Jurisprudence : CEDH, 28-05-2002, Req. 33202/96, BEYELER

CEDH, 28-05-2002, Req. 33202/96, BEYELER

A7593AYU

Référence

CEDH, 28-05-2002, Req. 33202/96, BEYELER. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1092416-cedh-28052002-req-3320296-beyeler
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Cour européenne des droits de l'homme

28 mai 2002

Requête n°33202/96

BEYELER



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


AFFAIRE BEYELER c. ITALIE


(Requête n° 33202/96)


ARRÊT


(Satisfaction équitable)


STRASBOURG


28 mai 2002


Cet arrêt peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Beyeler c. Italie,


La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :


MM. L. Wildhaber, président,


J.-P. Costa,


A. Pastor Ridruejo,


L. Ferrari Bravo,


Mme E. Palm,


MM. J. Makarczyk,


P. Kuris,


R. Türmen,


Mme V. Stráznická,


MM. K. Jungwiert,


M. Fischbach,


V. Butkevych,


J. Casadevall,


J. Hedigan,


Mme H.S. Greve,


M. A.B. Baka,


Mme E. Steiner, juges,


et de M. P.J. Mahoney, greffier,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 février 2001, 20 février 2002 et 17 avril 2002,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 2 novembre 1998, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention "). A son origine se trouve une requête (n° 33202/96) dirigée contre la République italienne et dont M. Ernst Beyeler, un ressortissant suisse, avait saisi la Commission le 5 septembre 1996 en vertu de l'ancien article 25.


2. Dans un arrêt du 5 janvier 2000 (" l'arrêt au principal "), la Cour a jugé qu'il y avait eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (par seize voix contre une), qu'il n'y avait pas lieu de statuer séparément sur la question de savoir si le requérant avait subi un traitement discriminatoire contraire à l'article 14 de la Convention (unanimité), et qu'aucune question distincte ne se posait sous l'angle de l'article 18 de la Convention (unanimité) (arrêt Beyeler c. Italie [GC], n° 33202/96, CEDH 2000-I, respectivement §§ 120-122, 126 et 129, et points 2, 3 et 4 du dispositif). Plus précisément, en ce qui concerne l'article 1 du Protocole n° 1, la Cour a estimé que le requérant avait supporté une charge disproportionnée et excessive (ibidem, § 122).


3. Au titre de l'article 41 de la Convention, le requérant réclamait une satisfaction équitable de 1 000 000 dollars américains (USD) en réparation du dommage moral, ainsi que, pour dommage matériel, la restitution du tableau ou, à défaut, une indemnité égale à sa valeur au moment de l'expropriation alléguée, soit 8 500 000 USD, moins l'indemnité déjà versée en vertu du décret d'expropriation du 24 novembre 1988, correspondant à 600 millions lires italiennes (ITL), plus les intérêts à partir de cette dernière date, à hauteur de 3 934 142,90 USD. Il sollicitait enfin la somme de 912 025,60 francs suisses (CHF), comprenant les frais encourus devant les juridictions internes, la Commission puis la Cour.


4. La question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l'a réservée et a invité le Gouvernement et le requérant à lui soumettre par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 134 et point 5 du dispositif).


5. Le 17 novembre 2000, tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations complémentaires. A l'invitation de la Cour, le Gouvernement a fait parvenir le 9 mars 2001 des commentaires concernant les observations complémentaires du requérant, qui à son tour a déposé des commentaires le 16 mars 2001.


6. En dépit de diverses tentatives menées par le greffe de la Cour, en particulier entre février et septembre 2000, puis entre septembre et novembre 2001, aucune base permettant de parvenir à un règlement amiable n'a pu être trouvée.


7. La composition de la Grande Chambre a été déterminée conformément aux articles 24 et 75 § 2 du règlement de la Cour. Les juges M. G. Bonello, Mme F. Tulkens, M. R. Maruste et Mme S. Boutoucharova, qui avaient participé à l'adoption de l'arrêt au principal, étant empêchés, ils ont été remplacés par les juges M. J. Makarczyk et M. K. Jungwiert, juges suppléants (article 24 § 3 du règlement), et par les juges M. J. Hedigan et Mme E. Steiner, désignés par tirage au sort (article 75 § 2 du règlement).


EN DROIT


8. Aux termes de l'article 41 de la Convention,


" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "


A. Thèses des parties


1. Le requérant


9. Le requérant demande avant tout la restitution du tableau, qu'il considère comme parfaitement possible. Il sollicite en outre l'indemnisation du dommage lié à la durée de la privation, qui correspondrait à la perte de la disponibilité de la somme qu'il aurait perçue si le contrat conclu avec la fondation " Guggenheim " en 1988 avait pu aboutir (8 500 000 USD), moins le montant que le ministère lui a versé lors de la préemption (600 millions ITL), soit 7 811 522,05 USD, plus la réévaluation de cette somme de janvier 1989 jusqu'à ce jour (équivalant, au taux LIBOR1 annuel moyen de 5,21 %, à 5 632 836,47 USD).


10. A titre subsidiaire, le requérant demande une indemnisation complète, soit le paiement de la valeur du bien au moment de " l'expropriation ", correspondant à la même somme indiquée ci-dessus (prix cité dans le contrat conclu en 1988 moins les 600 millions ITL versés par le ministère, le tout réévalué sur la base du taux précité).


11. Le requérant sollicite en outre la réparation du préjudice moral (à hauteur de 1 000 000 USD), en soulignant le préjudice que les mesures litigieuses auraient causé à sa réputation de marchand d'art international.


12. Le requérant réclame enfin la somme de 1 125 230, 06 CHF correspondant aux frais extrajudiciaires et aux frais encourus devant les juridictions internes pour faire cesser la violation du Protocole n° 1, ainsi que le remboursement des frais encourus devant les organes de la Convention. Le requérant observe que le fait qu'une partie requérante n'ait pas obtenu gain de cause devant les juridictions internes n'a jamais conduit la Cour à réduire les montants pouvant être accordés en remboursement des frais de la procédure interne. En outre, pour ce qui est des frais de la procédure à Strasbourg, il souligne que, dans son arrêt au principal, la Cour a conclu qu'aucune question séparée ne se posait quant aux griefs tirés des articles 14 et 18 de la Convention.


2. Le Gouvernement


13. Le Gouvernement estime que le requérant ne saurait prétendre avoir droit à la restitution du tableau, compte tenu de ce que la Cour n'a pas remis en cause le droit de préemption en tant que tel et a affirmé que les autorités italiennes auraient pu verser en 1983 au requérant 600 millions ITL, somme qu'il avait déboursée pour l'acquisition du tableau. A cet égard, le Gouvernement souligne qu'il faut distinguer entre une violation qui a trait à une ingérence radicalement illégale et la violation constatée en l'espèce, qui découle des modalités de mise en uvre d'une ingérence en soi légitime. L'article 41 de la Convention pourrait justifier une restitutio in integrum seulement dans le premier cas de figure, alors que dans le deuxième, une telle solution conduirait à un bénéfice injuste au profit de la partie requérante.


14. Pour les mêmes raisons, le Gouvernement estime que le requérant ne saurait revendiquer la différence entre la valeur du tableau en 1983 et sa valeur en 1988. Dès lors, tout ce que le requérant pourrait demander serait la réparation du préjudice découlant de la dévalorisation de la somme investie dans l'acquisition du tableau, calculée à partir de janvier 1984, date à laquelle, selon la Cour, la préemption aurait pu être exercée valablement, et ce jusqu'à la décision définitive de la Cour sur l'application de l'article 41. En d'autres termes, la satisfaction équitable devrait viser uniquement à éliminer les conséquences préjudiciables liées aux modalités particulières de l'ingérence, que la Cour a jugées contraires à l'article 1 du Protocole n° 1. En effet, la Cour a établi que l'ingérence était pourvue d'une base légale, qu'elle poursuivait un but légitime et qu'elle n'était donc pas, en tant que telle, contraire à la Convention. La violation constatée par la Cour se rapporte en réalité au retard excessif avec lequel l'ingérence a été mise en uvre. Par conséquent, si les autorités italiennes avaient exercé le droit de préemption au début de l'année 1984, l'ingérence aurait été parfaitement compatible avec l'article 1, et le requérant aurait perdu, moyennant la somme de 600 millions ITL, tout droit ou espérance légitime à l'égard du tableau, et sa requête à Strasbourg aurait été rejetée.


15. La restitution du tableau serait de surcroît juridiquement impossible, au sens de l'article 41 de la Convention. En effet, du point de vue du droit italien, le droit de préemption a été régulièrement exercé et le tableau appartient désormais légalement à l'Etat italien.


16. Le Gouvernement reconnaît donc uniquement le préjudice lié au retard et admet la possibilité de le calculer en appliquant aux 600 millions ITL le taux proposé par le requérant.


17. Par ailleurs, le Gouvernement conteste l'existence d'un préjudice moral et souligne que les tentatives du requérant pour échapper à la loi italienne entre 1977 et 1983 sont elles-mêmes de nature à nuire à sa réputation, tout au moins sur le marché de l'art italien.


18. Quant aux frais exposés devant les juridictions internes, le Gouvernement fait valoir que le requérant a été débouté de toutes ses demandes devant les juges nationaux et qu'il n'en a de toute façon prouvé ni la réalité, ni la nécessité ni le caractère raisonnable.


19. Enfin, quant aux frais encourus devant les organes de la Convention, le Gouvernement souligne que la plupart des griefs du requérant (y compris celui tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 pour ce qui est de la période allant de 1977 à 1983) n'ont en réalité pas été accueillis par la Cour. Il observe que le requérant n'a pas prouvé que ces frais ont réellement été exposés et qu'ils ne paraissent ni nécessaires, ni raisonnables, ni proportionnés.


B. Appréciation de la Cour


1. Préjudice, frais extrajudiciaires et frais encourus devant les juridictions internes


20. La Cour estime tout d'abord que la nature de la violation qu'elle a constatée dans l'arrêt au principal ne permet pas une restitutio in integrum (voir, a contrario, Brumarescu c. Roumanie [GC], n° 28342/95 (article 41), §§ 20-22, et l'arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50) du 31 octobre 1995, série A n° 330-B, p. 59 § 34). En effet, dans le cas d'espèce, la Cour n'a pas conclu à l'illégalité de la préemption en tant que telle et a considéré que les imprécisions de la loi, en particulier pour ce qui est du dépassement du délai de deux mois prévu par l'article 32 § 1 de la loi n° 1089 de 1939, entraient en ligne de compte dans l'examen de la conformité de la mesure litigieuse aux exigences du juste équilibre (voir §§ 109-110 et 119 de l'arrêt au principal). Cependant, la Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle le seul aspect de l'ingérence litigieuse critiqué par la Cour serait le retard dans l'exercice du droit de préemption, et le seul préjudice subi par le requérant serait l'impossibilité prolongée où il s'est trouvé de disposer du capital investi.


21. S'il est vrai que l'arrêt ne met pas en cause le droit de préemption en tant que tel et que l'exercice de ce droit, dans le cas d'espèce, n'aurait posé aucun problème s'il avait eu lieu au début de l'année 1984, c'est-à-dire dans le délai de deux mois prévu par la loi à compter de la déclaration de décembre 1983, il n'en reste pas moins que la préemption n'a pas été exercée dans ces conditions mais au contraire cinq ans après que le ministère eut eu connaissance des irrégularités reprochées au requérant (voir § 120 de l'arrêt au principal). Effectivement, le préjudice du requérant découlant de l'incertitude qui a régné pendant la dite période, situation qui a permis au Ministère du patrimoine culturel d'acquérir le tableau en 1988, ainsi que l'indique le paragraphe 121 de l'arrêt au principal, constitue un élément du constat de violation.


22. Dans ces conditions, du fait de l'exercice du droit de préemption en 1988 seulement, l'écoulement des cinq années d'incertitude et de précarité à la charge du requérant a entraîné pour celui-ci un préjudice qui doit être réparé au moins dans une certaine mesure.


23. La Cour considère ensuite qu'il y a lieu de dédommager le requérant également pour le préjudice résultant du versement en 1988 du prix payé par lui en 1977, étant observé que la dévalorisation entre 1977 et 1983 reste à la charge du requérant en raison du manque de transparence pendant cette période constaté par la Cour (voir §§ 115 et 116 de l'arrêt au principal). La satisfaction équitable doit donc tenir compte aussi de l'absence de réévaluation du prix payé en 1977 par rapport à la période 1984-1988. La somme correspondant à pareille réévaluation doit être à son tour réévaluée par capitalisation pour la période allant de 1988 jusqu'à la date du présent arrêt. A cette fin, la Cour s'est fondée, année par année, sur celui des deux taux - taux d'intérêt légal et taux d'inflation 2 - qui était plus favorable au requérant.


24. Dans le cadre du calcul du préjudice, il y a lieu de prendre en considération aussi, selon la Cour, les frais extrajudiciaires encourus par le requérant entre 1984 et 1988 afin de définir la situation juridique du tableau.


25. Quant aux frais encourus devant les juridictions internes, s'il est vrai que les procédures engagées par le requérant après l'exercice du droit de préemption en 1988 tendaient au premier chef à contester l'exercice du droit de préemption en tant que tel (donc un aspect que la Cour n'a pas retenu dans sa constatation de violation), il n'en demeure pas moins que les recours internes exercés par le requérant s'attaquaient également aux conditions dans lesquelles le droit de préemption avait été exercé, y compris pour ce qui est de l'absence de toute réévaluation de la somme versée en 1988 (voir le paragraphe 40 de l'arrêt au principal, in fine), c'est-à-dire l'élément central de la constatation de violation par la Cour. Vus sous cet angle, les recours internes visaient aussi, en partie, à redresser la violation du Protocole n° 1 constatée par la Cour. Cette approche justifie donc le remboursement d'une partie des frais encourus devant les juridictions internes après l'exercice du droit de préemption. La Cour juge équitable de reconnaître, à ce titre, un tiers environ des frais se rapportant à l'assistance de conseils italiens.

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