Jurisprudence : CEDH, 27-04-2004, Req. 62543/00, GORRAIZ LIZARRAGA ET AUTRES c/ Espagne

CEDH, 27-04-2004, Req. 62543/00, GORRAIZ LIZARRAGA ET AUTRES c/ Espagne

A9860DBS

Référence

CEDH, 27-04-2004, Req. 62543/00, GORRAIZ LIZARRAGA ET AUTRES c/ Espagne. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1873875-cedh-27042004-req-6254300-gorraiz-lizarraga-et-autres-c-espagne
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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE GORRAIZ LIZARRAGA ET AUTRES c. Espagne

(Requête n° 62543/00)

ARRÊT

STRASBOURG

27 avril 2004

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Sir Nicolas BRATZA, président,

MM. M. PELLONPÄÄ,

A. PASTOR RIDRUEJO,

J. CASADEVALL,

S. PAVLOVSCHI,

L. GARLICKI,

Mme E. FURA-SANDSTRÖM, juges, et de M. M. O'BOYLE, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 novembre 2003 et 23 mars 2004,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n°62543/00) dirigée contre le Royaume d'Espagne et dont cinq ressortissants de cet Etat, M. Mateo Cruz Gorraiz Lizarraga, Mme Catalina Echamendi Erro, MM. Francisco Javier Gorraiz Echamendi, Miguel Jesús Gorraiz Echamendi et Fermín Luis Gorraiz Echamendi (les requérants), ainsi que l'association Coordinadora de Itoiz (" l'association requérante "), ont saisi la Cour le 12 septembre 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Les requérants sont représentés par Mes María José et José Luis Beaumont Aristu, avocats à Pampelune et à Madrid. Le gouvernement espagnol (" le Gouvernement ") était représenté par son agent, M. Javier Borrego Borrego, chef du service juridique des droits de l'homme du ministère de la Justice jusqu'au 31 janvier 2003. Il est représenté depuis cette date par M. Ignacio Blasco Lozano, nouvel agent du Gouvernement et chef du service juridique des droits de l'homme du ministère de la Justice.

3. Les requérants, invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, alléguaient que, dans le cadre de la procédure judiciaire entamée par eux contre la construction du barrage d'Itoiz, leur cause n'avait pas été entendue équitablement dans la mesure où ils s'étaient vu refuser le droit de prendre part à la procédure relative au renvoi préjudiciel de constitutionnalité de la loi autonome 9/1996 du 17 juin 1996, alors que l'avocat de l'Etat et le ministère public avaient pu présenter leurs observations devant le Tribunal constitutionnel.

Ils se plaignaient également que la promulgation de la loi autonome en question avait pour but d'empêcher l'exécution d'un arrêt du Tribunal suprême devenu ferme et définitif. D'après eux, la promulgation de cette loi portait atteinte à leur droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 et, pour les cinq requérants personnes physiques, à leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile protégé par l'article 8 de la Convention, ainsi qu'à leur droit au respect de leurs biens garanti par l'article 1 du Protocole n° 1.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5. Par une décision du 14 janvier 2003, la chambre a déclaré la requête recevable tout en réservant les questions préliminaires du Gouvernement concernant l'absence de qualité de " victimes " et le non-épuisement des voies de recours internes des cinq requérants personnes physiques, et l'exception d'inapplicabilité de l'article 6 § 1 à la procédure engagée par l'association requérante.

6. Le 1er avril 2003, la chambre a décidé, eu égard aux circonstances de l'affaire, de rejeter une demande d'application de l'article 39 du règlement présentée par les requérants.

7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8. Les cinq requérants personnes physiques, sont des ressortissants espagnols résidant à Itoiz (Navarre). Le troisième requérant est également le président et représentant légal de la sixième requérante, l'association Coordinadora de Itoiz. Les autres requérants, personnes physiques, sont membres de l'association.

1. La genèse de l'affaire

9. A l'origine de la présente affaire se trouve un projet technique de février 1989 concernant la construction d'un barrage à Itoiz (province de Navarre) entraînant l'inondation de trois réserves naturelles et de plusieurs petits villages dont Itoiz, où résident les requérants. Le nombre total de propriétaires affectés par la construction du barrage est, d'après le Gouvernement, de 159 dont 13 habitant à Itoiz même.

10. Le 6 mai 1988, fut créée l'association Coordinadora de Itoiz dont l'objet, suivant ses statuts, est notamment de " coordonner les efforts de ses membres pour combattre la construction du barrage d'Itoiz et de défendre une alternative de vie sur le site, de représenter et défendre la zone affectée par ce barrage ainsi que ses intérêts devant toute instance et à tout niveau, local, provincial, de l'Etat ou international, ainsi que de faire prendre conscience à l'opinion publique des conséquences de cet ouvrage ".

Par un arrêté ministériel du 2 novembre 1990, le ministère des Travaux publics adopta le projet de construction du barrage d'Itoiz.

2. Le recours contentieux-administratif devant l'Audiencia Nacional

11. En 1991, les villages affectés par le barrage ainsi que l'association requérante saisirent l'Audiencia Nacional d'un recours contentieux-administratif contre l'arrêté ministériel du 2 novembre 1990. Le recours se fondait sur plusieurs motifs d'illégalité entachant, d'après eux, la procédure d'information publique du projet de barrage, sur le fait que ce dernier avait été adopté sans adoption préalable des plans hydrologiques de chaque bassin fluvial et du plan national et sur l'absence d'intérêt public ou social du projet. Ils soutenaient également que le projet portait atteinte à la législation sur la protection de l'environnement en l'absence d'une étude sur ses conséquences écologiques. Enfin, l'attention du tribunal était attirée sur l'impact du projet sur les réserves naturelles et sur l'habitat de la zone concernée, à la lumière des recommandations du Conseil de l'Europe relatives à la construction d'ouvrages sur la chaîne pyrénéenne et de la politique agricole commune de l'UE.

12. Par un arrêt du 29 septembre 1995, l'Audiencia Nacional fit partiellement droit au recours en estimant notamment que le projet de barrage aurait dû se fonder légalement sur le plan hydrologique national, lequel était inexistant au moment de l'approbation de l'ouvrage. Le tribunal accueillit également la demande concernant la détermination précise des bandes de protection des réserves affectées par le barrage ainsi que l'exploitation de carrières nécessaires à la construction de l'ouvrage.

13. L'association requérante sollicita l'exécution provisoire de l'arrêt, et notamment, la suspension provisoire des travaux de construction du barrage. Par une décision du 24 janvier 1996, l'Audiencia Nacional fit droit à la demande de suspension tout en prenant les mesures nécessaires pour assurer la fin des travaux entamés ainsi que la conservation et la sécurité des travaux déjà effectués, sous réserve du versement, par l'association requérante, d'une caution afin d'assurer la suspension.

14. Toutes les parties au procès présentèrent des recours de súplica contre la décision du 24 janvier 1996. Dans le cadre de l'exécution provisoire de son arrêt du 29 septembre 1995 et, notamment, en vue de préserver les bandes de protection des trois réserves naturelles affectées par le projet, par une décision du 6 mars 1996, l'Audiencia Nacional prohiba le remplissage du barrage ainsi que le déplacement de la population concernée.

3. L'adoption par la Communauté autonome de Navarre de la loi autonome 9/1996

15. Le 17 juin 1996, l'assemblée législative de la Communauté autonome de Navarre (parlamento foral de Navarra) adopta la loi autonome (foral) 9/1996 relative aux espaces naturels de Navarre. Cette loi modifia la loi autonome 6/1987 du 10 avril 1987, en particulier, quant à la possibilité de reclassement des bandes de protection ou de la possibilité de réaliser des activités sur ces bandes dans le cadre d'infrastructures déclarées d'intérêt général ou d'utilité publique. D'après les requérants, cette loi permettait la poursuite des travaux de construction du barrage avec pour conséquence de dégrader l'espace naturel protégé.

En application de la loi autonome navarraise 9/1996, le gouvernement autonome adopta le décret 307/1996 du 2 septembre 1996 portant détermination des zones périphériques de protection de certaines réserves intégrales et naturelles de Navarre.

4. Le pourvoi en cassation de l'Etat et du Gouvernement autonome de Navarre contre l'arrêt de l'Audiencia Nacional

16. Entre-temps, l'avocat de l'Etat et le Gouvernement autonome de Navarre s'étaient pourvus en cassation contre l'arrêt du 29 septembre 1995 de l'Audiencia Nacional. Par un arrêt du 14 juillet 1997, le Tribunal suprême annula partiellement, mais de façon définitive, le projet de construction du barrage pour ce qui concernait les cinq cents mètres de la zone de protection des réserves naturelles RN 9, 10 et 11. Cet arrêt avait pour conséquence de réduire les dimensions du projet de barrage. De ce fait, il diminuait également l'étendue des terrains inondables, de sorte que le village d'Itoiz, où se trouvaient les biens immeubles des requérants, se voyait préservé de l'inondation.

5. La procédure d'exécution de l'arrêt du Tribunal suprême

17. En exécution de l'arrêt du Tribunal suprême, par une décision du 4 septembre 1997, l'Audiencia Nacional déclara définitives les mesures d'exécution provisoire décidées le 6 mars 1996 concernant l'interdiction de remplissage du barrage et des autres travaux en découlant. S'agissant de l'éventuelle suspension des travaux de construction d'une digue, l'Audiencia Nacional, avant de se prononcer sur la question, invita les parties au procès à comparaître devant elle pour qu'elles soumettent leurs observations sur les répercussions de la nouvelle loi autonome 9/1996 du 17 juin 1996, en particulier, sur les bandes de protection de toutes les réserves naturelles prévues par cette loi, ainsi que sur les effets des limites maximales de remplissage sur les bandes de protection des réserves auxquelles se référait le projet annulé.

18. L'administration centrale de l'Etat ainsi que le Gouvernement autonome de Navarre firent valoir devant l'Audiencia Nacional qu'il était devenu juridiquement impossible de procéder à l'exécution de l'arrêt du Tribunal suprême du 14 juillet 1997, dans la mesure où la loi autonome 9/1996 avait supprimé de la zone à inonder toute bande de protection de réserves naturelles. Dès lors, compte tenu de la modification législative, il était devenu possible d'effectuer les travaux d'intérêt général prévus sur ces bandes de protection.

19. Pour sa part, l'association requérante contesta la thèse du Gouvernement en excipant de l'inapplicabilité au cas d'espèce de la loi autonome 9/1996 du 17 juillet 1996, celle-ci ayant été adoptée postérieurement aux décisions administratives rendues dans la procédure litigieuse ainsi qu'à l'arrêt de l'Audiencia Nacional et aux deux décisions d'exécution provisoire. Elle sollicita également, à titre subsidiaire, le renvoi préjudiciel en constitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel de certaines dispositions de la loi autonome, en particulier, des dispositions permettant la suppression des bandes de protection des trois réserves naturelles dans la zone à inonder ce qui, d'après elle, permettrait l'exécution de travaux et le remplissage du barrage dans ses dimensions d'origine.

6. Le renvoi préjudiciel devant le Tribunal constitutionnel

20. Par une décision du 1er décembre 1997, l'Audiencia Nacional demanda au Tribunal constitutionnel de se prononcer sur le renvoi préjudiciel présenté par l'association requérante.

Par une décision du 21 mai 1998, le Tribunal constitutionnel déclara le renvoi irrecevable, en raison de certaines erreurs commises lors de sa présentation susceptibles d'être corrigées.

21. Afin de corriger les erreurs indiquées, le 28 mai 1998, l'Audiencia Nacional cita les parties à comparaître devant elle pour les entendre sur certains aspects de la loi autonome, dont la constitutionnalité avait été attaquée devant le Tribunal constitutionnel, et sur la conformité avec la Constitution de l'article 18 § 3 A), A1 et B) de la loi. L'association requérante présenta ses observations le 10 juin 1998.

L'Audiencia Nacional, par une décision du 17 juin 1998, demanda à nouveau au Tribunal constitutionnel de se prononcer sur le renvoi de constitutionnalité et étendit la question à un nouveau point soulevé par l'association requérante, à savoir à l'article 18 § 3 B) B1 de la loi autonome.

22. Par une décision du 21 juillet 1998, le Tribunal constitutionnel retint les questions posées par le renvoi préjudiciel. Conformément à l'article 37 § 2 de la loi organique du Pouvoir judiciaire (LOPJ), la haute juridiction porta les questions posées à la connaissance de la Chambre des députés, du Sénat, du gouvernement et du parlement de Navarre, et du Gouvernement espagnol, et les invita à présenter leurs observations dans un délai de quinze jours. Le Tribunal reçut les observations de l'avocat de l'Etat le 4 septembre 1998. Le Gouvernement et le Parlement de Navarre présentèrent leurs observations les 11 et 15 septembre 1998, respectivement. Le procureur général de l'Etat présenta les siennes le 29 septembre 1998. Le président de la Chambre des députés indiqua qu'elle n'en présenterait pas. Le président du Sénat demanda de considérer le Sénat comme partie à la procédure et offrit sa collaboration. Le 1er mars 2000, l'Audiencia Nacional communiqua au Tribunal constitutionnel les écritures présentées par l'association requérante au cours de la procédure devant elle. Datées des 29 septembre 1997, 10 juin 1998 et 28 février 2000, elles furent formellement jointes à la procédure devant le Tribunal constitutionnel.

7. L'arrêt du Tribunal constitutionnel

23. Par un arrêt du 14 mars 2000, le Tribunal constitutionnel, réuni en séance plénière, jugea les dispositions attaquées de la loi autonome 9/1996 du 17 juin 1996 conformes à la Constitution. D'emblée, la haute juridiction observa que, depuis l'entrée en vigueur de la loi autonome 9/1996, l'exécution de l'arrêt du Tribunal suprême du 14 juillet 1997, prononcé conformément à la loi autonome de Navarre 6/1987, était devenue impossible dans la mesure où le projet annulé était conforme à la nouvelle loi.

24. Examinant l'objet de la loi 9/1996, le Tribunal constitutionnel se prononça ainsi :

" (...) Son objet est celui d'établir un régime général de protection de l'environnement des espaces naturels de la communauté autonome de Navarre. Ainsi, ce régime de protection [était] applicable (...) aux réserves naturelles déjà déclarées par la loi autonome antérieure, même si la différence substantielle du régime juridique entre l'une et l'autre réside en ce qui a été établi pour les zones périphériques de protection. "

25. La haute juridiction considéra d'une part, qu'il ne pouvait aucunement être estimé qu'il s'agissait d'une solution ad causam pour les trois zones périphériques des trois réserves naturelles affectées par la construction du barrage d'Itoiz et, d'autre part, que les déclarations de certains hommes politiques et les initiatives parlementaires prises par ces derniers qui montreraient, selon l'Audiencia Nacional, que le but principal de la loi autonome 9/1996 était d'empêcher l'exécution de l'arrêt du Tribunal suprême, n'étaient pas pertinentes pour apprécier une éventuelle violation du principe de légalité. Le Tribunal constitutionnel estima également justifié le fait que l'exposé des motifs de la loi autonome 9/1996 contint des indications spécifiques sur l'objet et les moyens de protection de l'environnement quant aux zones périphériques de protection des trois réserves naturelles mentionnées, étant donné l'importance de la question soulevée en relation avec la construction du barrage d'Itoiz qui ne pouvait pas être passée sous silence.

26. Pour ce qui est de l'atteinte alléguée au droit à l'équité de la procédure, en ce que la loi 9/1996 constituait dorénavant un obstacle à l'exécution de l'arrêt du Tribunal suprême qui avait annulé une partie du projet de construction du barrage d'Itoiz, la haute juridiction estima que le fait d'avoir entre-temps approuvé une nouvelle loi modifiant le régime juridique applicable aux zones périphériques de protection et remplaçant une loi antérieure sur la base de laquelle le projet avait été déclaré partiellement nul, n'était pas contraire en soi au droit à l'exécution des arrêts consacré par l'article 24 de la Constitution.

27. Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme et, en particulier, aux arrêts rendus dans les affaires Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce (arrêt du 9 décembre 1994, série A n° 301-B) et Papageorgiou c. Grèce (arrêt du 22 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI), le Tribunal constitutionnel examina si l'impossibilité, survenue par suite de la loi autonome 9/1996, d'exécuter l'arrêt du Tribunal suprême était ou non justifiée en raison des valeurs et des biens protégés par la Constitution. Après avoir conclu que la protection de l'environnement était un bien constitutionnellement protégé, le Tribunal constitutionnel rechercha si le sacrifice découlant de l'inexécution de l'arrêt en cause était proportionné aux intérêts protégés ou en litige, ou bien si ce sacrifice était inutile, excessif, ou entraînant un déséquilibre manifeste des intérêts en jeu. Le tribunal considéra que tant l'arrêt du Tribunal suprême du 14 juillet 1997 que la nouvelle loi autonome 9/1996 avaient pour objectif de garantir l'existence d'une zone périphérique de protection des trois réserves naturelles affectées par la construction du barrage. Le Tribunal constitutionnel nota en outre que le régime des zones périphériques de protection instauré par cette nouvelle loi n'avait pas été considéré par la décision de l'Audiencia Nacional comme arbitraire en soi, et que la nouvelle délimitation des zones n'avait pas non plus été considérée comme responsable de la grave dégradation de l'environnement. Il conclut donc au respect de l'équilibre des intérêts généraux et à l'inexistence de disproportion manifeste entre les intérêts en conflit. Par conséquent, les dispositions attaquées ne pouvaient être déclarées inconstitutionnelles comme étant contraires à l'article 24 § 1 de la Constitution.

28. Pour ce qui est du motif tiré du fait que le nouveau régime juridique de protection des zones périphériques de protection des réserves naturelles figurait dans une loi, et non dans un règlement, comme c'était le cas auparavant, et le fait que ceci privait les intéressés de la possibilité de contrôler les agissements de l'administration par voie contentieuse-administrative ou dans le cadre d'une procédure d'exécution, le Tribunal constitutionnel nota, d'une part, qu'il n'existait aucune disposition légale obligeant à régler certaines matières par voie de règlement. Il ajouta, d'autre part, que la nouvelle loi ne constituait pas une loi ad causam, mais une loi formellement et matériellement générale, et rappela que les lois pouvaient être attaquées devant le Tribunal constitutionnel par la voie prévue par l'article 163 de la Constitution.

En conséquence, le Tribunal constitutionnel rejeta le renvoi préjudiciel de constitutionnalité. L'arrêt fut publié au Journal officiel le 14 avril 2000.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

29. Loi organique relative au Tribunal constitutionnel

Article 161 § 1

" Le Tribunal constitutionnel exerce sa juridiction sur tout le territoire espagnol et il est compétent pour connaître :

a) du recours en inconstitutionnalité contre des lois et des dispositions ayant force de loi (...) ;

b) du recours individuel de protection (recurso de amparo) pour violation des droits et des libertés visés à l'article 53 § 2 de la Constitution, dans les cas et sous les formes prévus par la loi ;

c) des conflits de compétence entre l'Etat et les Communautés autonomes et des conflits de compétence entre les diverses communautés. (...) "

Article 163

" Lorsqu'un organe judiciaire considère au cours d'un procès qu'une disposition ayant rang de loi, s'appliquant en la matière et de la validité de laquelle dépend la décision judiciaire, pourrait être contraire à la Constitution, il saisit le Tribunal constitutionnel dans les conditions, sous la forme et avec les effets à établir par la loi. En aucun cas, les effets ne peuvent être suspensifs. "

Article 164

" 1. Les arrêts du Tribunal constitutionnel sont publiés au Journal officiel en même temps que les opinions dissidentes exprimées. Ils ont force de chose jugée à partir du jour qui suit leur publication, et aucun recours ne peut être formé contre eux. Les arrêts qui déclarent inconstitutionnelle une loi ou une règle ayant rang de loi et tous ceux qui ne se limitent pas à reconnaître un droit subjectif, déploient leurs effets à l'égard de tous.

2. Sauf dans les cas où l'arrêt en décide autrement, la partie de la loi qui n'est pas déclarée inconstitutionnelle reste en vigueur. "

30. Loi organique 2/1979 relative au Tribunal constitutionnel – Chapitre III, " Sur les questions d'inconstitutionnalité déférées par les juges et tribunaux "

Article 35

" 1. Lorsqu'un juge ou un tribunal, d'office ou à la demande d'une partie, considère qu'une disposition ayant rang de loi, applicable en la matière et de la validité de laquelle dépend la décision à rendre, peut être contraire à la Constitution, il défère la question au Tribunal constitutionnel conformément aux prescriptions de la présente loi.

2. Un tel organe judiciaire ne soulève la question qu'après que l'affaire est en état et dans le délai fixé pour statuer. Il doit préciser la loi, ou disposition ayant rang de loi, dont la constitutionnalité est mise en cause, indiquer l'article de la Constitution que l'on estime violé, et spécifier et justifier en quoi l'issue de la procédure dépend de la validité de ladite disposition. Avant d'adopter sa décision définitive sur la saisine du Tribunal constitutionnel, il doit entendre les parties et le ministère public afin qu'ils puissent formuler, dans un délai commun et non prorogeable de dix jours, les observations qu'ils souhaitent sur la pertinence de la question. Le juge se prononce ensuite sans autre démarche, dans les trois jours. Aucun recours n'est possible contre cette décision. Toutefois, la question d'inconstitutionnalité peut être soulevée à nouveau devant les instances ultérieures jusqu'à l'arrêt définitif. "

Article 36

" L'organe judiciaire défère la question d'inconstitutionnalité au Tribunal constitutionnel en joignant une copie certifiée conforme du dossier principal et, s'il y en a, des observations prévues à l'article précédent. "

Article 37

" 1. Après réception du dossier, le Tribunal constitutionnel suit la procédure prévue au paragraphe 2 du présent article. Toutefois, il peut déclarer la question irrecevable par décision motivée après avoir entendu seulement le Procureur général de l'Etat, lorsque les conditions de procédure ne se trouvent pas remplies ou que la question est manifestement mal fondée.

2. Le Tribunal constitutionnel donne connaissance de la question à la Chambre des députés et au Sénat par l'intermédiaire de leurs présidents respectifs, au Procureur général de l'Etat ainsi qu'au Gouvernement, par l'intermédiaire du ministère de la Justice ; si la question met en cause une loi, ou une autre disposition ayant rang de loi, adoptée par une communauté autonome, le Tribunal Constitutionnel en donne aussi connaissance aux organes législatif et exécutif de celle-ci. Tous ces organes peuvent comparaître et formuler des observations sur la question déférée, dans un délai commun et non prorogeable de quinze jours. Ce délai expiré, le Tribunal statue dans les quinze jours sauf si, par une décision motivée, il estime nécessaire un délai plus long, lequel ne peut dépasser trente jours. "

31. Loi autonome 9/1996, du 17 juin 1996 sur les espaces naturels de la Navarre

Dans l'exposé des motifs, il est déclaré que la loi autonome vise deux objectifs : d'une part, elle établit un cadre juridique propre à la Navarre afin de protéger, préserver et améliorer les parties de son territoire dotées de valeurs naturelles dignes de protection conformément à la législation de l'Etat et aux directives communautaires rendues en matière de protection de l'environnement. D'autre part, la loi a pour but d'harmoniser la législation sur les espaces naturels promulguée par la Communauté autonome de la Navarre.

La loi énumère, notamment, les réserves et espaces naturels de la Navarre protégés par la loi et détermine les limites. En outre, elle fixe pour chaque type d'espace protégé le type d'activités et d'usage autorisés ou interdits.

Article 18 : Bandes périphériques de protection

" 1. Moyennant une loi autonome, le Parlement de Navarre peut délimiter autour des Réserves Intégrales et des Réserves Naturelles (...) une bande périphérique de protection pouvant être discontinue et destinée à éviter l'impact écologique ou sur le paysage provenant de l'extérieur.

(...)

3. Le régime des activités et usages à l'intérieur des bandes périphériques de protection des Réserves Intégrales, Réserves Naturelles et des Enclaves Naturelles sera le suivant :

A) Activités ne relevant pas de la construction

A.1. Pourront être autorisées :

(...)

– Les activités liées à l'exécution des infrastructures d'intérêt général ou d'utilité publique.

(...)

B) Activités de construction

B. Pourront être autorisées :

(...)

– Les infrastructures déclarées d'intérêt général ou d'utilité publique.

(...) "

EN DROIT

32. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants alléguaient que, dans le cadre de la procédure judiciaire entamée par eux contre la construction du barrage d'Itoiz, leur cause n'avait pas été entendue équitablement dans la mesure où ils s'étaient vu refuser le droit de prendre part à la procédure relative au renvoi préjudiciel de constitutionnalité de la loi autonome 9/1996 du 17 juin 1996, alors que l'avocat de l'Etat et le ministère public avaient pu présenter leurs observations devant le Tribunal constitutionnel.

Ils se plaignaient également que la promulgation de la loi autonome en question avait pour but d'empêcher l'exécution d'un arrêt du Tribunal suprême devenu ferme et définitif. D'après eux, la promulgation de cette loi portait atteinte à leur droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 et, pour les cinq requérants personnes physiques, à leur droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile protégé par l'article 8 de la Convention, ainsi qu'à leur droit au respect de leurs biens garanti par l'article 1 du Protocole n° 1.

I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A. Sur l'absence de qualité de " victime " des requérants et le non-épuisement des voies de recours internes

33. Le Gouvernement fait observer que les cinq requérants personnes physiques qui se sont adressés à la Cour n'ont pas participé à la procédure interne objet de la présente requête. En outre, dans le cadre de la procédure litigieuse, à aucun moment les tribunaux n'ont eu connaissance de leur existence ni de leurs propriétés. A cet égard, le Gouvernement souligne que le motif allégué par les requérants pour justifier le fait de ne pas avoir participé à la procédure interne à savoir, que cela aurait entraîné un litige long et coûteux, n'est pas sérieux. Quant aux propriétés des requérants, il fait remarquer que les procédures d'expropriation les concernant sont en cours, dans lesquelles ils sont à même de défendre leurs " droits et obligations de caractère civil " sans que cela ne pose de problème.

34. Les requérants soulignent les conséquences évidentes de la procédure litigieuse sur leurs droits de caractère civil. En premier lieu, ils font observer que tous ont leur résidence à Itoiz, lieu où se trouvent leurs biens immobiliers. Or le barrage entraînera l'inondation de la zone et, partant, de leurs maisons et autres biens. Par ailleurs, ils estiment qu'en tant que membres de l'association Coordinadora de Itoiz depuis sa constitution en 1988, ils ont participé à la procédure par son truchement. Ils insistent sur le lien direct indiscutable existant entre eux et les préjudices résultant de la construction du barrage. Ils font valoir que la voie de recours utilisée était la seule qui, en cas de succès, leur aurait permis la sauvegarde définitive de leurs droits et intérêts de caractère civil. A cet égard, ils soulignent qu'ils auraient péché contre le bon sens si chacun d'entre eux avait introduit, individuellement et séparément, un recours contre le projet de barrage et, partant, s'était lancé dans un procès long et coûteux, avec, au bout du compte, le même résultat que celui atteint par l'intermédiaire de l'association. Au demeurant, il est clair que dès le début, ils confièrent la défense de leurs droits et intérêts civils à l'association. Cela découle d'ailleurs de l'un des buts prônés par l'association, à savoir la " défense d'une alternative de vie sur le site ". En conclusion, ils considèrent qu'ils peuvent se prétendre victimes d'une violation au sens de l'article 34 de la Convention.

35. La Cour rappelle que, pour se prévaloir de l'article 34 de la Convention, un requérant doit remplir deux conditions : il doit entrer dans l'une des catégories de demandeurs mentionnés dans cette disposition de la Convention, et doit pouvoir se prétendre victime d'une violation de la Convention. Quant à la notion de " victime ", selon la jurisprudence constante de la Cour, elle doit être interprétée de façon autonome et indépendante de notions internes telles que celles concernant l'intérêt ou la qualité pour agir. Par ailleurs, pour qu'un requérant puisse se prétendre victime d'une violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre le requérant et le préjudice qu'il estime avoir subi du fait de la violation alléguée (voir, notamment, Tauira et autres c. France, n° 28204/95, décision de la Commission du 4 décembre 1995, Décisions et rapports (DR) 83, p. 112, et Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus et autres c. France, n° 38192/97, décision de la Commission du 1er juillet 1998, (DR) 94, p. 124 ; affaires Comité des médecins à diplômes étrangers c. France et Ettahiri et autres c. France, (déc.), nos 39527/98 et 39531/98, 30 mars 1999).

1. Sur la qualité de " victime " de l'association requérante

36. Pour autant que l'association requérante allègue une atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention, le Cour note qu'elle a été partie à la procédure qu'elle avait engagée devant les juridictions internes pour défendre les intérêts de leurs membres. Dès lors, elle estime qu'elle peut être considérée victime, au sens de l'article 34 de la Convention, des prétendus manquements allégués sur le terrain de la disposition invoquée (cf., L'Association et la Ligue pour la protection des acheteurs d'automobiles, Ana Abîd et 646 autres c. la Roumanie, (déc.), n° 34746/97, 10 juillet 2001).

2. Sur la qualité de " victime " des requérants personnes physiques et l'épuisement des voies de recours internes

37. D'emblée, la Cour constate que la question de la qualité de victime, au sens de l'article 34 de la Convention, est, en l'occurrence, intimement liée à l'exigence de l'épuisement des voies de recours internes posée par l'article 35 § 1 de la Convention. Sur ce dernier point, elle rappelle que l'article 35 § 1 doit s'appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (voir notamment l'arrêt Cardot c. France du 19 mars 1991, série A n° 200, p. 18, § 34). La Cour a de plus admis que la règle de l'épuisement des voies de recours internes ne s'accommode pas d'une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Van Oosterwijck c. Belgique, arrêt du 6 novembre 1980, série A n° 40, p. 18, § 35). Cela signifie notamment qu'il doit être tenu compte de manière réaliste, non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle du requérant ; il faut rechercher ensuite si, compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, le requérant peut passer pour avoir fait tout ce qu'on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (voir, mutatis mutandis, Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1211, § 69 ; Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2276, §§ 53, 54 et Baumann c. France n° 33592/96, § 40, CEDH 2001-V).

38. En l'espèce, la Cour observe que l'association requérante s'est constituée essentiellement pour défendre les intérêts de ses membres contre les répercussions de la construction du barrage sur leur environnement et leur cadre de vie. En outre, l'objet de la procédure diligentée devant les juridictions internes par l'entremise de l'association requérante avait trait, non seulement, à la contestation, au regard de la législation applicable en matière de construction de barrages, de la légalité de l'arrêté ministériel portant autorisation des travaux y afférents, mais mettait également l'accent sur les répercussions de l'ouvrage sur le droit de propriété de ses membres ainsi que sur leur mode de vie en raison du transfert de leur domicile. Dans les recours qu'elle a déposés, l'association requérante, au nom de ses membres, a souligné à diverses reprises que la construction du barrage entraînait l'inondation de plusieurs petits villages, dont le hameau d'Itoiz où les requérants avaient leurs habitations familiales. De ce point de vue, il est indéniable que la construction de l'ouvrage public avec tout ce que cela suppose (expropriation de biens, déplacement de populations) avait des conséquences directes et importantes tant sur les droits patrimoniaux des requérants que sur leur mode de vie familiale (cf., mutatis mutandis, Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus et autres précitée, p. 131). Certes, ils n'ont pas été partie à la procédure litigieuse en leur nom propre, mais par l'intermédiaire de l'association qu'ils ont constituée en vue de défendre leurs intérêts. Cela étant, à l'instar des autres dispositions de la Convention, la notion de victime énoncée dans l'article 34 doit également faire l'objet d'une interprétation évolutive à la lumière des conditions de vie d'aujourd'hui. Or, dans les sociétés actuelles, lorsque le citoyen se voit confronté à des actes administratifs spécialement complexes, le recours à des entités collectives telles que les associations constitue l'un des moyens accessibles, parfois le seul, dont il dispose pour assurer une défense efficace de ses intérêts particuliers. Cette qualité d'agir en justice des associations dans la défense des intérêts de leurs membres leur est d'ailleurs reconnue par la plupart des législations européennes. Or, tel a été précisément le cas en l'espèce. La Cour ne peut faire abstraction de ce fait dans l'interprétation de la notion de " victime ". Une autre approche, par trop formaliste de la notion de victime, rendrait inefficace et illusoire la protection des droits garantis par la Convention.

39. Eu égard aux circonstances particulières de l'affaire et notamment au fait que l'association requérante se créa dans le but spécifique de défendre les intérêts de ses membres devant les tribunaux et que ces derniers étaient directement affectés par le projet de barrage, la Cour estime que les requérants personnes physiques peuvent se prétendre victimes, au sens de l'article 34 de la Convention, des violations alléguées de la Convention, et qu'ils ont épuisé les voies de recours internes au regard des griefs tirés de l'article 6 § 1 de la Convention.

B. Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention

1. Thèses défendues devant la Cour

40. D'après le Gouvernement, aucune des procédures suivies par l'association requérante, que ce soit devant l'Audiencia Nacional, le Tribunal suprême ou le Tribunal constitutionnel, ne porte sur des " droits et obligations de caractère civil " au sens de l'article 6 § 1. En effet, l'action intentée par l'association requérante visait à la défense de la légalité et des intérêts collectifs tels que la protection de l'environnement. A aucun moment, l'enjeu du litige n'a concerné la défense de droits patrimoniaux privés. Cela ressort sans ambiguïté des mémoires présentés par l'association à l'appui de ses divers recours, et se trouve clairement exprimé dans les différentes décisions rendues par les juridictions internes. En définitive, le problème de l'inexécution de l'arrêt du Tribunal suprême du 14 juillet 1997 n'affecte aucun droit de caractère subjectif.

41. Par ailleurs, le Gouvernement estime que l'on ne saurait comparer la présente affaire à l'affaire Ruiz-Mateos c. Espagne (arrêt du 23 juin 1993, série A n° 262). En effet, alors que la loi d'expropriation de RUMASA était une loi spécifique affectant principalement la famille Ruiz-Mateos, la loi 9/1996 de la Communauté autonome de Navarre est une loi générale affectant de nombreuses personnes ; non seulement l'association requérante et ses membres, mais des dizaines de milliers de personnes qui bénéficieront de la construction du barrage d'Itoiz. D'ailleurs, son caractère général est expressément reconnu et par l'Audiencia Nacional et par le Tribunal constitutionnel. Si dans l'affaire Ruiz-Mateos, la question d'inconstitutionnalité portait sans conteste sur des droits patrimoniaux des requérants, dans le cas présent, la question d'inconstitutionnalité ne portait pas sur des droits ou obligations de caractère civil, mais sur la légalité du projet de barrage. En conséquence, l'article 6 § 1 ne trouve pas à s'appliquer.

42. Les requérants réfutent la position du Gouvernement. D'une part, il est incontestable que l'association requérante a agi en défense des droits et intérêts individuels et privés de ses membres ; d'autre part, il est évident que l'arrêt du Tribunal suprême du 14 juillet 1997 concernait la protection et la sauvegarde définitive de leurs droits et intérêts personnels en tant que membres de l'association. De leur avis, dès le début de la procédure, les droits civils des membres de l'association étaient en jeu dans la mesure où leurs biens et leur mode de vie se verraient définitivement affectés par le projet de barrage. Ainsi, dans le mémoire déposé par l'association à l'encontre de l'arrêté ministériel du 2 novembre 1990, il est précisé que la réalisation du barrage entraînerait l'expropriation de toute une série de propriétés agricoles et urbaines ainsi que le déplacement de la population concernée. Ces conséquences sur les biens et les personnes affectées par le barrage furent rappelées par l'association requérante à diverses reprises dans le cadre des procédures suivies. En conclusion, contrairement aux dires du Gouvernement, des droits de caractère " civil " au sens de l'article 6 § 1 étaient bien en cause devant les juridictions internes.

2. Appréciation de la Cour

43. La Cour rappelle que, pour que l'article 6 § 1 sous sa rubrique " civile " trouve à s'appliquer, il faut qu'il y ait " contestation " sur un " droit " de " nature civile " que l'on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s'agir d'une " contestation " réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice. L'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question : un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisent pas à faire entrer en jeu l'article 6 § 1 (voir, par exemple, les arrêts Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique du 23 juin 1981, série A n° 43, § 47, Fayed c. Royaume-Uni du 21 septembre 1994, série A n° 294-B, § 56, Masson et Van Zon c. Pays-Bas du 28 septembre 1995, série A n° 327-A, § 44, Balmer-Schafroth c. Suisse du 26 août 1997, Recueil 1997-IV, § 32 et Athanassoglou c. Suisse [GC], n° 27644/95, § 43, CEDH 2000-IV ; voir aussi Syndicat des médecins exerçant en établissement privé d'Alsace et autres c. France (déc.), n° 44051/98, 31 août 2000).

44. En l'espèce, si l'existence d'une contestation portant sur un droit reconnu en droit interne ne prête pas à controverse, il n'en va pas de même quant à son objet. D'après le Gouvernement, à aucun moment, le litige n'a porté sur des droits patrimoniaux ou subjectifs de l'association, mais sur une question de défense de la légalité et de droits collectifs, de sorte que nul droit " de caractère civil " ne se trouvait en jeu. Selon l'association requérante, au contraire, elle a agi en défense de droits et intérêts individuels et privés des membres de l'association.

45. La Cour relève que la procédure devant l'Audiencia Nacional, puis devant le Tribunal suprême visait, au-delà de la défense de l'intérêt général, également des intérêts particuliers des membres de l'association, à savoir la défense de leur mode de vie et de leurs propriétés dans la vallée qui allait être inondée. Quant à la procédure relative au renvoi préjudiciel de constitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel, les requérants soulignent que c'était là le seul moyen de contester la loi 9/1996 de la Communauté autonome, dans la mesure où seule l'éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité aurait eu pour effet de protéger et l'environnement et leurs maisons d'habitation et autres biens immobiliers.

46. Assurément, l'aspect de la contestation se rapportant à la défense de l'intérêt général ne portait pas sur un droit de caractère civil, dont les requérants personnes physiques seraient susceptibles de se prétendre titulaires en leurs noms propres. Il en va différemment quant au second aspect, à savoir les répercussions du barrage sur leurs modes de vie et leurs propriétés. En effet, dans ses recours, l'association requérante se plaignait d'une menace précise et directe concernant les biens personnels et les modes de vies de ses membres. Cet aspect des recours revêtait indubitablement une dimension d'ordre " patrimonial " et civile, et se fondait sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux (arrêt Procola c. Luxembourg, du 28 septembre 1995, série A n° 326, § 38).

47. Si la procédure devant le Tribunal constitutionnel était ostensiblement placée sous le sceau du droit public, il n'en reste pas moins qu'elle était déterminante pour l'issue finale de l'action en annulation du projet de barrage engagée par les requérants devant les juridictions ordinaires. En l'espèce, les instances administratives et constitutionnelles apparaissaient même tellement imbriquées, qu'à les dissocier, on verserait dans l'artifice et l'on affaiblirait à un degré considérable la protection des droits des requérants. En suscitant la question d'inconstitutionnalité de la loi autonome, les requérants utilisaient l'unique moyen – indirect – dont ils disposaient pour se plaindre d'une atteinte à leurs propriétés et modes de vie (cf. Ruiz-Mateos précité, p. 24, § 59). Sous ce rapport, la Cour est d'avis que la procédure, dans son ensemble, peut être considérée comme portant également sur des droits de caractère civil des requérants personnes physiques, membres de l'association.

48. Partant, l'article 6 § 1 s'appliquait aux procédures litigieuses.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

49. D'après les requérants, la procédure suivie devant le Tribunal constitutionnel dans le cadre de l'examen de la question d'inconstitutionnalité déférée par l'Audiencia Nacional n'aurait pas respecté le principe de l'égalité des armes, inhérent au droit à un procès équitable que garantit l'article 6 § 1 de la Convention.

50. Les requérants font valoir à cet égard qu'ils se sont vu refuser le droit de prendre part à la procédure de renvoi préjudiciel de constitutionnalité, alors que l'avocat de l'Etat et le ministère public ont pu présenter leurs observations devant le Tribunal constitutionnel. De ce fait, ils ont été dans l'impossibilité de faire valoir leurs intérêts devant la haute juridiction au regard de la pondération des intérêts en conflit.

51. Les requérants estiment également que la promulgation de la loi autonome 9/1996, avait pour but d'empêcher l'exécution de l'arrêt du Tribunal suprême devenu définitif et exécutable ce qui, de leur avis, suppose une interférence du pouvoir législatif sur l'issue du litige contraire à l'article 6 § 1 dont la partie pertinente se lit comme suit :

" 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). "

52. La Cour examinera successivement le grief tiré de la violation du principe de l'égalité des armes, puis celui formé au titre de la prétendue interférence du pouvoir législatif sur l'issue du litige.

A. Sur la violation du principe de l'égalité des armes

1. Thèse des parties

a) Les requérants

53. Les requérants font remarquer en premier lieu que nombre des dispositions de la loi 9/1996 sont conçues dans le but unique et exclusif de contourner le motif d'annulation du projet de barrage et, partant, de rendre inexécutable l'arrêt du Tribunal suprême qui, sur ce point, était devenu ferme et définitif. Il ne s'agissait pas d'une loi générale mais, bien au contraire, d'une réglementation ex novo. De leur avis, le seul moyen de contester la loi 9/1996 de la Communauté autonome consistait dans le renvoi préjudiciel de la question d'inconstitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel. La conséquence d'une éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité aurait eu pour effet de protéger et l'environnement et leurs droits civils au respect de leurs domiciles, de leurs maisons d'habitation et autres biens immobiliers. Or, ni devant l'Audiencia Nacional ni devant le Tribunal constitutionnel, ils ne furent en mesure de défendre leur thèse et de combattre les arguments développés par les parties adverses, alors que c'est l'association requérante qui avait sollicité le renvoi de la question d'inconstitutionnalité. En outre, l'arrêt du Tribunal constitutionnel ne prend en compte aucun des arguments développés par eux. A cet égard, ils soulignent que s'ils avaient eu la possibilité de participer à la procédure devant le Tribunal constitutionnel, ils auraient pu réitérer et développer ses arguments et moyens utiles à la défense de sa cause. Les requérants considèrent que le tout a entraîné une atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention.

b) Le Gouvernement

54. Le Gouvernement rappelle que, contrairement à l'affaire Ruiz-Mateos, où était en jeu une loi d'expropriation affectant principalement la famille Ruiz-Mateos, dans la présente affaire, la loi 9/1996 de la communauté autonome de Navarre est une norme générale affectant non seulement l'association requérante et ses membres, mais beaucoup d'autres personnes qui bénéficieront de la construction du barrage d'Itoiz, comme cela a été expressément déclaré par l'Audiencia Nacional et par le Tribunal constitutionnel.

2. Appréciation de la Cour

55. La Cour admet la thèse du Gouvernement d'après laquelle la loi 9/1996 de la communauté autonome de Navarre présentait des différences par rapport à la loi d'expropriation de RUMASA quant aux nombres des personnes affectées. Cela étant, les requérants faisaient partie du cercle restreint des personnes les plus directement concernées par la loi 9/1996 entérinant le projet de barrage qu'ils ont combattu devant les juridictions ordinaires et, au sujet duquel, ils ont obtenu des jugements en leur faveur. Cet intérêt particulier au regard de la loi 9/1996 est confirmé par la décision de recevabilité par le Tribunal constitutionnel de leur demande de renvoi préjudiciel en constitutionnalité de certaines dispositions de la loi autonome en cause.

56. La Cour rappelle que le principe de l'égalité des armes est l'un des éléments de la notion plus large de procès équitable, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Il exige un " juste équilibre entre les parties " : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (voir, parmi d'autres, les arrêts Ankerl c. Suisse, du 23 octobre 1996, Recueil 1996-V, § 38, Nideröst-Huber c. Suisse, du 18 février 1997, Recueil 1997-I, § 23, et Kress c. France [GC], n° 39594/98, § 72, CEDH 2001-VI).

57. Dans l'affaire Ruiz-Mateos, la Cour a déjà examiné la question du respect de certaines garanties découlant du procès équitable dans le cadre de l'examen d'une question d'inconstitutionnalité par le Tribunal constitutionnel espagnol. Dans cette affaire, la Cour conclut à la violation de l'article 6 § 1 quant au caractère équitable des procédures suivies devant le Tribunal constitutionnel. L'élément déterminant qui amena la Cour à conclure à la violation consista dans le fait que l'avocat de l'Etat connut par avance les arguments de la famille Ruiz-Mateos et put en conséquence les discuter en dernier lieu devant le Tribunal constitutionnel, alors que ces derniers n'eurent, quant à eux, pas l'occasion d'y répondre (paragraphes 65 et 67 de l'arrêt).

58. En l'espèce, la situation est quelque peu différente. En premier lieu, si dans l'affaire Ruiz-Mateos, la loi d'expropriation pouvait être considérée comme une loi ad personam, en l'occurrence, la loi autonome 9/1996 a vocation générale et n'affecte pas de manière exclusive les requérants.

59. En outre, après avoir retenu, le 21 juillet 1998, la question d'inconstitutionnalité, le Tribunal constitutionnel porta les questions posées par le renvoi préjudiciel à la connaissance de la Chambre des députés, du Sénat, du gouvernement et du parlement autonomes de Navarre et du Gouvernement de l'Etat afin qu'ils déposent leurs observations dans un délai commun de quinze jours (article 37 § 2 de la loi organique du Tribunal constitutionnel). Le Tribunal reçut les observations de l'avocat de l'Etat le 4 septembre 1998. Le Gouvernement et le Parlement de la communauté autonome de Navarre présentèrent leurs observations les 11 et 15 septembre 1998. Le procureur général de l'Etat présenta les siennes le 29 septembre 1998.

Le 1er mars 2000, le greffe de la première section de l'Audiencia Nacional communiqua au Tribunal constitutionnel les écrits présentés par l'association " Coordinadora de Itoiz " au cours de la procédure devant elle, datés des 29 septembre 1997, 10 juin 1998 et 28 février 2000, qui furent formellement joints à la procédure devant le Tribunal constitutionnel.

60. La Cour note que la procédure portant sur la constitutionnalité d'une loi ne prévoit pas un échange des mémoires produits ni d'audience publique. Ce faisant, à supposer même qu'ils eus été formellement partie à la procédure, ils n'auraient pas reçus les mémoires produits par les autres intervenants. Certes, on ne peut pas exclure qu'une forme de concertation ait eu lieu entre les autorités de l'Etat ayant présenté leurs observations devant le Tribunal constitutionnel. Cela étant, une différence importante par rapport à l'affaire Ruiz-Mateos repose sur le fait que tous les mémoires soumis par les requérants par l'intermédiaire de l'association requérante à l'appui de l'inconstitutionnalité de la loi autonome 9/1996 (mémoires allant de septembre 1997 à janvier 2000) furent transmis par l'Audiencia Nacional au Tribunal constitutionnel qui les joignit formellement à la procédure avant de statuer sur la question d'inconstitutionnalité. Un autre élément différentiateur par rapport à l'affaire en question consiste dans le fait que dans cette dernière affaire, la famille Ruiz-Mateos demanda au Tribunal constitutionnel à participer à la procédure, ce qui fut rejeté par le Tribunal constitutionnel (cf., paragraphes 17 et 18 de l'arrêt). Or, en l'espèce, il ne ressort pas du dossier qu'à aucun moment les requérants n'aient demandé au Tribunal constitutionnel à participer à la procédure, alors même qu'ils pouvaient invoquer le précédent jurisprudentiel de la Cour dans l'affaire Ruiz-Mateos à l'appui de leur requête. Enfin, la Cour observe que, dans son arrêt, le Tribunal constitutionnel répondit amplement aux arguments présentés par les requérants tout au long de la procédure.

61. En définitive, eu égard aux spécificités de la question préjudicielle d'inconstitutionnalité, il n'y a pas eu atteinte à la substance même du principe de l'égalité des armes tel que garanti par l'article 6 § 1.

B. Sur l'interférence alléguée du pouvoir législatif sur l'issue du litige

62. D'après les requérants, la promulgation de la loi autonome 9/1996 avait pour but d'empêcher l'exécution de l'arrêt du Tribunal suprême devenu définitif et exécutable ce qui, à leurs yeux, constitue une immixtion du pouvoir législatif sur l'issue du litige contraire au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.

63. Selon le Gouvernement, la loi critiquée a été adoptée dans l'intérêt général et, nullement, dans le but d'influer le dénouement judiciaire de l'affaire.

64. La Cour a déjà eu l'occasion de se prononcer sur des griefs tirés d'éventuelles interventions de l'Etat par la voie législative pour orienter l'issue de l'instance, déjà fixée au fond en sa défaveur, à laquelle il était partie. Tel a été le cas notamment dans les affaires Stran et Stratis Andreadis c. Grèce (arrêt du 9 décembre 1994, série A n° 301-B), Papageorgiou c. Grèce (arrêt du 22 octobre 1997, Recueil 1997-VI), Building Societies c. Royaume-Uni (arrêt du 23 octobre 1997, Recueil 1997-VII), et Zielinski et Pradal § Gonzalez et autres c. France, n° 24846/94, CEDH 1999-VII). Sur cette question, la Cour réaffirme que si, en principe, le pouvoir législatif n'est pas empêché de réglementer, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6 s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice dans le but d'influer sur le dénouement judiciaire du litige (arrêts précités, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, § 49 ; Papageorgiou, § 37 ; Building Societies, § 112, et Zielinski et Pradal § Gonzalez et autres, § 57).

65. Dans les affaires Stran et Stratis Andreadis, Papageorgiou et Zielinski et Pradal, la Cour conclut à la violation de l'article 6 § 1.

66. Dans l'affaire Stran et Stratis Andreadis, deux aspects essentiels de l'affaire amenèrent la Cour à conclure à la violation du droit à un procès équitable : d'une part, l'intervention du législateur grec à un moment où une instance judiciaire à laquelle l'Etat était partie se trouvait pendante ; d'autre part, le fait que la Cour de cassation décida le report des débats au motif qu'un projet de loi concernant l'affaire litigieuse se trouvait en cours d'examen devant le Parlement (paragraphe 47 de l'arrêt).

67. Dans l'affaire Papageorgiou, l'interférence censurée par la Cour résultait des trois motifs suivants : En premier lieu, la disposition législative litigieuse, en l'occurrence l'article 26 de la loi n° 2020/1992 déclarait prescrite toute prétention relative à des cotisations déjà versées par les requérants à l'Organisme pour l'emploi de la main-d'œuvre (l'OAED) et annulait toute procédure y afférente éventuellement pendante devant toute juridiction que ce soit. En second lieu, l'article 26 en question était inclus dans une loi dont l'intitulé n'avait aucun rapport avec celui-ci, ce qui était interdit par l'article 74 § 5 de la Constitution grecque. Enfin, la disposition litigieuse avait été adoptée après l'introduction du pourvoi formé par l'Entreprise publique d'électricité (la DEI), dont les requérants étaient salariés, contre l'arrêt du tribunal de grande instance d'Athènes, statuant en appel, et avant la tenue de l'audience devant la Cour de cassation.

Dans ces circonstances, la Cour conclut que l'adoption de l'article 26 à un moment si crucial de la procédure devant la Cour de cassation réglait en réalité le fond du litige et rendait vaine la continuation de celle-ci (cf., paragraphe 38 de l'arrêt).

68. Dans l'affaire Zielinski et Pradal, la Cour considéra que l'intervention législative, avec effet rétroactif, avait eu pour conséquence d'entériner la position de l'Etat dans le cadre de procédures diligentées contre lui et toujours pendantes devant les juridictions judiciaires. (paragraphe 58 de l'arrêt).

69. Le cas d'espèce présente toutefois des différences notoires avec ces affaires.

70. Un trait commun aux affaires précédemment examinées par la Cour consistait dans le fait que l'intervention de l'Etat par le biais d'actes législatifs visait soit à influencer l'issue de procédures judiciaires en cours, soit à entraver l'engagement de procédures, soit à laisser sans effet des décisions judiciaires devenues fermes et exécutoires reconnaissant des droits personnels de créance.

En l'occurrence, le litige opposant les requérants à la Communauté autonome de Navarre portait sur un projet d'aménagement du territoire, domaine où la modification ou le changement de la réglementation à la suite d'une décision judiciaire est communément admis et pratiqué. En effet, si les titulaires de droits de créance pécuniaires peuvent, en général, se prévaloir de droits fermes et intangibles, il n'en est pas de même en matière d'urbanisme ou d'aménagement du territoire, domaines portant sur des droits de nature différente et qui, par essence sont essentiellement évolutifs. Les politiques d'urbanisme et d'aménagement du territoire relèvent par excellence des domaines d'intervention de l'Etat par le biais notamment de la réglementation des biens dans un but d'intérêt général ou d'utilité publique. Dans de tels cas où l'intérêt général de la communauté occupe une place proéminente, la Cour est d'avis que la marge d'appréciation de l'Etat est plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils (cf., mutatis mutandis, James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A n° 98, § 46 ; Mellacher et autres c. Autriche du 19 décembre 1989, série A n° 169, p. 29, § 55 ; Chapman c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 2001, Recueil 2001-I, p. 126, § 104).

71. Cela étant, la protection effective du justiciable et le rétablissement de la légalité impliquent l'obligation pour l'administration de se plier à un jugement ou arrêt prononcé par les juridictions nationales. La Cour rappelle à cet égard que l'administration constitue un élément de l'Etat de droit et que son intérêt s'identifie donc avec celui d'une bonne administration de la justice. Si l'administration refuse ou omet de s'exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l'article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdraient toute raison d'être (cf., Antonetto c. Italie, n° 15918/89, § 28, 20 juillet 2000). Dans le cas présent, la Cour tient à souligner que les décisions rendues par l'Audiencia Nacional en faveur des thèses défendues par les requérants ne sont pas restées inopérantes, bien au contraire, elles ont toujours été respectées par l'administration. Tel fut le cas quant à la suspension des travaux de construction ordonnée par l'Audiencia Nacional dans ses décisions des 24 janvier et 6 mars 1996 (§§ 13 et 14 supra). A tout moment, l'administration s'est conformée aux décisions judiciaires rendues en sa défaveur.

72. La Cour note que la situation dénoncée par les requérants ne saurait être considérée comme similaire à celle constatée dans l'arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, où l'Etat était intervenu d'une manière décisive pour orienter en sa faveur l'issue d'une instance à laquelle il était partie. En l'espèce, l'adoption de la loi autonome 9/1996 ne visait assurément pas à écarter la compétence des tribunaux espagnols appelés à connaître de la légalité du projet de barrage. Certes, l'exposé des motifs faisait une mention expresse aux bandes périphériques de protection des réserves naturelles touchées par le projet de barrage et à l'objectif poursuivi par la loi. Néanmoins, la loi autonome litigieuse concernait toutes les réserves et espaces naturels protégés de la Navarre, et pas uniquement la zone concernée par la construction du barrage. Sa vocation générale ne fait aucun doute. De surcroît, le Parlement de la Navarre n'a pas légiféré avec effet rétroactif comme le prouve le fait que, nonobstant l'adoption de la loi autonome le 17 juin 1996, le Tribunal suprême, quelques semaines après l'adoption de ladite loi, rendit un arrêt annulant partiellement, mais définitivement, le projet d'ouvrage tel qu'il avait été conçu. S'il est indéniable que l'adoption par le Parlement de Navarre de la loi en question s'avérera, en dernier lieu, défavorable pour les thèses soutenues par les requérants, on ne saurait dire qu'elle a été approuvée dans le but de contourner le principe de la prééminence du droit. Au demeurant, une fois la loi autonome adoptée, les requérants ont obtenu le renvoi préjudiciel en constitutionnalité de certaines dispositions de la loi autonome devant le Tribunal constitutionnel qui s'est prononcé au fond sur leurs prétentions. Devant la haute juridiction, la thèse des requérants a été examinée au même titre que celles soumises par le Gouvernement et le parlement de Navarre. En définitive, la contestation les opposant à l'Etat a été examinée par les tribunaux espagnols dans le respect du procès équitable tel que garanti par l'article 6 § 1.

73. Pour les raisons qui précèdent, la Cour conclut que l'interférence du pouvoir législatif sur l'issue du litige alléguée par les requérants n'a pas porté atteinte au caractère équitable de la procédure. Il n'y a donc pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE N° 1

74. Les requérants font valoir que la promulgation de la loi autonome 9/1996 constitue une violation de leur droit au respect à la vie privée et familiale et au domicile garanti par l'article 8 de la Convention, ainsi que du droit au respect de leurs biens garanti par l'article 1 du Protocole n° 1.

75. La Cour constate que les griefs soumis par les requérant sont, en essence, les mêmes que ceux soumis sous l'angle de l'article 6 § 1, examinés ci-dessus. Dès lors, elle estime qu'il ne s'impose pas de les examiner séparément sous l'angle des dispositions invoquées.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement ;

2. Dit qu'il n' y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne le grief tiré de la prétendue atteinte au principe de l'égalité des armes ;

3. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne le grief tiré de la prétendue interférence du pouvoir législatif dans l'issue du litige ;

4. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les griefs des requérants tirés des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 avril 2004 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O'BOYLE, Greffier

Nicolas BRATZA, Président


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