Jurisprudence : CEDH, 10-05-2001, Req. 25781/94, Chypre c. Turquie

CEDH, 10-05-2001, Req. 25781/94, Chypre c. Turquie

A6854AWR

Référence

CEDH, 10-05-2001, Req. 25781/94, Chypre c. Turquie. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063773-cedh-10052001-req-2578194-chypre-c-turquie
Copier
Cour européenne des droits de l'homme

10 mai 2001

Requête n°25781/94

Chypre c. Turquie



AFFAIRE CHYPRE c. TURQUIE

(Requête n° 25781/94)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mai 2001

En l'affaire Chypre c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M. L. Wildhaber, président,

Mme E. Palm,

MM. J.-P. Costa,

L. Ferrari Bravo,

L. Caflisch,

W. Fuhrmann,

K. Jungwiert,

M. Fischbach,

B. Zupanèiè,

Mme N. Vajiæ,

M. J. Hedigan,

Mme M. Tsatsa-Nikolovska,

MM. T. Panþîru,

E. Levits,

A. Kovler,

K. Fuad, juge ad hoc au titre de la Turquie,

S. Marcus-Helmons, juge ad hoc au titre de Chypre,

ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20, 21, 22 septembre 2000 et 21 mars 2001,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s'appliquaient avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), par le gouvernement de la République de Chypre (« le gouvernement requérant ») le 30 août 1999 et par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 11 septembre 1999 (article 5 § 4 du Protocole n° 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).

2. A son origine se trouve une requête (n° 25781/94) dirigée contre la République de Turquie et dont le gouvernement requérant avait saisi la Commission le 22 novembre 1994 en vertu de l'ancien article 24 de la Convention.

3. Le gouvernement requérant alléguait, en ce qui concerne la situation régnant à Chypre depuis que la Turquie a déclenché des opérations militaires dans le nord de l'île en juillet 1974, que le gouvernement turc (« le gouvernement défendeur ») continuait de contrevenir à la Convention en dépit de l'adoption par la Commission de rapports au titre de l'ancien article 31 de la Convention les 10 juillet 1976 et 4 octobre 1983 et de l'adoption de résolutions à cet égard par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe. Il invoquait en particulier les articles 1 à 11 et 13 de la Convention ainsi que les articles 14, 17 et 18 combinés avec les dispositions précitées. Il tire également des griefs des articles 1, 2 et 3 du Protocole n° 1.

Ces griefs se rapportent selon le cas aux thèmes suivants : Chypriotes grecs portés disparus et leur famille, domicile et biens des personnes déplacées, droit des Chypriotes grecs déplacés à tenir des élections libres, conditions de vie des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre et situation des Chypriotes turcs et de la communauté tsigane installés dans le nord de Chypre.

4. La Commission a déclaré la requête recevable le 28 juin 1996. Ayant constaté qu'il n'existait pas de base permettant de parvenir à un règlement amiable, elle a rédigé et adopté le 4 juin 1999 un rapport où elle établit les faits et formule un avis sur le point de savoir si ces faits révèlent les violations alléguées par le gouvernement requérant.

5. Devant la Cour, le gouvernement requérant est représenté par son agent, M. A. Markides, procureur général de la République de Chypre, et le gouvernement défendeur par son agent, M. Z. Necatigil.

6. Le 20 septembre 1999, le collège de la Grande Chambre a décidé que l'affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 100 § 1 du règlement de la Cour).

7. La composition de la Grande Chambre a été fixée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 (ancienne version) du règlement combiné avec les articles 28 et 29 de ce dernier.

8. A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28 du règlement), le gouvernement défendeur a désigné M. S. Dayýoðlu pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement). Le gouvernement requérant ayant récusé ce juge, la Grande Chambre a pris acte le 8 décembre 1999 de l'intention de M. Dayýoðlu de se déporter, ce dont il avait fait part au président (article 28 §§ 3 et 4 du règlement). Le gouvernement défendeur a ensuite désigné Mme N. Ferdi pour siéger en qualité de juge ad hoc.

Le 8 décembre 1999, la Grande Chambre a également étudié la requête en récusation émise par le gouvernement défendeur à l'égard de M. L. Loucaides, juge élu au titre de Chypre. A cette même date, la Grande Chambre a décidé d'inviter M. Loucaides à se déporter (article 28 § 4 du règlement). Le gouvernement requérant a ultérieurement désigné M. L. Hamilton pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

Le 29 mars 2000, à la suite de la récusation formulée par le gouvernement requérant à l'encontre de Mme Ferdi, la Grande Chambre a estimé que celle-ci ne pouvait pas participer à l'examen de l'affaire (article 28 § 4 du règlement). Plus tard, le gouvernement défendeur a désigné M. K. Fuad pour siéger en qualité de juge ad hoc.

A la suite du décès de M. Hamilton le 29 novembre 2000, l'agent du gouvernement requérant a informé le greffier le 13 décembre 2000 que son gouvernement avait désigné M. S. Marcus-Helmons pour siéger en qualité de juge ad hoc.

9. Lors d'une réunion tenue le 24 octobre 1999 avec les agents et autres représentants des parties afin de les consulter, le président a fixé la procédure à suivre en cette affaire (article 58 § 1 du règlement). Le 24 novembre 1999, la Grande Chambre a approuvé les propositions du président concernant les dispositions à prendre, tant sur le fond qu'en pratique, pour la procédure écrite et orale.

10. Conformément à ce qui avait été convenu, le gouvernement requérant a déposé son mémoire avant la date limite fixée par le président (31 mars 2000). Par une lettre du 24 avril 2000, le délai étant alors expiré, l'agent du gouvernement défendeur a demandé l'autorisation de soumettre son mémoire avant le 24 juillet 2000. Le 3 mai 2000, le président, avec l'accord de la Grande Chambre, a accepté de repousser au 5 juin 2000 la date limite de dépôt du mémoire du gouvernement défendeur, étant entendu que si celui-ci ne se conformait pas au nouveau délai, il serait considéré comme ayant renoncé à son droit de soumettre un mémoire.

Le gouvernement défendeur n'ayant pas respecté ce nouveau délai, le président a informé les agents des deux gouvernements dans une lettre du 16 juin 2000, par l'intermédiaire du greffier, que la procédure écrite était close. Une copie du mémoire du gouvernement requérant a été adressée à l'agent du gouvernement défendeur à seule fin d'information. Dans cette lettre, le président indiquait en outre aux agents qu'une réunion préparatoire à l'audience se tiendrait le 7 septembre 2000 en leur présence.

11. A cette date, le président a rencontré l'agent et d'autres représentants du gouvernement requérant afin de régler les derniers détails d'organisation de l'audience. Bien qu'invité, le gouvernement défendeur n'a pas assisté à cette réunion.

12. L'audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 20 septembre 2000 (article 59 § 2 du règlement). Le gouvernement défendeur n'a pas communiqué à la Cour les noms de ses représentants avant l'audience et n'a pas participé à celle-ci. En l'absence de raisons suffisantes de la part du gouvernement défendeur de ne pas se présenter, la Grande Chambre a décidé de tenir l'audience, cela lui paraissant compatible avec une bonne administration de la justice (article 64 du règlement).

Le président a informé le président du Comité des Ministres de cette décision par une lettre du 21 septembre 2000.

Ont comparu :

pour le gouvernement requérant

MM. A. Markides, procureur général

de la République de Chypre, agent,

I. Brownlie QC,

D. Pannick QC,

Mme C. Palley, Barrister-at-Law,

M. M. Shaw, Barrister-at-Law,

Mme S.M. Joannides, conseil principal

de la République de Chypre,

MM. P. Polyviou, Barrister-at-Law,

P. Saini, Barrister-at-Law, conseils,

N. Emiliou, consultant, conseiller ;

pour le gouvernement défendeur

Le gouvernement défendeur ne s'est pas présenté à l'audience.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Markides, Brownlie, Shaw, Pannick et Polyviou.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A. Le contexte général

13. Les griefs exposés dans la requête à l'étude se rapportent aux opérations militaires menées par la Turquie dans le nord de Chypre en juillet et août 1974 ainsi qu'à la division toujours actuelle du territoire de Chypre. Lorsque la Cour a statué au fond en l'affaire Loizidou c. Turquie en 1996, elle a décrit la présence militaire turque à l'époque des faits en ces termes (arrêt Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 (fond), Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2223, §§ 16-17) :

« 16. Les forces armées turques, comptant plus de 30 000 hommes, sont stationnées à travers la zone occupée du nord de Chypre, qui fait constamment l'objet de patrouilles et renferme des postes de contrôle sur tous les grands axes de communication. L'état-major de l'armée se trouve à Kyrenia. Le 28e régiment d'infanterie est basé à Asha (Assia) ; il couvre le secteur allant de Famagouste à Mia Milia, banlieue de Nicosie, et est fort de 14 500 hommes. Le 39e régiment d'infanterie, avec 15 500 hommes environ, est basé au village de Myrtou et couvre le secteur allant du village de Yerolakkos à Lefka. Les TOURDYK (Forces turques à Chypre en vertu du Traité de garantie (Turkish Forces in Cyprus under the Treaty of Guarantee)) sont stationnées au village de Orta Keuy près de Nicosie ; elles couvrent un secteur allant de l'aéroport international de cette ville à la rivière Pedhieos. Un bataillon naval turc et un avant-poste sont basés respectivement à Famagouste et Kyrenia. Des membres de l'armée de l'air turque sont basés à Lefkoniko, Krini et d'autres terrains d'aviation. Les forces aériennes turques sont stationnées en métropole, à Adana.

17. Les forces turques et tous les civils qui pénètrent dans les zones militaires sont passibles des tribunaux militaires turcs, ainsi que le prévoient pour les « citoyens de la RTCN » le décret de 1979 sur les zones militaires interdites (article 9) et l'article 156 de la Constitution de la « RTCN ». »

14. Dans le contexte de la division de Chypre en deux parties, il s'est produit en novembre 1983 un événement notable : la proclamation de la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »), suivie de l'adoption de la « Constitution de la RTCN » le 7 mai 1985.

La communauté internationale a condamné cette évolution. Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté le 18 novembre 1983 la Résolution 541 (1983) déclarant la proclamation de la « RTCN » juridiquement nulle et demandant à tous les Etats de ne pas reconnaître d'autre Etat chypriote que la République de Chypre. Le Conseil de sécurité a réitéré cet appel dans sa Résolution 550 (1984) du 11 mai 1984. En novembre 1983, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a décidé qu'il continuait à considérer le gouvernement de la République de Chypre comme le seul gouvernement légitime de Chypre et a appelé à respecter la souveraineté, l'indépendance, l'intégrité territoriale et l'unité de la République de Chypre.

15. Selon le gouvernement défendeur, la « RTCN » est un Etat démocratique et constitutionnel politiquement indépendant de tout autre Etat souverain, y compris la Turquie ; c'est le peuple chypriote turc, dans l'exercice de son droit à l'autodétermination, qui a mis en place une administration dans le nord de Chypre, et non la Turquie. Malgré cela, seul le gouvernement chypriote est reconnu au plan international comme le gouvernement de la République de Chypre dans le cadre des relations diplomatiques et contractuelles et dans le fonctionnement des organisations internationales.

16. La Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (« UNFICYP ») tient une zone tampon. Un certain nombre d'initiatives politiques ont été prises par les Nations unies en vue de régler la question chypriote sur la base de solutions institutionnelles acceptables par les deux parties. A cette fin, des pourparlers intercommunautaires se sont déroulés sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies et sur les instructions du Conseil de sécurité. Sur ce point, le gouvernement défendeur a fait valoir que les autorités chypriotes turques de Chypre du Nord menaient les pourparlers en se fondant sur les principes de « bizonalité » et de « bicommunautarisme » (partition de l'île en deux zones et deux communautés), qu'elles considéraient comme acquis dans le cadre d'une constitution fédérale. On trouve confirmation de cette base de négociation dans l'Ensemble d'idées émis par le Secrétaire général des Nations unies le 15 juillet 1992 et les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies des 26 août et 25 novembre 1992, qui prévoient que la solution fédérale recherchée par les deux parties sera « bicommunautaire » et « bizonale ».

Par ailleurs – fait qui présente un intérêt pour la requête à l'étude –, le Comité des personnes disparues des Nations unies (le « CMP ») a été créé en 1981 afin d'examiner « les cas des personnes portées disparues au cours des combats intercommunautaires et des événements de juillet 1974, ou par la suite » et de « dresser des listes exhaustives des personnes portées disparues appartenant aux deux communautés, précisant selon le cas si elles sont en vie ou décédées et, dans ce dernier cas, la date approximative de leur décès ». Le CMP n'a pas encore terminé ses recherches.

B. Les précédentes requêtes interétatiques

17. Le gouvernement requérant a précédemment dirigé trois requêtes contre l'Etat défendeur en vertu de l'ancien article 24 de la Convention pour dénoncer les événements de juillet et août 1974 et leurs conséquences. La Commission a joint la première (n° 6780/74) et la deuxième (n° 6950/75) et adopté à leur sujet le 10 juillet 1976 un rapport au titre de l'ancien article 31 de la Convention (« le rapport de 1976 »), où elle exprime l'avis que l'Etat défendeur a commis des violations des articles 2, 3, 5, 8, 13 et 14 de la Convention et de l'article 1 du Protocole n° 1. Le 20 janvier 1979, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a à son tour adopté la Résolution DH (79) 1 en s'appuyant sur une décision antérieure du 21 octobre 1977. Il y exprime notamment la conviction que « la protection durable des droits de l'homme à Chypre ne peut être réalisée que par le rétablissement de la paix et de la confiance entre les deux communautés, et que des pourparlers intercommunautaires constituent le cadre adéquat pour parvenir à une solution du différend ». En outre, le Comité des Ministres y invite fermement les parties à reprendre les pourparlers intercommunautaires sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies, de façon à se mettre d'accord sur les moyens de résoudre tous les aspects du différend (paragraphe 16 ci-dessus). Le Comité des Ministres a considéré que cette décision mettait un terme à son examen de l'affaire.

Agir sur cette sélection :

Revues liées à ce document

Ouvrages liés à ce document

Chaîne du contentieux

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.