Jurisprudence : CEDH, 25-11-1999, Req. 23118/93, Nilsen et Johnsen c. Norvège

CEDH, 25-11-1999, Req. 23118/93, Nilsen et Johnsen c. Norvège

A7462AWB

Référence

CEDH, 25-11-1999, Req. 23118/93, Nilsen et Johnsen c. Norvège. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1064381-cedh-25111999-req-2311893-nilsen-et-johnsen-c-norvege
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Cour européenne des droits de l'homme

25 novembre 1999

Requête n°23118/93

Nilsen et Johnsen c. Norvège



AFFAIRE NILSEN ET JOHNSEN c. NORVÈGE

(Requête n° 23118/93)


ARRÊT

STRASBOURG

25 novembre 1999

En l'affaire Nilsen et Johnsen c. Norvège,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole n° 11, et aux clauses pertinentes de son règlement, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M. L. Wildhaber, président,

Mme E. Palm,

M. C.L. Rozakis,

Sir Nicolas Bratza,

MM. M. Pellonpää,

B. Conforti,

A. Pastor Ridruejo,

P. Kûris,

R. Türmen,

Mmes F. Tulkens,

V. Strážnická,

MM. C. Bîrsan,

M. Fischbach,

J. Casadevall,

Mme H.S. Greve,

MM. A.B. Baka,

R. Maruste,

ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er juillet 1999 et 20 octobre 1999,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour, telle qu'établie en vertu du Protocole n° 11 à la Convention, par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 24 novembre 1998 et par le gouvernement du Royaume de Norvège (« le Gouvernement ») le 21 janvier 1999, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 23118/93) dirigée contre la Norvège et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Arnold Nilsen et Jan Gerhard Johnsen, avaient saisi la Commission le 2 novembre 1993 en vertu de l'ancien article 25.

La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration norvégienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46) ; la requête du Gouvernement renvoie aux anciens articles 44 et 48 de la Convention et à l'article 5 § 4 du Protocole n° 11. L'une et l'autre ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 de la Convention.

2. Le 2 novembre 1998, un collège de la Grande Chambre, composé de M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm et M. C.L. Rozakis, vice-présidents de la Cour, M. M. Pellonpää, président de section, et M. J.A. Pastor Ridruejo, a décidé que l'affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 5 § 4 du Protocole n° 11 et articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement).

3. La Grande Chambre comprenait de plein droit Mme H.S. Greve, juge élue au titre de la Norvège (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. Wildhaber, président de la Cour, Mme Palm et M. Rozakis, vice-présidents de la Cour, Sir Nicolas Bratza et M. Pellonpää, présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 § 3 du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. B. Conforti, M. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. P. Kûris, M. R. Türmen, Mme F. Tulkens, Mme V. Strážnická, M. C. Bîrsan, M. J. Casadevall, M. A.B. Baka et M. R. Maruste (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement). Par la suite, M. M. Fischbach, juge suppléant, a remplacé M. Bonello, empêché (article 24 § 5 b) du règlement).

4. Par l'intermédiaire du greffier, M. Wildhaber a consulté l'agent du Gouvernement et les avocats des requérants au sujet de l'organisation de la procédure écrite. Conformément aux ordonnances rendues en conséquence les 8 février et 17 mars 1999, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement et celui des requérants le 2 juin 1999.

5. Le 17 juin 1999, la Commission a produit certains documents de la procédure suivie devant elle, comme le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président. A diverses dates entre le 25 juin et le 10 juillet 1999, les parties ont fait parvenir au greffier des observations additionnelles sur la demande formulée par les requérants au titre de l'article 41 de la Convention.

6. Conformément à une décision de la Grande Chambre, une audience s'est déroulée en public le 1er juillet 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.

Ont comparu :

pour le Gouvernement

MM. F. Elgesem, avocat, bureau de l'avocat général

(affaires civiles), agent,

H.Sætre, adjoint au Représentant permanent

de la Norvège auprès du Conseil de l'Europe, conseiller ;

pour les requérants

Mes H. Hjort, avocat,

J. Hjort, avocat, conseils.

La Cour a entendu les déclarations de Me H. Hjort et de M. Elgesem, ainsi que la réponse de ce dernier à une question posée par un juge à titre individuel.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A. Genèse de l'affaire

7. Le premier requérant, M. Arnold Nilsen, et le second, M. Jan Gerhard Johnsen, sont des ressortissants norvégiens nés en 1928 et 1943 ; ils résident à Bergen. Le premier est inspecteur de police ; à l'époque des faits, il était président de l'Association des policiers norvégiens (Norsk Politiforbund). Le second est commissaire de police ; à l'époque des faits, il était président de l'Association des policiers de Bergen (Bergen Politilag), section de l'association précitée. A l'époque pertinente, tous deux travaillaient au sein des forces de police de Bergen.

8. Dans les années 70, M. Gunnar Nordhus, alors étudiant en droit, et M. Edvard Vogt, alors professeur associé de sociologie à l'université de Bergen, menèrent une enquête au sujet du phénomène de la violence à Bergen, ville de quelque 200 000 habitants. Ils recueillirent auprès de l'hôpital du lieu des éléments se rapportant à l'ensemble des patients ayant été confrontés à la violence au cours de la période allant de janvier 1975 à juillet 1976. Plus tard, ils inclurent des éléments émanant d'autres sources. En 1981, ils publièrent un résumé de leurs rapports précédents dans un ouvrage intitulé Volden og dens ofre. En empirisk undersøkelse (« La violence et ses victimes. Une étude empirique »). Long de 280 pages, le livre comportait un chapitre de 77 pages sur la brutalité policière, définie comme l'usage illégal de la force physique lors de l'accomplissement de devoirs de police. Les auteurs affirmaient notamment avoir constaté que 58 personnes avaient été exposées à la brutalité policière pendant la période susmentionnée, que 28 d'entre elles avaient fait l'objet d'un examen médical, et que la police de Bergen était responsable chaque année d'environ 360 incidents impliquant un usage excessif et illégal de la force.

Le livre donna lieu à un débat public passionné. Celui-ci concernait pour partie les auteurs du livre, les méthodes de recherche utilisées par eux et la base scientifique sur laquelle reposaient leurs conclusions, et pour partie les policiers et le parquet.

9. La controverse amena le ministre de la Justice à constituer une commission d'enquête (utvalg) composée de M. Anders Bratholm, professeur de droit pénal et de procédure pénale, et de M. Hans Stenberg-Nilsen, avocat à la Cour suprême. Son mandat : vérifier si les recherches menées par M. Nordhus et M. Vogt fournissaient une base permettant de formuler des observations générales sur la nature et l'étendue de la brutalité policière à Bergen.

Assistée d'un expert en statistiques et d'un expert en matière d'auditions, la commission entendit 101 personnes, dont 29 policiers, 2 procureurs, 4 médecins qui avaient effectué des prises de sang au commissariat de Bergen, 5 travailleurs sociaux s'occupant spécialement des jeunes délinquants à Bergen, 2 avocats ayant accumulé une solide expérience en matière pénale à Bergen, 13 témoins de brutalités policières et 27 personnes disant avoir été victimes de ce genre d'abus. Dans un rapport publié en 1982 sous le titre Politivoldrapporten (« Le rapport sur la brutalité policière »), M. Bratholm et M. Stenberg-Nilsen concluaient :

« Dès lors que la commission d'enquête n'a pu aboutir à une conclusion en ce qui concerne les récits individuels mais a considéré l'ensemble des éléments dans leur globalité (voir les remarques figurant à la page 88, avec la référence à la recommandation de la commission Reitgjerdet), elle ne sera pas en mesure, à partir uniquement de la description des situations, de donner un chiffre exact quant au nombre d'incidents de violence policière à Bergen. Néanmoins, sur la base de l'ensemble des informations relatives à la violence policière à Bergen reçues par elle de diverses sources, la commission d'enquête croit que la nature et l'étendue de la violence policière sont beaucoup plus graves que ce qui semble généralement être supposé. Sur la foi de l'ensemble des éléments, la commission d'enquête pense que l'étendue réelle du problème n'est pas très éloignée des estimations des deux chercheurs. Toutefois, la leçon essentielle à tirer est que même les estimations les plus prudentes pouvant être faites sur cette base indiquent que l'ampleur du problème est alarmante. »

10. Les conclusions figurant dans le rapport de 1982 et les éléments sur lesquels elle se fondaient furent contestées, notamment, par l'Association des policiers norvégiens. D'abord désireuse d'intenter une procédure en diffamation à l'encontre de MM. Bratholm, Stenberg-Nilsen, Nordhus et Vogt, celle-ci résolut en 1983 de s'en abstenir.

11. Les journaux de Bergen, en particulier, témoignèrent d'un vif intérêt pour le débat déclenché par la publication du rapport de 1982. En 1981 déjà, le journal Morgenavisen avait écrit que M. Nordhus avait menti lors de la collecte par lui d'éléments devant servir à ses travaux de recherche. M. Nordhus engagea une procédure en diffamation contre le journal, mais en 1983 son action fut rejetée par le tribunal municipal (byrett) de Bergen, qui jugea l'accusation fondée.

12. M. Bratholm poursuivit, finalement comme chercheur indépendant, ses travaux sur la brutalité policière. Au printemps de 1986, il publia un livre intitulé Politivold (« La brutalité policière »), avec comme sous-titre Omfang – årsak – forebyggelse. En studie i desinformasjon (« Ampleur – causes – prévention. Une étude en désinformation »). Il expliqua que par « désinformation » il y avait lieu d'entendre la diffusion délibérée ou par négligence d'informations inexactes. Etait ainsi visée la loyauté « fausse » – ou « mal comprise » – se traduisant par le fait que les policiers témoins de cas d'utilisation excessive et illégale de la force s'abstenaient d'intervenir ou couvraient les responsables des abus en livrant de faux témoignages. Le livre prenait comme point de départ le rapport de 1982, mais il ajoutait à celui-ci des faits, des analyses et des conclusions complémentaires. Il contenait également une critique sévère formulée par l'auteur à l'encontre du jugement rendu par le tribunal municipal en cause de M. Nordhus contre le journal Morgenavisen.

B. Les publications contenant les déclarations litigieuses des requérants

13. A la suite de la parution du livre Politivold de M. Bratholm, le second requérant fut interviewé, en sa qualité de président de l'Association des policiers de Bergen, par le journal Dagbladet. L'interview fut publiée le 15 mai 1986, dans un article qui portait le titre suivant (toutes les citations ci-dessous sont retraduites de l'anglais) : « M. Bratholm déterminé à coincer la police – Un service entier dénoncé par des personnes anonymes ». Le texte en était ainsi libellé :

« “Le moral des policiers oscille entre le désespoir et la colère. Un service entier a été dénoncé par des personnes anonymes. Beaucoup de policiers craignent de sortir en ville car il se trouve toujours quelqu'un pour croire qu'il doit y avoir quelque chose de vrai dans ces allégations.”

Voilà ce qu'a déclaré au Dagbladet le président de l'Association des policiers de Bergen, M. Johnsen. Il qualifie de « pure désinformation destinée à nuire à la police » le rapport sur la brutalité policière au sein des forces de police de Bergen récemment rédigé par le professeur Bratholm.

“Jusqu'à preuve du contraire, je dirais qu'il s'agit là d'un mensonge délibéré. Les allégations proviennent de sources anonymes et sont clairement diffamatoires pour le service.”

“Mettez-vous en cause les motifs pour lesquels M. Bratholm se répand sur la brutalité policière ?”

“Il doit avoir eu des arrière-pensées. Il semblerait que le but poursuivi par lui ait été de saper la confiance dans la police.”

“Souhaiteriez-vous que les informations en cause fassent l'objet d'une enquête interne ?”

“S'il y a une quelconque vérité dans les allégations en question, nous ferons notre possible pour porter remède au mal. Pareille situation n'est pas à notre avantage et nous n'avons aucun intérêt à compter dans nos rangs des personnes de ce genre.”

“Donc, vous n'excluez pas que des abus aient pu se produire ?”

“J'écarte la possibilité que des policiers aient commis les abus décrits dans les allégations. Mais je n'exclus pas que certains d'entre eux puissent avoir, dans tel ou tel cas, été trop loin dans l'usage de la force.” »

14. Le 16 mai 1986, le premier requérant, alors président de l'Association des policiers norvégiens, fut cité dans un article publié par le journal Bergens Tidende sous le titre « Indigne d'un professeur de droit ». L'article était ainsi libellé :

« “Il est indigne d'un professeur de droit de présenter une chose pareille. Les allégations sont complètement frivoles car elles se fondent sur des sources anonymes. Elles n'ont rien à voir avec la réalité.”

Ainsi s'exprime M. Nilsen, président de l'Association des policiers norvégiens, au sujet des allégations formulées par le professeur Bratholm dans son livre consacré à la brutalité policière.

“J'ai passé l'intégralité de ma vie professionnelle dans les forces de police de Bergen et je puis dire avec assurance que les allégations de brutalité policière sont totalement étrangères à la réalité. Il s'agit là de racontars qui auraient davantage leur place dans un hebdomadaire en mal d'articles que dans une étude prétendument sérieuse”, déclare M. Nilsen.

Parfaite égalité

“Je n'arrive pas à percer les motivations sous-jacentes à pareilles allégations”, poursuit le président de l'Association des policiers. “En tout état de cause, il ne peut être dans l'intérêt de l'Etat de droit et du bien public de causer pareils problèmes à l'intégralité d'un service. Je soutiens que la qualité des ressources humaines dans la police est sur un pied de parfaite égalité avec celle que l'on trouve dans le corps enseignant. Nous serions incapables quant à nous de fonder une accusation contre quiconque sur des motifs aussi peu solides que ceux retenus par le professeur Bratholm. C'en serait fini alors de l'Etat de droit dans ce pays.”

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