La lettre juridique n°840 du 15 octobre 2020 : Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] Brexit et droit des marques : opposabilité d’une marque du Royaume-Uni à une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne

Réf. : Trib. UE, 23 septembre 2020, T-421/18 (N° Lexbase : A71813UI)

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par Caroline Le Goffic, Maître de conférences - HDR, Co-directrice du Master 2 Droit des activités numériques, Université de Paris

le 14 Octobre 2020


Mots-clés :  marque de l’Union européenne • opposition • marque nationale britannique • Brexit

L’arrêt rendu le 23 septembre 2020 par le Tribunal de l’Union européenne affirme le principe de la survie post-Brexit de l’opposabilité d’une marque nationale britannique à l’enregistrement d’une marque de l’Union européenne.


 

 

Le Brexit a soulevé d’importantes inquiétudes chez les titulaires de droits de propriété intellectuelle dans l’Union européenne. Ainsi, après le référendum du 23 juin 2016, puis l’entame, le 27 mars 2017, de la procédure de retrait du Royaume-Uni par la notification de l’article 50 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (N° Lexbase : L2699IPN), les titulaires de ces droits se sont légitimement interrogés sur le devenir de leurs titres de l’Union européenne sur le territoire du Royaume-Uni une fois le retrait effectif, ainsi que sur l’opposabilité de leurs titres britanniques à l’égard des titres de l’Union européenne.

La doctrine s’est fait l’écho de ces préoccupations, notamment en matière de marques[1]. Différents scénarios possibles ont ainsi été envisagés. La Cour de justice de l’Union européenne [2] ainsi que le Tribunal de l’Union [3] ont d’ailleurs été saisis de questions portant sur le régime à appliquer post-Brexit. C’est ainsi que la Cour a estimé, s’agissant de la période qui s’étend entre l’annonce du retrait du Royaume-Uni et la prise d’effet du Brexit, que la seule notification par un État membre de son intention de se retirer de l’Union conformément à l’article 50 TFUE n’a pas pour effet de suspendre l’application du droit de l’Union dans cet État membre et que, par conséquent, ce droit reste pleinement en vigueur dans ledit État membre jusqu’à son retrait effectif de l’Union [4]. En l’espèce, cette solution avait pour conséquence de faire obstacle à ce que le Tribunal de l’Union suspende jusqu’à la date du retrait du Royaume-Uni de l’Union une procédure relative à une opposition à l’enregistrement d’une marque de l’Union européenne fondée sur une marque britannique antérieure, afin de pouvoir ensuite constater, le cas échéant, qu’une marque antérieure du Royaume-Uni ne pourrait plus être opposée au maintien d’une marque de l’Union européenne.

En définitive, après la sortie définitive du Royaume-Uni de l’Union européenne le 31 janvier 2020, les questions en suspens ont été résolues par l’adoption d’un accord de retrait [5] le 1er février 2020. Cet accord prévoit une période de transition du 1er février au 31 décembre 2020, qui pourrait être prorogée une fois, pour une durée maximale d’un à deux ans. L’article 127 de l’accord de retrait prévoit que, sauf dispositions contraires, pendant la période de transition, le droit de l’Union continue à s’appliquer sur le territoire du Royaume-Uni.

L’application de ce texte emporte des conséquences en droit des marques, ainsi que l’illustre l’arrêt rendu le 23 septembre 2020 par le Tribunal de l’Union européenne. Dans cette affaire, une personne avait présenté une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne en 2013. La demande portait sur le signe verbal « MUSIKISS », déposé pour divers services des classes 35 (notamment publicité et courtage dans le domaine de la musique), 41 (organisation, coordination et mise à disposition d’évènements récréatifs) et 45 (services sociaux). En 2014, une société titulaire de marques verbales et figuratives du Royaume-Uni « KISS », enregistrées pour désigner des produits et services des classes 9 (applications logicielles informatiques), 38 (radiodiffusion) et 41 (divertissement radiophonique), avait formé opposition.

La division d’opposition de l’EUIPO avait partiellement accueilli l’opposition en 2017, estimant qu’il existait un risque de confusion pour certains services. Saisie d’un recours, la première chambre de recours de l’Office a annulé cette décision en 2018, au motif, d’une part, que certains services figurant dans la demande d’enregistrement étaient différents des services couverts par les marques antérieures, et que, d’autre part, le degré de similitude visuelle et phonétique entre les signes en cause était faible et qu’il ne pouvait, dès lors, y avoir de risque de confusion même pour les services qui avaient été jugés identiques ou similaires, en cas d’absence de renommée des marques antérieures.

La société opposante a alors saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours contre cette décision. En réponse, le déposant a soulevé l’irrecevabilité de l’opposant, arguant que ce dernier avait perdu son intérêt à la procédure d’opposition au motif que les marques du Royaume-Uni invoquées au soutien de son opposition seraient devenues inopposables à une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne en raison du Brexit.

Le Tribunal rejette cet argument et tranche le litige en validant la décision de la chambre de recours. Sur le fond, l’affaire est banale s’agissant de l’appréciation de la similitude des produits et services et du risque de confusion, et n’appelle donc pas de remarques particulières. En revanche, l’intérêt de l’arrêt réside dans la confirmation de l’opposabilité des marques du Royaume-Uni après le Brexit, jusqu’au 31 décembre 2020 (1), voire après cette date, vis-à-vis de marques de l’Union européenne déposées avant l’expiration de la période de transition (2).

1. L’opposabilité post-Brexit des marques du Royaume-Uni jusqu’au 31 décembre 2020

Les arguments invoqués par le déposant relativement à l’irrecevabilité de la société opposante avaient, en réalité, été formulés le 16 janvier 2020 avant la conclusion de l’accord de sortie du Royaume-Uni. Le déposant estimait qu’en cas de retrait sans accord, l’opposition devrait être rejetée au motif que les marques du Royaume-Uni ne jouiraient plus de la même protection.

Mais l’adoption de l’accord de retrait change évidemment les choses à cet égard. En effet, en vertu de son article 127, dont la portée est générale, le droit de l’Union continue à s’appliquer sur le territoire du Royaume-Uni jusqu’au 31 décembre 2020 (voire au-delà, en cas de prorogation de l’accord). Le Tribunal en déduit donc logiquement qu’en l’absence de dispositions contraires dans l’accord de retrait, le Règlement n° 2017/1001 du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne (N° Lexbase : L0640LGS), continue de s’appliquer aux marques du Royaume-Uni et que, partant, les marques antérieures, enregistrées par la société opposante dans cet État, continuent de bénéficier de la même protection que celle dont elles auraient bénéficié en l’absence de retrait du Royaume-Uni de l’Union jusqu’à la fin de la période de transition. Dès lors, la recevabilité de leur titulaire ne peut qu’être constatée.

Ainsi le Tribunal conclue-t-il que, dans le cas d’espèce, à la date du présent arrêt, le retrait du Royaume-Uni de l’Union est sans incidence sur la protection dont jouissent les marques antérieures en tant que marques de l’Union européenne. Ces marques sont, par conséquent, encore susceptibles de fonder l’opposition à l’enregistrement de la marque demandée.

Par ailleurs, du point de vue procédural, le Tribunal rappelle que, selon une jurisprudence constante [6], l’intérêt à agir suppose que l’annulation de l’acte attaqué soit susceptible, par elle-même, d’avoir des conséquences juridiques et que le recours puisse ainsi, par son résultat, procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté. A fortiori, en l’espèce, compte tenu de l’accord de retrait, les marques antérieures du Royaume-Uni continuent de bénéficier de la même protection jusqu’à la fin de la période de transition. Il en résulte que ledit retrait ne remet pas en cause les effets juridiques de la décision attaquée à l’égard de la société opposante, de sorte que cette dernière conserve son intérêt à en demander l’annulation.

Ainsi les marques du Royaume-Uni conservent-elles leur opposabilité jusqu’au 31 décembre 2020. Mais l’arrêt du Tribunal va plus loin, consacrant également au-delà de cette date l’opposabilité de ces marques nationales vis-à-vis de marques de l’Union européenne dès lors que ces dernières ont été déposées avant l’expiration de la période de transition.

2. L’opposabilité post-Brexit des marques du Royaume-Uni vis-à-vis de marques de l’Union européenne déposées avant l’expiration de la période de transition

Une phrase de l’arrêt du Tribunal mérite l’attention : « l’existence d’un motif relatif d’opposition doit s’apprécier au moment du dépôt de la demande d’enregistrement d’une marque de l’Union européenne contre laquelle l’opposition est formée » [7]. Cette affirmation est parfaitement justifiée dans la mesure où elle découle du principe général selon lequel les conditions de validité de la marque s’apprécient le jour de son dépôt – principe notamment consacré dans les articles 7 et 59 (s’agissant des motifs absolus de refus d’enregistrement et de nullité) et 8 et 60 (s’agissant des motifs relatifs de refus d’enregistrement et de nullité) du Règlement n° 2017/1001.

Appliquée à la question du Brexit, cette solution signifie qu’une marque du Royaume-Uni pourra continuer d’être opposable à une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne tant que le dépôt de cette dernière aura eu lieu à un moment où s’applique le droit de l’Union européenne ante-Brexit. En effet, jusqu’au 31 décembre 2020 (voire ultérieurement, en cas d’une éventuelle prorogation de la période de transition), les dépôts de marques de l’Union européenne sont susceptibles d’être antériorisés par des marques nationales (Règlement n° 2017/1001, art. 8, § 2, a), ii)). En conséquence, une marque du Royaume-Uni pourra être invoquée même après le 31 décembre 2020 à l’encontre d’une marque de l’Union européenne déposée avant cette date. Il est sans doute même probable que ces marques puissent fonder une action en annulation de la marque de l’Union européenne, au motif de son indisponibilité.

La position du Tribunal rejoint en cela une solution préalablement énoncée, avant même la conclusion de l’accord de retrait du Royaume-Uni. Ainsi le Tribunal avait-il déjà indiqué que « la circonstance que la marque antérieure pourrait perdre le statut de marque enregistrée dans un État membre à un moment postérieur au dépôt de la demande d’enregistrement de la marque de l’Union européenne, notamment à la suite d’un éventuel retrait de l’État membre concerné de l’Union, est en principe dépourvue de pertinence pour l’issue de l’opposition » [8].

En conséquence, l’affaire « MUSIKISS » consacre l’opposabilité post-Brexit, au-delà même du 31 décembre 2020, des marques du Royaume-Uni vis-à-vis de marques de l’Union européenne déposées avant l’expiration de la période de transition.


[1] V. l’importante étude de Y. Basire, Les conséquences du Brexit sur la propriété intellectuelle : le cas du droit des marques, RTD com., 2017, p. 553.

[2] CJUE, 17 septembre 2015, aff. C‑33/14 P (N° Lexbase : A1105NPM).

[3] Trib UE, 30 janvier 2020, aff. T‑598/18(N° Lexbase : A84703CP).

[4] CJUE, 17 septembre 2015, aff. C-33/14 P, préc...

[5] Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, JO 2020, L 29, p. 7 [en ligne].

[6] CJUE, 17 septembre 2015, aff. C-33/14 P, préc..

[7] Point. 34.

[8] Trib. UE, 30 janvier 2020, aff. T‑598/18, préc..

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