Jurisprudence : CEDH, 26-05-1994, Req. 16/1993/411/490, Keegan c. Irlande

CEDH, 26-05-1994, Req. 16/1993/411/490, Keegan c. Irlande

A6623AW9

Référence

CEDH, 26-05-1994, Req. 16/1993/411/490, Keegan c. Irlande. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063542-cedh-26051994-req-161993411490-keegan-c-irlande
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Cour européenne des droits de l'homme

26 mai 1994

Requête n°16/1993/411/490

Keegan c. Irlande



En l'affaire Keegan c. Irlande*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
Mme E. Palm MM. R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
J. Makarczyk,
J. Blayney, juge ad hoc,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 novembre 1993 et 19 avril 1994,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

* Note du greffier: L'affaire porte le n° 16/1993/411/490. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 7 avril 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 16969/90) dirigée contre l'Irlande et dont un ressortissant de cet Etat, M. Joseph Keegan, avait saisi la Commission le 1er mai 1990 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration irlandaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6, 8 et/ou 14 (art. 6, art. 8, art. 14) de la Convention.

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. B. Walsh, juge élu de nationalité irlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 23 avril 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. J. De Meyer, M. S.K. Martens, Mme E. Palm, M. R. Pekkanen, M. A.N. Loizou, M. J.M. Morenilla et M. J. Makarczyk, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

M. Walsh s'est récusé le 25 mai 1993 (article 24 par. 2 du règlement). Par une lettre du 30 juin, l'agent du gouvernement irlandais ("le Gouvernement") a notifié au greffier la désignation de M. John Blayney, juge à la Cour suprême d'Irlande, en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 du règlement) (art. 43).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 23 septembre 1993 et celui du Gouvernement le 14 octobre. Le secrétaire de la Commission l'a avisé plus tard que le délégué s'exprimerait à l'audience.

5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 23 novembre 1993, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

Mme E. Kilcullen, conseiller juridique adjoint, ministère des Affaires étrangères,
agent, MM. D. Gleeson, Senior Counsel, M. Hanna,
conseils, D. McFadden, B. Carey,
conseillers;

- pour la Commission

Sir Basil Hall,
délégué;

- pour le requérant

Mme D. Browne,
conseil, M. B. Walsh,
solicitor, Mlle C. Walsh,
conseiller.

La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses aux questions de plusieurs juges, Sir Basil Hall, Mme Browne et M. Gleeson.


EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

6. M. Keegan rencontra son amie, Mlle V. ("V.") en mai 1986. Ils vécurent ensemble de février 1987 à février 1988. Aux environs de Noël 1987, ils décidèrent d'avoir un enfant. Plus tard, le 14 février 1988, ils se fiancèrent.

Le 22 février 1988, la grossesse fut confirmée. Peu après, la relation entre V. et le requérant se brisa et ils cessèrent de cohabiter. Le 29 septembre 1988, V. donna naissance à une fille, S., dont M. Keegan était le père. Il rendit visite à V. à une maternité privée et y vit le bébé alors âgé d'un jour. Deux semaines plus tard, il se rendit au domicile des parents de V., mais on ne lui permit de voir ni celle-ci ni l'enfant.

7. Alors qu'elle était enceinte, V. avait pris des dispositions afin de voir adopter son enfant et le 17 novembre 1988 elle le fit placer par un service d'adoption agréé chez des candidats à l'adoption. Elle en informa le requérant par une lettre du 22 novembre 1988.

A. La procédure devant la Circuit Court

8. M. Keegan engagea par la suite une instance devant la Circuit Court en vue d'être nommé tuteur en vertu de l'article 6A par. 1 de la loi de 1964 sur la tutelle des mineurs (Guardianship of Infants Act 1964), pour pouvoir contester l'adoption envisagée. Il sollicita aussi la garde de la fillette. D'après la loi de 1952 sur l'adoption, une ordonnance d'adoption ne peut être prise, notamment, sans le consentement de la mère et du tuteur de l'enfant (paragraphe 19 ci-dessous). Un père marié est le tuteur de ses enfants, à la différence d'un père non marié sauf si le tribunal le désigne comme tel (paragraphes 25 et 26 ci-dessous).

9. Le 29 mai 1989, la Circuit Court désigna le requérant comme tuteur et lui accorda la garde.

B. La procédure devant la High Court

10. Sur recours formé par V. et les candidats à l'adoption contre le jugement de la Circuit Court, la High Court conclut, en juillet 1989, que M. Keegan était apte à être désigné comme tuteur et qu'aucune circonstance touchant au bien-être de l'enfant n'imposait de refuser au père l'exercice de ses droits. Le juge Barron, de la High Court, déclara ce qui suit:

"J'estime que, dans le cadre de l'examen des demandes de tutelle et de garde, je dois apprécier les circonstances actuelles et que, au regard du bien-être de l'enfant, je dois tenir compte du fait qu'elle a été placée en vue de son adoption. Chaque requête doit être considérée comme une partie d'une requête globale et non comme séparée et distincte. Il convient dès lors de vérifier

1. si le père naturel est une personne propre à être désignée comme tuteur et, dans l'affirmative,

2. si, nonobstant cette qualité, il existe des circonstances touchant au bien-être de l'enfant qui s'opposent à cette désignation.

J'estime qu'en l'espèce, le père répond à la première condition et qu'il satisfait à la seconde, sauf si le bien-être de l'enfant est le seul élément à prendre en considération (...)

A mon avis, compte tenu de la finalité de la loi de 1987 sur la condition des enfants (Status of Children Act 1987), le père ne peut se voir dénier ses droits pour des motifs tenant uniquement au bien-être de l'enfant, mais seulement s'il existe des raisons valables de le faire, quod non."

C. La procédure devant la Cour suprême

11. A l'issue de la procédure devant la High Court, le juge Barron accueillit une demande de V. et des candidats à l'adoption l'invitant à solliciter l'avis de la Cour suprême. Il saisit cette dernière des questions préjudicielles suivantes:

"1. Mon interprétation de l'article 6A de la loi de 1964 sur la tutelle des mineurs, inséré par l'article 12 de la loi de 1987 sur la condition des enfants, est-elle correcte?

2. Dans la négative, comment convient-il d'interpréter cet article et quels sont, le cas échéant, les autres principes dérivés soit du droit, soit des dispositions de la Constitution que j'aurais dû appliquer ou prendre en compte pour les questions de tutelle et de garde?"

12. Le 1er décembre 1989, prononçant l'arrêt, rendu à la majorité, de la Cour suprême, le Chief Justice Finlay déclara que la High Court avait donné une mauvaise interprétation de l'article 6A de la loi de 1964 en en déduisant le droit pour le père naturel d'être tuteur. Selon lui, la loi accordait seulement au père naturel le droit de réclamer la tutelle. Elle ne le plaçait pas sur un pied d'égalité avec un père marié. Dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation, la cour devrait envisager d'abord et avant tout le bien-être de l'enfant, et le lien du sang entre l'enfant et le père ne constituerait qu'un des nombreux facteurs que la Cour pourrait juger pertinents à cet égard. Le Chief Justice ajouta notamment ce qui suit:

"(...) bien que les liens du sang entre un père et son enfant puissent créer des droits tenant aux intérêts ou aux préoccupations du premier, le père n'a aucun droit constitutionnel à avoir la tutelle de l'enfant. Cette conclusion n'affecte assurément en rien les considérations qui,
dans d'autres circonstances, servent le bien-être de l'enfant,
tel le fait pour celui-ci de bénéficier de la présence, de la protection et de la tutelle de son père, même lorsque son père et sa mère ne sont pas mariés.

La portée et la nature des droits qui découlent de la relation entre un père et son enfant lorsque le premier n'est pas marié avec la mère sont nécessairement très variables selon les circonstances de chaque cas.

La gamme des variations possibles va, selon moi, de la situation du père d'un enfant conçu dans le cadre d'une relation passagère, pour lequel les droits peuvent être minimes au point d'être quasi inexistants, à la situation où l'enfant est le fruit d'une relation stable et reconnue, élevé dès le début de sa vie par son père et sa mère dans un contexte qui présente virtuellement toutes les caractéristiques d'une famille protégée par la Constitution, cas dans lequel les droits seraient extrêmement étendus (...)"

Il conclut en ces termes:

"(...) il n'y a pas lieu de considérer l'objectif de satisfaire les voeux et les désirs du père de participer à la tutelle et de jouir de la présence de son enfant, à moins que le tribunal n'ait préalablement conclu que la qualité du bien-être de l'enfant qui serait probablement atteinte si on confiait celui-ci, comme c'est le cas actuellement, à la garde des candidats à son adoption, n'est pas sensiblement supérieure au degré de bien-être qui serait probablement le sien s'il était confié à la garde du père."

La question fut alors renvoyée devant la High Court afin qu'elle se prononçât à la lumière de cette interprétation.

D. La procédure ultérieure devant la High Court

13. La High Court reprit l'examen de l'affaire au début de 1990. Elle entendit notamment un pédopsychiatre-conseil, lequel estimait que le transfert de la garde au requérant serait à court terme traumatisant pour l'enfant. A long terme, celle-ci serait plus vulnérable au stress et moins à même de le surmonter. Elle aurait aussi des difficultés à établir des relations de confiance.

14. Dans son arrêt du 9 février 1990, le juge Barron rappela que M. Keegan souhaitait de bonne foi la garde de sa fille et qu'il ressentait l'existence d'un lien affectif avec elle.

Le juge relevait aussi que si l'enfant demeurait chez les parents adoptifs, elle bénéficierait d'un niveau de vie supérieur et poursuivrait probablement des études plus longues. Il considéra toutefois qu'il n'y avait pas lieu de prendre en compte des différences résultant exclusivement de facteurs socio-économiques lorsque l'un des plaignants est un parent naturel. Selon lui, "sinon, l'on favoriserait les personnes aisées par rapport aux personnes moins fortunées, ce qui est incompatible avec l'obligation constitutionnelle de considérer tous les citoyens comme des personnes humaines égales devant la loi".

Appliquant le critère fixé par la Cour suprême, eu égard aux risques pour la santé psychique de l'enfant, il accueillit le recours de la mère naturelle et des candidats à l'adoption en ces termes:

"La conclusion suivante me paraît s'imposer: si la fillette demeure là où elle est, elle deviendra, à l'issue de la procédure d'adoption, membre d'une famille reconnue par la Constitution et sera à l'abri du danger de traumatisme psychologique. En revanche, si elle est déplacée, elle n'appartiendra pas à une telle famille et son avenir risque d'être très différent à court et à long termes. Elle perdra la sécurité que l'on éprouve à se savoir membre d'une famille aimante et attentive. Si elle est déplacée, je suis certain qu'elle deviendra membre d'une cellule aimante et attentive,
équivalente à ses yeux à une famille. Elle perdra toutefois la sécurité et souffrira d'un sentiment d'insécurité résultant des divers facteurs que j'ai énumérés.

A mes yeux, ces différences comme le risque pour sa santé psychique sont telles qu'à mes yeux, le degré de bien-être qu'elle aurait probablement auprès des candidats à l'adoption ne serait pas sensiblement supérieur à celui dont elle bénéficierait si la garde était confiée au père. Cela étant,
le voeu et le souhait exprimés par ce dernier de participer à la tutelle de l'enfant et de jouir de sa présence ne constituent pas un élément dont j'aie à tenir compte. Dans ces conditions, le bien-être de la fillette exige qu'elle demeure avec les personnes qui en ont actuellement la garde. En conséquence, il y a lieu de rejeter la demande."

15. Une ordonnance d'adoption fut rendue ultérieurement.

II. Droit et pratique internes pertinents

A. Recours à la Cour suprême

16. Une décision de la High Court statuant sur un appel d'un jugement de la Circuit Court ne se prête pas à un recours devant la Cour suprême (Eamonn Andrews Productions Limited c. Gaiety Theatre Enterprises, Irish Reports 1978, p. 295). La High Court peut toutefois saisir celle-ci à titre préjudiciel.

B. Adoption

17. En Irlande, l'adoption des enfants se trouve régie par la loi de 1952 sur l'adoption. Cette loi a été modifiée en 1964, 1974 et 1976.

L'article 8 de la loi de 1952 a institué le conseil d'adoption (An Bord Uchtála), investi de certaines fonctions, la principale étant de prendre des ordonnances d'adoption à la demande de personnes désirant adopter un enfant.

18. Seuls un organisme d'adoption agréé ou un conseil sanitaire (Health Board) peuvent prendre des dispositions en vue de l'adoption d'un enfant de moins de sept ans (article 34 de la loi de 1952); lorsque la mère ou le tuteur d'un enfant envisage de le confier à un organisme agréé aux fins d'adoption, ce dernier doit, avant d'accepter l'enfant, indiquer clairement par écrit à la mère ou au père l'effet d'une ordonnance d'adoption sur les droits de la mère ou du tuteur et les dispositions de la loi relatives au consentement à une telle ordonnance (article 39 de la loi de 1952). A l'époque où la fille de M. Keegan fut placée aux fins d'adoption, il était aussi exigé d'aviser par écrit le conseil d'adoption avant ou dans les sept jours suivant la réception de l'enfant au foyer des candidats à l'adoption (article 10 de la loi de 1964 sur l'adoption).

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