Jurisprudence : CEDH, 19-03-2002, Req. 57753/00, KRITT

CEDH, 19-03-2002, Req. 57753/00, KRITT

A2801AYE

Référence

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Cour européenne des droits de l'homme

19 mars 2002

Requête n°57753/00

KRITT



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


DEUXIÈME SECTION


AFFAIRE KRITT c. FRANCE


(Requête n° 57753/00)


ARRÊT


STRASBOURG


19 mars 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Kritt c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,

J.-P. Costa,

Gaukur Jörundsson,

K. Jungwiert,

V. Butkevych,

Mme W. Thomassen,

M. M. Ugrekhelidze, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 février 2002,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :


PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 57753/00) dirigée contre la République française et dont quatre ressortissants de cet Etat, Mlle Carole Kritt (" la première requérante "), M. Serge Kritt, Mme Monique Papin, épouse Kritt, et M. Jean-François Kritt (" les autres requérants "), ont saisi la Cour le 28 avril 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Me Jean-Alain Blanc, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires étrangères.

3. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

4. Le 9 janvier 2001, se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 de la Convention, la Cour a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).


EN FAIT

7. Le 2 mai 1984, la première requérante subit une intervention chirurgicale dans un hôpital dépendant de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (" AP-HP "). A cette occasion, elle reçut des transfusions de produits sanguins. Elle apprit par la suite qu'elle était contaminée par le virus de l'immunodéficience humaine et le virus de l'hépatite C.

8. Par une demande préalable du 23 mars 1998, la première requérante et les autres requérants (lesquels son, respectivement, son père, sa mère et son frère), demandèrent à l'AP-HP, en sa qualité de gestionnaire d'un centre de transfusion sanguine, de leur verser des indemnités en réparation des préjudices subis par eux du fait de cette double contamination.

9. L'absence de réponse à cette demande dans un délai de quatre mois valant décision implicite de rejet, les requérants saisirent le tribunal administratif de Paris par une requête du 20 août 1998.

L'AP-HP produisit un mémoire en défense le 25 février 1999, auquel les requérants répliquèrent le 12 avril 1999.

Par un jugement avant-dire droit du 29 février 2000, le tribunal administratif de Paris ordonna une expertise médicale aux fins de décrire l' " état actuel " de la première requérante, " donner tous éléments utiles d'appréciation " quant aux causes de cet état et quant aux fautes médicales ou de soins ou aux fautes dans l'organisation et le fonctionnement du service qui auraient été commises à l'hôpital, et " donner tous éléments d'appréciation sur les préjudices subis " par l'intéressée.

Le 14 avril 2000, les requérants interjetèrent appel de cette décision devant la cour administrative d'appel de Paris. Il faisaient valoir que l'expertise ordonnée était inutile en tous points et demandaient à la cour d'annuler la décision déférée, d'évoquer l'affaire et de statuer définitivement sur le fond. La question est pendante devant cette juridiction. L'expert médical désigné par le tribunal administratif déposa cependant son rapport le 5 février 2001 devant ledit tribunal.

Les requérants produisirent un nouveau mémoire le 22 février 2001.

L'affaire est toujours pendante.


EN DROIT


I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

10. Les requérants se plaignent de la durée de la procédure. Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ".

11. Le Gouvernement soutient que la période à considérer sous l'angle du " délai raisonnable " de l'article 6 § 1 de la Convention débute le 20 août 1998 avec la saisine du tribunal administratif de Paris.

Il souligne que la procédure " présentait manifestement une certaine complexité, avérée par la nécessité d'ordonner une expertise destinée notamment à déterminer l'engagement éventuel de la responsabilité de l'hôpital dans la contamination et à connaître l'état de santé de Mlle Kritt ".

Il plaide qu'aucun retard n'est imputable aux " autorités administratives ". La seule période de latence pouvant être constatée se situerait entre l'introduction de l'instance et la réception du mémoire de l'AP-HP, soit entre le 28 août 1998 et le 25 février 1999. Or les autorités juridictionnelles auraient fait preuve de diligence puisque, le 16 février 1999, elles auraient adressé une mise en demeure à ladite partie. Il admet que la décision du tribunal administratif d'ordonner une expertise médicale était " de nature à allonger quelque peu le cours de la procédure ", mais souligne la nécessité de cette mesure dans les circonstances de la cause. Bref, " la durée de la procédure en cours trouve[rait] son origine dans le retard pris par l'AP-HP pour produire son mémoire (six mois d'attente), (...) ainsi que dans la nécessité qu'a eue le juge de recourir à une expertise (rapport remis onze mois après avoir été commandé) ". Sur ce fondement, le Gouvernement demande à la Cour " de bien vouloir rejeter la présente requête, en raison de son caractère manifestement mal fondé ".

12. Les requérants répliquent que la procédure a débuté avec la réception par le directeur général de l'AP-HP de leur demande préalable, une telle demande gracieuse constituant un préliminaire obligatoire à la saisine du juge administratif. Ils ajoutent que l'affaire ne présentait pas la moindre complexité, tous les principes gouvernant la responsabilité des centres de transfusion sanguine ayant été dégagés par la jurisprudence (ils se réfèrent à cet égard à des arrêts d'Assemblée du Conseil d'Etat et à des arrêts et jugement de plénière de la Cour administrative d'appel et du tribunal administratif de Paris) : lesdits centres seraient désormais clairement responsables des conséquences dommageables de la mauvaise qualité des produits fournis, même en l'absence de faute, et le préjudice du malade résultant de sa contamination par des produits sanguins transfusés serait imputable à la personne publique ou privée dont relève le centre de transfusion sanguine ayant élaboré le produit utilisé ; il suffirait à la victime de prouver l'existence de transfusions sanguines et sa contamination, le lien de causalité étant présumé. Les requérants en déduisent en outre l'inutilité de l'expertise ordonnée par le tribunal. Ils précisent par ailleurs que leur comportement n'est pas critiquable, et soulignent que les retards imputables à l'AP-HP sont à mettre à la charge des " autorités " au sens de la jurisprudence de la Cour ; à cet égard, ils exposent que l'AP-HP a omis de répondre à leur demande préalable dans le délai légal de quatre mois et, devant le tribunal administratif, a attendu six mois pour produire son mémoire en réplique. Ils ajoutent que les autorités judiciaires n'ont que tardivement mis l'AP-HP en demeure de produire ses observations. L'AP-HP serait ainsi responsable de dix mois de retard, le reste des retards étant imputable aux autorités juridictionnelles. Les requérants rappellent enfin qu'une " diligence exceptionnelle " est requise des autorités pour les affaires de contamination par le virus de l'immuno-déficience.


A. Recevabilité

13. La Cour estime que la requête soulève des questions de fait et de droit au regard de la Convention qui nécessitent un examen au fond. Elle conclut par conséquent que le grief des requérants n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et constate qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de déclarer la requête recevable.


B. Sur le fond

14. Avec les requérants, la Cour estime que la période à considérer en l'espèce débute le 23 mars 1998, date de la demande préalable d'indemnisation formulée par les intéressés (voir, par exemple, l'arrêt X. c. France, du 31 mars 1992, série A n° 234-C, § 31). Elle n'a pas encore pris fin, l'affaire étant pendante devant le tribunal administratif de Paris. Elle s'étend donc déjà sur plus de trois ans et dix mois.

La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire et le comportement du ou des requérants ainsi que celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], n° 30979, § 43, CEDH 2000-VII). Sur ce dernier point, l'enjeu du litige pour l'intéressé entre en ligne de compte dans certains cas ; une " diligence exceptionnelle " est ainsi exigée des autorités lorsque le requérant est atteint d'un " mal incurable " et voit " son espérance de vie réduite " (voir, notamment, l'arrêt X. précité, §§ 32 et 47).

La Cour estime que l'affaire ne présentait pas une complexité particulière, susceptible d'expliquer la durée de la procédure. Elle constate à cet égard que les principes régissant la responsabilité des centres de transfusion sanguine étaient fixés bien avant le début de la présente procédure ; l'affaire n'était donc pas complexe " en droit ". Quant à sa complexité " en fait ", s'il n'appartient pas à la Cour de décider si l'expertise médicale ordonnée le 29 février 2000 par le tribunal administratif était nécessaire, elle estime, au vu des termes du jugement du 29 février 2000, que la mission confiée à l'expert était purement technique et relativement simple ; elle en déduit que la circonstance que cette expertise a été jugée utile par ledit tribunal ne suffit pas à démontrer que l'affaire était complexe " en fait ".

La Cour rappelle que lorsqu'une personne morale de droit public est partie à une procédure, les retards résultant de son comportement sont à mettre à la charge des " autorités " au sens de la jurisprudence précitée. Tel est donc le cas en l'espèce des retards imputables à l'AP-HP. Or la Cour constate, d'une part, que, plutôt que de rejeter expressément la demande préalable qui lui était adressée, l'AP-HP a gardé le silence, ce qui a obligé les requérants à attendre quatre mois avant de pouvoir saisir le juge administratif, et que, d'autre part, l'AP-HP a mis six mois pour produire ses observations devant le tribunal administratif. La Cour estime par ailleurs que le comportement des autorités juridictionnelles n'est pas exempt de critiques : le tribunal administratif n'a fait usage que le 16 février 1999 de son pouvoir d'injonction à l'encontre de l'AP-HP et l'expert désigné par cette juridiction a mis onze mois pour produire son rapport.

Rien n'indique par contre que les requérants aient contribué au prolongement de la procédure ; le Gouvernement ne soutient d'ailleurs rien de tel.

Soulignant par ailleurs que les circonstances de la cause obligeaient les autorités à faire preuve d'une " diligence exceptionnelle " et que la procédure est pendante en première instance, la Cour conclut à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention.


II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

15. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "


A. Dommage

16. La première requérante réclame 200 000 francs (" FRF "), soit 30 489,80 euros (" EUR ") pour dommage moral. Les autres requérants demandent chacun 30 000 FRF (soit 4 573,47 EUR) à ce titre.

17. Le Gouvernement trouve ces sommes excessives et propose de verser 17 000 FRF (soit 2.591,63 EUR) à la première requérante et 3 000 FRF (soit 457,35 EUR) à chacun des autres requérants.

18. La Cour estime que le prolongement de la procédure au-delà du " délai raisonnable " a causé aux requérants - et en particulier à la première requérante - un préjudice moral justifiant l'octroi d'une indemnité. Considérant les circonstances particulière de la cause et statuant en équité comme le veut l'article 41, elle alloue à ce titre 25 000 EUR à la première requérante, et 10 000 EUR aux autres requérants conjointement.


B. Frais et dépens

19. Les requérants réclament 3 281,92 euros (" EUR "), taxe sur la valeur ajoutée (" TVA ") comprise, pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ils produisent une note d'honoraires datée du 4 mai 2001.

20. Le Gouvernement souligne que seuls pourront éventuellement être remboursés les frais effectivement engagés par les requérants devant la Cour, sous réserve de la production des justificatifs correspondants et du caractère raisonnable de ces honoraires.

21. Constatant que la demande est dûment justifiée par la production d'une note d'honoraires et la jugeant raisonnable, la Cour y fait droit en entier et alloue 3 281,92 EUR aux requérants pour frais et dépens, TVA comprise.


C. Intérêts moratoires

22. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en France à la date d'adoption du présent arrêt est de 4,26 % l'an.


PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,


1. Déclare la requête recevable ;


2. Dit, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;


3. Dit,


a) que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :


i. à la première requérante, 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros) pour dommage moral ;


ii. aux trois autres requérants conjointement, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral ;


iii. à tous les requérants conjointement, 3 281,92 EUR (trois mille deux cent quatre-vingt euros et quatre-vingt-douze cents), TVA comprise, pour frais et dépens ;


b) que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 4,26 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;


4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka

Greffière Président

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