Jurisprudence : CEDH, 18-03-1997, Req. 8/1996/627/810, Mantovanelli c. France

CEDH, 18-03-1997, Req. 8/1996/627/810, Mantovanelli c. France

A8441AWK

Référence

CEDH, 18-03-1997, Req. 8/1996/627/810, Mantovanelli c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1065367-cedh-18031997-req-81996627810-mantovanelli-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

18 mars 1997

Requête n°8/1996/627/810

Mantovanelli c. France

""

En l'affaire Mantovanelli c. France (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Bernhardt, président, Thór Vilhjálmsson, L.-E. Pettiti, R. Macdonald, Mme E. Palm, MM. M.A. Lopes Rocha, P. Jambrek, P. Kuris, E. Levits,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 octobre 1996 et 17 février 1997,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 8/1996/627/810. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

PROCEDURE

1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 22 janvier 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 21497/93) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Mario Mantovanelli et son épouse Andrée, avaient saisi la Commission le 26 février 1993 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie à l'article 48 (art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1).

2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont exprimé le désir de participer à l'instance et désigné leur conseil (article 30).

3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 12 février 1996, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. R. Macdonald, Mme E. Palm, M. F. Bigi, M. M.A. Lopes Rocha, M. P. Kuris et M. E. Levits, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. P. Jambrek, suppléant, a remplacé M. Bigi, décédé (article 22 par. 1 du règlement A).

4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), les requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, les mémoires des requérants et du Gouvernement sont parvenus au greffe les 9 mai et 21 juin 1996 respectivement. Le 9 juillet 1996, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué n'entendait pas formuler d'observations écrites.

5.
Le 10 juillet 1996, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.

6.
Par une lettre reçue le 2 septembre 1996, une organisation non gouvernementale américaine, Rights International, a sollicité en vertu de l'article 37 par. 2 du règlement A, l'autorisation de présenter des observations écrites. Le président a décidé de ne pas la lui accorder.

7.
Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 octobre 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. J. Lapouzade, conseiller de tribunal administratif
détaché à la direction des affaires juridiques du
ministère des Affaires étrangères,
agent;

- pour la Commission

M. L. Loucaides,

délégué;

- pour les requérants

Me F. Humbert, avocat au barreau de Nancy,
conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Loucaides, Me Humbert et M. Lapouzade.

EN FAIT

I.
Les circonstances de l'espèce
A. La genèse de l'affaire

8.
Le 27 janvier 1981, la fille des requérants, Jocelyne Mantovanelli, alors âgée de vingt ans, fut hospitalisée à la clinique de traumatologie et d'orthopédie de Nancy et opérée d'un panaris au pouce de la main gauche.

Le même jour, elle fut transférée au service de chirurgie de l'hôpital Jeanne d'Arc (Centre hospitalier régional de Nancy - "CHRN") à Dommartin-lès-Toul où, le lendemain, elle fut opérée une deuxième fois. Elle fut suivie pendant une année dans ce service, et y subit sept interventions chirurgicales consistant en reprises opératoires et greffes, ainsi qu'une exploration vasculaire artérielle.

En raison d'une complication septique apparue en février 1982, Mlle Mantovanelli fut opérée une nouvelle fois et, une semaine après, amputée de la seconde phalange du pouce.

9.
Le 13 mars 1982, à la suite d'un ictère (jaunisse), Mlle Mantovanelli fut transférée au service des maladies du système digestif de l'hôpital de Brabois (CHRN) à Vandoeuvre-lès-Nancy. Son état dégénéra en coma hépatique et, le 27 mars, elle fut transférée au service des maladies infectieuses et de réanimation neuro-respiratoire; elle y décéda deux jours plus tard.

10. Les actes chirurgicaux susmentionnés et l'exploration vasculaire artérielle que subit Mlle Mantovanelli furent pratiqués sous anesthésie générale, obtenue par l'association de sept composants variables dont, constamment, de l'halothane.

B. La procédure devant les juridictions administratives

11. Convaincus que le décès de leur fille avait été provoqué par une administration excessive d'halothane, les époux Mantovanelli s'adressèrent aux juridictions administratives afin qu'elles désignent le CHRN responsable dudit décès.

1. Devant le tribunal administratif de Nancy

12. Les requérants obtinrent l'aide judiciaire le 29 novembre 1982 et leur avocat fut désigné le 11 janvier 1983. Le 26 avril 1983, ils saisirent le tribunal administratif de Nancy d'une requête en référé tendant à la nomination d'un expert, ainsi que d'un recours tendant à la reconnaissance de la responsabilité du CHRN.

a) La requête en référé en nomination d'expert

13. Dans leur requête, les époux Mantovanelli demandèrent que l'expert soit chargé de la mission suivante:

"1° Rechercher tous éléments d'information sur les conditions dans lesquelles Mlle Jocelyne Mantovanelli a été hospitalisée, traitée et opérée dans différents services du CHRN entre le mois de février 1981 et la date de son décès;

Consulter tout document et entendre tout sachant à cet effet;

2° Etablir les circonstances et les causes de ce décès;

A cet égard, fournir au tribunal administratif de céans les éléments éthiques et autres de nature à lui permettre de déterminer les responsabilités encourues en recherchant les éventuels manquements aux règles de l'art médical et du bon fonctionnement du service;

3° Du tout, dresser un rapport et le déposer au greffe de ce tribunal dans le délai qui lui sera imparti."

14. Par une ordonnance du 28 avril 1983, le président du tribunal administratif rejeta la requête aux motifs notamment que l'accueillir ferait préjudice au principal et que l'urgence indispensable à la prescription d'une mesure de référé manquait, la requête à cette fin n'ayant été déposée que le 26 avril 1983 alors que le conseil des requérants avait été désigné le 11 janvier 1983.

b) Le recours en responsabilité contre le CHRN

15. Dans leur mémoire introductif, les époux Mantovanelli exposèrent:

"(...)

[Le décès de Mlle Mantovanelli], à ce qu'il ressort tant du rapport du professeur Dureux [chef du service de réanimation du CHRN] que du rapport d'autopsie (...) est consécutif à une hépatite à l'halothane.

L'halothane est un produit anesthésiant dont il a été fait usage pour les anesthésies pratiquées à l'occasion des opérations chirurgicales subies. Il est connu qu'il est très dangereux de répéter à brève échéance une anesthésie à l'halothane, le risque étant fort grave de provoquer des lésions hépatiques graves et parfois mortelles. Or Mlle Mantovanelli a subi plusieurs anesthésies à l'halothane, dont les deux dernières à bref intervalle, à la suite desquelles est apparue l'hépatoxicité qui devait l'emporter.

Il y a donc faute lourde du service dans la méconnaissance grave des prescriptions élémentaires d'usage de l'halothane, engageant la responsabilité du CHRN à l'égard des requérants pour le préjudice qu'ils ont subi du fait du décès de leur fille.

C'est pourquoi les exposants requièrent ici que la responsabilité du CHRN soit reconnue et que cet établissement public soit condamné à leur verser à chacun la somme de 50 000 FRF en réparation des différents préjudices subis par eux.

(...)"

16. Le CHRN produisit un mémoire en défense le 21 septembre 1983; les requérants répliquèrent le 11 octobre 1983 et réitérèrent leur demande d'expertise.

17. Le 28 mars 1985, le tribunal administratif rendit, avant dire droit, le jugement suivant:

"(...)

Considérant que les parties sont contraires en fait et que le tribunal ne trouve pas au dossier les éléments lui permettant de statuer au fond; qu'il y a lieu, en conséquence, d'ordonner une expertise contradictoire à laquelle il sera procédé par un seul expert, lequel aura la mission (...) [de]:

(...)

- prendre connaissance de l'entier dossier médical de Mlle Jocelyne Mantovanelli, et notamment du rapport d'autopsie et du rapport du professeur Dureux;

- décrire les soins donnés à l'intéressée, en précisant le caractère banal ou au contraire peu fréquent de l'affection dont elle souffrait ainsi que le niveau de complexité des interventions pratiquées;

- indiquer, si possible, les chances qu'avait normalement la malade de guérir, compte tenu de son état général et des caractéristiques de son affection;

- dire si l'halothane a été utilisé et dans quelles conditions; si l'utilisation, telle qu'elle a été faite, est ou non conforme aux règles de l'art, si les complications apparues sont liées à cette utilisation; en cas de réponse positive à cette dernière question, si de telles complications sont courantes et, si possible, (...) en indiquer la fréquence statistique;

- faire toutes constatations et entendre toutes personnes utiles, et, d'une façon générale, apporter toutes les informations permettant au tribunal de se prononcer sur le fond.

(...)"

18. L'expert désigné par le tribunal - le professeur Guilmet - prêta serment le 4 avril 1985.

Il examina divers dossiers médicaux et entendit cinq membres du personnel médical du CHRN, dont le chirurgien qui avait opéré Mlle Mantovanelli en dernier lieu et l'anesthésiste.

Son rapport - déposé au tribunal le 8 juillet 1985 et communiqué aux parties le 19 juillet - conclut comme suit:

"Bien qu'il s'agisse dans la majorité des cas d'une affection banale, le panaris présenté par Mlle Mantovanelli s'est avéré d'emblée d'une gravité inhabituelle, gravité que l'on doit rapporter essentiellement au retard d'un traitement médical et surtout chirurgical efficace.

Il n'a pas été retrouvé, par ailleurs, d'altération contemporaine de l'état général ou de maladie évolutive dans les antécédents du sujet, non plus que de particularité du germe local en cause pouvant interférer dans l'intensité du tableau initial.

A partir du 27 janvier 1981, les soins distribués à Mlle Mantovanelli ont été diligents et conformes aux données actuelles de la science.

Leur complexité et leur durée particulières furent liées à l'importance des lésions et des destructions tissulaires qui retardèrent la cicatrisation, la réparation des pertes de substance et la correction des séquelles: la reprise d'un processus infectieux ayant finalement abouti à un échec total.

L'apparition d'un ictère, quatorze mois après le début du panaris en cause, amena le transfert de la malade dans deux services spécialisés où les soins appropriés ne purent enrayer une aggravation rapide.

Avant l'interférence inattendue de cette complication qui s'avéra mortelle, les chances de Mlle Mantovanelli de guérir de sa lésion locale étaient prévisibles bien qu'à long terme encore. Il n'apparaît pas qu'alors son état général pouvait mettre en cause son pronostic vital en dépit des caractéristiques de l'affection initiale.

L'halothane fut utilisé lors de chaque anesthésie comme l'un de ses composants, et à titre d'appoint, de façon logique, conformément aux règles de l'art et sans réaction anormale.

Il n'y a pas de certitude absolue permettant de rattacher de façon immédiate l'apparition de l'hépatite et le décès de la malade à l'utilisation de l'halothane seul.

L'existence d'un terrain atopique (c'est-à-dire prédisposé à une sensibilisation médicamenteuse sans signes actuels révélateurs) a dû cependant intervenir, d'abord en fonction de l'épontol qui fut abandonné, puis en fonction de l'halothane, aggravé au plan enzymatique par un troisième produit, le Nesdonal.

Il s'agit d'une hypothèse diagnostique vraisemblable, établie a posteriori, et qui ne peut, à l'évidence, remettre en question le choix ou le rejet d'un anesthésique plutôt que d'un autre en l'absence de signe d'alerte d'intolérance.

Un phénomène d'idiosyncrasie, c'est-à-dire de réaction individuelle, serait ainsi à l'origine du décès de Mlle Mantovanelli, par un processus auto-immunitaire particulièrement intense (...). Il n'existe pas de fréquence chiffrée de tels cas d'exception.

(La toxicité propre de l'halothane ne paraît pas en cause et demeure du reste aujourd'hui contestée de façon générale. Toutefois, dans la mesure où la survenue d'une nécrose hépatique lui serait encore rapportée, son taux d'apparition statistique ne dépasse pas 1/10 000.)"

19. Dans un mémoire enregistré le 30 juillet 1985, les requérants alléguèrent que ni eux-mêmes ni leur avocat n'avaient été informés de la date des opérations d'expertises et que le rapport faisait état de documents dont ils n'avaient pas eu connaissance. Ils voyaient là une violation du principe du contradictoire justifiant que soit annulée l'expertise et ordonnée une nouvelle.

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