour qui connaît la lenteur de mise en route des contentieux successoraux, deux ans, cela peut sembler vraiment terrible pour les héritiers réservataires, et sans doute terrible aussi pour les notaires qui doivent désormais attirer l’attention des héritiers sur les subtilités de l’action en réduction. De sorte qu’en pratique, nous ne disconvenons pas du fait qu’il est opportun que l’action en réduction ne se prescrive pas trop vite. De ce point de vue, la durée de cinq ans, sans délai couperet, ici retenue, constitue, en opportunité (et en équité sans doute aussi), un bon compromis, étant ni trop courte, ni trop longue.

Mais les plus positivistes d’entre nous n’y trouveront pas leur compte, et ils auront beau jeu de soutenir que la Cour de cassation ne peut, dans tel arrêt, réécrire un texte pour l’accorder avec ses travaux préparatoires (lesquels n’ont d’ailleurs pas été jusqu’à ce degré de finesse), tout en refusant, dans telle autre décision, de toucher au droit positif au nom du respect qu’elle lui doit. N’était-ce pas au Parlement de corriger la rédaction, un brin excessive, de l’article 921 ? Il sera répondu que le texte offrait une marge d’interprétation, au nom de l’intention du législateur. Mais l’argument, comme déjà dit, est au fond assez faible. L’intention a subi le feu du vote des deux chambres du Parlement, et cette expression démocratique devrait prévaloir, sauf à être corrigée par un nouveau texte, lui aussi adopté par les deux chambres… Car le résultat final est tout de même assez curieux : quiconque lira désormais l’article 921 ne pourra y voir ce que la Cour de cassation juge ici. L’intention du législateur est utile lorsqu’un texte est obscur et doit être interprété. Mais elle n’est rien quand le texte se comprend par lui-même…

Au final, l’arrêt réjouira par son pragmatisme. Cependant, combien de fois la Cour de cassation a-t-elle refusé, par le passé, de toucher à un texte alors que cela eût été utile, au motif qu’elle était gardien du droit, et qu’elle n’était pas le législateur ? On gardera donc cet arrêt en mémoire pour le jour où elle redeviendra strictement positiviste dans une autre affaire où, pourtant, le pragmatisme aurait dû commander de ne plus s’en tenir à la lettre du texte. On trouve ici un motif de gêne secondaire : que la Cour de cassation soit positiviste ou non de façon purement aléatoire, pour des motifs connus d’elle, et d’elle seule. À ce compte, puisqu’elle est parfois disposée à s’accorder le droit de ne pas respecter la lettre d’un texte, suggérons-lui de réécrire des pans entiers du droit processuel des divorces contentieux, par exemple sur la question humainement si difficile du maintien du devoir de secours en cause d’appel… Nul doute qu’elle refusera de le faire. Et c’est là que la Cour de cassation nous perd : si le respect d’un texte est sa norme, pourquoi juge-t-elle ici quelque chose qui ne correspond objectivement pas à l’analyse exégétique (et linguistique) du texte en cause ? Répétons que l’on peut regretter que l’article 921 tel qu’il a été voté ne corresponde pas aux intentions du législateur, mais cela ne saurait suffire à balayer le vote du parlement, dès lors que le texte est applicable en l’état. Ou alors, il faut être cohérent et accepter d’en faire autant chaque fois que le pragmatisme commande une solution autre que celle prévue en droit positif. Mais voir la Cour de cassation faire ce que les britanniques appellent du « cherry picking » (choisir sélectivement ses causes), est difficile à admettre dans un système de droit écrit légiféré.

En somme, voici un arrêt qui réjouira les praticiens du droit des successions, mais qui déplaira sûrement à ceux qui pensent que le juge de cassation (et avant lui les juges du fond) ne peut rendre des décisions qui sont clairement irréconciliables avec la lettre même du Code civil, aussi regrettable que puisse être la rédaction du texte en cause. On songe alors à La loi combattue par la jurisprudence, de Philippe Malaurie, écrit dans les années 1960, et à sa version actualisée par l’auteur lui-même, en 2005, à la lumière des sources européennes (v., Ph. Malaurie, La jurisprudence combattue par la loi, la loi combattue par la jurisprudence, Defrénois 2005, art 38203, p. 1210). L’auteur le dit clairement : « ce n'est pas la mission des juges que d'exercer leur pouvoir contre le législateur ». C’est vrai des juges européens, mais cela est vrai aussi du juge de cassation au regard du droit interne lorsque le texte qu’il contrarie n’est pas obscur. Or, l’article 921 n’est pas obscur, ainsi que la lecture qu’en a fait le Professeur Agostini l’a prouvé, que ce soit juridiquement ou linguistiquement. Il est tout à fait possible d’appliquer l’article 921 d’une façon qui corresponde à son contenu juridique et linguistique. Pourtant, tel n’est pas le sens de l’arrêt ici commenté. Cette divergence s’explique fort simplement : c’est le contenu de l’alinéa 2 de l’article 921 qui a déplu, qui a été jugé inopportun, au point que le juge (du fond autant que de cassation) s’est donné le droit de préférer les travaux préparatoires à la loi finalement votée pour justifier la mise à l’écart du droit positif… Bref, on a préféré l’intention du législateur au vote très clair (quelque opinion que l’on ait du texte) du Parlement. Il y a là quelque chose qui nous heurte profondément, car désormais quiconque lira l’article 921 ne pourra trouver la lettre de son texte en accord avec l’arrêt ici commenté. Ce lecteur du Code civil se dira forcément « mais le texte ne dit pas cela…. ». Tout le problème est là. Or, le rôle de la Cour est, nous semble-t-il, de rendre intelligibles (et intelligents) des textes obscurs ou inadaptés aux mœurs, à la société. Il n’est pas de préférer, dans les lois récentes, les travaux parlementaires à la loi finalement votée, dès lors que celle-ci, quoique subtile, est claire et se suffit à elle-même. À suivre…

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