Jurisprudence : CEDH, 02-08-2001, Req. 54273/00, Boultif c. Suisse

CEDH, 02-08-2001, Req. 54273/00, Boultif c. Suisse

A6740AWK

Référence

CEDH, 02-08-2001, Req. 54273/00, Boultif c. Suisse. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063659-cedh-02082001-req-5427300-boultif-c-suisse
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Cour européenne des droits de l'homme

2 août 2001

Requête n°54273/00

Boultif c. Suisse



DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BOULTIF c. SUISSE

(Requête n° 54273/00)

ARRÊT

STRASBOURG

2 août 2001

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive.

En l'affaire Boultif c. Suisse,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. C.L. Rozakis, président,

A.B. Baka,

L. Wildhaber,

G. Bonello,

Mme V. Strážnická,

MM. P. Lorenzen,

M. Fischbach, juges,

et de M. E. Fribergh, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 octobre 2000 et les 28 juin et 10 juillet 2001,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 54273/00) dirigée contre la Suisse et dont un ressortissant algérien, M. Abdelouahab Boultif (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 janvier 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. P. Boillat, chef de la division des affaires internationales, Office fédéral de la Justice.

2. Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint de ce que les autorités suisses n'ont pas renouvelé son autorisation de séjour. En conséquence, il a été séparé de son épouse, une ressortissante suisse, dont on ne saurait attendre qu'elle le suive en Algérie.

3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

4. Par une décision du 5 octobre 2000, la Cour a déclaré la requête recevable.

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). Après avoir consulté les parties, la Cour a décidé qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

6. Le requérant, ressortissant algérien, est né en 1967.

A. La procédure en Suisse

7. Le requérant entra en Suisse avec un visa de tourisme en décembre 1992. Le 19 mars 1993, il épousa M.B., une ressortissante suisse.

8. Le 27 avril 1994, la préfecture (Statthalteramt) du district de Zurich le condamna pour port illégal d'armes.

9. Selon les accusations portées ultérieurement contre l'intéressé, celui-ci commit le 28 avril 1994 à Zurich les infractions de brigandage et d'atteinte aux biens, lui-même et un complice ayant agressé à 1 heure du matin une personne qu'ils avaient jetée à terre, rouée de coups de pieds à la figure et dévalisée de 1 201 francs suisses (CHF).

10. Le tribunal de district (Bezirksgericht) de Zurich reconnut le requérant coupable de ces infractions le 17 mai 1995, mais sa décision fut infirmée en appel car l'intéressé n'avait pas été représenté par un avocat. La procédure reprit devant le tribunal de district, lequel, le 1er juillet 1996, condamna l'intéressé à une peine de dix-huit mois d'emprisonnement, assortie d'un sursis avec mise à l'épreuve.

11. Le parquet et le requérant interjetèrent appel. Le 31 janvier 1997, la cour d'appel (Obergericht) du canton de Zurich condamna l'intéressé à une peine ferme de deux ans d'emprisonnement pour brigandage et atteinte aux biens. Dans son arrêt, cette juridiction estima que le requérant s'était montré particulièrement impitoyable et brutal, et qu'il était lourdement coupable (Verschulden).

12. La Cour de cassation (Kassationsgericht) du canton de Zurich rejeta le 17 novembre 1997 le pourvoi en nullité que l'intéressé forma ultérieurement.

13. Le 11 mai 1998, le requérant commença à purger sa peine de prison de deux ans.

14. Le 19 mai 1998, la direction des affaires sociales et de la sûreté publique (Direktion für Soziales und Sicherheit) du canton de Zurich refusa de renouveler l'autorisation de séjour (Aufenthaltsbewilligung) du requérant.

15. L'intéressé forma contre cette décision un recours que le Gouvernement (Regierungsrat) du canton de Zurich écarta le 21 octobre 1998.

16. Dans une déclaration écrite du 18 novembre 1998, l'épouse du requérant se plaignit de ce que l'on attendait d'elle qu'elle suivît son mari en Algérie. Tout en admettant qu'elle parlait le français, elle fit valoir qu'elle n'aurait ni travail ni argent en Algérie. Elle jugea particulièrement scandaleux que l'on séparât un couple marié.

17. Le 16 juin 1999, le tribunal administratif (Verwaltungsgericht) du canton de Zurich rejeta le recours du requérant contre la décision du 21 octobre 1998. A l'appui du non-renouvellement de l'autorisation de séjour de l'intéressé, il invoqua notamment les articles 7 et 11 de la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers (Bundesgesetz über Aufenthalt und Niederlassung der Ausländer) et l'article 16 § 3 du règlement d'exécution de la loi (Vollziehungsverordnung). Il estima que la défense de l'ordre et de la sûreté publics commandait de ne pas renouveler l'autorisation. Le requérant serait certes séparé de son épouse, mais les conjoints pouvaient mener une vie commune dans un autre pays ou se rendre visite.

18. Le 2 août 1999, le requérant bénéficia d'une libération anticipée.

19. Le 3 novembre 1999, le Tribunal fédéral (Bundesgericht) rejeta le recours de droit administratif (Verwaltungsgerichtsbeschwerde) que l'intéressé forma contre la décision du 21 octobre 1998. Il rappela que, conformément à l'article 10 § 1 de la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers, la condamnation pénale d'un étranger était un motif d'expulsion. L'article 8 de la Convention ne se trouvait pas enfreint, les autorités ayant refusé de renouveler l'autorisation de séjour eu égard à la gravité de l'infraction commise. La mesure était motivée par la défense de l'ordre et de la sûreté publics. Le fait que le requérant avait fait preuve de bonne conduite en prison n'était pas pertinent puisqu'il ne s'agissait pas de sa conduite en liberté.

20. Le Tribunal fédéral constata qu'un grand nombre des parents de l'intéressé vivaient en Algérie et que celui-ci n'avait pas démontré l'existence de liens particulièrement étroits avec la Suisse. Certes, il ne serait pas facile pour son épouse de le suivre en Algérie, mais cette éventualité n'était pas absolument impossible. En effet, l'épouse parlait le français et avait pu établir des contacts par téléphone avec sa belle-mère. Le couple pouvait également vivre en Italie, où le requérant avait séjourné pendant un certain temps avant de se rendre en Suisse.

21. Le 1er décembre 1999, l'Office fédéral des étrangers (Bundesamt für Ausländerfragen) prononça à l'encontre du requérant une interdiction d'entrée à compter du 15 janvier 2000 pour une durée indéterminée (auf unbestimmte Dauer). Par une décision du 3 décembre 1999, il ordonna à l'intéressé de quitter la Suisse pour le 15 janvier 2000.

22. L'intéressé quitta la Suisse à une date non précisée en 2000 ; il réside actuellement en Italie.

B. Formation professionnelle, emploi, et conduite en prison du requérant

23. En décembre 1997, le requérant suivit avec succès une formation de serveur. Du 20 août 1997 au 21 janvier 1998, il travailla comme peintre pour une organisation de réfugiés à Zurich.

24. Pendant que le requérant purgea sa peine de prison à la colonie Ringwil à Hinwil, les services pénitentiaires rédigèrent, le 12 novembre 1998, un rapport provisoire sur la conduite de l'intéressé. D'après ce document, le requérant accomplissait de façon satisfaisante son travail de jardinier et de garçon d'écurie. En outre, il avait de bonnes manières et une personnalité très agréable ; sa chambre était toujours bien rangée ; il revenait en général à l'heure lors de ses permissions de sortie, et les diverses analyses d'urine effectuées en vue de détecter la présence de stupéfiants s'étaient révélées négatives.

25. Selon une attestation de travail de la société C., datée du 28 février 2000, le requérant donnait satisfaction dans son travail d'aide-jardinier et électricien depuis son embauche le 3 mai 1999. Une attestation de la société V., datée de décembre 1999, précise que l'intéressé a donné satisfaction dans son emploi d'aide-jardinier pour cette société pendant dix-huit semaines entre mai et novembre 1999.

C. Le statut du requérant en Italie

26. D'après une lettre adressée par le ministère italien de l'Intérieur à l'ambassade de Suisse à Rome et datée du 20 février 2001, le requérant a séjourné légalement en Italie du 16 août 1989 au 21 février 1992 ; depuis cette date, il n'a pas renouvelé son permis de séjour (permesso di soggiorno).

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

27. L'article 7 § 1 de la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers (Bundesgesetz über Aufenthalt und Niederlassung der Ausländer) dispose :

« Le conjoint étranger d'un ressortissant suisse a droit à l'octroi et à la prolongation de l'autorisation de séjour. Après un séjour régulier et ininterrompu de cinq ans, il a droit à l'autorisation d'établissement. Ce droit s'éteint lorsqu'il existe un motif d'expulsion. »

28. Aux termes de l'article 10 § 1 a) de la loi « l'étranger ne peut être expulsé de Suisse ou d'un canton que (...) s'il a été condamné par une autorité judiciaire pour un crime ou délit (...) ».

29. L'article 11 § 3 de la loi énonce que « l'expulsion ne sera prononcée que si elle paraît appropriée à l'ensemble des circonstances ».

30. L'article 16 § 3 du règlement d'exécution (Vollziehungsverordnung) de la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers se lit ainsi :

« Pour apprécier ce qui est équitable (article 11 § 3 de la loi), l'autorité tiendra notamment compte de la gravité de la faute commise par l'étranger, de la durée de son séjour en Suisse et du préjudice qu'il aurait à subir avec sa famille du fait de l'expulsion. Si une expulsion paraît, à la vérité, fondée en droit selon l'article 10 § 1 a), mais qu'en raison des circonstances elle ne soit pas opportune, l'étranger sera menacé d'expulsion. La menace sera notifiée sous forme de décision écrite et motivée qui précisera ce que l'on attend de l'étranger. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

31. Le requérant se plaint du non-renouvellement de son autorisation de séjour par les autorités suisses. En conséquence, il a été séparé de son épouse, une ressortissante suisse, dont on ne saurait attendre qu'elle le suive en Algérie. Il invoque l'article 8 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

A. Thèses des parties

32. Le requérant soutient que le fait que son épouse parle le français n'est pas un motif suffisant pour qu'elle le rejoigne en Algérie. En outre, dans ce pays, la population vit en permanence dans la peur en raison de l'intégrisme. Il n'est pas non plus suffisant que lui-même et son épouse puissent se rendre visite occasionnellement. Quoi qu'il en soit, chaque cas est différent. En outre, l'intéressé souligne qu'il a donné satisfaction dans son travail, à la fois en prison et par la suite, comme aide-jardinier et électricien. Il avait même un contrat de travail en vue, sous réserve du renouvellement de son autorisation de séjour.

33. Le requérant souligne qu'il vit actuellement en Italie avec des amis, mais que rien ne garantit qu'il pourra continuer à y vivre ; de plus, il n'obtiendra pas de permis de travail dans ce pays. En tout cas, l'on ne peut attendre de son épouse qu'elle accepte de poursuivre leur vie conjugale en Italie.

34. Le Gouvernement conteste la violation de l'article 8 de la Convention. Il invoque les articles 7 § 1, 10 § 1 et 11 § 3 de la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers ainsi que l'article 16 § 3 du règlement d'exécution de la loi, dispositions qui ont toutes été dûment publiées et qui fournissent une base légale suffisante à l'ingérence. Selon ces dispositions, l'autorisation de séjour du conjoint étranger d'un ressortissant suisse n'est pas renouvelée lorsqu'il existe un motif d'expulsion. Les autorités suisses ont été appelées à examiner la proportionnalité de la mesure. Vu les infractions commises par le requérant en Suisse, il ne fait aucun doute que le refus de renouveler son autorisation de séjour était motivé par la sûreté publique, la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales ainsi que par la protection des droits et libertés d'autrui, au sens de l'article 8 § 2 de la Convention.

35. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que la mesure était nécessaire dans une société démocratique, au sens de l'article 8 § 2 de la Convention, et que les autorités suisses n'ont pas outrepassé leur marge d'appréciation. Il invoque en particulier la nature des infractions, la sévérité de la peine d'emprisonnement, la durée du séjour du requérant en Suisse et les incidences du refus de renouveler l'autorisation de séjour sur la situation de l'épouse de l'intéressé. En l'espèce, tant le Tribunal fédéral que le tribunal administratif du canton de Zurich ont procédé à un examen rigoureux de la situation du requérant. Leur appréciation ne saurait être mise en question par le fait que l'intéressé n'a pas récidivé depuis sa libération.

36. En outre, le Gouvernement prétend que la condamnation du requérant justifiait de ne pas renouveler son autorisation de séjour. Quelque seize mois après être entré en Suisse, l'intéressé a commis une infraction grave et a été condamné pour port illégal d'armes. La durée du séjour du requérant en Suisse a été prolongée au motif que l'arrêt de la cour d'appel du canton de Zurich n'était pas encore devenu exécutoire et que l'intéressé devait purger sa peine privative de liberté. Compte tenu de la brutalité avec laquelle l'infraction a été commise, le Gouvernement estime que la jurisprudence de la Cour relative aux infractions à la législation sur les stupéfiants s'applique par analogie à l'espèce (arrêt Dalia c. France du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 92, § 54). Cette atteinte particulièrement grave à l'ordre public justifiait en soi le non-renouvellement de l'autorisation de séjour de l'intéressé.

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