La lettre juridique n°623 du 3 septembre 2015 : Fiscal général

[Doctrine] Ubérisation de la société et droit fiscal

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par Thibaut Massart, Codirecteur du Master 221 Fiscalité de l'entreprise de l'Université Paris-Dauphine et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 03 Septembre 2015

Uber est mort, vive Uber ! Même si le site UberPop a été suspendu en France, personne ne doute que l'Ubérisation de la société est un phénomène qui ne s'arrêtera pas. D'ailleurs, le site Uber est toujours opérationnel et propose son service de voitures de transports avec chauffeur (VTC). Un nouveau site, UberX, vient même d'être lancé à Nice afin d'offrir le même service, mais pour un prix encore plus attractif, la différence de prix avec le service berline s'expliquant par la catégorie moins luxueuse du véhicule. Le site UberPop était financièrement encore plus intéressant pour les consommateurs puisqu'il permettait à de simples particuliers de s'improviser chauffeurs de taxi avec leurs voitures de tous les jours. Si les chauffeurs de taxi professionnels ont remporté une manche en contraignant la société Uber à suspendre UberPop, ce conflit a révélé l'émergence d'un nouveau modèle économique que certains ont justement baptisé l'Ubérisation de la société. Le premier facteur de cette évolution profonde est la crise économique qui a amené les citoyens à rechercher de nouveaux revenus pour compenser la hausse des impôts et la stagnation des salaires et des pensions de retraite.

Chacun a pu rapidement mesurer qu'il possédait un capital et des compétences susceptibles d'être monnayés. Ainsi, le propriétaire d'une voiture qui prend conscience que son véhicule reste 95 % de son temps au garage peut avoir intérêt à la rentabiliser en le louant pour de courtes périodes. De même, une chambre inutilisée en raison du départ des enfants est également susceptible d'être louée pour de courts séjours. Une cuisinière qui prépare de bons petits plats pour sa famille est également en mesure d'augmenter les portions afin d'en vendre une partie. Le simple propriétaire d'un marteau peut même le mettre en location ! Et s'il possède des compétences en bricolage, il peut même offrir ses bons offices en plus ! Tout le monde ou presque se trouve ainsi en mesure d'offrir des biens et/ou des services. Mais encore faut-il trouver la personne prête à acheter cette prestation.

C'est ici qu'internet entre en jeu avec des sites facilitant justement la rencontre de l'offre et de la demande. Avec l'hyperconnectivité de la société, le recours à internet est devenu familier pour l'ensemble de la population, sans même parler de la génération récente des "digital natives". De nombreux sites ont déjà vu le jour, tous se spécialisant dans un domaine particulier. UberPop a pu d'ailleurs être présenté comme un "covoiturage" occasionnel et de courte distance quand Blablacar propose des trajets de moyenne et longue distance, et ID-Vroom se positionne sur le domicile-travail, avec un usage régulier.

Aujourd'hui, les sites pullulent. Ils s'appellent Uber, Airbnb, KissKissBankBank, BlaBlaCar, SuperMarmite.com ou Drivy et forment l'avant-garde d'une horde de start-ups qui bouscule la "vieille" économie. Le petit dernier s'appelle Jwebi qui signifie "mon courrier" en dialecte tunisien. Ce site se propose de concurrencer la Poste et autres Fedex en partant d'un principe simple : tout voyageur peut parfaitement se transformer en transporteur de colis. Il suffit que ce voyageur indique son trajet sur le site et qu'un client lui confie un envoi moyennant quelques euros. Même en partant ou en revenant de vacances, vous pouvez ainsi gagner de l'argent !

Comme ces "workers on tap" ("main-d'oeuvre à la demande") sont susceptibles d'avoir des revenus complémentaires, ils intéressent nécessairement l'administration fiscale qui y voit forcément une nouvelle base taxable. Ce qui n'est pas du tout du goût de ces particuliers micro-entrepreneurs qui cherchent généralement à échapper à toute réglementation tant juridique que fiscale. L'administration fiscale se montre d'autant plus hostile vis-à-vis de ces nouveaux "barbares" que les plateformes internet ont, elles-mêmes, souvent recours à de judicieux montages pour échapper à toute imposition. Ainsi Uber n'a jamais payé d'impôt sur les bénéfices en France, où il ne déclare qu'une fraction de ses revenus réels, grâce un montage d'optimisation fiscale passant par les Pays-Bas, les Bermudes et le Delaware. On comprend dans ces conditions que l'Etat ne soit nullement enclin à favoriser l'essor de cette nouvelle économie qu'il considère comme destructrice d'emplois salariés et de recettes fiscales.

Si les risques de travail au noir et d'évasion fiscale sont incontestables, il ne faut cependant nullement oublier que l'ère numérique et le big data fournissent des armes sans précédent pour l'administration fiscale. Avec une totale centralisation des paiements sur le serveur d'Uber, la traçabilité des transactions est par exemple sans commune mesure avec celle des espèces exigées par les taxis professionnels qui refusent souvent tout autre mode de paiement. Le développement des transactions sur internet favorise ainsi le travail de l'administration qui développe ses propres outils informatiques pour détecter les fraudes. Mieux, le droit fiscal, considéré à juste titre comme particulièrement abscons, pourrait enfin devenir plus accessible à l'ensemble des contribuables par l'émergence de nouveaux sites d'information et de conseils fiscaux.

Si l'Ubérisation semble, a priori, jouer contre l'impôt (I), ce nouveau modèle économique présente incontestablement une aubaine au profit de l'impôt (II).

I - L'Ubérisation contre l'impôt

Les opposants à l'Ubérisation soulignent les risques de fraude et d'évasion fiscales. Il est vrai que les "workers on demand" ont une tendance naturelle à ne pas déclarer les revenus de leurs activités complémentaires. Ils bénéficient généralement du flou artistique qui entoure leur situation au regard de la législation fiscale (A). Au niveau des sites eux-mêmes, la tentation de l'optimisation fiscale est patente, car ces nouvelles sociétés multinationales savent assurément jouer avec les conventions fiscales internationales (B).

A - La tentation de la fraude

La législation fiscale semble, a priori, claire avec les personnes physiques agissant pour leur propre compte et accomplissant à titre habituel et dans un but lucratif des opérations de caractère industriel, commercial, artisanal, agricole, ou encore libéral. Les revenus sont imposés selon le régime applicable à l'activité, à savoir selon la nature des prestations fournies ou des marchandises produites ou vendues. En fonction de l'activité et du chiffre d'affaires, il existe un régime pour les micro-entreprises ou un régime réel simplifié pour les petites entreprises. S'y ajoute des règles particulières pour les auto-entrepreneurs. Rappelons que ce statut mis en place depuis le 1er janvier 2009 est une simplification des formalités administratives et un allègement des charges sociales, fiscales et administratives. Ce statut inclut un régime de micro-social et un régime micro-fiscal lorsque le chiffre d'affaires est inférieur pour une année civile complète à 82 200 euros (HT) pour une activité d'achat/revente, ou à 32 900 euros (HT) pour une activité de prestations de services. Le régime micro BIC ou micro BNC est très simple pour l'auto-entrepreneur qui a opté pour le versement libératoire de l'impôt sur le revenu. Il déclare son chiffre d'affaires dans le formulaire prévu à cet effet et calcule lui-même son impôt, en appliquant un taux correspondant à son activité au chiffre d'affaires ou aux recettes réalisés au cours du trimestre ou du mois précédent. Le taux est seulement de 1 % pour les ventes, 1,70 % pour les prestations BIC et 2,20 % pour les prestations BNC. L'auto-entrepreneur règle la somme correspondante auprès de son centre de paiement RSI ou de son Urssaf. Une fois ce règlement effectué, les revenus de son activité sont libérés de l'impôt. Il doit seulement indiquer le montant du chiffre d'affaires ou des recettes ainsi que, le cas échéant, le montant des plus-values sur sa déclaration d'impôt sur le revenu n° 2042 complémentaire (2042 C). Cette information ne donne pas lieu à une imposition supplémentaire contrairement au régime "ordinaire" des micro-entreprises. Toutefois, le montant du chiffre d'affaires ou des recettes est intégré au revenu imposable du foyer et sert seulement à déterminer la tranche d'imposition du foyer fiscal. L'auto-entrepreneur bénéficie également de la franchise en base de TVA.

Si ce régime est particulièrement simple et avantageux, on notera que le législateur a récemment durci le régime de l'auto-entrepreneur.

D'abord, l'immatriculation au registre du commerce et des sociétés (RCS) ou au répertoire des métiers est devenue obligatoire. Bien que l'auto-entrepreneur soit exonéré des frais d'immatriculation, il est soumis à la taxe pour frais de chambre de commerce et de chambre de métiers. De plus, l'auto-entrepreneur qui crée une activité artisanale doit effectuer le stage préalable à l'installation (SPI) dans une chambre de métiers. Enfin, l'auto-entrepreneur ne peut opter pour le versement libératoire de l'impôt sur le revenu qu'à la condition que le revenu de son foyer fiscal n'ait pas dépassé 26 631 euros par part de quotient familial en 2013, soit 26 631 euros pour une personne seule, 53 262 euros pour un couple, ou encore 79 893 euros pour un couple avec deux enfants.

Mais il convient surtout de souligner que certaines activités ne peuvent pas être exercées par un auto-entrepreneur. Il en est ainsi du transport de personnes, car il est nécessaire d'avoir une assurance particulière et une autorisation de transport de personnes, c'est-à-dire être détenteur d'une capacité de transport de personnes (moins de 9 places) ou posséder une carte professionnelle VTC. Dans ces conditions, le développement d'UberPop dont les chauffeurs n'étaient pas des professionnels, mais de simples particuliers, ne pouvait que favoriser le travail au noir.

Il convient également de mentionner que la location de matériel ou la location de biens de consommation durables ne peut être exercée dans le cadre du statut de l'auto-entrepreneur. Les loueurs de voitures qui ont recours au site Drivy sont ainsi dans un flou fiscal, attesté par la page d'aide du site. A la question "Dois-je déclarer mes revenus ?", le site se contente de répondre laconiquement : "Nous vous conseillons de prendre contact avec votre administration fiscale, qui répondra au mieux à votre demande". Là encore, la tentation du travail dissimulé devient irrésistible. D'autant que le discours des sites est particulièrement curieux lorsqu'il s'agit de fiscalité.

Ainsi Drivy estime que les particuliers qui louent occasionnellement leurs voitures par l'intermédiaire du site ne sont pas soumis au régime des BIC, car ces particuliers ne réaliseraient aucun bénéfice. Drivy affirme, en effet, qu'une voiture coûte en moyenne 5 700 euros par an à posséder et entretenir, c'est-à-dire beaucoup plus que ce qu'encaissent leurs propriétaires. En louant, les particuliers chercheraient uniquement à réduire leur budget auto, à payer une partie de l'entretien et de l'assurance, et non à créer une véritable entreprise. Les sommes encaissées par le propriétaire du véhicule correspondraient à un partage des frais et non à un bénéfice.

Cette approche, qui invite ouvertement les loueurs occasionnels à ne pas déclarer leurs recettes, est parfaitement contestable sur un plan fiscal.

D'abord, le coût annuel de la voiture devrait être proratisé à la seule période de location puisque le propriétaire utilise son véhicule à des fins personnelles le reste du temps. Ensuite et surtout, le régime du micro BIC prévoit bien un système de "charges déductibles", sous forme d'un abattement forfaitaire pour frais professionnels de 71 % pour les activités d'achat-revente ou 50 % pour les autres activités et les locations meublées.

Les revenus provenant de l'exercice d'une activité commerciale, industrielle ou artisanale ne sont considérés, au regard de l'impôt sur le revenu, comme des bénéfices industriels et commerciaux que s'ils sont réalisés à titre professionnel.

Si la profession est une activité habituelle et rémunérée (1), la condition d'habitude n'est pas nécessairement liée à la répétition fréquente des mêmes opérations. Des actes de commerce peu nombreux, mais périodiques, et même des actes de commerce isolés, mais dont l'exécution porterait sur une période d'assez longue durée, n'en ont pas moins un caractère professionnel (2). On notera d'ailleurs que celui qui loue une partie de son habitation principale à titre de chambres d'hôte, ce qui est le cas sur Airbnb, Cybevasion ou encore Sejourning, n'est exonéré des BIC que si les revenus tirés de cette location ne dépassent pas 760 euros par an, ce qui est un seuil particulièrement bas.

Ensuite, on rappellera que le statut de l'auto-entrepreneur a justement été créé pour permettre aux salariés du secteur privé, aux fonctionnaires, aux retraités ou encore aux étudiants de développer une activité lucrative complémentaire ou occasionnelle.

Enfin, il convient d'indiquer que l'article 92 du CGI (N° Lexbase : L1704IZ7) permet de soumettre à l'impôt sur le revenu, au titre des bénéfices non commerciaux, tous les bénéfices ou profits provenant d'occupations ou d'opérations lucratives à la condition que les sommes perçues ne soient pas rattachables à une autre catégorie de revenus. Cet article permet aussi d'appréhender un certain nombre de revenus non dénommés et de profits divers, parfois accidentels ou occasionnels, sous réserve que la source de ces profits ou revenus soit susceptible de renouvellement.

Il en ressort qu'il n'existe aucune raison sérieuse que les nouveaux "workers on demand" échappent à toute imposition. Même si le nouveau barème de l'impôt sur le revenu pourrait accréditer l'idée que le Gouvernement ne souhaite pas fiscaliser ces activités complémentaires, on rappellera que c'est ce même Gouvernement qui a décidé de refiscaliser les heures supplémentaires. Il y a donc tout lieu de considérer que, par principe, ces nouveaux revenus sont soumis à l'impôt, sous réserve naturellement d'éventuelles franchises que le législateur devrait préciser pour chaque activité.

La situation est, en revanche, plus complexe pour l'imposition des plateformes internet elles-mêmes.

B - La tentation de l'optimisation fiscale

Il ne fait aucun doute que les nouvelles entreprises de l'internet représentent un poids économique considérable.

La capitalisation boursière de Google est équivalente au PIB de l'Argentine avec plus de 377 milliards de dollars. Celle d'Amazon est équivalente au PIB du Koweit avec 200 milliards de dollars.

Les valorisations sont également prodigieuses pour les sociétés de la nouvelle économie. La société Uber a ainsi une capitalisation boursière de plus de 41 milliards de dollars, ce qui correspond à celle de la société France Télécom Orange. Or la société Uber a très peu d'actifs matériels et très peu de salariés puisque ce sont les utilisateurs du site qui détiennent les véhicules et fournissent la main d'oeuvre. Ainsi, Uber n'a que 1 500 employés quand France Télécom Orange en a 165 000.

C'est d'ailleurs l'une des caractéristiques communes à toutes ces nouvelles entreprises : une forte valorisation boursière, mais avec très peu d'actifs tangibles et de salariés. Airbnb (locations immobilières) a ainsi une capitalisation boursière de 13 milliards de dollars, ce qui est l'équivalent de celle de la société Peugeot alors qu'Airbnb n'a que 600 employés lorsque Peugeot en compte 190 000. Airbnb est propriétaire d'une immense plateforme, mais d'aucune chambre alors que son concurrent Accor a la même valorisation boursière, mais avec 3 700 hôtels et 300 fois plus de personnel. Avec une croissance de plus de 30 % par an, le marché de la location et de l'échange d'appartement est assurément en plein essor.

Le principe de cette nouvelle économie est donc basé sur une règle simple : "beaucoup de capital numérique, peu d'emplois stratégiques". Alors que les entreprises traditionnelles sont contraintes de proposer des tarifs suffisants pour couvrir le coût de leur personnel et de leurs infrastructures, les entreprises nouvelles se contentent de prélever un courtage en assurant des prix très bas.

La forte valorisation de ces sociétés traduit néanmoins leur grande profitabilité. Mais comme elles ont peu de substance et qu'elles interviennent dans différents pays, elles peuvent, en toute légalité, pratiquer l'optimisation fiscale.

La situation d'Uber est représentative de cette planification fiscale agressive.

Cette société américaine affirme avoir 8 millions d'utilisateurs dans 250 villes à travers le monde, ce qui correspond à 1 million de courses quotidiennes. Rien que pour la ville de New-York, les recettes mensuelles des VTC Uber seraient de 26 millions de dollars.

Uber possède une filiale en France, Uber France SAS. Mais celle-ci ne déclare à l'administration française qu'un chiffre d'affaires ridicule de 1,8 million d'euros en 2013. Soit une infime fraction des recettes réalisées par les VTC Uber en France. L'explication est la suivante. La filiale française est uniquement chargée "de la relation avec les partenaires [les chauffeurs...], de la promotion de la marque, et du support marketing", indiquent ses comptes. La filiale française ne facture ainsi aucune course. C'est une filiale néerlandaise, Uber BV, qui se charge d'encaisser les courses puis de reverser une partie de l'argent perçu directement aux VTC français, ainsi qu'une petite partie (approximativement 10 %) à la filiale française. Comme la filiale française ne reçoit qu'une faible part des recettes, elle est même déficitaire et ne paie aucun impôt en France.

En revanche, la filiale néerlandaise devrait, a priori, réaliser des bénéfices puisque Uber BV récupère une commission de 20 % sur les courses qu'elle encaisse. En réalité la filiale néerlandaise paye une importante redevance pour avoir le droit d'utiliser les brevets d'Uber. Cette redevance est perçue par une autre filiale d'Uber immatriculée aux Bermudes. Intérêt : cette gigantesque redevance n'est pas imposée aux Bermudes puisque l'impôt sur les sociétés y est nul, mais n'est pas imposée non plus aux Pays-Bas qui ne pratiquent aucune retenue à la source. Soulignons qu'il en aurait été très différemment si la redevance était versée directement par la filiale française vers les Bermudes puisque la France applique une retenue à la source de 33,3 % aux versements effectués vers un pays n'ayant pas conclu avec la France de convention fiscale. Cette retenue aurait même été de 75 % si les Bermudes n'avaient pas été retirées en 2014 de la liste des Etats et territoires non coopératifs. Les Pays-Bas ont cette particularité de ne pratiquer aucune retenue à la source sur les redevances qui quittent leur territoire, ce qui leur vaut le qualificatif d'état tunnel.

Le paiement de cette redevance réduit quasiment à néant les bénéfices de la filiale néerlandaise, et donc l'impôt sur les bénéfices acquitté auprès de l'administration fiscale néerlandaise. A en croire ses comptes, la marge opérationnelle d'Uber BV serait plafonnée à 1 %. Avec un tel système, et même si l'impôt sur les bénéfices est de 25 % aux Pays-Bas, la charge d'impôt sur les bénéfices d'Uber BV ne devrait donc pas dépasser 0,25 % de son chiffre d'affaires.

La redevance revient ensuite aux Etats-Unis en passant par l'Etat du Delaware, sorte de petit paradis fiscal interne des Etats-Unis. Depuis 1996 un dispositif fiscal permet, en cochant une case dans un imprimé spécial (d'où le nom de "check the box"), à des sociétés non commerciales de n'imposer les bénéfices que lorsqu'ils sont remontés dans la société mère sous la forme de versement de dividendes. La filiale aux Bermudes étant une société étrangère non commerciale a vraisemblablement choisi la procédure "check the box", comme la plupart des sociétés multinationales utilisant ce schéma, pour en définitive ne payer aucun impôt sur les sociétés dans aucun pays. Si Uber souhaite verser des dividendes à ses actionnaires, il lui suffira de s'endetter, comme l'a fait par exemple Apple, alors même que les profits accumulés à l'étranger sont considérables.

On soulignera cependant que la société Uber ne peut échapper à la TVA acquittée aux Pays-Bas, puis rapatriée en France, conformément aux règles de TVA intracommunautaires.

La plupart des sites de la nouvelle économie dite collaborative utilisent des montages fiscaux similaires à celui d'Uber.

Dans ces conditions, l'on comprend que les pouvoirs publics cherchent des moyens d'éviter l'érosion des bases taxables.

Mais c'est ici que l'Ubérisation de l'économie, parce qu'elle informatise les transactions, offre des moyens de contrôle sans précédent pour l'administration fiscale. Loin de jouer contre l'impôt, la nouvelle économie pourrait au contraire considérablement renforcer la collecte de l'impôt.

II - L'Ubérisation au service de l'impôt

Si les nouvelles entreprises de l'internet présentent des risques évidents pour les finances publiques, une analyse plus précise révèle au contraire que l'Ubérisation de la société pourrait considérablement faciliter le travail des inspecteurs des impôts (A). Mieux, le domaine du conseil fiscal pourrait également être la prochaine cible de ces sociétés qui n'hésitent pas à s'attaquer à des marchés pourtant très réglementés. Ce sont lors les contribuables qui pourraient profiter de l'essor de ces entreprises d'un nouveau genre (B).

A - L'Ubérisation au service de l'administration fiscale

Si l'administration fiscale souhaite éviter une érosion des bases taxables, il lui faut à la fois lutter contre la planification fiscale agressive des sites, mais aussi et surtout contre la fraude fiscale des utilisateurs de ces sites. En effet, comme ces entreprises ne se livrent en fait qu'à des activités de courtage, leurs chiffres d'affaires ne correspondent qu'à un modique pourcentage de la transaction. Or, il convient de soumettre à l'impôt l'intégralité de cette transaction qui rémunère à la fois le site et le particulier prestataire.

Avec une totale centralisation des paiements sur les serveurs de l'entreprise, la traçabilité des transactions est sans commune mesure avec celle des espèces exigées par des "professionnels" qui refusent tout autre mode de paiement. Encore faudrait-il bien entendu que le fichier de ces transactions soit communiqué à l'administration fiscale.

Tel fut l'objet d'un amendement sur la fiscalité de la location de voiture entre particuliers déposé pour la loi de finances pour 2014 (loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013, de finances pour 2014 N° Lexbase : L7405IYW) par le député Charles de Courson (amendement n° II-CF94).

L'amendement prévoyait que la location entre particuliers relève du régime des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) et que les sites de mise en relation entre particuliers, à l'instar de Drivy, transmettent à l'administration fiscale l'ensemble des transactions réalisées. L'amendement allait même au-delà de cette transmission d'informations puisque les sites devenaient solidaires du paiement de l'impôt sur le revenu à la charge des particuliers loueurs. Il faut avouer que cette solidarité était certainement excessive dans la mesure où l'activité réelle du site réside seulement dans le courtage. C'est d'ailleurs certainement pour cette raison que cet amendement a été retiré le 6 novembre 2013. Mais les élus qui soutenaient l'amendement ont annoncé leur intention de revenir à la charge en incluant d'autres formes de partage payant entre particuliers.

Nous aurons ainsi probablement dans quelques semaines ou dans quelques mois de nouvelles initiatives législatives de ce type. D'autant que l'explosion quantitative des données numériques a invité les administrations fiscales à créer de nouveaux outils d'utilisation de ces données. En effet, les différentes administrations fiscales ont rapidement vu dans l'utilisation de données massives récoltées auprès des contribuables un dispositif efficace de lutte contre la fraude fiscale. En particulier, s'agissant de la TVA, l'utilisation de données multiples retraçant le comportement d'un ou plusieurs contribuables simultanément permettrait de déceler plus efficacement les montages de fraude dite "carrousel". Plusieurs pays européens se sont tournés vers l'utilisation des données massives collectées auprès des contribuables par l'administration fiscale, mais également par les autres services publics pour déceler et anticiper les fraudes "carrousel". L'objectif est de pouvoir intervenir rapidement avant la disparition de la société dite "taxi". L'administration française n'est pas en reste puisque dès les années 1980, l'utilisation d'algorithmes permettait d'analyser les déclarations de revenus de particuliers. Mais ce n'est que récemment, en mars 2014, que l'Etat français s'est doté des outils permettant d'utiliser des données massives des contribuables français, professionnels et particuliers, afin de lutter efficacement contre la fraude fiscale. La direction générale des finances publiques a ainsi lancé le projet baptisé "ciblage de la fraude et valorisation des requêtes" (CFVR), premier traitement de données basé sur la technique de data-mining en matière de fraude fiscale. Le CFVR se base sur l'exploitation des données stockées au sein de la base dénommée "EDEN" (entrepôt de données dédié aux études fiscales nationales). Ce nouvel EDEN pour l'administration fiscale risque fort de virer à l'enfer pour les utilisateurs des plateformes de mise en relation dès lors que les start-ups seront tenues d'alimenter la base de données avec l'ensemble des transactions qu'elles favorisent entre particuliers.

On soulignera d'ailleurs que la loi "ALUR" (accès au logement et urbanisme rénové), adoptée en mars 2014 (la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 N° Lexbase : L8342IZY), oblige les propriétaires qui louent sur Airbnb à demander une autorisation à la mairie quand il ne s'agit pas de leur résidence principale. Selon un communiqué de la mairie de Paris du 25 août 2015, Airbnb se serait même engagée à verser la taxe de séjour directement à la municipalité à partir du 1er octobre 2015. Airbnb se transforme ainsi déjà en collecteur d'impôt...

Néanmoins, l'Ubérisation de la société est également susceptible de profiter aux particuliers qui pourraient être mieux informés sur leur situation fiscale grâce à des plateformes de mise en relation avec des conseillers fiscaux, car les nouvelles sociétés n'ont peur de rien et sont prêtes à affronter les marchés les plus fermés et les plus réglementés.

B - L'Ubérisation au service des contribuables

Il n'y a pas que les chauffeurs de taxi, les hôteliers et les loueurs de véhicules qui craignent l'arrivée des nouvelles sociétés de l'internet. Il y a aussi les avocats et les notaires.

En effet, depuis peu sont apparus de nombreux services juridiques sur internet. Le site Testamento propose par exemple une aide pour rédiger son testament olographe. Pour quelques euros de plus, le site s'engage même à inscrire le testament au fichier central des dispositions des dernières volontés et de le conserver à vie chez un notaire.

D'autres sites, tel DemanderJustice.com, proposent une aide en ligne aux justiciables, facturée moins d'une centaine d'euros, afin de préparer leur dossier de saisine du tribunal d'instance, du juge de proximité ou du conseil des prud'hommes (juridictions devant lesquelles l'assistance d'un avocat n'est pas toujours obligatoire). Face à cette concurrence qu'il juge déloyale, l'Ordre des avocats porte régulièrement plainte pour "exercice illégal du droit" contre ceux qu'il appelle les "pirates" ou les "braconniers" du droit. Le dirigeant du site DemanderJustice.com a ainsi fait l'objet de poursuites, du chef d'exercice illégal de la profession d'avocat. Il est vrai que la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ) encadre les activités de consultation juridique, de rédaction d'acte sous seing privé et de représentation en justice. Cette loi prévoit même des sanctions pénales pour ceux qui enfreignent ces règles. Or, contre toute attente, le dirigeant poursuivi a été relaxé par un jugement du tribunal correctionnel du 13 mars 2014. Même si le ministère public a fait appel de la décision, il s'agit d'un sérieux revers pour l'Ordre des avocats de Paris et le Conseil national des barreaux (3).

D'autres plateformes de communication vers l'internaute suscitent moins de critiques, car elles sont favorables aux avocats en leur permettant d'attirer les clients qui cherchent un conseil juridique. Par exemple, le site Legavox est une plateforme gratuite permettant à l'avocat de créer un blog gratuitement et à l'internaute d'avoir une information juridique ou fiscale gratuite par la même occasion. Lorsque l'internaute désire une consultation en ligne, la plateforme lui offre la possibilité de poser une question sur un forum. Mais il a également la possibilité d'avoir une consultation payante par un avocat, via un service de paiement en ligne. On soulignera cependant que cette plateforme n'est pas uniquement dédiée aux avocats, mais est en réalité ouvert à tous les juristes ou "apprentis" juristes.

Le site CaptainContrat est particulièrement intéressant, car il offre aux utilisateurs une aide à la rédaction de contrats. Des solutions logicielles basées sur des algorithmes de génération documentaire permettent aux utilisateurs de ne pas avoir recours à un avocat et d'accomplir de façon autonome un certain nombre de démarches juridiques et administratives : création d'entreprises, recrutement de salariés, recouvrement de factures impayées, protection des marques, etc.. Mais, si l'utilisateur le désire, il peut être mis en relation avec un avocat qui l'aidera de ses démarches. Plusieurs avocats sont ainsi référencés et le site ne fait alors que les mettre en relation des clients potentiels. On soulignera que si ces avocats sont tous relativement jeunes, ils ont des profils tout à fait intéressants (certains sont inscrits au barreau de Paris et au barreau de New-York !) et exercent souvent dans des cabinets renommés.

A l'heure du cyberdroit (4), assisterons-nous à l'arrivée prochaine d'un "CaptainFiscal" ?

Cette évolution est quasiment certaine. Car même si les services fiscaux assurent parfaitement leur mission d'information du public avec des sites comme impot-gouv.fr ou service-public.fr, le maquis du droit fiscal impose souvent le recours à des conseillers professionnels. Or, l'activité de conseil fiscal, qui n'est qu'une variante du conseil juridique, ne peut selon la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, qu'être dispensée, à titre principal, par des avocats ou des notaires, sans compter naturellement les incontournables professeurs de droit. Mais on soulignera également que les experts-comptables peuvent, depuis l'ordonnance n° 2014-443 du 30 avril 2014 (N° Lexbase : L0913I39), "assister, dans leurs démarches déclaratives à finalité fiscale, sociale et administrative, les personnes physiques qui leur ont confié les éléments justificatifs et comptables nécessaires auxdites démarches". Il n'y a pas que la guerre entre la nouvelle économie et l'économie traditionnelle, il y a aussi et toujours cette guerre larvée entre le Chiffre et le Droit.


(1) G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 9ème éd., v° Profession ; J. Savatier, Contribution à une étude juridique de la profession, in Dix ans de conférences d'agrégation. Etudes de droit commercial offertes à J. Hamel, Dalloz, 1961, p. 3 et s..
(2) Rép. Min. Gerbaud, JO Sénat, 6 septembre 2007, p. 1575, n° 00094. On notera également qu'il a déjà été jugé qu'un contribuable qui, au cours d'une année, s'est livré à des opérations de vente et d'échange portant sur plusieurs véhicules automobiles ainsi qu'à la revente de divers matériels, étant précisé que ces opérations ont revêtu un caractère répétitif et n'ont pas été conclues avec un même acheteur, a entrepris une activité commerciale soumise au BIC (CE, 3 avril 1957, n° 30552, RO, p. 323).
(3) F. Girard de Barros, Service en ligne de résolution de litiges et association de consommateurs : tomber de Charybde en Scylla, Lexbase Hebdo n° 605 du 19 mars 2015 - édition Lettre juridique (N° Lexbase : N6496BU7).
(4) Cette année, le 22ème colloque de la Saint-Yves organisé par les avocats de Saint Brieuc s'intitulait "l'accès au droit : l'évolution vers le cyberdroit" (C. Feral-Schuhl, Avocats : gardiens du Droit et précurseurs du futur, Les Annonces de la Seine, 22 juillet 2015, n° 27, p. 23).

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