Jurisprudence : CEDH, 25-01-2000, Req. 29507/95, Slimane-Kaïd c. France

CEDH, 25-01-2000, Req. 29507/95, Slimane-Kaïd c. France

A7302AWD

Référence

CEDH, 25-01-2000, Req. 29507/95, Slimane-Kaïd c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1064221-cedh-25012000-req-2950795-slimanekaid-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

25 JANVIER 2000

Requête n°29507/95

Slimane-Kaïd c. France



TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SLIMANE-KAÏD c. FRANCE

(Requête n° 29507/95)


ARRÊT

STRASBOURG

25 JANVIER 2000


DÉFINITIF

17/05/2000


En l'affaire Slimane-Kaïd c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Sir Nicolas Bratza, président,

M. J.-P. Costa,

M. P. Kûris,

M
me F. Tulkens,

M. K. Jungwiert,

M
me H.S. Greve,

M. K. Traja, juges,

et de M
me S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 janvier 2000,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête dirigée contre la République française et dont un ressortissant français, M. Mohamed Slimane-Kaïd (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 10 novembre 1994, en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). La requête a été enregistrée le 8 décembre 1995 sous le numéro de dossier 29507/95.

2. Le requérant se plaint de la durée de la procédure terminée par l'arrêt de la Cour de cassation du 12 juin 1995 et invoque l'article 6 § 1 de la Convention.

Il ajoute que, lors des deux audiences devant la cour d'appel de Paris, les débats ne se sont pas poursuivis devant les mêmes magistrats et en déduit qu'il n'a pas été jugé par un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

Il soutient par ailleurs que l'arrêt de la cour d'appel de Paris ne fait pas état du rapport du président et des observations de l'avocat général et se fonde sur des éléments de preuve qui ne lui ont pas été présentés et en déduit une violation de l'article 6 § 3 b) et d) de la Convention.

Il se plaint aussi de ce que l'arrêt de la cour d'appel de Paris ne fait pas état de ses observations en défense, des plaidoiries des avocats, des conclusions du syndic de l'une des sociétés en cause, des observations de l'avocat général, de certains documents, justificatifs et déclarations des parties et d'éléments de preuve produits aux débats, « fait abstraction » de certaines précisions, ne répond pas à certains arguments, enfin refuse de surseoir à statuer. Il ajoute que l'arrêt de la cour d'appel de Paris mentionne des faits et des documents qui n'existent pas et que ladite cour n'a pas vérifié les pièces justificatives produites par lui. Pour ces raisons, il estime qu'il n'a pas été jugé dans le respect du contradictoire et de l'égalité des armes au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

Il estime encore que la cour d'appel de Paris a disposé de ses « biens et intérêts personnels » en le condamnant indûment au versement de dommages-intérêts, en méconnaissance de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

Il dénonce par ailleurs une violation de l'article 13 de la Convention au détriment des syndics au règlement judiciaire des sociétés en cause « puisque ceux-ci ne peuvent pas se pourvoir en cassation pour faire valoir leurs droits à l'encontre de l'arrêt » de la cour d'appel de Paris.

Il se dit ensuite victime d'une violation de l'article 6 § 1 résultant du fait que la Cour de cassation a jugé irrecevable un pourvoi en cassation qu'il avait confirmé par écrit le 18 mai 1994.

De plus, il se plaint de ce que la Cour de cassation n'a communiqué ni à lui ni à son conseil le rapport du conseiller rapporteur et les conclusions de l'avocat général ce qui a eu pour conséquence de l'empêcher d'y répliquer. Estimant que le principe du contradictoire et celui de l'égalité des armes n'ont pas été respectés, il invoque l'article 6 § 1 et 3 b) et d) de la Convention. Dans un mémoire daté du 15 novembre 1996, il précise que l'avocat général a assisté au délibéré de la Cour de cassation, ce qui aurait aggravé la violation invoquée.

Il soutient en outre que la Cour de cassation a fait une interprétation fausse des termes de l'arrêt de la cour d'appel de Paris et s'est abstenue de répondre à la totalité de ses moyens en cassation. Il en déduit qu'il n'a pas été jugé par un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

Il prétend enfin que la Cour de cassation a violé le droit au respect de ses biens et de ceux de l'une des sociétés en cause, d'une part, du fait de la motivation de son arrêt du 12 juin 1995 et de la procédure devant elle et, d'autre part, du fait qu'elle a confirmé l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 17 mai 1994. Il invoque une violation de l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.

3. Par une décision partielle du 26 février 1997, la Commission (deuxième chambre) a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») quant au grief tiré de l'équité de la procédure devant la Cour de cassation ayant abouti à l'arrêt du 12 juin 1995, et relatif à l'absence de communication au requérant ou à son conseil des conclusions de l'avocat général et du rapport du conseiller rapporteur, et l'a invité à présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de ce grief ; elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

Le Gouvernement a présenté ses observations le 17 juillet 1997, après prorogation du délai qui lui était imparti ; le requérant y a répondu le 26 septembre 1997.

4. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 2 de celui-ci, l'affaire est examinée par la Cour conformément aux dispositions dudit Protocole.

5. Conformément à l'article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l'affaire à la troisième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et Sir Nicolas Bratza, président de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres juges désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. P. K
ûris, Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert, Mme H.S. Greve et M. K. Traja (article 26 § 1 b) du règlement).

6. Le 30 mars 1999, la chambre a déclaré la requête recevable quant au grief tiré de l'équité de la procédure devant la Cour de cassation ayant abouti à l'arrêt du 12 juin 1995 et relatif à l'absence de communication au requérant ou à son conseil des conclusions de l'avocat général et du rapport du conseiller rapporteur. Elle a invité les parties à lui soumettre, dans un délai échéant le 7 juin 1999, des offres de preuves et observations complémentaires ainsi que, le cas échéant, leurs propositions de règlement amiable, et les a informées qu'elles avaient la faculté de requérir une audience ; elle a en outre invité le requérant à lui soumettre, dans le même délai, ses demandes au titre de l'article 41 de la Convention.

Le 2 juin 1999, des observations de l'avocat du requérant accompagnées d'une proposition de règlement amiable sont parvenues au greffe.

Le 10 août 1999, le Gouvernement a fait une contre-proposition, que le requérant a rejetée le 24 août 1999. Ce dernier demandait par ailleurs la tenue de l'audience prévue à l'article 59 § 2 du règlement de la Cour ; la Cour a rejeté cette demande le 26 octobre 1999.

EN FAIT

7. Le requérant est né en 1941 et réside à Elancourt. Il a déposé six autres requêtes devant la Commission : la requête n° 23043/93, qui a fait l'objet d'un arrêt de la Cour du 31 mars 1998 (arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 640), la requête n° 27019/95, qui a fait l'objet en application de l'ancien article 31 de la Convention, d'un rapport de la Commission du 1er décembre 1998, les requêtes n
os 28073/95 et 35684/97, qui ont été déclarées irrecevables par la Commission respectivement les 7 avril 1997 et 20 mai 1998, et les requêtes nos 35209/95 et 45130/98 qui sont actuellement pendantes devant la Cour.

A. La genèse de l'affaire

8. Le requérant était président-directeur général des sociétés anonymes (SA) PROVEX et SERVEC qui se consacraient notamment, la première, à l'acquisition de matériel pour son exportation et, la seconde, à la carrosserie industrielle. Le 26 janvier 1982, il avait en outre créé avec M
me Reinhardt une société à responsabilité limitée (Sàrl) dénommée URKA dont le siège social était situé au domicile personnel de cette dernière et dont l'activité principale était la location et la vente de tout matériel, en France ou à l'étranger ; le 1er juillet 1982, il avait succédé à Mme Reinhardt dans les fonctions de gérant.

9. Deux protocoles d'accord commercial prévoyaient d'une part la vente par la société IVECO de véhicules automobiles industriels à la SA PROVEX et, d'autre part, la mise en dépôt carrosserie de « châssis-cabines » au nom de la première chez le carrossier désigné, soit par la seconde, soit par la SA SERVEC. Il était prévu qu'à l'échéance du dépôt et après règlement, la société IVECO remettrait à ses cocontractantes les feuilles des mines des véhicules concernés ainsi que les certificats de vente y relatifs.

Le 28 avril 1984, 287 véhicules de la société IVECO furent déposés dans les locaux de la SA SERVEC. L'échéance des dépôts de ceux-ci était fixée aux 5 juin, 5 juillet, 5 août et 5 septembre 1984 ; à ces dates, les SA PROVEX et SERVEC devaient manifester leur intention d'acquérir lesdits véhicules et se faire consécutivement remettre les feuilles des mines de chacun, et les certificats de vente spécifiques à la société IVECO. A la demande de cette dernière, un constat d'huissier fut dressé dans les locaux de la SA SERVEC le 11 mai 1984. Une expertise judiciaire eut lieu le 25 juillet 1984 et une saisie conservatoire fut effectuée le 28 août 1984. Il en ressort que 155 des véhicules faisaient défaut à la première de ces dates, 198 à la deuxième et 211 à la troisième. La société IVECO n'obtint la restitution que de 43 véhicules ; les autres avaient été immatriculés et vendus.

Le 27 juillet 1984, le responsable de la société IVECO porta à la connaissance du service régional de police judiciaire (SRPJ) de Versailles certains de ces faits. Une enquête fut menée par l'inspecteur principal Renaud qui, dans son rapport du 24 septembre 1984, constata que les feuilles des mines et certificats de vente remis par la SA PROVEX à la préfecture aux fins d'immatriculation de 116 véhicules IVECO étaient des faux, fit état d'« éventuelles infractions à la législation sur les sociétés commerciales et les banqueroutes commises au sein des SA SERVEC/PROVEX » et conclut à la nécessité d'ouvrir une information.

B. L'information

10. Le 25 septembre 1984, un réquisitoire introductif fut pris par le procureur de la République de Chartres contre personne non dénommée pour abus de confiance et délivrance de documents administratifs à l'aide de faux renseignements, certificats et attestations. Le requérant fut inculpé de ces chefs le 4 octobre 1984.

La société IVECO, qui s'était constituée partie civile le 9 octobre 1984, fut entendue le 12 octobre 1984.

11. Suspecté d'avoir falsifié les feuilles de mines et certificats de vente litigieux, le requérant fut inculpé, le 9 novembre 1984, de faux en écritures privée, de commerce ou de banque.

12. Le 14 décembre 1984, le requérant fut inculpé d'abus de biens sociaux, délits assimilés à la banqueroute simple (non-déclaration à l'Etat de cessation de paiement dans le délai légal) et frauduleuse (détournement d'une partie de l'actif social), présentation et publication de bilans inexacts et escroquerie.

13. Le 17 juillet 1986, la société VPL déposa une plainte contre X avec constitution de partie civile, pour abus de confiance et faux en écritures de commerce. Un réquisitoire introductif fut pris le 29 septembre 1986 et, le 25 mai 1988, le requérant fut inculpé de ces chefs.

C. Le jugement

1. Devant le tribunal correctionnel de Chartres

14. Par un jugement du 14 novembre 1990, le tribunal correctionnel de Chartres déclara le requérant coupable d'abus de confiance, de faux en écritures privée, de commerce ou de banque, d'escroquerie au préjudice de la société IVECO, de présentation et publication de bilans inexacts et d'abus de biens sociaux, et le condamna à cinq ans d'emprisonnement dont trois avec sursis simple ainsi qu'à l'interdiction d'exercer une profession commerciale pendant dix ans ; ledit tribunal déclara par ailleurs la société IVECO irrecevable en sa constitution de partie civile en raison de la mise en redressement judiciaire personnelle du requérant.

2) Devant la cour d'appel de Versailles

15. Saisie par le requérant et la société IVECO, la cour d'appel de Versailles, par un arrêt du 2 avril 1992, relaxa l'intéressé du chef d'abus de biens sociaux et confirma la déclaration de culpabilité sur les autres chefs de prévention et la peine prononcée, ainsi que l'irrecevabilité de la constitution de partie civile de ladite société.

3) Devant la Cour de cassation

16. Saisie par le requérant ainsi que par la société IVECO, la chambre criminelle de la Cour de cassation, par un arrêt du 15 mars 1993, cassa et annula l'arrêt de la cour d'appel de Versailles en ses seules dispositions civiles concernant le requérant et ladite société, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ; dans les limites de la cassation ainsi prononcée, elle renvoya la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris.

4) Devant la juridiction de renvoi puis la Cour de cassation

17. Par un arrêt du 17 mai 1994, la cour d'appel de Paris déclara la constitution de partie civile de la société IVECO recevable, fixa à 20 710 000 francs la créance de ladite société à l'encontre du requérant et mit hors de cause les SA SERVEX et PROVEX recherchées par la partie civile comme civilement responsables.

18. Par un arrêt du 12 juin 1995, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta les pourvois formés par le requérant et le syndic de la SA SERVEX.

en droit

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

19. Selon le requérant, la circonstance que, devant la chambre criminelle de la Cour de cassation statuant sur les pourvois formés contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 17 mai 1994, le rapport du conseiller rapporteur et les conclusions de l'avocat général ne furent communiqués ni à lui-même ni à son avocat et qu'ils ne purent en conséquence y répondre, s'analyse en une méconnaissance du principe de l'égalité des armes et de son droit à un procès équitable. Il invoque l'article 6 § 1 et 3 b) et 3 d).

20. La Cour constate que la procédure devant la chambre criminelle de la Cour de cassation avait exclusivement trait à l'action civile et non à l'accusation dont le requérant avait fait l'objet. Ce dernier ne peut donc présentement se prévaloir des dispositions de l'article 6 § 3 b) et 3 d). Il s'ensuit que le grief susmentionné sera examiné sous l'angle du seul article 6 § 1, lequel est rédigé comme il suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

21. Le Gouvernement ne conteste pas que le rapport du conseiller rapporteur et son projet d'arrêt ne sont pas communiqués aux parties. Il souligne toutefois, d'une part, que l'avis que contient ledit rapport est légitimement couvert par le secret du délibéré et, d'autre part, qu'une pratique voudrait que les avocats des parties soient informés de celui-ci par une mention au rôle diffusé à l'Ordre des avocats aux conseils une semaine avant l'audience ; au vu de cette mention, ils pourraient apprécier l'opportunité de déposer une note complémentaire ou de plaider l'affaire.

Quant aux conclusions de l'avocat général, destinées à être présentées oralement, elles ne seraient pas nécessairement rédigées et ne pourraient donc être communiquées aux parties. En tout état de cause, l'avocat du requérant avait la faculté de prendre part à l'audience et, selon l'usage, de répliquer aux conclusions litigieuses, soit oralement, soit par une note en délibéré.

Enfin, l'avocat général n'étant pas « partie » au procès et les rapport et conclusions en cause n'ayant pas davantage été communiqués à l'adversaire du requérant – la société IVECO – le principe de l'égalité des armes n'aurait pas été méconnu. Bref, le grief serait dénué de fondement.

22. Le requérant réplique que le ministère public près la Cour de cassation est « partie » à la procédure et qu'en conséquence, il y a eu rupture de l'égalité des armes du fait que le rapport du conseiller rapporteur et son projet d'arrêt ont été communiqués à l'avocat général ; la circonstance que les conclusions de ce dernier ne lui furent pas davantage fournies et qu'il ne put y répondre confirmerait cette conclusion. Il soutient en outre que les pratiques dont se prévaut le Gouvernement n'existaient pas à l'époque des faits litigieux et qu'en tout état de cause, elles n'auraient aucune « valeur légale ».

23. La Cour constate tout d'abord que l'affaire a trait à une procédure pénale avec constitution de partie civile diligentée par une société contre le requérant. La juridiction d'appel avait condamné ce dernier pour diverses infractions et déclaré la constitution de partie civile irrecevable ; le requérant ainsi que la partie civile s'étaient pourvus en cassation. Par un arrêt du 15 mars 1993, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait cassé et annulé l'arrêt de la cour d'appel de Versailles en ses seules dispositions civiles et, dans les limites de cette cassation, avait renvoyé la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris. Par un arrêt du 17 mai 1994, la cour d'appel avait déclaré la constitution de partie civile recevable et fixé à 20 710 000 francs la créance de ladite société à l'encontre du requérant ; par un arrêt du 12 juin 1995, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait rejeté les pourvois formés contre cette dernière décision.

La Cour note ensuite que le requérant avait saisi les organes de la Convention d'un grief similaire à celui présentement soumis à la Cour et relatif au défaut de respect de l'article 6 § 1 dans le cadre de la procédure devant la chambre criminelle de la Cour de cassation ayant abouti à l'arrêt du 15 mars 1993 : il soutenait que le principe du contradictoire avait été méconnu du fait que ni lui-même ni son conseil n'avaient reçu communication avant l'audience du rapport du conseiller rapporteur alors que ce document avait été fourni à l'avocat général, ainsi qu'en raison de l'impossibilité de répliquer aux conclusions de ce dernier. Par un arrêt du 31 mars 1998 (Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, pp. 665-666), la Cour avait conclu à une violation de l'article 6 § 1, aux motifs suivants :

« 104. La Cour entend rechercher si, considérée dans sa globalité, la procédure devant la chambre criminelle de la Cour de cassation revêtit en l'espèce un caractère « équitable » au sens de l'article 6 § 1.

105. Il n'est pas contesté que bien avant l'audience, l'avocat général reçut communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d'arrêt préparé par celui-ci. Le Gouvernement l'indique lui-même, ledit rapport se compose de deux volets : le premier contient un exposé des faits, de la procédure et des moyens de cassation, et le second, une analyse juridique de l'affaire et un avis sur le mérite du pourvoi.

Ces documents ne furent pas transmis aux requérants ou à leurs conseils. De nos jours, une mention au rôle diffusé à l'ordre des avocats aux Conseils une semaine avant l'audience informe les avocats des parties du sens dudit avis (irrecevabilité du pourvoi, rejet, ou cassation totale ou partielle ; paragraphe 73 ci-dessus).

Les avocats de M
me Reinhardt et de M. Slimane-Kaïd auraient pu plaider l'affaire s'ils en avaient manifesté la volonté ; à l'audience, ils auraient eu la parole après le conseiller rapporteur, ce qui leur eût permis d'entendre le premier volet du rapport litigieux et de le commenter. Le deuxième volet de celui-ci ainsi que le projet d'arrêt – légitimement couverts par le secret du délibéré – restaient en tout état de cause confidentiels à leur égard ; dans le meilleur des cas, ils ne purent ainsi connaître que le sens de l'avis du conseiller rapporteur quelques jours avant l'audience.

En revanche, c'est l'intégralité dudit rapport ainsi que le projet d'arrêt qui furent communiqués à l'avocat général. Or celui-ci n'est pas membre de la formation de jugement. Il a pour mission de veiller à ce que la loi soit correctement appliquée lorsqu'elle est claire, et correctement interprétée lorsqu'elle est ambiguë. Il « conseille » les juges quant à la solution à adopter dans chaque espèce et, avec l'autorité que lui confèrent ses fonctions, peut influencer leur décision dans un sens soit favorable, soit contraire à la thèse des demandeurs (paragraphes 74 et 75 ci-dessus).

Étant donné l'importance du rapport du conseiller rapporteur, principalement du second volet de celui-ci, le rôle de l'avocat général et les conséquences de l'issue de la procédure pour M
me Reinhardt et M. Slimane-Kaïd, le déséquilibre ainsi créé, faute d'une communication identique du rapport aux conseils des requérants, ne s'accorde pas avec les exigences du procès équitable.

106. L'absence de communication des conclusions de l'avocat général aux requérants est pareillement sujette à caution.

De nos jours, certes, l'avocat général informe avant le jour de l'audience les conseils des parties du sens de ses propres conclusions et, lorsque, à la demande desdits conseils, l'affaire est plaidée, ces derniers ont la possibilité de répliquer aux conclusions en question oralement ou par une note en délibéré (paragraphe 79 ci-dessus). Eu égard au fait que seules des questions de pur droit sont discutées devant la Cour de cassation et que les parties y sont représentées par des avocats hautement spécialisés, une telle pratique est de nature à offrir à celles-ci la possibilité de prendre connaissance des conclusions litigieuses et de les commenter dans des conditions satisfaisantes. Il n'est toutefois pas avéré qu'elle existât à l'époque des faits de la cause.

107. Partant, eu égard aux circonstances susdécrites, il y a eu violation de l'article 6 § 1 ».

24. Le requérant allègue présentement une méconnaissance de l'article 6 § 1 dans le cadre de la procédure devant la chambre criminelle de la Cour de cassation ayant abouti à l'arrêt du 12 juin 1995, résultant du fait que ni lui ni son conseil ne reçurent communication avant l'audience du rapport du conseiller rapporteur alors que ce document ainsi que le projet d'arrêt avaient été fournis à l'avocat général.

25. Considérant que rien n'indique que la procédure devant la chambre criminelle de la Cour de cassation a notablement évolué entre mars 1993 et juin 1995 – la Cour note en particulier que le Gouvernement ne soutient pas une pareille thèse –, la Cour ne voit pas de raison de parvenir à une conclusion distincte de celle de l'arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd précité. Dans ces conditions, la Cour considère qu'il y eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

II. sur l'application de l'article 41 de la Convention

26. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

27. M. Slimane-Kaïd demande le remboursement de la somme qu'il a été condamné à payer à la partie civile (20 710 000 francs ; « FRF ») et réclame plus de 40 000 000 FRF pour dommage matériel (pertes de salaires et des sommes correspondant à leur éventuelle augmentation, perte de dividendes sur trois sociétés, perte du capital qu'il détenait sur quatre sociétés et perte du compte courant de l'une de ces sociétés). Il sollicite par ailleurs 6 000 000 FRF pour dommage moral.

28. Le Gouvernement ne se prononce pas.

29. La Cour ne saurait spéculer sur la conclusion à laquelle la chambre criminelle de la Cour de cassation aurait abouti dans le cas où l'article 6 § 1 n'aurait pas été méconnu. En outre, aucun lien de causalité ne se trouve établi entre la violation de cette disposition et les divers éléments du préjudice matériel allégué. Il échet donc d'écarter les prétentions formulées à ce sujet.

Quant au tort moral, la Cour l'estime suffisamment réparé par le constat de violation de l'article 6 § 1 auquel elle parvient.

B. Frais et dépens

30. L'intéressé sollicitait le payement de 80 000 FRF pour ses frais et dépens devant les organes de la Convention ainsi que le remboursement des frais relatifs aux procédures internes.

31. Le Gouvernement ne se prononce pas.

32. Lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle n'accorde au requérant le paiement des frais et dépens qu'il a exposés devant les juridictions nationales que dans la mesure où ils ont été engagés pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, notamment, les arrêts Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, p. 2334, § 63 et Arvois c. France, du 23 novembre 1999, § 21). Tel n'est à l'évidence pas le cas en l'espèce ; cette partie des doléances du requérant doit donc être rejetée.

La Cour estime par contre que le requérant a nécessairement encouru certains frais pour sa représentation devant la Commission puis la Cour ; elle juge raisonnable de lui octroyer 20 000 FRF à ce titre.

C. Intérêts moratoires

33. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en France à la date d'adoption du présent arrêt est de 3,47 % l'an.

Par ces motifs, la Cour, À l'unanimitÉ,

1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

2. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moral ;

3. Dit

a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt est devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 20 000 (vingt mille) francs français pour frais et dépens ;

b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 3,47 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 janvier 2000, en application de l'article 77 § 2 et 3 du règlement.

N. Bratza

Président

S. Dollé

Greffière

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