Jurisprudence : TA Paris, du 11-09-2023, n° 2320633


Références

Tribunal Administratif de Paris

N° 2320633


lecture du 11 septembre 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu les procédures suivantes :

I. Par une requête, enregistrée sous le n° 2320633 le 7 septembre 2023, M. A B, représenté par Me Ludot, demande au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative🏛 :

1°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du 6 septembre 2023 par lequel le préfet de police a décidé l'interdiction du spectacle de M. D E et A B prévu au Zénith de Paris le jeudi 14 septembre 2023 ;

2°) de déclarer inopposable à son égard l'arrêté du 6 septembre 2023 ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative🏛 ainsi que les entiers dépens.

Il soutient que :

- la condition tenant à l'urgence est satisfaite car le spectacle qui fait l'objet de la mesure d'interdiction est prévu jeudi 14 septembre 2023, cause une grave désorganisation et nécessite une information du gestionnaire de la salle et du public et entraînera pour lui une perte de revenus ;

- l'exécution de l'arrêté porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de réunion, à la liberté d'expression et à la liberté d'opinion ; la mesure d'interdiction du spectacle n'est pas nécessaire ; le risque de trouble à l'ordre public motivant cette mesure n'est ni sérieux ni avéré au regard des prestations récentes de M. E et du script du spectacle amendé dans le cadre d'un dialogue avec les services de la préfecture de police durant le mois de juillet 2023 et déposé en copyright à la préfecture. En outre, le spectacle sera enregistré intégralement par un commissaire de justice. La mobilisation des forces de l'ordre dans le cadre du plan Vigipirate et de la coupe de monde de football, le risque d'attentats, la proximité d'une synagogue et la célébration de fêtes juives ne sont aucunement susceptibles de justifier la mesure d'interdiction du spectacle.

II. Par une requête, enregistrée sous le n° 2320676 le 8 septembre 2023, M. D E représenté par Me Verdier, demande au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du 6 septembre 2023 par lequel le préfet de police a décidé l'interdiction du spectacle de M. D E et A B prévu au Zénith de Paris le jeudi 14 septembre 2023 ;

2°) d'enjoindre au préfet de police de laisser se dérouler la représentation ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la condition tenant à l'urgence est satisfaite car le spectacle prévu depuis plus de quatre mois fait l'objet d'une interdiction soudaine, sept jours avant sa tenue, l'atteinte à la liberté d'expression artistique caractérise l'urgence, la mesure d'interdiction lui cause un préjudice financier ;

- l'exécution de l'arrêté porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de réunion, à la liberté d'expression et à la liberté d'opinion, à sa liberté de travailler comme artiste ; il n'existe pas de risque de trouble à l'ordre public causé par la tenue de ses spectacles ; le contenu exact du spectacle a été retransmis au préfet de police et il ne contient aucun propos de nature à porter atteinte à la dignité humaine ; il a adressé une lettre ouverte demandant pardon à la communauté juive pour ses propos passés ; le motif tenant à la sécurité publique ne peut être considéré comme sérieux et fondé : aucun affrontement depuis plus de vingt ans entre partisans et éventuels protestataires n'a eu lieu à l'occasion de ses spectacles. Il n'est pas démontré que les autorités de police ne pourraient faire face à d'éventuels affrontements en l'absence de toute précision de la part du préfet de police sur les manifestations sur la voie publique lors de la soirée du 14 septembre 2023 et alors que le match de coupe de monde de rugby le 14 septembre 2023 opposant l'équipe de France à l'Uruguay a lieu à Lille.

Par un mémoire en défense, commun aux deux instances, enregistré et communiqué le 8 septembre 2023, le préfet de police a conclu au rejet de la requête.

Il soutient que :

- la requête introduite pour M. B est irrecevable car le requérant ne justifie pas d'un intérêt qui lui serait propre en se bornant à se prévaloir de l'atteinte que porte à la liberté d'expression et de réunion la mesure d'interdiction du spectacle ;

- la condition d'urgence ne peut être regardée comme remplie dès lors que le spectacle ne peut plus se produire en raison de la résiliation du contrat de location de la salle du Zénith pour la tenue du spectacle le 14 septembre 2023 et qu'une éventuelle suspension n'emporterait aucun effet utile. Par ailleurs, il existe une urgence à maintenir l'exécution de l'arrêté en litige en raison du risque sérieux que la tenue du spectacle entraîne des troubles à l'ordre public ;

- l'arrêté litigieux ne porte pas d'atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales ;

- il existe un risque de tenue de propos de nature à inciter à la haine raciale et à l'apologie des discriminations dès lors, en premier lieu, que le contenu des représentations données par M. E depuis 2014 est de nature à porter atteinte à la dignité humaine et à troubler gravement l'ordre public et qu'il est de notoriété publique qu'il y fait l'apologie des discriminations et des exterminations perpétrées au cours de la Seconde guerre mondiale, en second lieu, que la représentation prévue le 14 septembre 2014 en raison de son contenu est susceptible de véhiculer à nouveau des propos similaires à ceux ayant donné lieu à des condamnations pénales et que le risque de propos répréhensibles portant atteinte à la dignité humaine est accentué par son recours constant à l'improvisation ;

- il existe également un risque que soient commises des infractions pénales qu'il appartient à l'autorité de police administrative de prévenir ; le risque d'atteinte à la dignité humaine et le risque de la commission de nouvelles infractions à l'occasion du spectacle justifient, à elles seules, la mesure d'interdiction prise ;

- il existe enfin un risque sérieux de troubles matériels à l'ordre public, l'ensemble des propos polémiques de M. E faisant l'objet d'une forte condamnation par la population française et l'annonce de la tenue du spectacle ayant suscité des réactions d'hostilité ;

- l'interdiction du spectacle est ainsi la seule mesure susceptible de prévenir les risques de troubles à l'ordre public dans le contexte de forte mobilisation des forces de l'ordre pour la coupe du monde de rugby.

Vu les autres pièces des dossiers.

Vu :

- la Constitution, notamment le Préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code général des collectivités territoriales ;

- la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné Mme Salzmann, vice-présidente, pour statuer sur les référés.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique, tenue le 8 septembre 2023 à 16h en présence de Mme Migeon, greffière d'audience :

- le rapport de Mme Salzmann, juge des référés,

- les observations de Me Ludot, représentant M. B, qui reprend et développe les termes de sa requête ; en réponse au mémoire en défense, il conteste que la résiliation immédiate du contrat de location de la salle du Zénith décidée unilatéralement par la société du Zénith de Paris portée à sa connaissance le 6 septembre 2023 et qui fera l'objet d'un référé d'heure à heure devant le tribunal de commerce puisse faire obstacle à la tenue du spectacle le 14 septembre 2023 dès lors que l'intervention de cette résiliation est illégale et constitue une manœuvre de la préfecture de police ; il ajoute qu'à son initiative, il a soumis le script du spectacle aux services du préfet de police et ce script amendé ne comporte aucun propos répréhensible ; il fait valoir que la mesure d'interdiction gravement attentatoire à la liberté d'expression et de réunion ne repose sur aucun élément concret et récent. Il relève que la substitution de motifs demandée de façon inopinée lors de l'audience par le représentant du préfet de police ne respecte pas le contradictoire et que le script amendé n'avait fait l'objet d'aucune remarque par le préfet de police ;

- les observations de M. B, requérant, qui fait part de son incompréhension à l'égard de la mesure d'interdiction du spectacle qu'il donne conjointement avec M. E, pour la première fois, le 14 septembre 2023. Il déclare que sa liberté d'expression et de travail comme artiste est bafouée, qu'il a un passé irréprochable, que le texte final du script a été soumis au préfet de police qui n'a pas contesté son contenu, que le contenu du script ne contient aucun passage antisémite, que l'article du journal Rivarol n'est pas produit ;

- les observations de M. C, représentant le préfet de police, qui reprend et développe ses écritures en insistant sur le caractère constant des dérapages verbaux de M. E portant atteinte à la dignité humaine et incitant à l'antisémitisme, l'improvisation étant une caractéristique de ses spectacles, que des arrêtés récents interdisant ses spectacles n'ont pas été contestés devant les juridictions, sur la nécessité de prévenir la commission d'infractions et les risques de troubles à l'ordre public, tant immatériels que matériels, par la mesure de police administrative adoptée. Par ailleurs, il soulève une fin de non-recevoir tirée de ce que la requête de M. E présentée par un avocat n'a pas été déposée au tribunal via l'application Télérecours. Il demande en outre au juge des référés, à titre subsidiaire, une substitution du motif tiré de la discrimination envers les personnes transgenres et L.G.B.T aux motifs retenus par la décision contestée tirés de l'incitation à la haine raciale et à l'antisémitisme.

M. E n'était ni présent ni représenté.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience publique à 17h45.

Considérant ce qui suit :

Sur la jonction :

1. Les requêtes n° 2320633 et n°2320676, respectivement, de M. B et de M. E, présentées sur le même fondement de l'article L.521-2 du code de justice administrative, sont dirigées contre le même arrêté du préfet de police du 6 septembre 2023 prononçant l'interdiction du spectacle prévu le 14 septembre 2023 au Zénith Paris-La Villette et ont fait l'objet d'une instruction commune. Par suite, il y a lieu de les joindre pour qu'il y soit statué par une seule décision.

Sur les fins de non-recevoir :

S'agissant de la requête n° 2320676 :

2. Aux termes de l'article R.414-1 du code de justice administrative🏛 : " Lorsqu'elle est présentée par un avocat, () la requête doit à peine d'irrecevabilité être adressée à la juridiction par voie électronique au moyen d'une application informatique dédiée accessible par le réseau internet ".

3. Il résulte de l'instruction que l'avocat mandataire de M. E inscrit dans l'application informatique dénommée Télérecours a adressé sa requête le 8 septembre 2023 au moyen de cette application et que l'enregistrement de sa requête s'il n'a pu être réalisé immédiatement en raison d'un dysfonctionnement informatique passager qui a conduit le tribunal à la communiquer aussitôt par mail à la partie défenderesse, a été effective à 10h58. Par suite, la fin de non-recevoir soulevée en défense tirée de l'absence de dépôt de la requête sur l'application Telérecours doit être écartée.

S'agissant de la requête n° 2320633 :

4. Il résulte de l'instruction que M. B qui se prévaut de l'atteinte grave portée à la liberté d'expression et de réunion joue avec M. E dans le spectacle programmé le 14 septembre 2023 au Zénith Paris-La Villette qui fait l'objet de la mesure d'interdiction contestée. La fin de non-recevoir soulevée en défense tirée du défaut d'intérêt à agir de M. B doit, dès lors, être écartée.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L.521-2 du code de justice administrative :

5. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

6. Par un arrêté du 6 septembre 2023, le préfet de police a décidé d'interdire le spectacle de M. D E intitulé " La Cage aux fous " prévu le jeudi 14 septembre 2023 à Paris, au Zénith Paris-La Villette. Il résulte de l'instruction et des déclarations de M. B lors de l'audience que cette représentation est écrite et interprétée conjointement par M. E et M. B. Ainsi, contrairement à ce qui est soutenu sur le caractère inopposable à M. B de l'arrêté du préfet de police portant interdiction du spectacle de M. D E, celui-ci doit être regardé comme s'appliquant également à M. B.

En ce qui concerne la condition tenant à l'urgence :

7. M. B et M. E font valoir que la mesure d'interdiction du 6 septembre 2023 prise à leur rencontre par le préfet de police crée une situation d'urgence caractérisée dès lors que le spectacle, programmé depuis quatre mois au Zénith Paris-La Villette, doit se dérouler à brève échéance le 14 septembre 2023, que la mesure litigieuse porte atteinte à la liberté d'expression et leur cause un préjudice financier.

8. Toutefois, il résulte de l'instruction que par un courrier du 6 septembre 2023 adressé à la société KAMDO PRODUCTIONS, productrice du spectacle " La Cage aux fous ", auquel elle a répondu le lendemain, la société Zénith de Paris a résilié avec effet immédiat le contrat la liant à la société productrice du spectacle précitée ayant pour objet la location de la salle du Zénith Paris-La Villette le 14 septembre 2023, lui a en conséquence interdit l'accès à la salle du Zénith et a publié sur son site internet la mention de l'annulation du spectacle prévu le 14 septembre 2023. Si M. B soutient que cette résiliation du contrat est intervenue pour des motifs fallacieux, sans respect des procédures et que la préfecture de police est en réalité à l'instigation de cette résiliation, les circonstances alléguées constituent un litige distinct dont il n'appartient pas au juge administratif de connaître. S'il affirme, en outre, qu'un référé d'heure en heure sera introduit devant le tribunal du commerce de Paris tendant à la suspension de la résolution du contrat de location de la salle, il est constant qu'à la date à laquelle le présent juge des référés statue, aucun recours n'a été déposé et donc aucune décision du juge judiciaire n'est intervenue sur cette décision de résiliation, laquelle fait obstacle à la tenue du spectacle, quand bien même l'exécution de la décision d'interdiction du préfet de police du 6 septembre 2023 serait suspendue. Ainsi, en l'état de l'instruction, le spectacle ne pouvant être produit le 14 septembre 2023 à la salle du Zénith Paris-La Villette et le juge des référés ne pouvant, en toute hypothèse, donner un effet utile à sa décision par le prononcé d'une mesure de sauvegarde dans les 48 heures, la condition d'urgence particulière à laquelle est subordonnée, ainsi qu'il a été rappelé au point 5, l'intervention du juge des référés statuant sur le fondement des dispositions de l'article L.521-2 du code de justice administrative n'est pas remplie.

9. Il résulte de ce qui précède que les requêtes présentées par M. B et M. E doivent être rejetées, y compris les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et celles, sans objet, tendant aux dépens.

ORDONNE :

Article 1er : Les requêtes n° 2320633 de M. B et n° 2320676 de M. E sont rejetées.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. A B, à M. D E et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie en sera adressée au préfet de police.

Fait à Paris, le 11 septembre 2023.

La juge des référés,

M. Salzmann

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N°s 2320633 - 2320776

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