Jurisprudence : CEDH, 23-06-1993, Req. 2/1992/347/420, Ruiz-Mateos c. Espagne

CEDH, 23-06-1993, Req. 2/1992/347/420, Ruiz-Mateos c. Espagne

A6555AWP

Référence

CEDH, 23-06-1993, Req. 2/1992/347/420, Ruiz-Mateos c. Espagne. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1029683-cedh-23061993-req-21992347420-ruizmateos-c-espagne
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Cour européenne des droits de l'homme

23 juin 1993

Requête n°2/1992/347/420

Ruiz-Mateos c. Espagne



En l'affaire Ruiz-Mateos c. Espagne*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 51 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Bernhardt, président,
Thór Viljálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
C. Russo,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
N. Valticos,
S.K. Martens, Mme E. Palm, MM. I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
F. Bigi, Sir John Freeland, MM. A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
J. Makarczyk,
D. Gotchev, juges,
D. Ruiz-Jarabo Colomer, juge ad hoc,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 janvier et 27 mai 1993,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Note du greffier

* L'affaire porte le n° 2/1992/347/420. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement du Royaume d'Espagne ("le Gouvernement") puis par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"), les 20 et 21 février 1992, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 12952/87) dirigée contre l'Espagne et dont six ressortissants de cet Etat, MM. José María, Zoilo, Rafael, Isidoro et Alfonso Ruiz-Mateos ainsi que Mme María Dolores Ruiz-Mateos, avaient saisi la Commission le 5 mai 1987 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La requête du Gouvernement renvoie à l'article 48 (art. 48), la demande de la Commission aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration espagnole reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et ont désigné leurs conseils (article 30), que le président a autorisés à employer l'espagnol (article 27 par. 3).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J.M. Morenilla, juge élu de nationalité espagnole (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 février 1992, celui-ci a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir M. F. Gölcüklü, M. C. Russo, M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. R. Pekkanen, M. F. Bigi et M. L. Wildhaber (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

Par une lettre du 26 février au président, M. Morenilla avait déclaré se récuser en application de l'article 24 par. 2 du règlement, car il avait représenté le gouvernement espagnol devant la Commission en tant qu'agent. Le 6 avril, ledit Gouvernement a notifié au greffier la nomination de M. Rafael de Mendizábal Allende, conseiller au Tribunal suprême, en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 du règlement) (art. 43).

Le 20 octobre, le greffier a reçu une lettre de ce dernier déclarant se récuser "pour une raison spéciale" (article 24 par. 3), après sa nomination comme membre du Tribunal constitutionnel. Le gouvernement espagnol a désigné, le 20 novembre, un nouveau juge ad hoc en la personne de M. Dámaso Ruiz-Jarabo Colomer, magistrat détaché comme chef de cabinet du président du Conseil général du pouvoir judiciaire.

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal avait consulté entre-temps, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et les requérants au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à ses ordonnances et instructions, le greffier a reçu les mémoires respectifs du Gouvernement et des requérants les 6 et 7 juillet 1992. Le secrétaire de la Commission l'a avisé le 8 septembre que le délégué s'exprimerait en plaidoirie.

5. Les 10 avril et 30 juin 1992, le président avait autorisé le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne puis celui de la République du Portugal, en vertu de l'article 37 par. 2 du règlement, à présenter des observations écrites sur l'applicabilité de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention aux juridictions constitutionnelles. Elles sont arrivées au greffe les 10 juin et 27 août.

6. Le 23 novembre 1992, date initialement prévue pour l'audience - qu'il avait fallu renvoyer à cause de la récusation de M. de Mendizábal Allende -, la chambre a décidé, en vertu de l'article 51 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.

7. Le 27 novembre 1992, le président a fixé au 27 janvier 1993 la date d'ouverture des débats. Ils se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, sous la présidence de M. Bernhardt, vice-président de la Cour, M. Ryssdal se trouvant empêché (article 9 du règlement). La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement (dont le président avait autorisé l'agent à s'exprimer en espagnol - article 27 par. 2)

MM. J. Borrego Borrego, chef du service juridique des droits de l'homme, ministère de la Justice,
agent, J.L. Fuertes Suárez, ministère de la Justice, conseil;

- pour la Commission

M. M.P. Pellonpää,
délégué;

- pour les requérants

Mes M. García Montes, avocat, S. Sánchez Pardo, avocat, F. Ruhlmann, avocat,
conseils.

La Cour a entendu en leurs plaidoiries, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Borrego Borrego pour le Gouvernement, M. Pellonpää pour la Commission et Mes García Montes, Sánchez Pardo et Ruhlmann pour les requérants. Ces derniers et le Gouvernement ont produit certains documents.


EN FAIT

8. De nationalité espagnole, M. José María Ruiz-Mateos, homme d'affaires, M. Zoilo Ruiz-Mateos, M. Rafael Ruiz-Mateos, M. Isidoro Ruiz-Mateos, M. Alfonso Ruiz-Mateos et Mme María Dolores Ruiz-Mateos sont frères et soeur. En 1983, ils possédaient 100 % des actions de RUMASA S.A., société mère du groupe RUMASA, comprenant plusieurs centaines d'entreprises dans lesquelles elle détenait une participation variable.

I. Les circonstances de l'espèce

A. L'expropriation du groupe RUMASA

9. Par un décret-loi du 23 février 1983, le gouvernement ordonna l'expropriation pour cause d'utilité publique de la totalité des actions des sociétés constituant le groupe RUMASA, y compris celles de la société mère (article 1). Bénéficiaire de la mesure, l'Etat devait, par l'intermédiaire de la direction générale du Patrimoine, prendre aussitôt possession des biens expropriés (article 2).

Entériné le 2 mars 1983 par la Chambre des députés, le décret-loi donna lieu à un recours devant le Tribunal constitutionnel (recurso de inconstitucionalidad, article 161 par. 1 a) de la Constitution, paragraphe 26 ci-dessous), un groupe de députés contestant sa constitutionnalité. La haute juridiction débouta les parlementaires par un arrêt du 2 décembre 1983, adopté avec la voix prépondérante du président; dans une opinion dissidente, six magistrats estimèrent que la procédure suivie pour réaliser l'expropriation enfreignait la Constitution.

10. Entre-temps, la loi 7/1983 du 29 juin 1983, publiée le lendemain dans le Journal Officiel de l'Etat (Boletín Oficial del Estado), avait remplacé le décret-loi en question. Ses articles 1 et 2 ordonnaient l'expropriation et la prise de possession immédiates des sociétés concernées dans des termes similaires à ceux du décret-loi (paragraphe 9 ci-dessus). Lesdites mesures visaient un but d'utilité publique et d'intérêt social, car les banques du groupe avaient pris, pour financer les sociétés de celui-ci, des risques jugés disproportionnés par rapport à leur solvabilité, mettant ainsi en danger "la stabilité du système financier et les intérêts des déposants, salariés et tiers".

B. L'action en restitution des biens expropriés

1. La procédure en première instance

11. Dans l'intervalle entre la publication du décret-loi et celle de la loi 7/1983, M. José María Ruiz-Mateos avait introduit le 8 avril 1983, tant pour son propre compte qu'au nom des autres requérants et de RUMASA S.A., une action sommaire en restitution (interdicto de recobrar) des biens expropriés. Le 11 avril, le tribunal de première instance (juzgado de primera instancia) n° 18 de Madrid - composé d'un juge unique - la déclara irrecevable pour vices de forme: l'intéressé n'avait pas fourni la preuve de la spoliation dont il se plaignait, ni de la possession des biens en question avant celle-ci.

12. Le 9 mai 1983, M. José María Ruiz-Mateos déposa une nouvelle demande portant sur 50 % des actions de RUMASA S.A. Les cinq autres requérants en firent autant le 27 mai pour le reste, à concurrence de 10 % chacun. Les deux affaires furent attribuées respectivement aux tribunaux de première instance n° 18, qui rouvrit le dossier, et n° 21 de Madrid.

13. Les 4 et 5 juillet 1983, l'avocat de l'Etat (Abogado del Estado), représentant le gouvernement, obtint la suspension, pour trois mois, des deux procédures en vue de consulter ses supérieurs; les recours des requérants contre ces décisions furent rejetés les 16 et 18 juillet.

Le 21 septembre, l'avocat de l'Etat demanda la jonction des deux procès. Le tribunal n° 18 y consentit le 22 novembre après avoir recueilli, le 18, l'avis favorable de M. José María Ruiz-Mateos. Les cinq autres requérants ayant marqué leur accord le 23 mars 1984, le tribunal n° 21 ordonna, le 27, la transmission du dossier au tribunal n° 18 qui le reçut le 9 mai.

14. Dès le 21 mars 1984, le premier requérant avait prié le tribunal n° 18 de saisir le Tribunal constitutionnel d'une question relative à la conformité des articles 1 et 2 de la loi 7/1983 (paragraphe 10 ci-dessus) avec les articles 14, 24 et 33 de la Constitution (cuestión de inconstitucionalidad, paragraphes 25, 26 et 27 ci-dessous). Le tribunal tint des audiences les 18 juin et 17 septembre 1984. Le 19 septembre, il invita les parties à formuler leurs observations dans les dix jours (article 35 de la loi organique 2/1979 sur le Tribunal constitutionnel, "loi organique 2/1979", paragraphe 27 ci-dessous). L'avocat de l'Etat répondit, le 29 septembre, que la question n'était pas pertinente dans le cadre d'une procédure sommaire portant sur l'examen d'une action possessoire. Le ministère public s'y opposa lui aussi le 1er octobre. A la même date, les requérants présentèrent à l'appui de leurs prétentions deux mémoires longs respectivement de quatre-vingt-cinq et trente-sept pages.

15. Par une décision (auto) du 5 octobre 1984, le tribunal n° 18 déféra au Tribunal constitutionnel la question de la conformité desdits articles de la loi 7/1983 avec l'article 24 par. 1 de la Constitution: les intéressés n'avaient pu ni invoquer devant les tribunaux leur droit de propriété sur les biens soumis à expropriation par voie législative, ni contester la nécessité de les saisir. Le juge estimait que la décision sur le fond du litige dépendait de la validité des dipositions controversées.

16. Le Tribunal constitutionnel retint la question le 17 octobre 1984, puis la porta à la connaissance de la Chambre des députés, du Sénat, du gouvernement et du procureur général de l'Etat (Fiscal General del Estado), qui pouvaient déposer des observations dans un délai commun de quinze jours (article 37 par. 2 de la loi organique 2/1979, paragraphe 27 ci-dessous).

Le Tribunal reçut les observations du ministère public et de l'avocat de l'Etat les 5 et 6 novembre; le 12, le président de la Chambre des députés indiqua qu'elle n'en présenterait pas.

17. Le 27 janvier 1986, M. José María Ruiz-Mateos se plaignit du retard de la procédure; il invoquait les articles 24 par. 2 de la Constitution (paragraphe 25 ci-dessous) et 6 par. 1 de la Convention. Le Tribunal joignit la requête (recurso de queja) au dossier le 30 janvier, mais n'y donna pas suite car le requérant n'avait pas qualité pour agir.

Le 7 février, l'intéressé saisit derechef le Tribunal en alléguant que la décision du 30 janvier violait l'article 24 de la Constitution et en prétendant avoir qualité pour agir dans la procédure constitutionnelle, parce que partie à la procédure principale. Le 21 février, le Tribunal confirma sa décision antérieure.

18. Après l'élection de six nouveaux magistrats au Tribunal constitutionnel, M. José María Ruiz-Mateos en récusa deux le 26 mars 1986 pour défaut d'impartialité: selon lui, l'un était un ami notoire du président du gouvernement; l'autre avait déjà connu de l'affaire en qualité de conseiller du ministre de la Justice et aurait, notamment, participé à la rédaction du discours au Parlement relatif à l'expropriation de RUMASA.

Le 10 avril, le Tribunal écarta la demande au motif que le requérant n'avait pas qualité pour agir.

19. Par un arrêt du 19 décembre 1986, il jugea les articles 1 et 2 de la loi 7/1983 conformes à l'article 24 de la Constitution. Les expropriations par voie législative - même au moyen d'une loi relative à un cas particulier - ne violaient pas la Constitution. Sans doute les intéressés subissaient-ils des limitations de la protection judiciaire de leurs droits, faute de pouvoir contester en justice la nécessité de la saisie de leurs biens, mais ils avaient tout loisir de s'opposer à la mesure auprès des tribunaux administratifs et de leur demander de soulever une question d'inconstitutionnalité; en outre, la dernière décision desdits tribunaux pouvait donner lieu à un recours d'amparo fondé sur le droit à l'égalité devant la loi. Enfin, la loi litigieuse n'avait nullement privé les propriétaires de leur droit à une indemnisation appropriée, qu'ils pouvaient invoquer devant le comité provincial d'expropriation (jurado provincial d'expropiación) - organe administratif compétent -, puis devant la juridiction administrative.

Deux magistrats estimèrent, dans une opinion dissidente, que la procédure d'expropriation utilisée avait privé les requérants de leur droit d'accès aux tribunaux.

20. Le tribunal n° 18 reçut communication de cet arrêt le 22 décembre 1986 et, le lendemain, rejeta l'action en restitution.

2. La procédure en appel

21. Le 27 décembre 1986, les requérants saisirent l'Audiencia provincial de Madrid d'un appel qu'elle déclara recevable le 5 février 1987.

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