Jurisprudence : CEDH, 29-11-1988, Req. 10/1987/133/184-187, Brogan et autres

CEDH, 29-11-1988, Req. 10/1987/133/184-187, Brogan et autres

A6499AWM

Référence

CEDH, 29-11-1988, Req. 10/1987/133/184-187, Brogan et autres. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1028061-cedh-29111988-req-101987133184187-brogan-et-autres
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Cour européenne des droits de l'homme

29 novembre 1988

Requête n°10/1987/133/184-187

Brogan et autres



En l'affaire Brogan et autres*,

* Note du greffe: L'affaire porte le no. 10/1987/133/184-187. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
J. A. Carrillo Salcedo,
N. Valticos,
S.K. Martens,
Mme E. Palm,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 mai et 28 octobre 1988,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:


PROCEDURE

1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 15 juillet 1987 puis par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ("le Gouvernement") le 3 août 1987, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouvent quatre requêtes (n° 11209/84, 11234/84, 11266/84 et 11386/85) dirigées contre le Royaume-Uni et dont MM. Terence Brogan, Dermot Coyle, William McFadden et Michael Tracey, citoyens britanniques, avaient saisi la Commission en vertu de l'article 25 (art. 25) les 18 octobre 1984, 22 octobre 1984, 22 novembre 1984 et 8 février 1985.

2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Tout comme la requête du Gouvernement, elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux obligations qui découlent de l'article 5 (art. 5), auquel elle ajoute l'article 13 (art. 13).

3. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, chacun des requérants a exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et désigné son conseil (article 30).

4. La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 août 1987, le vice-président de celle-ci, agissant sur délégation du président, en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. B. Walsh, A. Spielmann, A. Donner, J. De Meyer et J. A. Carrillo Salcedo, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, M. J. Pinheiro Farinha, suppléant, a remplacé M. Donner, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).

5. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et l'avocat des requérants au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu le mémoire du Gouvernement le 14 décembre 1987 et celui des requérants le 18 janvier 1988.

Le 14 mars 1988, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué y répondrait lors des audiences.

Les 24 février et 18 mars 1988, respectivement, l'agent du Gouvernement et les conseils des requérants ont fourni d'autres documents.

6. Par une lettre arrivée le 23 novembre 1987, la Standing Advisory Commission on Human Rights (Commission consultative permanente pour les Droits de l'Homme), Belfast, a sollicité l'autorisation de formuler des observations écrites (article 37 par. 2). Le président la lui a octroyée, sous certaines conditions, le 2 décembre et les observations dont il s'agit sont parvenues au greffe le 19 janvier 1988.

7. Le 15 mars 1988, le président a fixé au 25 mai la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38).

8. Le 23 mars 1988, la chambre s'est dessaisie au profit de la Cour plénière (article 50).

9. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. M. Wood, conseiller juridique,
Foreign and Commonwealth Office,
agent,

Sir Nicholas Lyell, Q.C., Solicitor General,

MM. A. Campbell, Q.C.,

N. Bratza, Q.C.,
conseils;

- pour la Commission

M. H. Danelius,
délégué;

- pour les requérants

MM. R. Charles Hill, Q.C.,

S. Treacy, Barrister-at-Law,
conseils,

J. Christopher Napier,
solicitor.

10. La Cour a entendu en leurs déclarations Sir Nicholas Lyell pour le Gouvernement, M. Danelius pour la Commission et M. Hill pour les requérants. Le Gouvernement a adressé ses réponses aux questions de la Cour et à celles d'un juge les 25 mai et 24 juin.


EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A. Terence Patrick Brogan

11. Le premier requérant, M. Terence Patrick Brogan, est né en 1961. Agriculteur, il réside dans le comté de Tyrone, en Irlande du Nord.

12. Le 17 septembre 1984 à 6 h 15, des policiers l'appréhendèrent chez lui en vertu de l'article 12 de la loi de 1984 portant dispositions temporaires sur la prévention du terrorisme (Prevention of Terrorism (Temporary Provisions) Act 1984, "la loi de 1984"). Conduit alors à la caserne de Gough, Armagh, il y resta détenu jusqu'à sa libération le 22 septembre 1984 à 17 h 20, soit pendant cinq jours et onze heures.

13. Quelques heures après son arrestation, il fut interrogé sur sa participation présumée à une attaque contre une patrouille mobile de la police, survenue le 11 août 1984 dans le comté de Tyrone et qui avait causé la mort d'un sergent et des blessures graves à un autre policier. On le questionna aussi sur son appartenance supposée à l'Armée républicaine irlandaise provisoire (Provisional Irish Republican Army, "l'I.R.A."), organisation interdite aux fins de la loi de 1984. Observant un silence total, il refusa de répondre. En outre, il se détournait des enquêteurs et fixait le sol, le plafond ou le mur et de temps à autre se mettait au garde-à-vous. Il reçut la visite de son solicitor (homme de loi) les 19 et 21 septembre.

B. Dermot Coyle

14. Le deuxième requérant, M. Dermot Coyle, est né en 1953. Actuellement au chômage, il réside dans le comté de Tyrone, en Irlande du Nord.

15. Le 1er octobre 1984 à 6 h 35, des policiers l'appréhendèrent chez lui en vertu de l'article 12 de la loi de 1984. Conduit alors à la caserne de Gough, Armagh, il y resta détenu jusqu'à sa libération le 7 octobre 1984 à 11 h 05, soit pendant six jours et seize heures et demie.

16. Quelques heures après son arrestation, il fut interrogé au sujet d'une mine terrestre placée dans le but de tuer des membres des forces de sécurité le 23 février 1984, ainsi que de l'explosion d'une bombe incendiaire le 13 juillet 1984, incidents qui avaient tous deux eu lieu dans le comté de Tyrone. On le questionna aussi sur son stock présumé d'armes à feu et sur son appartenance alléguée à l'I.R.A. provisoire. Il garda un silence total, sauf une fois où il demanda ses cigarettes. Au cours d'un interrogatoire, il cracha à plusieurs reprises par terre et par-dessus la table de la salle. Il reçut la visite de son solicitor les 3 et 5 octobre.

C. William McFadden

17. Le troisième requérant, M. William McFadden, est né en 1959. Actuellement au chômage, il réside à Londonderry, en Irlande du Nord.

18. Le 1er octobre 1984 à 7 h, il fut appréhendé chez lui par un policier en vertu de l'article 12 de la loi de 1984. Conduit alors au centre de détention de la police de Castlereagh, à Belfast, il y resta jusqu'à sa libération le 5 octobre 1984 à 13 h, soit pendant quatre jours et six heures.

19. Quelques heures après son arrestation, il fut interrogé au sujet du meurtre d'un soldat lors d'un attentat à la bombe, le 15 octobre 1983 à Londonderry, ainsi que de celui d'un autre militaire au cours d'un attentat à la bombe à essence, accompagné d'une fusillade, le 23 avril 1984 dans la même ville. On le questionna aussi sur son appartenance présumée à l'I.R.A. provisoire. Il garda un silence complet, sauf en une occasion où il répondit à des questions de caractère général. En outre, de temps à autre il se levait ou s'asseyait sur le sol de la salle. Il reçut la visite de son solicitor le 3 octobre.

D. Michael Tracey

20. Le quatrième requérant, M. Michael Tracey, est né en 1962. Apprenti menuisier, il réside à Londonderry, en Irlande du Nord.

21. Le 1er octobre 1984 à 7 h 04, des policiers l'appréhendèrent chez lui en vertu de l'article 12 de la loi de 1984. Conduit alors au commissariat de Castlereagh de la police royale de l'Ulster (Royal Ulster Constabulary, "la R.U.C."), à Belfast, il y resta détenu jusqu'à sa libération le 5 octobre 1984 à 18 h, soit pendant quatre jours et onze heures.

22. Quelques heures après son arrestation, il fut interrogé sur l'attaque à main armée, les 3 mars et 29 mai 1984, de bureaux de poste à Londonderry ainsi que sur un complot d'assassinat de membres des forces de sécurité. On le questionna aussi sur son appartenance présumée à l'Armée nationale irlandaise de libération (Irish National Liberation Army, "l'I.N.L.A."), organisation terroriste prohibée. Il garda un silence complet, sauf sur quelques points de caractère général, et essaya d'interrompre les interrogatoires en frappant sur les tuyaux de chauffage de la salle, en sifflant et en cognant sa chaise contre les murs et sur le sol. Il reçut la visite de son solicitor le 3 octobre.

E. Faits communs aux quatre requérants

23. Les requérants furent tous informés par le policier procédant à leur arrestation qu'il les appréhendait au titre de l'article 12 de la loi de 1984 et qu'il existait des motifs plausibles de les soupçonner d'avoir commis, préparé ou incité à perpétrer des actes de terrorisme liés à la situation en Irlande du Nord. On les avisa qu'ils n'avaient pas l'obligation de parler, mais que toutes leurs déclarations pourraient servir d'éléments de preuve.

24. Le lendemain de son arrestation, chacun d'eux apprit par des policiers que le ministre pour l'Irlande du Nord avait accepté de prolonger sa détention de cinq jours, en application de l'article 12 par. 4 de la loi de 1984. Ils ne furent ni traduits devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires, ni inculpés après leur élargissement.

II. DROIT ET PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Introduction

25. La situation critique qui régnait en Irlande du Nord au commencement des années 1970, et l'ampleur des menées terroristes dont elle s'accompagnait, se trouvent à l'origine de la loi de 1974 portant dispositions provisoires sur la prévention du terrorisme (Prevention of Terrorism (Temporary Provisions) Act 1974, "la loi de 1974"). De 1972 à 1983, on attribua au terrorisme en Irlande du Nord plus de deux milliers de morts, contre une centaine en Grande-Bretagne. Au milieu des années 1980 on enregistra beaucoup moins de tués qu'au début de la décennie précédente, mais le terrorisme systématique persista.

26. La loi de 1974 entra en vigueur le 29 novembre 1974. Elle proscrivait l'I.R.A., déjà interdite en Irlande du Nord, et réprimait tout soutien ouvert à cette organisation en Grande-Bretagne. En outre, elle dotait la police de pouvoirs spéciaux en matière d'arrestation et de garde à vue pour lui permettre de lutter plus efficacement contre la menace du terrorisme (paragraphes 30-33 ci-dessous).

27. La loi de 1974 devait être reconduite tous les six mois par le Parlement afin qu'il pût contrôler, entre autres, la nécessité de maintenir les pouvoirs d'exception. Il en alla ainsi jusqu'en mars 1976, date à laquelle elle fut promulguée derechef moyennant certains amendements.

D'après l'article 17 de la loi de 1976, il fallait que le Parlement confirmât les pouvoirs spéciaux tous les douze mois. A son tour, ladite loi fut renouvelée chaque année jusqu'en 1984, date à laquelle elle fut repromulguée sous une forme modifiée. La loi de 1984, entrée en vigueur en mars, a prohibé l'I.N.L.A. en sus de l'I.R.A. Reconduite tous les ans, elle cessera de s'appliquer en mars 1989, date à laquelle le gouvernement compte proposer une législation permanente.

28. La loi de 1976 fit l'objet de rapports de Lord Shackleton et de Lord Jellicoe, publiés en juillet 1978 et janvier 1983 respectivement. Des rapports annuels sur celle de 1984 furent présentés au Parlement par Sir Cyril Philips (pour 1984 et 1985) et par le Vicomte Colville (pour 1986 et 1987), qui réalisa aussi en 1987 une étude de plus grande ampleur sur le jeu de la loi de 1984.

29. Ces diverses analyses furent demandées par le gouvernement et communiquées au Parlement pour aider à déterminer si la législation continuait à correspondre à un besoin. Leurs auteurs concluaient en particulier qu'eu égard aux problèmes inhérents à la prévention et à la détection du terrorisme, il se révélait indispensable de conserver les pouvoirs d'exception en matière d'arrestation et de garde à vue. Ils écartaient l'idée de confier aux tribunaux les décisions prolongeant la garde à vue, notamment parce qu'elles se fondaient sur des renseignements fort délicats que l'on ne pouvait divulguer aux détenus, ni à leurs conseils. Pour différentes raisons, pareille décision relevait bien du domaine de l'exécutif.

B. Le pouvoir d'arrestation sans mandat prévu par la loi de 1984 et par d'autres

30. Les clauses pertinentes de l'article 12 de la loi de 1984, analogues à celles des lois de 1974 et 1976, sont les suivantes:

"12. (1) (...) un agent de police peut arrêter sans mandat une personne qu'il a des motifs plausibles de soupçonner

(...)

b) d'être ou avoir été impliquée dans l'accomplissement, la préparation ou l'instigation d'actes de terrorisme auxquels s'applique ce titre de la présente loi;

(...)

(3) Les actes de terrorisme auxquels s'applique ce titre de la présente loi sont:

a) les actes de terrorisme liés à la situation en Irlande du Nord;

(...)

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