Jurisprudence : CEDH, 27-09-1999, Req. 33985/96, Smith et Grady c. Royaume-Uni

CEDH, 27-09-1999, Req. 33985/96, Smith et Grady c. Royaume-Uni

A7763AWG

Référence

CEDH, 27-09-1999, Req. 33985/96, Smith et Grady c. Royaume-Uni. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1064692-cedh-27091999-req-3398596-smith-et-grady-c-royaumeuni
Copier
Cour européenne des droits de l'homme

27 septembre 1999

Requête n°33985/96

Smith et Grady c. Royaume-Uni



TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SMITH ET GRADY

c. ROYAUME-UNI

(Requêtes nos 33985/96 et 33986/96)


ARRÊT

STRASBOURG

27 septembre 1999

DÉFINITIF

27/12/1999


En l'affaire Smith et Grady c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

M. J.-P. Costa, président,

Sir Nicolas Bratza,

MM. L. Loucaides,

P. Kûris,

W. Fuhrmann,

Mme H.S. Greve,

M. K. Traja, juges,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 mai et 24 août 1999,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, dont les requérants avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

La première requérante, Mme Jeanette Smith, ressortissante britannique née en 1966, est domiciliée à Edimbourg. Sa requête, introduite le 9 septembre 1996, a été enregistrée le 27 novembre 1996 sous le numéro de dossier 33985/96. Le deuxième requérant, M. Graeme Grady, ressortissant britannique né en 1963, est domicilié à Londres. Sa requête, introduite le 6 septembre 1996, a été enregistrée le 27 novembre 1996 également, sous le numéro de dossier 33986/96. Les requérants ont été tous deux représentés devant la Commission, puis devant la Cour, par M. P. Leech, directeur juridique de Liberty, une association de défense des libertés civiles ayant son siège à Londres.

2. Les requérants allèguent que l'enquête menée sur leur homosexualité et leur révocation de l'armée de l'air britannique au seul motif qu'ils sont homosexuels ont emporté violation de l'article 8 de la Convention, considéré isolément et combiné avec l'article 14. Ils invoquent aussi les articles 3 et 10 de la Convention, considérés isolément et combinés avec l'article 14, quant à la politique du ministère de la Défense excluant les homosexuels de l'armée et aux investigations et révocations qui en ont résulté. Ils se plaignent en outre sur le terrain de l'article 13 de ne pas avoir disposé d'un recours effectif devant une instance nationale pour faire redresser ces violations.

3. Le 20 mai 1997, la Commission (plénière) a décidé de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement britannique (« le Gouvernement »), qu'elle a invité à présenter des observations sur leur recevabilité et leur bien-fondé. Elle a en outre décidé de les joindre à deux autres requêtes similaires (nos 31417/96 et 32377/96, Lustig-Prean c. Royaume-Uni et Beckett c. Royaume-Uni).

Le Gouvernement, représenté par ses agents successifs, M. M. Eaton puis M. C. Whomersley, tous deux du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, a déposé des observations le 17 octobre 1997.

4. Le 17 janvier 1998, la Commission a décidé d'ajourner l'examen des requêtes en attendant l'issue d'un renvoi préjudiciel à la Cour européenne de justice (« CEJ ») par la High Court anglaise, en vertu de l'article 177 du Traité de Rome, de la question de l'applicabilité à une différence de traitement fondée sur les préférences sexuelles de la directive 76/207/CEE du Conseil relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (« la directive relative à l'égalité de traitement »).

5. Le 17 avril 1998, les requérants ont présenté leurs observations en réponse à celles du Gouvernement.

6. Par décision du 13 juillet 1998, la High Court a renoncé au renvoi préjudiciel susmentionné à la lumière de la décision de la CEJ dans l'affaire R. v. Secretary of State for Defence, ex parte Perkins (13 juillet 1998).

7. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, les requêtes sont examinées par la Cour en application de l'article 5 § 2 dudit Protocole.

Conformément à l'article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l'affaire à la troisième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement) et M. J.-P. Costa, qui a assumé la présidence de la section et donc de la chambre (articles 12 et 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. L. Loucaides, M. P. Kûris, M. W. Fuhrmann, Mme H.S. Greve et M. K. Traja (article 26 § 1 b) du règlement).

8. Le 23 février 1998, la chambre a déclaré les présentes requêtes recevables et, tout en maintenant leur jonction, a décidé de les disjoindre des affaires Lustig-Prean et Beckett précitées. Elle a en outre résolu de tenir une audience sur le fond en l'espèce.

9. Le 29 avril 1999, le président de la chambre a accordé à Mme Smith le bénéfice de l'assistance judiciaire.

10. L'audience dans cette affaire et dans l'affaire Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni s'est déroulée en public le 18 mai 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.

Ont comparu :

pour le Gouvernement

MM. C. Whomersley, ministère des Affaires étrangères

et du Commonwealth, agent,

J. Eadie, conseil,

J. Betteley,

Mme J. Pfieffer, conseillers ;

pour les requérants

MM. B. Emmerson,

J. Simor, conseils,

P. Leech,

Mme D. Luping, solicitors,

M. A. Clapham, conseiller.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Emmerson et M. Eadie.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A. La première requérante

11. Le 8 avril 1989, Mme Jeanette Smith (la première requérante) s'engagea comme aide-soignante (enrolled nurse) pour neuf ans (renouvelables) dans la Royal Air Force. Elle obtint par la suite le grade de caporale. De 1991 à 1993, elle fut proposée à l'avancement. Son accession au grade supérieur était subordonnée au fait de devenir infirmière (staff nurse) et, en 1992, elle fut acceptée dans la formation appropriée. Elle devait passer les derniers examens en septembre 1994.

12. Le 12 juin 1994, elle trouva sur son répondeur un message d'une femme non identifiée, qui déclarait avoir informé les autorités de l'armée de l'air de l'homosexualité de la requérante. Celle-ci ne se présenta pas à son poste le 13 juin 1994 comme elle le devait. Le même jour, une femme appela le service de la prévôté et de la sécurité de l'armée de l'air (Provost and Security Service – « la police militaire »), affirmant notamment que la requérante était homosexuelle et lui faisait subir un harcèlement sexuel.

13. Le 15 juin 1994, la requérante se présenta à son poste. Elle fut convoquée à un entretien préalable à l'ouverture d'une procédure disciplinaire pour s'être absentée sans autorisation. Pour justifier son absence, elle mentionna l'appel téléphonique anonyme et reconnut qu'elle était homosexuelle. Elle confirma également avoir déjà eu une liaison homosexuelle et en entretenir alors une autre, qui impliquaient toutes deux des personnes civiles ; la relation en cours avait débuté dix-huit mois auparavant. L'assistance de la police militaire fut requise, un dossier d'enquête interne ouvert et un enquêteur de la police militaire désigné.

14. Le même jour, la requérante fut interrogée par cet enquêteur et par un autre officier (une femme) appartenant à la police militaire. L'interrogatoire dura trente-cinq minutes environ. L'intéressée fut avisée qu'elle n'était pas tenue de parler mais que toute déclaration de sa part pourrait être versée au dossier. Elle affirma ultérieurement que son solicitor lui avait conseillé de se taire ; elle avait toutefois accepté de répondre à des questions simples mais refusé de donner « des détails ». Elle fut avertie que certaines questions étaient susceptibles de la gêner et qu'elle pouvait dans ce cas exprimer son embarras. On lui expliqua également que les questions avaient pour but de vérifier que ses aveux ne visaient pas à obtenir une révocation anticipée.

La requérante déclara que si elle se « posait des questions » sur ses préférences sexuelles depuis environ six ans, elle avait eu sa première liaison homosexuelle durant sa première année dans l'armée de l'air. On l'invita à dire comment elle en était venue à prendre conscience qu'elle était lesbienne, quels étaient les noms de ses anciennes partenaires (qu'elle refusa de donner) et si celles-ci appartenaient à l'armée (cette question lui fut posée à plusieurs reprises). On l'interrogea également sur la façon dont elle avait rencontré sa partenaire actuelle et la nature de leurs rapports ; devant son refus de répondre, son interlocuteur lui demanda par quel autre moyen il pourrait prouver son homosexualité. La requérante confirma alors qu'elle-même et sa partenaire entretenaient des relations intimes.

On lui demanda également si elle-même et sa partenaire avaient des rapports sexuels avec la jeune fille (de seize ans) placée dans leur foyer. La requérante indiqua qu'elle connaissait les conséquences de la découverte de son homosexualité et que, tout en s'estimant aussi apte que quiconque à remplir ses fonctions, elle s'était résignée à ce qui devait lui arriver. Ses interlocuteurs voulurent aussi savoir si elle avait consulté un homme de loi, quel était le nom de son solicitor, quels conseils celui-ci lui avait déjà donnés, et ce qu'elle envisageait de faire à cet égard après l'interrogatoire. On l'invita à dire si elle s'était posé des questions concernant le VIH, si elle « prenait des précautions », ce qu'elle faisait pendant ses loisirs et si elle participait à des « jeux de garçon manqué » comme le hockey ou le netball. La requérante accepta que sa partenaire, qui attendait à l'extérieur, fût interrogée pour « corroborer » ses dires.

15. Dans leur rapport du 15 juin 1994, les enquêteurs consignèrent leur entretien ultérieur avec la partenaire de la requérante, qui confirma qu'elles entretenaient des relations intimes depuis dix-huit mois environ ; elle refusa cependant d'en dire plus.

16. Le rapport d'enquête fut envoyé au chef de corps de la requérante, lequel préconisa, le 10 août 1994, la révocation administrative de l'intéressée. Le 16 novembre 1994, celle-ci reçut une attestation de révocation des forces armées. Selon un document interne de l'armée de l'air en date du 17 octobre 1996, l'appréciation des compétences professionnelles et des qualités personnelles de la requérante est très bonne, et le comportement général de l'intéressée est qualifié d'exemplaire.

B. Le second requérant

17. Le 12 août 1980, M. Graeme Grady (le second requérant) entra comme auxiliaire administratif dans la Royal Air Force, au grade de soldat de deuxième classe. En 1991, il avait atteint le grade de sergent et travaillait comme administrateur du personnel ; il fut alors muté à Washington, au bureau de liaison du ministère de la Défense britannique pour l'Amérique du Nord (British Defence Intelligence Liaison Service (North America) – « BDILS(NA) »). Il avait alors le statut de cadre et dirigeait l'équipe de soutien du BDILS(NA). En mai 1993, le requérant, qui était marié et avait deux enfants, annonça à son épouse qu'il était homosexuel.

18. L'appréciation générale portée sur l'intéressé pour la période allant de juin 1992 à juin 1993 indique qu'il a obtenu huit sur neuf au total pour ses capacités professionnelles, ses compétences en matière d'encadrement et ses qualités personnelles. Son aptitude à travailler avec des personnes de tous les grades, avec ses homologues canadiens et australiens et avec ses supérieurs hiérachiques fut mise en exergue, son chef de corps notant en conclusion que le requérant était tout désigné pour être inscrit au tableau d'avancement (une recommandation spéciale passant pour être à sa portée) et qu'il correspondait particulièrement bien au profil « PS [assistant personnel]/SDL [fonctions spéciales]/fonctions diplomatiques ».

19. A la suite des révélations faites à l'épouse du chef du BDILS(NA) par la nourrice de la famille, le chef du BDILS(NA) fit savoir que l'on soupçonnait le requérant d'être homosexuel. Un dossier d'enquête interne fut ouvert et un officier de la police militaire désigné comme enquêteur.

20. Le 12 mai 1994, l'habilitation de sécurité du requérant fut remplacée par une habilitation plus restreinte. Le 17 mai 1994, le chef du BDILS(NA) le releva de ses fonctions et l'informa qu'il était renvoyé au Royaume-Uni en attendant l'issue d'une enquête sur un problème concernant son habilitation de sécurité. Le même jour, l'intéressé fut emmené chez lui pour y faire ses valises et invité à quitter Washington pour le Royaume-Uni. On lui demanda alors de rester dans l'enceinte de la base aérienne concernée au Royaume-Uni.

21. Le 19 mai 1994, le chef du BDILS(NA) conseilla à deux enquêteurs de la police militaire, qui étaient entre-temps arrivés à Washington, d'interroger sa propre épouse, la nourrice, l'épouse du requérant ainsi qu'une employée du BDILS(NA) et le mari de cette dernière.

22. Dans sa déposition, la nourrice expliqua comment, du fait de ses propres liens dans le milieu homosexuel, elle en était venue à soupçonner le requérant d'être homosexuel. L'épouse du chef du BDILS(NA) rapporta pendant l'interrogatoire les confidences que lui avait faites l'épouse du requérant sur leurs difficultés conjugales et leur vie sexuelle, et révéla aux enquêteurs que l'intéressé était parti en randonnée à bicyclette avec un collègue. Les enquêteurs décidèrent que sa déposition ne pouvait leur être utile. La collègue du requérant et son mari évoquèrent eux aussi les problèmes conjugaux de l'intéressé et de son épouse, la circonstance qu'ils faisaient chambre à part, et la randonnée à bicyclette que le requérant avait effectuée avec un collègue. On interrogea également ces personnes sur la possibilité que le requérant entretînt une liaison adultère et des liens avec la communauté homosexuelle. Les enquêteurs expliquèrent par la suite que ces amis étaient manifestement loyaux envers l'intéressé et qu'il ne fallait pas les croire.

23. L'épouse de M. Grady fut interrogée à son tour. L'interrogatoire est consigné en détail dans le rapport en date du 22 mai 1994. On expliqua à l'épouse du requérant que l'interrogatoire portait sur l'habilitation de sécurité de son mari et que celui-ci avait été transféré sur-le-champ au Royaume-Uni, conformément à la procédure habituelle. Elle accepta de parler aux enquêteurs de son époux et d'elle-même et, répondant aux questions, donna des précisions sur leur situation financière, l'évolution et l'état actuel de leur vie conjugale, leurs habitudes sexuelles et la relation du requérant avec ses deux enfants. Elle indiqua que les tendances sexuelles de son époux étaient normales et qu'il était parti seul faire la randonnée à bicyclette en question.

Agir sur cette sélection :

Revues liées à ce document

Ouvrages liés à ce document

Chaîne du contentieux

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.