Jurisprudence : CEDH, 08-01-2002, Req. 51578/99, KESLASSY c/ France

CEDH, 08-01-2002, Req. 51578/99, KESLASSY c/ France

A9798DDA

Référence

CEDH, 08-01-2002, Req. 51578/99, KESLASSY c/ France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1096125-cedh-08012002-req-5157899-keslassy-c-france
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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KESLASSY CONTRE France

(Requête n° 51578/99)

Recevabilité

STRASBOURG

8 janvier 2002

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant le 8 janvier 2002 en une chambre composée de :

MM. A.B. BAKA, président,

J.-P. COSTA,

GAUKUR JÖRUNDSSON,

L. LOUCAIDES,

C. BIRSAN,

M. UGREKHELIDZE,

Mme A. MULARONI, juges,

et de Mme S. DOLLE, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 23 août 1999 et enregistrée le 5 octobre 1999,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant est un ressortissant français, né en 1941 et résidant à Paris. Il est représenté devant la Cour par Me V. Delaporte, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation à Paris.

A. Les circonstances de l'espèce

Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

Au moment des faits, le requérant contrôlait neuf sociétés à responsabilité limitée (SARL) soit par la détention directe ou indirecte de la majorité de leur capital social respectif, soit par l'attribution de la gérance statutaire à un membre de sa famille ou à un proche, soit par le contrôle des locaux dans lesquels les sociétés étaient installées.

Par ordonnance du 3 juin 1997, le juge délégué par le Président du tribunal de grande instance de Paris autorisa des inspecteurs en résidence à la Direction nationale d'enquêtes fiscales, à la Direction des services fiscaux et à la Direction des vérifications nationales et internationales, assistés de contrôleurs de ces Directions, à procéder à des visites et saisies de documents dans huit locaux professionnels et d'habitation utilisés par le requérant, son épouse et les gérants des diverses sociétés concernées. Parmi les locaux visés, il y eût notamment le domicile du requérant.

Cette ordonnance désigna également les officiers de police judiciaire territorialement compétents pour assister aux diverses opérations autorisées et veiller au respect des droits de la défense.

L'ordonnance, fondée sur l'article L 16 B du Livre des procédures fiscales, fût prise sur requête de la Direction nationale d'enquêtes fiscales et précisa que le but des visites ordonnées était de rechercher la preuve que les neuf SARL contrôlées par le requérant s'étaient bien soustraites " à l'établissement et au paiement de l'impôt sur le revenu catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), et/ou de l'impôt sur les sociétés (IS) et de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), en se livrant à des achats ou à des ventes sans facture, et/ou en délivrant des factures ou des documents ne se rapportant pas à des opérations réelles, et/ou en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans les documents comptables dont la tenue est imposée par le Code général des impôts (...) ".

Dans l'ordonnance, parmi les éléments fondant les présomptions de fraude, le juge mentionna un courrier dactylographié, daté du 10 mars 1995, adressé à la Direction des services fiscaux de Paris et portant une signature manuscrite avec la mention que son auteur était B., gérante de la société C. Dans cette lettre, B. indiquait qu'elle ne pouvait contrôler les agissements de son frère, le requérant, détenteur de 60 % des parts de la société et qu'elle n'avait pas accès à la comptabilité. Elle indiquait également que l'activité de la société était génératrice de rentrées d'argent très importantes en espèces et que le requérant distrayait beaucoup d'argent de la société à acheter des tableaux.

Le juge mentionna en outre que le 15 janvier 1997, des membres de la Direction des services fiscaux attestèrent avoir reçu le 31 octobre 1996 la visite d'une personne désirant garder l'anonymat qui leur déclara que le requérant prélevait une part des recettes des diverses sociétés dont il contrôlait le capital social, en s'appropriant les espèces et les chèques en blanc de bénéficiaire. Cette personne déclara également que ces prélèvements étaient effectués afin de permettre au requérant d'acheter des œuvres d'art et de constituer ainsi une collection à but lucratif et à titre personnel. Elle précisa enfin que le requérant disposait d'un compte client chez CHRISTIE'S London et remettait à ses interlocuteurs des cartes de visite dont l'intitulé principal faisait référence à sa qualité de vendeur de tableaux orientalistes.

Le juge fit aussi état d'une procédure antérieure relative à une plainte déposée par l'administration pour fraude fiscale, consécutivement à la vérification de la comptabilité d'une des sociétés concernées. Le tribunal de grande instance de Paris avait alors déclaré le requérant gérant de fait de la société visée et constaté que celui-ci s'était abstenu de tenir toute comptabilité. Par un arrêt du 17 février 1988, la cour d'appel de Paris avait par ailleurs constaté que le requérant et son épouse s'étaient frauduleusement soustraits à l'établissement et au paiement total de l'impôt sur le revenu au titre de l'année 1983. Enfin, par arrêt du 25 novembre 1994, la même cour avait constaté que le requérant assurait la direction de fait d'une autre SARL et l'avait condamné pour travail clandestin.

Dans son ordonnance du 3 juin 1997, le juge releva enfin :

" (...) que [le requérant] ne fait état d'aucun revenu (...) ;

(...) que le numéro de téléphone porté sur la carte de visite signalée par l'aviseur a été attribuée à la [société C.] de juillet 1989 à juillet 1996 (...);

(...) que ce numéro de téléphone est repris dans une annonce publiée dans l'édition du Monde datée des 22/23 mai 1995 (...);

(...) que cette annonce propose l'achat au prix maximum de meubles, bronzes, objets, tableaux orientalistes avec le versement d'une commission à tout intermédiaire (...);

(...) que cette annonce laisse présumer des moyens financiers importants ;

(...) que [le requérant] s'est fait ouvrir (...) un compte bancaire (...) en faisant référence à un numéro de SIRENE [système informatique pour le répertoire des entreprises et des établissements, permettant l'attribution à chaque entreprise d'un numéro d'immatriculation] (...) [qui] n'est pas répertorié par l'institut national de la propriété industrielle (...) ;

(...) qu'il est également susceptible d'utiliser des locaux (....) où il reçoit du courrier et où il résiderait avec sa concubine dont il a un enfant (...) ;

(...) qu'ainsi, les enquêtes réalisées par le service ont permis de valider les renseignements recueillis, [en] ce qui concerne les agissements [du requérant] au sein des sociétés ci-avant nommées ;

(...) que (...) les résultats de l'enquête effectuée recoupent en grande partie les indications communiquées par la gérante de droit de la société C. et les déclarations de la personne reçue par le service le 31 octobre 1996 (...) ;

(...) qu'il existe des présomptions selon lesquelles, les sociétés que [le requérant] contrôle (...) minoreraient leurs recettes professionnelles en ne comptabilisant pas l'intégralité des opérations réalisées et ainsi se soustrairaient à l'établissement ou au paiement de l'impôt sur le revenu catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), et/ou de l'impôt sur les sociétés (IS) et de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans les documents comptables dont la tenue est imposée par le Code général des impôts (...).

qu'ainsi la requête est justifiée et que la preuve des agissements frauduleux présumés peut être apportée par une visite inopinée. "

Le requérant, son épouse, ses fils, les gérants des sociétés et les sociétés formèrent un pourvoi en cassation contre cette ordonnance (cette seule voie de recours leur étant ouverte). Ils contestèrent notamment l'utilisation de la lettre écrite par B. dont ils discutèrent l'origine (seule la signature étant manuscrite) et prétendirent que ce document ne pouvait constituer une attestation au sens de l'article 202 du nouveau code de procédure civile car il ne répondait pas aux exigences formelles posées par cet article. De plus, ils contestèrent la valeur probante de la déclaration anonyme dont il était fait état car elle n'était pas, selon eux, corroborée par d'autres éléments d'information décrits et analysés par le juge, celui-ci ne pouvant se fonder sur des faits ou des condamnations antérieurs de fraude fiscale que comme indice supplémentaire. Ils relevèrent également que le juge avait, selon eux, irrégulièrement omis de préciser les exercices visés par les présomptions de fraude fiscale. Ils conclurent que ces éléments étaient insuffisants pour présumer une fraude fiscale justifiant une visite domiciliaire et que le juge n'avait pas donné de base légale à sa décision au regard des prescriptions de l'article L 16 B du Livre des procédures fiscales.

Le 23 février 1999, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt ainsi motivé:

" Mais attendu, en premier lieu, qu'en ses première et cinquième branches, le moyen tend à contester la valeur des éléments retenus par le juge comme moyen de preuve du bien fondé de la requête ; que de tels moyens sont inopérants pour critiquer l'ordonnance dans laquelle le juge a recherché, par l'appréciation des éléments fournis par l'Administration, s'il existait des présomptions d'agissements visés par la loi justifiant la recherche de la preuve de ces agissements au moyen d'une visite en tous lieux, même privés, et d'une saisie de documents s'y rapportant ;

Attendu, en deuxième lieu, que l'ordonnance a mentionné l'origine de la lettre datée du 10 mars 1995 constituant la pièce II-a ; que les formalités de l'article 202 du nouveau Code de procédure civile relatives à la production en justice d'attestations dans le cadre d'un procès civil ne sont pas prescrites à peine de nullité ; qu'il appartient au juge d'apprécier souverainement si l'attestation non conforme présente des garanties suffisantes pour emporter sa conviction ; que le moyen, qui, pour le surplus, conteste le contenu de cette pièce, est inopérant ;

Attendu, en troisième lieu, que la déclaration anonyme reçue le 31 octobre 1996 est corroborée par la lettre du 10 mars 1995 constituant la pièce II-a, décrite et analysée par l'ordonnance ;

Attendu, en dernier lieu, que l'article L 16 B du Livre des procédures fiscales n'impose pas à peine d'irrégularité de l'ordonnance que le juge précise les exercices concernés par la fraude présumée ;

D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ".

B. Le droit et la pratique internes pertinents

Au moment des faits, l'article L 16 B du Livre des procédures fiscales en ses dispositions pertinentes était ainsi libellé (rédaction antérieure à la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000):

" I. Lorsque l'autorité judiciaire, saisie par l'administration fiscale, estime qu'il existe des présomptions qu'un contribuable se soustrait à l'établissement ou au paiement des impôts sur le revenu ou sur les bénéfices ou de la taxe sur la valeur ajoutée en se livrant à des achats ou à des ventes sans facture, en utilisant ou en délivrant des factures ou des documents ne se rapportant pas à des opérations réelles ou en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en passant ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le code général des impôts, elle peut, dans les conditions prévues au II, autoriser les agents de l'administration des impôts, ayant au moins le grade d'inspecteur et habilités à cet effet par le directeur général des impôts, à rechercher la preuve de ces agissements, en effectuant des visites en tous lieux, même privés, où les pièces et documents s'y rapportant sont susceptibles d'être détenus et procéder à leur saisie.

II. Chaque visite doit être autorisée par une ordonnance du président du tribunal de grande instance dans le ressort duquel sont situés les lieux à visiter ou d'un juge délégué par lui. Le juge doit vérifier de manière concrète que la demande d'autorisation qui lui est soumise est bien fondée ; cette demande doit comporter tous les éléments d'information en possession de l'administration de nature à justifier la visite. L'ordonnance comporte :

- le cas échéant, mention de la délégation du président du tribunal de grande instance ;

- l'adresse des lieux à visiter ;

- le nom et la qualité du fonctionnaire habilité qui a sollicité et obtenu l'autorisation de procéder aux opérations de visite.

Le juge motive sa décision par l'indication des éléments de fait et de droit qu'il retient et qui laissent présumer, en l'espèce, l'existence des agissements frauduleux dont la preuve est recherchée. Si, à l'occasion de la visite, les agents habilités découvrent l'existence d'un coffre dans un établissement de crédit dont la personne occupant les lieux visités est titulaire et où des pièces et documents se rapportant aux agissements visés au I sont susceptibles de se trouver, ils peuvent, sur autorisation délivrée par tout moyen par le juge qui a pris l'ordonnance, procéder immédiatement à la visite de ce coffre. Mention de cette autorisation est portée au procès-verbal prévu au IV. La visite et la saisie de documents s'effectuent sous l'autorité et le contrôle du juge qui les a autorisées. A cette fin, il donne toutes instructions aux agents qui participent à ces opérations. Il désigne un officier de police judiciaire chargé d'assister à ces opérations et de le tenir informé de leur déroulement. Il peut, s'il l'estime utile, se rendre dans les locaux pendant l'intervention. A tout moment, il peut décider la suspension ou l'arrêt de la visite. L'ordonnance est notifiée verbalement et sur place au moment de la visite, à l'occupant des lieux ou à son représentant qui en reçoit copie intégrale contre récépissé ou émargement au procès-verbal prévu au IV. En l'absence de l'occupant des lieux ou de son représentant, l'ordonnance est notifiée, après la visite, par lettre recommandée avec avis de réception. La notification est réputée faite à la date de réception figurant sur l'avis. A défaut de réception, il est procédé à la signification de l'ordonnance dans les conditions prévues par les articles 550 et suivants du code de procédure pénale. Les délai et modalités de la voie de recours sont mentionnés sur les actes de notification et de signification. L'ordonnance mentionnée au premier alinéa n'est susceptible que d'un pourvoi en cassation selon les règles prévues par le code de procédure pénale ; ce pourvoi n'est pas suspensif. Les délais de pourvoi courent à compter de la notification ou de la signification de l'ordonnance.

III. La visite, qui ne peut être commencée avant six heures ni après vingt et une heures, est effectuée en présence de l'occupant des lieux ou de son représentant ; en cas d'impossibilité, l'officier de police judiciaire requiert deux témoins choisis en dehors des personnes relevant de son autorité ou de celle de l'administration des impôts. Les agents de l'administration des impôts mentionnés au I peuvent être assistés d'autres agents des impôts habilités dans les mêmes conditions que les inspecteurs. Les agents des impôts habilités, l'occupant des lieux ou son représentant et l'officier de police judiciaire peuvent seuls prendre connaissance des pièces et documents avant leur saisie. L'officier de police judiciaire veille au respect du secret professionnel et des droits de la défense conformément aux dispositions du troisième alinéa de l'article 56 du code de procédure pénale ; l'article 58 de ce code est applicable.

IV. Un procès-verbal relatant les modalités et le déroulement de l'opération et consignant les constatations effectuées est dressé sur-le-champ par les agents de l'administration des impôts. Un inventaire des pièces et documents saisis lui est annexé s'il y a lieu. Le procès-verbal et l'inventaire sont signés par les agents de l'administration des impôts et par l'officier de police judiciaire ainsi que par les personnes mentionnées au premier alinéa du III ; en cas de refus de signer, mention en est faite au procès-verbal. Si l'inventaire sur place présente des difficultés, les pièces et documents saisis sont placés sous scellés. L'occupant des lieux ou son représentant est avisé qu'il peut assister à l'ouverture des scellés qui a lieu en présence de l'officier de police judiciaire ; l'inventaire est alors établi.

V. Les originaux du procès-verbal et de l'inventaire sont, dès qu'ils ont été établis, adressés au juge qui a autorisé la visite ; une copie de ces mêmes documents est remise à l'occupant des lieux ou à son représentant. (...). "

L'article 202 du nouveau Code de procédure civile est ainsi libellé :

" L'attestation contient la relation des faits auxquels son auteur a assisté ou qu'il a personnellement constatés. Elle mentionne les nom, prénoms, date et lieu de naissance, demeure et profession de son auteur ainsi que, s'il y a lieu, son lien de parenté ou d'alliance avec les parties, de subordination à leur égard, de collaboration ou de communauté d'intérêts avec elles. Elle indique en outre qu'elle est établie en vue de sa production en justice et que son auteur a connaissance qu'une fausse attestation de sa part l'expose à des sanctions pénales. L'attestation est écrite, datée et signée de la main de son auteur. Celui-ci doit lui annexer, en original ou en photocopie, tout document officiel justifiant de son identité et comportant sa signature. "

Le juge peut cependant admettre des attestations non conformes à ces prescriptions et il lui appartient alors " d'apprécier souverainement si l'attestation non conforme à l'article 202 présente des garanties suffisantes pour emporter sa conviction " (Cass. Civ. 29 avril 1981, Bull. Civ. I, n° 143 ; Cass. Civ. 23 janvier 1985, Bull. Civ. II, n° 20).

GRIEF

1. Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint des conditions dans lesquelles ont été ordonnées les visites domiciliaires effectuées, en particulier à son domicile.

Il considère que l'exigence de proportionnalité entre la lutte contre la fraude fiscale et le respect de la liberté individuelle et de l'inviolabilité du domicile n'a pas été respectée. Il estime en effet que l'ordonnance du juge délégué par le président du tribunal de grande instance de Paris se fonde sur deux éléments - à savoir une déclaration anonyme et une lettre de dénonciation ne répondant pas aux conditions d'une attestation ayant valeur probante en justice - qui s'avèrent être insuffisants pour établir une présomption de délit fiscal et motiver une ingérence dans son droit au respect de la liberté individuelle et de son domicile.

EN DROIT

Le requérant se plaint de la violation de l'article 8 de la Convention qui dispose dans ses parties pertinentes ainsi :

" 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...), de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) au bien-être économique du pays (...) et à la prévention des infractions pénales, (...) "

Se fondant sur l'arrêt Funke c. France - 256-A (25.2.93), le requérant soutient que l'article L 16 B du Livre des procédures fiscales n'offre pas, en pratique, de garanties suffisantes contre les abus. En particulier, il estime que le contrôle exercé tant par le juge qui autorise les visites domiciliaires que par la Cour de cassation - qui n'intervient que dans le cadre limité du contrôle de cassation - est insuffisant alors que l'ordonnance qui autorise ou refuse les perquisitions n'est pas rendue à l'issue d'une procédure contradictoire.

Il soutient que le juge, en l'espèce, n'a pas procédé à une vérification précise de la requête de l'administration et des pièces l'accompagnant. En effet, il conteste la valeur des éléments de fait relevés par le juge : il souligne que la déclaration de B. n'était pas manuscrite et n'indiquait pas qu'elle était établie en vue de sa production en justice et que son auteur avait connaissance qu'une fausse attestation de sa part l'exposait à des sanctions pénales. Il soutient également que certaines mentions contenues dans l'attestation étaient contredites par d'autres documents officiels figurant dans le dossier. Selon le requérant, une telle attestation, qui ne serait donc pas conforme aux prescriptions de l'article 202 du nouveau Code de procédure civile, simplement corroborée par une déclaration anonyme, ne pouvait constituer un élément suffisant pour justifier des visites domiciliaires. Il en découle que, selon le requérant, le juge n'aurait pas mis en évidence l'existence de présomptions de fraude fiscale qui seules auraient pu légitimer l'autorisation de procéder à des visites domiciliaires constitutives d'une ingérence dans le droit au respect de sa liberté individuelle et de son domicile.

Se pose d'abord la question de la qualité de " victime " du requérant au sens de l'article 34 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle d'abord que, selon sa jurisprudence, le terme " domicile " peut englober, par exemple, le bureau d'un membre d'une profession libérale (voir l'arrêt Niemietz c. Allemagne - 251-B (16.12.92), § 30), et qu'une perquisition effectuée au domicile d'une personne physique constitue bien une ingérence dans le droit au respect du domicile, au sens de l'article 8 de la Convention, même si le domicile se trouve être simultanément le siège des bureaux d'une société contrôlée par cette personne (voir l'arrêt Chappell c. Royaume-Uni - 152-A (30.3.89). Le requérant est donc fondé à se considérer comme " victime " d'une ingérence dans le droit au respect de son domicile au sens de l'article 8 de la Convention en ce qui concerne son domicile personnel, utilisé à la fois pour un usage professionnel et pour un usage personnel.

Reste la question de savoir si le requérant peut se prétendre " victime " en son nom personnel en ce qui concerne les visites domiciliaires effectuées dans les locaux utilisés par les sociétés qu'il contrôlait directement ou indirectement au moment des faits. La Cour rappelle que, dans l'arrêt Agrotexim et autres c. Grèce - 330-A (24.10.95), elle a limité la possibilité de permettre à un actionnaire d'une société, et notamment un actionnaire majoritaire, de se prétendre victime de mesures touchant la société. La Cour n'estime toutefois pas nécessaire en l'occurrence de trancher la question, car de toute manière elle considère que le grief dans sa totalité est manifestement mal fondé.

La Cour considère que la perquisition effectuée dans les locaux du requérant s'analyse en une ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée et du domicile garantis par l'article 8 § 1 de la Convention. Il échet, dès lors, de déterminer si l'ingérence litigieuse remplissait les conditions de l'article 8 § 2 de la Convention.

La Cour constate tout d'abord que ladite ingérence était " prévue par la loi ", puisque la visite domiciliaire a été ordonnée conformément à l'article L 16 B du Livre des procédures fiscales.

La Cour considère en outre que la mesure litigieuse poursuivait la protection du bien-être économique du pays et la prévention des infractions pénales, qui constituent des " buts légitimes " au sens de l'article 8 § 2 de la Convention.

En ce qui concerne la nécessité de l'ingérence, la Cour rappelle que la notion de nécessité implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et notamment proportionnée au but légitime recherché. Pour se prononcer sur la " nécessité " d'une ingérence " dans une société démocratique ", la Cour tient compte de la marge d'appréciation laissée aux Etats contractants, (voir, parmi bien d'autres, l'arrêt W. contre Royaume-Uni, série A n° 121, p. 27, § 60 b) et d)). Toutefois, elle ne se borne pas à se demander si l'Etat défendeur a usé de son pouvoir d'appréciation de bonne foi, avec soin et de manière sensée. Dans l'exercice de son contrôle, il lui faut considérer les décisions critiquées à la lumière de l'ensemble de l'affaire et déterminer si les motifs invoqués à l'appui des ingérences en cause sont " pertinents et suffisants " (voir entre autres, mutatis mutandis, l'arrêt Lingens du 8 juillet 1986, série A n° 103, pp. 25-26, § 40).

S'agissant des perquisitions domiciliaires en particulier, la Cour a reconnu que si les Etats peuvent " estimer nécessaire de recourir à certaines mesures, telles les visites domiciliaires et les saisies, pour établir la preuve matérielle des délits (...) et en poursuivre le cas échéant les auteurs, encore faut-il que leur législation et leur pratique en la matière offrent des garanties suffisantes contre les abus " (voir les arrêts Funke, Crémieux et Miailhe c. France du 25 février 1993, série A n° 256-A, B et C, §§ 56, 39 et 37 respectivement).

En l'espèce, la Cour observe que pour l'autorité judiciaire, la visite au domicile du requérant s'imposait pour recueillir les éléments de preuve confirmant les agissements frauduleux du requérant. A cet égard, elle note que le juge-délégué par le président du tribunal de grande instance de Paris n'établit pas les présomptions justifiant la visite domiciliaire seulement sur la base de la lettre signée par B. et de la déclaration anonyme recueillie par les agents des services fiscaux. Il se fonda également sur plusieurs éléments résultant des enquêtes diligentées par les services et qui permirent de valider les renseignements recueillis, ainsi que de recouper en grande partie les indications fournies par B. et par la personne reçue par les agents des services fiscaux [article dans " Le Monde ", utilisation numéro SIRENE non répertorié, plainte pour fraude fiscale déposée par l'administration contre une des sociétés du requérant]. La Cour estime que l'autorité judiciaire, eu égard à sa marge d'appréciation, était fondée à penser que la visite domiciliaire était nécessaire à l'établissement de la preuve de l'infraction en cause. Elle considère que les motifs invoqués à l'appui de la visite, à savoir les saisies des documents ou supports de documents relatifs à la fraude présumée, étaient pertinents et suffisants.

Quant aux conditions dans lesquelles la visite domiciliaire litigieuse se déroula, la Cour rappelle qu'elle a déjà été amenée à se prononcer sur ces points dans ses arrêts Funke, Crémieux et Miailhe c. France, précités. Elle rappelle que dans ces affaires, elle a constaté que l'administration bénéficiait alors, selon le droit applicable, d'amples pouvoirs non soumis à autorisation judiciaire préalable ni à un contrôle du juge au cours des opérations, la présence d'un officier de police judiciaire au cours des visites n'étant même pas toujours requise. Eu égard surtout à l'absence d'un mandat judiciaire, elle a considéré, dans l'arrêt Funke (§ 57), que " les restrictions et conditions prévues par la loi apparaissaient trop lâches et lacunaires pour que les ingérences dans les droits du requérant fussent étroitement proportionnées au but légitime recherché " et a conclu à une violation de l'article 8 de la Convention.

Or, il n'en va pas de même dans l'affaire du requérant. La Cour observe tout d'abord que l'article L 16 B du Livre des procédures fiscales énonce un certain nombre de garanties : il prévoit, d'une part, une autorisation judiciaire après vérification, par le juge, des éléments fondant la demande de l'administration. D'autre part, l'ensemble de la procédure de visite et de saisie est placée sous l'autorité et le contrôle du juge, qui désigne un officier de police judiciaire pour y assister et lui rendre compte, et qui peut à tout moment se rendre lui-même dans les locaux et ordonner la suspension ou l'arrêt de la visite. Or, il ne ressort d'aucun élément du dossier que cette procédure n'ait pas été pleinement respectée lors de l'exécution de la visite domiciliaire litigieuse.

En effet, la Cour note, qu'en l'espèce, le juge rendit une ordonnance motivée indiquant les éléments de fait et de droit retenus laissant présumer l'existence d'agissements frauduleux dont il fallait rechercher la preuve. Le juge contrôla l'ensemble de la procédure : il désigna les membres de la commission judiciaire qui effectua la visite, à savoir seize inspecteurs en résidence à la Direction nationale d'enquêtes fiscales, à la Direction des services fiscaux et à la Direction des vérifications nationales et internationales, assistés de dix contrôleurs, et huit officiers de police judiciaire territorialement compétents et chargés de veiller au respect des droits de la défense et de tenir le juge informé du déroulement des opérations. Le juge inclut dans l'ordonnance des instructions particulières subordonnant notamment à son autorisation toute visite nécessaire pour de nouveaux lieux découverts au cours de l'opération. Il précisa également que toute difficulté d'exécution devait être portée à sa connaissance, que l'ouverture de tout coffre dans un établissement de crédit dont la personne occupant les lieux aurait été titulaire devait être soumise à son autorisation expresse et qu'une copie de l'ordonnance devait être remise à l'occupant des lieux ou à son représentant.

Dès lors, eu égard au cadre strict dans lequel les autorisations de visites domiciliaires sont enfermées et au fait que la visite domiciliaire litigieuse s'est déroulée dans le respect de ce cadre, la Cour estime que l'ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée et de son domicile était proportionnée aux buts légitimes poursuivis et donc " nécessaire, dans une société démocratique ", au sens de l'article 8 § 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Comm. eur. D.H., n°33009/96 à n°33013/96, F.P. et autres c. France, déc. 10.09.1997 ; voir également Banco de finanzas e inversiones S.A. c. Espagne, (déc.), n° 36876/97, 27.04.99).

Il s'ensuit que la requête doit dès lors être rejetée comme manifestement mal fondée, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

S. DOLLE, Greffière

A.B. BAKA, Président

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