Jurisprudence : CEDH, 07-10-1988, Req. 14/1987/137/191, Salabiaku

CEDH, 07-10-1988, Req. 14/1987/137/191, Salabiaku

A6478AWT

Référence

CEDH, 07-10-1988, Req. 14/1987/137/191, Salabiaku. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1028036-cedh-07101988-req-141987137191-salabiaku
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Cour européenne des droits de l'homme

7 octobre 1988

Requête n°14/1987/137/191

Salabiaku



En l'affaire Salabiaku*,

*Note du greffe: L'affaire porte le n° 14/1987/137/191. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 et 25 juin, puis le 26 septembre 1988,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l'homme ("la Commission") le 23 octobre 1987, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 10519/83) dirigée contre la République française et dont un ressortissant zaïrois, M. Amosi Salabiaku, avait saisi la Commission le 29 juillet 1983 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux obligations qui découlent de l'article 6 paras. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et a désigné ses conseils (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 30 novembre 1987, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Gölcüklü, M. F. Matscher et M. B. Walsh, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et les avocats de M. Salabiaku au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu, le 21 mars 1988, le mémoire du Gouvernement et, le 20 juin, les demandes du requérant au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention; par une lettre du 27 avril, le secrétaire de la Commission a fait savoir que le délégué s'exprimerait lors des audiences.

5. Le 28 avril 1988, le président a fixé au 20 juin la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par l'intermédiaire du greffier (article 38 du règlement).

6. Le 26 mai, puis les 20 et 29 juin, Gouvernement et Commission ont fourni à ce dernier plusieurs documents que le président ou la Cour l'avaient chargé de se procurer.

7. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères,
agent et conseil,

M. J.-C. Chouvet, sous-directeur des droits de l'homme à la même direction,

M. M. Dobkine, magistrat à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice,

M. C. Merlin, sous-directeur des affaires juridiques et contentieuses à la direction générale des douanes et des impôts indirects du ministère de l'Economie, des Finances et du Budget, conseillers;

- pour la Commission

M. A. Weitzel,
délégué;

- pour le requérant

Me J.-P. Combenègre, avocat,
conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions et à celle d'un de ses membres, MM. Puissochet et Chouvet pour le Gouvernement, M. Weitzel pour la Commission et Me Combenègre pour le requérant.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8. Ressortissant zaïrois né en 1951, M. Amosi Salabiaku réside à Paris avec sa famille.

9. Le 28 juillet 1979, il se rendit à l'aérogare de Roissy pour y retirer un colis dont un message télétypé lui avait annoncé l'arrivée à bord d'un appareil d'Air Zaïre et qui, selon lui, devait contenir quelques échantillons de denrées alimentaires africaines, expédiés à son intention par l'intermédiaire d'un de ses parents, employé de ladite compagnie. Ne le trouvant pas, il alla voir un préposé d'Air Zaïre. Celui-ci lui désigna une malle cadenassée, restée en souffrance et sur laquelle figurait un coupon de bagages d'Air Zaïre mais aucun nom. Sur les conseils de policiers de surveillance, il lui suggéra de la laisser sur place, lui donnant à entendre qu'elle pouvait renfermer des marchandises prohibées.

Le requérant s'en empara néanmoins; il franchit la douane sans encombre - il avait choisi de passer par le "filtre vert" réservé aux voyageurs n'ayant rien à déclarer - avec trois autres Zaïrois qu'il rencontrait là pour la première fois. Aussitôt après, il demanda par téléphone à son frère Lupia de venir le chercher à un terminal proche de leur domicile pour lui prêter assistance car le bagage en question se révélait plus lourd que prévu.

10. Les douaniers interpellèrent alors M. Amosi Salabiaku et ses trois compagnons, qui s'apprêtaient à emprunter le car navette d'Air France. Il mit hors de cause ses trois compatriotes, qui recouvrèrent immédiatement leur liberté, et se reconnut comme le destinataire de la malle.

Après avoir forcé la fermeture de celle-ci, les douaniers découvrirent, sous des victuailles, un double fond soudé dissimulant 10 kg de cannabis en herbe et graines. Le requérant affirma qu'il en ignorait la présence et qu'il avait pris à tort ladite malle pour le colis annoncé. Son frère fut à son tour appréhendé à la Porte Maillot (Paris).

11. Le 30 juillet 1979, la compagnie Air Zaïre téléphona chez le logeur de MM. Amosi et Lupia Salabiaku; elle l'informa qu'un colis portant le nom du requérant et son adresse à Paris était parvenu par erreur à Bruxelles. Ouvert par un magistrat instructeur, il ne renfermait que de la farine de manioc, de l'huile de palme, du piment et de la pâte d'arachide.

12. Elargis le 2 août 1979, les deux frères se virent inculper, avec un certain K. lui aussi de nationalité zaïroise, tant du délit pénal d'importation illicite de stupéfiants (articles L. 626, L. 627, L. 629, L. 630-1, R. 5165 et suivants du code de la santé publique) que du délit douanier d'importation en contrebande de marchandises prohibées (articles 38, 215, 414, 417, 419 et 435 du code des douanes, articles 42, 43-1 et suivants, 44 du code pénal). Une ordonnance du 25 août 1980 les renvoya en jugement devant le tribunal de grande instance de Bobigny.

13. Le 27 mars 1981, la 16e chambre de cette juridiction relaxa MM. Lupia Salabiaku et K. au bénéfice du doute, mais déclara coupable le requérant. Elle releva notamment:

"Ce qui établit la mauvaise foi du [prévenu], c'est qu'il n'a manifesté aucune surprise lorsque le premier sac ouvert en sa présence s'est révélé ne contenir aucune denrée contenue dans le second alors qu'il a décrit nettement ce qu'il prétendait attendre venant du Zaïre et reçu en second lieu.

Ce dernier sac est parvenu à Bruxelles dans des conditions qui n'ont pu être établies et son existence ne saurait dissiper les présomptions qui sont suffisamment graves, précises et concordantes pour entrer en voie de condamnation (...)."

En conséquence, le tribunal prononça contre M. Amosi Salabiaku une peine de deux ans d'emprisonnement et l'interdiction définitive du territoire français. Il lui infligea de plus, au titre de l'infraction douanière, une amende de 100.000 francs français à verser à l'administration des douanes, partie civile (article 414 du code des douanes).

14. Le requérant et le procureur de la République interjetèrent appel.

Le 9 février 1982, la cour de Paris (10e chambre) réforma le jugement quant au délit pénal d'importation illicite de stupéfiants, par les motifs ci-après:

"(...) les faits (...) ne sont pas suffisamment établis; (...) en effet, si Salabiaku Amosi qui attendait un simple colis de victuailles s'est emparé d'une malle très lourde fermée par un cadenas dont il ne possédait pas les clés, qui ne portait aucun nom de destinataire et qui était munie d'un coupon de bagage dont il n'avait pas le talon correspondant, il a été établi par ailleurs qu'un sac à son nom contenant des vivres était arrivé deux jours après à Bruxelles par la compagnie Air Zaïre, en provenance de Kinshasa, ce sac ayant apparemment été acheminé par erreur jusqu'à Bruxelles alors que sa destination était Paris;

(...) dans ces conditions, il n'est pas impossible que Salabiaku Amosi ait pu croire, en prenant possession de la malle, qu'elle lui était véritablement destinée; (...) il y a tout au moins un doute qui doit lui [profiter] et entraîner sa relaxe (...)."

L'arrêt confirma au contraire la décision de première instance quant au délit douanier d'importation en contrebande de marchandises prohibées:

"(...) toute personne détenant une marchandise qu'elle a introduit[e] en France sans déclaration à la douane est présumée légalement responsable à moins qu'elle [ne] justifie d'un fait précis de force majeure l'exonérant, cette force majeure ne pouvant résulter que d'un événement indépendant de la volonté humaine et que cette volonté n'a pu prévoir ni conjurer (...);

(...)

(...) Salabiaku Amosi a passé la douane avec [la] malle et déclaré aux douaniers qu'elle était sa propriété; (...) il a donc détenu cette malle contenant des stupéfiants;

(...) il ne saurait invoquer en sa faveur une erreur invincible puisqu'averti par [un] agent de la compagnie Air Zaïre (...) de ne prendre possession de la malle que s'il était sûr qu'elle lui appartenait, d'autant plus qu'il aurait à l'ouvrir à la douane, il lui était loisible, avant de s'en déclarer propriétaire et d'affirmer par là sa détention au sens de la loi, de vérifier qu'elle ne contenait aucune marchandise prohibée;

(...) en s'abstenant de le faire et en détenant cette malle contenant 10 kg de cannabis en herbe et graines, il s'est rendu coupable du délit douanier d'importation en contrebande de marchandises prohibées (...)."

La cour d'appel confirma aussi la condamnation du requérant à une amende douanière de 100.000 francs français; elle fixa au minimum la durée de la contrainte par corps.

15. M. Amosi Salabiaku se pourvut en cassation. Il invoquait les paragraphes 1 et 2 de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-2) de la Convention: selon lui, "en mettant à [sa] charge une présomption de culpabilité, profitant à l'administration des douanes" et "quasiment irréfragable", la juridiction d'appel avait violé à la fois le droit à un procès équitable et le droit au respect de la présomption d'innocence.

La Cour de cassation (chambre criminelle) rejeta le pourvoi le 21 février 1983, estimant que l'arrêt attaqué avait fait une "exacte application" de l'article 392 par. 1 du code des douanes, aux termes duquel "le détenteur de marchandises de fraude est réputé responsable de la fraude":

"(...) contrairement à ce qui est allégué au moyen, l'article précité n'a pas été implicitement abrogé par l'adhésion de la France à la Convention (...) et devait recevoir application dès lors que la cour d'appel, qui s'est déterminée au vu des éléments de preuve contradictoirement débattus devant elle, a constaté la prise de possession par le prévenu du colis en cause et tiré de ce fait matériel de détention une présomption qu'aucun élément résultant d'un événement non imputable à l'auteur de l'infraction ou qu'il eût été dans l'impossibilité d'éviter n'est venu détruire (...)."

II. LA LÉGISLATION ET LA JURISPRUDENCE PERTINENTES

16. Les infractions douanières constituent en France des infractions pénales présentant diverses particularités.

Le code des douanes réprime pour l'essentiel la contrebande (articles 417 à 422) et les importations ou exportations sans déclaration (articles 423 à 429). Seule la première entre ici en ligne de compte. Elle "s'entend des importations ou exportations en dehors des bureaux ainsi que de toute violation des dispositions légales ou réglementaires relatives à la détention et au transport des marchandises à l'intérieur du territoire douanier" (article 417 par. 1), par exemple - mais non exclusivement - s'il s'agit de "marchandises prohibées à l'entrée" (article 418 par. 1, à combiner avec l'article 38).

17. A l'époque considérée, l'article 408 rangeait lesdites infractions en cinq classes de contraventions et trois de délits. Les articles 410 à 416 les frappaient de "peines principales" qui variaient en fonction de leur gravité: amendes comprises tantôt entre des limites chiffrées (articles 410 par. 1, 412 et 413 bis), tantôt "entre une et trois fois le montant des droits et taxes éludés ou compromis" (article 411 par. 1) ou "la valeur des marchandises litigieuses" (article 413), "de l'objet de fraude" (articles 414 et 415) ou "des objets confisqués" (article 416), avec un minimum incompressible (article 437); confiscation "des marchandises litigieuses" (article 412) ou "de l'objet de fraude", des "moyens de transport" et "des objets servant à masquer la fraude" (articles 414, 415 et 416); emprisonnement pouvant atteindre un mois (article 413 bis), trois mois (article 414), un an (article 415) ou trois ans (article 416), selon le cas.

Quant à lui, M. Salabiaku tombait sous le coup de l'article 414, aux termes duquel

"Sont passibles de la confiscation de l'objet de fraude, de la confiscation des moyens de transport, de la confiscation des objets servant à masquer la fraude, d'une amende comprise entre une et trois fois la valeur de l'objet de fraude et d'un emprisonnement pouvant s'élever à trois mois, tout fait de contrebande ainsi que tout fait d'importation ou d'exportation sans déclaration lorsque ces infractions se rapportent à des marchandises de la catégorie de celles qui sont prohibées (...) à l'entrée (...)".

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