Jurisprudence : CEDH, 17-07-2001, Req. 39288/98, Association Ekin c. France

CEDH, 17-07-2001, Req. 39288/98, Association Ekin c. France

A2998AUL

Référence

CEDH, 17-07-2001, Req. 39288/98, Association Ekin c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1008371-cedh-17072001-req-3928898-association-ekin-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

17 juillet 2001

Requête n°39288/98

Association Ekin c. France



TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ASSOCIATION EKIN c. FRANCE

(Requête n° 39288/98)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juillet 2001

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Association Ekin c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. W. Fuhrmann, président,

L. Loucaides

Mme F. Tulkens,

M. K. Jungwiert,

Sir Nicolas Bratza,

MM. K. Traja, juges,

G. Braibant, juge ad hoc,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 janvier 2000 et 26 juin 2001,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

327. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 39288/98) dirigée contre la France et dont une association de cet Etat, l'association Ekin (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 3 janvier 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

328. La requérante est représentée par M. D. Rouget, maître de conférences à l'Université de Paris VIII. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, Directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

329. La requérante alléguait une violation de l'article 10 de la Convention, pris isolément et combiné avec l'article 14, en raison de l'application de l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée, interdisant la vente d'une de ses publications sur l'ensemble du territoire français, interdiction qui a duré plus de neuf ans.

Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaignait également de la longueur anormale de la procédure. Enfin, alléguant la violation de l'article 13 de la Convention, elle se plaignait de ne pas avoir eu accès à une procédure d'urgence auprès d'une juridiction administrative permettant au juge de contrôler et, éventuellement, d'annuler rapidement la mesure d'interdiction de son ouvrage.

330. Le 9 septembre 1998, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement défendeur.

331. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

332. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (article 28), le Gouvernement a désigné M. G. Braibant pour siéger en qualité de juge ad hoc.

333. Le 28 septembre 1999, la chambre a décidé d'inviter les parties à lui présenter oralement, au cours d'une audience, des observations sur la recevabilité et le fond de la requête.

334. Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 18 janvier 2000 (article 59 § 2 du règlement).

Ont comparu :

– Pour le Gouvernement

M. R. Abraham, Directeur des Affaires juridiques

au ministère des Affaires étrangères, agent,

Mme P. Olivier Triau, fonctionnaire

du ministère de l'Intérieur,

M. P. Girault, fonctionnaire du ministère de l'Intérieur,

M. P. Boussaroque, magistrat détaché à la Direction

des Affaires juridiques du ministère

des Affaires étrangères,

Mme F. Chaponneaux, fonctionnaire

du ministère de l'Intérieur, conseils ;

– Pour la requérante

M. D. Rouget, Maître de Conférences

à l'Université de Paris VIII, conseil.

335. La Cour les a entendus en leurs déclarations.

336. A l'issue des délibérations qui se sont tenues à la suite de l'audience le 18 janvier 2000, la chambre a déclaré la requête recevable.

337. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

338. En 1987, la requérante publia un livre intitulé « Euskadi en guerre », paru dans quatre versions : basque, anglaise, espagnole et française, et qui fut diffusé dans de nombreux pays, y compris en France et en Espagne. Selon la requérante, il s'agit d'un ouvrage collectif auquel ont collaboré des universitaires spécialistes du Pays Basque et qui retrace les aspects historiques, culturels, linguistiques et socio-politiques du combat des Basques. Il se termine par un article de caractère politique intitulé « Euskadi en guerre, un horizon pour la paix » rédigé par le mouvement basque de libération nationale.

339. Diffusé dès le second trimestre 1987, le livre fit l'objet le 29 avril 1988 d'un arrêté ministériel par lequel le ministre français de l'Intérieur, se fondant sur l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée par le décret du 6 mai 1939, interdisait sur l'ensemble du territoire français sa circulation, sa distribution et sa mise en vente dans ses quatre versions au motif que « la mise en circulation en France de cet ouvrage, qui encourage le séparatisme et justifie le recours à l'action violente, est de nature à causer des dangers pour l'ordre public ». Le 6 mai 1988, en application de cet arrêté, le directeur départemental de la police de l'air et des frontières s'opposa à l'entrée en France de plus de deux mille exemplaires dudit ouvrage.

340. Le 1er juin 1988, la requérante présenta un recours administratif contre l'arrêté d'interdiction. Face à la décision implicite de rejet, elle saisit, le 29 novembre 1988, le tribunal administratif de Pau d'un recours contentieux.

341. S'estimant incompétent, le tribunal renvoya l'affaire devant le Conseil d'Etat. Par une décision du 9 janvier 1991, le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat ordonna le renvoi de l'affaire devant le tribunal administratif de Pau.

342. Par un jugement contradictoire rendu le 1er juin 1993, après la tenue d'une audience publique, le tribunal administratif de Pau rejeta le recours de la requérante aux motifs suivants :

« Considérant qu'il est constant que l'ouvrage litigieux, intitulé « Euskadi en guerre », est imprimé en Espagne, que quatre de ses cinq chapitres sont rédigés par des auteurs de nationalité espagnole et que la documentation utilisée pour la rédaction de cette publication est essentiellement d'origine espagnole ; qu'ainsi, et nonobstant la circonstance que cet ouvrage est édité par l'association requérante, dont le siège est à Bayonne, la publication incriminée doit être regardée comme étant de provenance étrangère au sens des dispositions précitées ; que par suite, le ministre de l'Intérieur pouvait légalement en interdire la circulation, la distribution et la mise en vente ;

Considérant qu'en estimant que la publication litigieuse qui, notamment dans son chapitre 4, fait valoir que la violence de l'Etat espagnol justifie la « contre-violence proportionnelle » de l'organisation terroriste ETA, pouvait constituer une menace pour l'ordre public, le ministre de l'Intérieur n'a commis aucune erreur manifeste d'appréciation ;

Considérant qu'aux termes de l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales : « Toute personne a droit à la liberté (...) » ; qu'il appartient au juge de l'excès de pouvoir de vérifier que toute restriction à la liberté d'expression garantie par l'article 10 précité est proportionnée au but légitime poursuivi, et de contrôler la qualification de la mesure d'interdiction d'une publication d'origine étrangère avec la fin poursuivie ; qu'en l'espèce, il ne résulte pas des pièces du dossier que la mesure d'interdiction générale relative à l'ouvrage litigieux ne soit pas proportionnée aux objectifs poursuivis en matière d'ordre public ; (...) »

343. La requérante interjeta appel de ce jugement le 20 août 1993 devant le Conseil d'Etat. Dans ses observations complémentaires, elle demanda au Conseil d'Etat de dire également que l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée était incompatible avec les dispositions combinées des articles 10 et 14 de la Convention.

344. Par un arrêt du 9 juillet 1997, le Conseil d'Etat estima tout d'abord que l'article 14 de la loi de 1881 modifiée n'était pas incompatible avec les articles 10 et 14 de la Convention pour les motifs suivants :

« Considérant qu'aux termes de l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881, tel qu'il a été modifié par le décret du 6 mai 1939, « la circulation, la distribution ou la mise en vente en France des journaux ou écrits, périodiques ou non, rédigés en langue étrangère, peut être interdite par décision du ministre de l'Intérieur. Cette interdiction peut également être prononcée à l'encontre des journaux et écrits de provenance étrangère rédigés en langue française, imprimés à l'étranger ou en France » ; qu'à défaut de toute disposition législative définissant les conditions auxquelles est soumise la légalité des décisions d'interdiction prises sur le fondement de cet article, les restrictions apportées au pouvoir du ministre résultent de la nécessité de concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques et, notamment, à la liberté de la presse ; qu'il appartient au juge administratif, saisi d'un recours contre une telle mesure d'interdiction, de rechercher si la publication interdite est de nature à causer à ces intérêts un dommage justifiant l'atteinte portée aux libertés publiques ; que le pouvoir ainsi exercé, sous le contrôle du juge, par le ministre de l'Intérieur n'est pas, contrairement à ce que soutient l'association requérante, incompatible avec les stipulations combinées des articles 10 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; (...) »

345. Le Conseil d'Etat annula, en revanche, le jugement entrepris ainsi que l'arrêté ministériel du 28 avril 1988 pour les motifs suivants :

« Considérant que, par l'arrêté attaqué, le ministre de l'Intérieur a interdit la circulation, la distribution et la mise en vente de l'ouvrage collectif « Euskadi en guerre », qui doit être regardé comme un écrit de provenance étrangère au sens de l'article 14 précité de la loi du 29 juillet 1881 ; qu'il ne ressort pas de l'examen du contenu de cette publication qu'elle présente, au regard des intérêts dont le ministre a la charge et, notamment de la sécurité publique et de l'ordre public, un caractère de nature à justifier légalement la gravité de l'atteinte à la liberté de la presse constituée par la mesure litigieuse ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que l'association Ekin est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Pau a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 28 avril 1988, pris sur le fondement de l'article 14 précité de la loi du 29 juillet 1881, par lequel le ministre de l'Intérieur a interdit la circulation, la distribution et la mise en vente en France de l'ouvrage intitulé « Euskadi en guerre », édité par cette association ; (...) »

346. Par une lettre recommandée avec accusé de réception reçue le 2 décembre 1997 par le ministère de l'Intérieur, la requérante adressa au ministre une demande d'indemnisation du préjudice matériel et moral résultant de l'application pendant plus de neuf années de l'arrêté illégal du 29 avril 1988. Selon la requérante, l'application de cet arrêté constituait une faute de l'administration et elle évaluait le préjudice global à un montant de 831 000 francs, dont 481 000 francs résultant du préjudice financier découlant directement de l'interdiction de vente de l'ouvrage sur l'ensemble du territoire français. A ce jour, elle n'a pas reçu de réponse du ministre de l'Intérieur. Selon les règles du contentieux administratif français, ce silence vaut rejet de la demande de la requérante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

347. Le régime général de la liberté de la presse, garanti par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui a valeur constitutionnelle, repose principalement sur la loi du 29 juillet 1881 modifiée, qui instaure un régime dit « répressif », c'est-à-dire a posteriori, du fait des infractions éventuellement commises et de la réparation des dommages éventuellement causés. C'est le principe que pose la loi du 29 juillet 1881 modifiée en affirmant dans son article premier que « l'imprimerie et la librairie sont libres » et, en son article 5, que « tout journal ou écrit périodique peut être publié, sans autorisation préalable et sans dépôt de cautionnement ».

348. Le régime français des publications comporte toutefois des formes d'intervention préalables, qui peuvent entraîner des interdictions et saisies, mais qui sont dans tous les cas assujetties au respect du principe de proportionnalité aux faits les motivant.

Des mesures d'interdiction et de saisies peuvent être prises en application des pouvoirs généraux de police administrative

Ces mesures ne peuvent être justifiées que par la nécessité de protéger l'ordre public contre les troubles occasionnés, ou susceptibles de l'être, à l'occasion de la distribution ou de la mise en vente d'une publication. Par un arrêt du 25 juillet 1930 (Abbé de Kervenoael, D.P. 1930, 497), le Conseil d'Etat a ainsi estimé que « les dispositions des articles 18 et suivants de la loi du 29 juillet 1881 ne font pas obstacle au droit des maires de prendre, en vertu de leurs pouvoirs généraux de police, les mesures que peut exiger le maintien de l'ordre et de la tranquillité » et qu'« il leur appartient en conséquence d'interdire la distribution sur la voie publique des écrits de nature à troubler l'ordre ».

Néanmoins, ainsi que l'établit un arrêt du tribunal des conflits du 8 avril 1935 (L'action française, D.P. 1935, 3, 25, concl. Josse, note Waline), une telle mesure ne peut être employée que lorsqu'aucun autre moyen d'assurer le maintien ou le rétablissement de l'ordre public n'existe. Il faut aussi qu'elle soit proportionnée au désordre et limitée, dans l'espace et dans le temps, au strict nécessaire.

La loi du 29 juillet 1881 modifiée autorise en second lieu des interdictions et des saisies judiciaires dans certaines conditions

Aux termes de son article 51, le juge d'instruction peut ordonner la saisie « des écrits ou imprimés, des placards ou affiches », selon les conditions prévues par le code de procédure pénale, « dans les cas prévus aux articles 24 (§ 1 et 3), 25, 36 et 37 de la loi ». Il s'agit des cas de provocation et apologie de crimes (article 24), provocation de militaires à la désobéissance (article 251), offense et outrage envers les chefs d'Etat et de gouvernement et les agents diplomatiques étrangers (articles 36 et 37). L'article 61 de la loi précise que, « s'il y a condamnation, l'arrêt pourra, dans les cas prévus aux articles 24 (§ 1 et 3), 25, 36 et 37, prononcer la confiscation des écrits ou imprimés, placards ou affiches saisis, et, dans tous les cas, ordonner la saisie et la suppression ou la destruction de tous les exemplaires mis en vente, distribués ou exposés au regard du public. Toutefois, la suppression ou la destruction pourra ne s'appliquer qu'à certaines parties des exemplaires saisis ».

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