Jurisprudence : CEDH, 12-07-2001, Req. 44759/98, FERRAZZINI

CEDH, 12-07-2001, Req. 44759/98, FERRAZZINI

A7683AWH

Référence

CEDH, 12-07-2001, Req. 44759/98, FERRAZZINI. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1064605-cedh-12072001-req-4475998-ferrazzini
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Cour européenne des droits de l'homme

12 juillet 2001

Requête n°44759/98

FERRAZZINI



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


AFFAIRE FERRAZZINI c. ITALIE


(Requête n° 44759/98)


ARRÊT


STRASBOURG


12 juillet 2001


Cet arrêt peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Ferrazzini c. Italie,


La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :


M. L. Wildhaber, président,


Mme E. Palm,


MM. C.L. Rozakis,


G. Ress,


J.-P. Costa,


A. Pastor Ridruejo,


L. Ferrari Bravo,


G. Bonello,


P. Kuris,


R. Türmen,


Mme V. Stráznická,


MM. C. Bîrsan,


P. Lorenzen,


M. Fischbach,


Mme H.S. Greve,


MM. A.B. Baka,


M. Ugrekhelidze, juges,


ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 mars 2001 et 13 juin 2001,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 44759/98) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Giorgio Ferrazzini (" le requérant "), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 26 février 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. Le gouvernement italien (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. U. Leanza, et par son coagent, M. V. Esposito.


3. Le requérant alléguait la violation de l'article 6 § 1 en raison de la durée de trois procédures fiscales, dans lesquelles il est partie. Il se plaint également d'une violation de l'article 14 de la Convention, dans la mesure où il serait " persécuté par la justice italienne ".


4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).


5. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 18 mai 2000, une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : MM. C.L. Rozakis, A.B. Baka, B. Conforti, G. Bonello, M. Fischbach, E. Levits, P. Lorenzen, ainsi que de M. E. Fribergh, greffier de section, s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s'y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).


6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. A la suite du départ de M. B. Conforti, juge élu au titre de l'Italie (article 28), le Gouvernement a désigné M. L. Ferrari Bravo, le juge élu au titre de Saint Marin, pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).


7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l'affaire. La Grande Chambre a décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience (article 54 § 4 du règlement).


8. Le 28 mars 2001, la Cour, estimant que le grief tiré de l'article 6 était recevable, a décidé, en application de l'article 29 § 3 de la Convention, de se prononcer en même temps sur la recevabilité et le fond de la requête.


EN FAIT


LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


9. Le requérant est un ressortissant italien, né en 1947 et résidant à Oristano (Italie).


10. Le requérant et une autre personne transférèrent un terrain, des immeubles et une somme d'argent à la société à responsabilité limitée A., que le requérant venait de constituer avec une participation directe et indirecte quasi-totale dans le capital, et dont il était le représentant. La société, qui avait pour but l'accueil de touristes dans un environnement agricole (agriturismo), demanda à l'administration fiscale de bénéficier d'une réduction du taux applicable à certains impôts concernant ledit transfert de propriété, conformément à une loi à son avis applicable, et paya la somme qu'elle considérait due.


11. La présente affaire concerne trois recours. Le premier portait notamment sur le paiement de la taxe sur la plus-value (IN.V.IM, imposta sull'incremento di valore immobiliare) et les deux autres le taux applicable


aux droits d'enregistrement, à la taxe hypothécaire et aux droits de mutation (imposta di registro, ipotecaria e voltura) et l'application d'une réduction du taux.


12. Quant au premier recours, l'administration fiscale notifia le 31 août 1987 au requérant un redressement fiscal au motif que la valeur donnée aux biens transférés à la société n'était pas correcte et prescrivit le paiement de l'impôt dû, plus des pénalités, pour une somme globale de 43 624 700 lires italiennes. Le 14 janvier 1988, le requérant déposa un recours devant la commission fiscale de première instance d'Oristano afin d'obtenir l'annulation de l'avis de redressement.


Par une lettre du 7 février 1998, la commission fiscale communiqua au requérant qu'une audience avait été fixée au 21 mars 1998. Entre-temps, le 23 février 1998, l'administration fiscale avait communiqué à la commission qu'elle acceptait les remarques du requérant et avait demandé de rayer l'affaire du rôle.


Par une décision du 21 mars 1998, dont le texte fut déposé le 4 avril 1998, la commission fiscale raya l'affaire du rôle.


13. Quant aux deux autres recours, l'administration fiscale notifia le 16 novembre 1987 à la société A. deux avis de redressement fiscal, au motif que, dans le cas d'espèce, elle ne pouvait pas bénéficier de la réduction du taux d'impôt à laquelle elle se référait. La note de l'administration fiscale affirmait qu'une pénalité administrative égale à 20 % des montants demandés serait appliquée si le paiement n'intervenait pas dans les soixante jours.


Le 15 janvier 1988, le requérant en son nom propre, bien qu'il s'agît de la société A., déposa deux recours devant la commission fiscale de première instance d'Oristano afin d'obtenir l'annulation des avis de redressement susdits.


Par deux lettres du 20 mars 1998, la commission fiscale communiqua au requérant, en qualité de représentant de la société A., qu'une audience avait été fixée au 9 mai 1998 pour les deux autres affaires. Par deux ordonnances du même jour, la commission fiscale reporta sine die les affaires et donna au requérant un délai de trente jours afin de nommer un avocat. Par la suite, une audience fut fixée au 24 avril 1999.


Par deux décisions du 22 mai 1999, dont le texte fut déposé au greffe le 16 juillet 1999, la commission fiscale rejeta les demandes de la société A. car les biens transférés, qui comprenaient notamment une piscine et un court de tennis, ne pouvaient être considérés comme typiques de biens d'une société de nature agricole.


Le 27 octobre 2000, la société A. interjeta appel devant la commission fiscale régionale.


EN DROIT


I. SUR LE GRIEF TIRÉ DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION


14. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du " délai raisonnable " tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente se lit comme suit :


" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. "


15. Quant au premier recours, la période à considérer a débuté le 14 janvier 1988 et s'est terminée le 4 avril 1998. Elle a donc duré plus de dix ans et deux mois pour une instance.


Quant aux autres recours, la période à considérer a débuté le 15 janvier 1988 et était encore pendante au 27 octobre 2000. Elle a donc duré plus de douze ans et neuf mois pour deux instances.


A. Sur la recevabilité du grief tiré de l'article 6 § 1


16. Le Gouvernement estime que ce grief devrait être déclaré irrecevable au sens de l'article 35 § 3 de la Convention, l'article 6 § 1 ne s'appliquant pas aux litiges concernant les procédures fiscales. Le Gouvernement considère que les procédures litigieuses ne portent pas sur " une accusation de caractère pénal ". Il rappelle qu'en Italie la procédure d'exécution qui peut faire suite à une condamnation par les juridictions fiscales se déroule conformément à celle prévue pour les obligations de caractère civil. La somme que le requérant sera tenu de payer n'est pas susceptible d'être transformée en mesure restrictive de la liberté personnelle. Seules les mesures d'exécution forcée, telles que la saisie et la vente éventuelle des biens du débiteur, sont possibles. Quant à l'aspect " civil ", le Gouvernement rappelle que conformément à la jurisprudence constante des organes de la Convention, la matière fiscale ne concernerait que le droit public.


17. Le requérant pour sa part partage l'avis du Gouvernement sur le fait que les procédures litigieuses n'avaient pas de caractère pénal. Il souligne toutefois l'aspect financier de ces procédures qui concernent donc un " droit de caractère civil ".


18. La Cour relève que les parties admettent toutes deux que l'article 6 n'entrait pas en jeu sous son aspect pénal. Quant à l'aspect civil, et malgré l'existence de la jurisprudence constante invoquée par le Gouvernement, la Cour estime que ce grief pose des questions de droit suffisamment complexes qui ne peuvent être résolues au stade de la recevabilité. Partant, ce grief, y compris la question de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention soulevée par le Gouvernement, doit faire l'objet d'un examen au fond.


19. Dès lors, ce grief ne saurait être déclaré irrecevable comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. La Cour constate par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.


B. Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1


20. Les parties ayant convenu qu'il ne s'agissait pas d'" une accusation en matière pénale ", et la Cour, pour sa part, ne distinguant en l'espèce aucune " coloration pénale " (voir a contrario l'arrêt Bendenoun c. France du 24 février 1994, série A n° 284, p. 20, § 47), il lui reste à examiner si les procédures litigieuses avaient ou non trait à une " contestation sur [des] droits et obligations de caractère civil ".


21. Le Gouvernement excipe de l'inapplicabilité de l'article 6 aux procédures litigieuses en question et estime que ces procédures ne portent pas sur un " droit de caractère civil ". L'existence d'une obligation fiscale d'un individu à l'égard de l'Etat ne relève, selon lui, que du domaine du droit public. Cette obligation fait partie des droits civiques imposés dans une société démocratique et les dispositions spécifiques du droit public ont pour but de soutenir la politique économique nationale.


22. Le requérant pour sa part met en avant l'aspect patrimonial de ses demandes et conclut que les procédures portent par conséquent sur des " droits et obligations de caractère civil ".


23. L'existence d'une " contestation " n'étant pas controversée, la tâche de la Cour se limite à déterminer si celle-ci porte sur des " droits et obligations de caractère civil ".


24. Selon la jurisprudence de la Cour, la notion de " droits et obligations de caractère civil " ne peut être interprétée uniquement par référence au droit interne de l'Etat défendeur. A plusieurs reprises, la Cour a affirmé le principe de l'" autonomie " de cette notion, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention (voir, entre autres, les arrêts König c. République fédérale d'Allemagne du 28 juin 1978, série A n° 27, pp. 29-30, §§ 88-89 ; Baraona c. Portugal du 8 juillet 1987, série A n° 122, pp. 17-18, § 42 ). La Cour confirme cette jurisprudence en l'espèce. Elle considère en effet que toute autre solution risquerait de conduire à des résultats incompatibles avec l'objet et le but de la Convention (cf., mutatis mutandis, les arrêts König, précité, § 88 et Maaouia c. France [GC], n° 39652/98, § 34, CEDH 2000-X).


25. Une procédure fiscale a évidemment un enjeu patrimonial, mais le fait de démontrer qu'un litige est de nature " patrimoniale " n'est pas suffisant à lui seul pour entraîner l'applicabilité de l'article 6 § 1 sous son aspect " civil " (voir les arrêts Pierre-Bloch c. France du 21 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, p. 2223, § 51 et Pellegrin c. France [GC], n° 28541/95, § 60, CEDH 1999-VIII, à comparer avec l'arrêt Editions Périscope c. France du 26 mars 1992, série A n° 234-B, p. 66, § 40). En particulier, selon la jurisprudence traditionnelle des organes de la Convention,


" Il peut exister des obligations " patrimoniales " à l'égard de l'Etat ou de ses autorités subordonnées qui, aux fins de l'article 6 § 1, doivent passer pour relever exclusivement du domaine du droit public et ne sont, en conséquence, pas couvertes par la notion de " droits et obligations de caractère civil ". Hormis les amendes imposées à titre de " sanction pénale ", ce sera le cas en particulier lorsqu'une obligation qui est de nature patrimoniale résulte d'une législation fiscale ou fait autrement partie des obligations civiques normales dans une société démocratique. " (voir, entre autres, Schouten et Meldrum c. Pays-Bas du 9 décembre 1994, série A n° 304, p. 21, § 50, et requêtes n° 11189/84, décision de la Commission du 11 décembre 1986, Décisions et rapports (DR) 50, pp. 121, 160 ; n° 20471/92, déc. 15.4.1996, DR 85, pp. 29, 46.)


26. La Convention est toutefois un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions de vie actuelles (voir, entre autres, l'arrêt Johnston et autres c. Irlande, série A n° 112, p. 25, § 53), et la Cour est appelée à vérifier, eu égard aux changements survenus dans la société quant à la protection juridique accordée aux individus dans leurs relations avec l'Etat, si le champ d'application de l'article 6 § 1 doit ou non être étendu aux litiges entre les citoyens et les autorités publiques concernant la légalité en droit interne des décisions de l'administration fiscale.


27. Les relations entre les individus et l'Etat ont bien évidemment évolué dans de nombreux domaines au cours des cinquante années écoulées depuis l'adoption de la Convention compte tenu de l'intervention croissante des normes étatiques dans les relations de droit privé. Ceci a conduit la Cour à considérer que des procédures dépendant du " droit public " en droit interne sont tombées dans le champ d'application de l'article 6 sous son aspect " civil " lorsque l'issue était déterminante pour des droits et obligations de caractère privée ; notamment, pour n'en citer que quelques unes, en matière de vente de terrains, d'exploitation d'une clinique privée, de droit de propriété, d'octroi d'autorisations administratives relatives aux conditions d'exercice d'activités professionnelles ou de licence de débit de boissons (voir, entre autres, les arrêts Ringeisen c. Autriche du 16 juillet 1971, série A n°13, p 39, § 94, König, précité, p. 32, §§ 94-95, Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A n° 52, p. 19, § 79, Allan Jacobsson c. Suède du 25 octobre 1989, série A n° 163, pp. 20-21, § 73, Benthem c. Pays-Bas du 23 octobre 1985, série A n° 97, p. 16, § 36, Tre Traktörer Aktiebolag c. Suède du 7 juillet 1989, série A n° 159, p. 19, § 43). Par ailleurs, l'intervention croissante de l'Etat dans la vie de tous les jours des individus, en matière de protection sociale par exemple, a amené la Cour à devoir évaluer les aspects de droit public et de droit privé avant de pouvoir conclure que le droit invoqué pouvait être qualifié de " caractère civil " (voir, entre autres, les arrêts Feldbrugge c. Pays-Bas du 29 mai 1986, série A n° 99, p. 16, § 40, Deumeland c. Allemagne du 29 mai 1986, série A n° 100, p. 25, § 74, Salesi c. Italie du 26 février 1993, série A n°257-E, pp. 59-60, § 19 et Schouten et Meldrum, précité, p. 24, § 60).

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