La lettre juridique n°817 du 19 mars 2020 : Terrorisme

[Jurisprudence] Le recel de l’apologie du terrorisme : du juge qui prononce la lettre de la loi au juge qui trahit l’esprit de la loi

Réf. : Cass. crim., 7 janvier 2020, n° 19-80.136, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5582Z9M).

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par Farah Safi, Agrégée des Facultés de droit, Professeur à l’Université Clermont Auvergne

le 18 Mars 2020

Résumé : constitue un recel, au sens de l’article 321-1 du Code pénal (N° Lexbase : L1940AMS), le fait de détenir des vidéos ou des fichiers faisant l’apologie d’actes de terrorisme. La condamnation pour recel d’apologie du terrorisme est conforme à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4743AQQ) dès lors qu’est caractérisée l’adhésion du receleur aux propos apologétiques.

Mots-clés : recel • apologie du terrorisme • article 10 CESDH • liberté d’expression

Faut-il, pour lutter efficacement contre le terrorisme, trahir nos lois, nos principes et nos valeurs ? Voici la question, désormais classique, qui se pose une énième fois, à qui lit l’arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 7 janvier 2020, tant la solution est révélatrice d’un triple mépris : à celui de la loi, s’ajoutent celui des décisions du Conseil constitutionnel ainsi que celui de notre droit pénal en tant que tel.

Les faits sont simples : sur autorisation du juge des libertés et de la détention, la visite du véhicule d’une personne suspecte ainsi que du domicile de ses parents révèle la présence, dans son ordinateur portable ainsi que dans ses téléphones portables, de plusieurs documents et enregistrements audiovisuels faisant l’apologie d’actes de terrorisme. L’intéressé est alors poursuivi et condamné en première instance et en appel à cinq ans d’emprisonnement [1], dont un an avec sursis et mise à l’épreuve, pour recel d’apologie du terrorisme au fondement de l’article 321-1 du Code pénal. Selon les juges du second degré, en téléchargeant volontairement des fichiers faisant l’apologie du terrorisme, le prévenu « s’est procuré et a détenu en toute connaissance de cause des choses provenant d’une action qualifiée crime ou délit par la loi ». Mais les juges ne s’arrêtent pas là et ne se contentent pas de relever la seule détention d’une chose en sachant qu’elle provient d’un crime ou d’un délit, élément pourtant suffisant pour justifier une condamnation pour recel de chose. En raison sans doute de la spécificité de l’infraction d’origine, et parce que cette dernière touche à la liberté d’expression et à la libre communication de la pensée, la cour d’appel saisie a tenu à relever « une certaine adhésion aux propos apologétiques » et à écarter la bonne foi du prévenu au regard de la multiplicité, de la diversité et du caractère volontaire de la sélection des documents téléchargés.

Le moyen conteste, quant à lui, le recours à l’article 321-1 du Code pénal. D’un côté, il relève que la seule détention d’une opinion ne saurait constituer un recel, même dans l’hypothèse où la détention porte sur le support de cette opinion. D’un autre côté, la seule connaissance de la nature frauduleuse et illicite des enregistrements ne saurait suffire, à ses yeux, pour constituer le recel. Dès lors, sa condamnation viole les articles 6 (N° Lexbase : L7558AIR), 7 (N° Lexbase : L4797AQQ) et 10 (N° Lexbase : L4743AQQ) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et porte une atteinte non nécessaire et disproportionnée à son droit à recevoir des informations ou des idées.

Il revenait alors à la Cour de cassation de répondre à deux questions. D’une part, l’incrimination du recel de l’article 321-1 du Code pénal est-elle compatible avec l’apologie des actes de terrorisme de l’article 421-2-5 (N° Lexbase : L8378I43) du même code ? Dans l’affirmative, et d’autre part, la seule connaissance de la nature frauduleuse des enregistrements faisant l’apologie du terrorisme suffit-elle pour caractériser l’intention coupable du receleur ?

A l’époque de la mode de la motivation enrichie des arrêts et de la recherche de l’accessibilité et de l’intelligibilité des décisions de justice par l’adoption d’un nouveau mode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation, il est pour le moins surprenant de constater que les juges du droit répondent aux deux questions posées sans pour autant apporter une justification quelconque à la solution qu’ils dégagent. En effet, pour rejeter le pourvoi, la Cour de cassation relève d’abord la possibilité de retenir le recel de l’article 321-1 du Code pénal en matière de détention, à la suite d’un téléchargement, de fichiers caractérisant l’apologie du terrorisme. Pourtant, la solution ne s’impose pas, et aurait sans aucun doute mérité une justification. Le malaise ressenti par les juges apparaît d’ailleurs clairement par la condition « artificielle » qu’ils ajoutent à l’incrimination du recel afin de justifier, ensuite, la compatibilité d’une condamnation pour recel d’apologie du terrorisme avec l’article 10 de la Convention. Selon les juges du droit, cette compatibilité est assurée par l’exigence de caractérisation d’un dol spécial propre au recel de l’apologie du terrorisme : c’est l’adhésion du receleur à l’idéologie exprimée. Reprenant et se contentant des motifs de la cour d’appel, la Cour de cassation rejette le pourvoi au motif que cette adhésion est bien caractérisée en l’espèce. Autrement dit, tout en reniant complètement la spécificité de l’apologie du terrorisme - faut-il rappeler que malgré l’hypocrisie du législateur ayant procédé au déplacement de cette incrimination de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW) vers le Code pénal, cette dernière n’en demeure pas moins un abus de la liberté d’expression ? - pour apprécier la possibilité de retenir, en la matière, le recel sous l’angle de l’article 321-1 du Code pénal, la Cour de cassation valide la condamnation en s’appuyant sur cette même spécificité. Il faut donc en déduire que, dorénavant, les éléments constitutifs du recel seront fixés par le juge - et non par le législateur - en fonction de l’infraction principale à l’origine de la chose objet de la détention. Lointaine est donc l’époque de la majesté de la loi, lointaine est cette époque où la légalité criminelle avait un sens. Cette solution illustre un changement total de paradigme : on passe du juge qui prononce la lettre de la loi au juge qui trahit l’esprit de la loi. Cette trahison apparaît ici aussi bien quant à l’admission du recours au recel de l’article 321-1 du Code pénal en matière d’apologie du terrorisme que quant à la caractérisation des éléments constitutifs du recel de l’apologie du terrorisme, notamment au regard de l’élément intentionnel du délit.

Le recours au recel en matière d’apologie du terrorisme

En premier lieu, s’agissant de la possibilité de retenir l’article 321-1 du Code pénal pour caractériser le recel de l’apologie du terrorisme, on l’a dit, la solution ne s’impose pas. En effet, ledit article incrimine le fait « de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit ».

Il faut donc relever la détention d’une chose qui doit provenir d’un crime ou d’un délit. Or il est légitime de s’interroger sur le fait de savoir si une opinion, fût-elle choquante, entre dans la catégorie des choses visées à l’article 321-1 du Code pénal. Il est en réalité acquis qu’une information échappe aux prévisions de l’article 321-1 du Code pénal [2]. Il est donc a priori impossible d’être receleur d’une idée, d’une opinion, d’une information. Certes, il est possible d’avancer, pour contrer cet argument, que ce n’est pas l’opinion qui est en cause ici mais son support, c’est-à-dire les enregistrements faisant acte de l’apologie du terrorisme. Il n’en reste pas moins que cette critique peut être facilement rejetée. D’un côté, est-il évident de constater que les enregistrements en question proviennent du délit comme l’exige le texte d’incrimination ? D’ailleurs, les juges semblent conscients de cette difficulté puisqu’ils évoquent le fait de détenir « des fichiers caractérisant l’apologie ». Loin de constituer le produit de l’infraction d’origine, les fichiers en question la caractérisent, la composent, bref la constituent. D’un autre côté, à partir du moment où la sévérité de la répression est justifiée par la nécessité de lutter efficacement contre le terrorisme et de prévenir tout risque d’atteinte à l’ordre public, en quoi serait-il plus justifié de condamner une personne qui détient un enregistrement comprenant une vidéo dans laquelle un tiers fait l’apologie du terrorisme - sans pour autant pouvoir prouver son adhésion ni à l’idéologie prônée ni, surtout, à un quelconque projet d’attentat terroriste - qu’une personne qui aurait simplement écouté un discours apologétique qu’elle aurait enregistré dans son cerveau et auquel elle aurait parfaitement adhéré ? Cette seconde hypothèse caractérise-t-elle réellement plus que la première l’instauration d’une police de la pensée ? Le doute est permis.

En outre, le recours à l’article 321-1 du Code pénal ne s’impose pas à partir du moment où le recel fait l’objet d’une infraction spécifique en matière de terrorisme. En effet, constitue un acte de terrorisme selon l’article 421-1 du Code pénal (N° Lexbase : L8959K8C), le recel du produit de l’une des infractions prévues aux 1° et 4° du même article, parmi lesquelles ne figure pas l’apologie du terrorisme. Si un auteur se félicite du recours à l’article 321-1 en matière d’apologie en y voyant « un relais des infractions terroristes » [3] non visées à l’article 421-1 du Code pénal, l’on peut encore y voir un contournement malhonnête de la loi et une trahison de son esprit.

La caractérisation de l’intention en matière de recel de l’apologie du terrorisme

Cette trahison apparaît d’une manière encore plus prononcée s’agissant, en second lieu, de la caractérisation de l’intention en matière de recel d’apologie du terrorisme. C’est en réalité dans ce volet de la décision que le juge manifeste le triple mépris évoqué plus haut.

Le mépris de la loi, d’abord, puisque le juge se permet d’ajouter à l’article 321-1 du Code pénal une condition que le texte n’exige point. On le sait, la seule connaissance de l’origine frauduleuse de la chose et la volonté de la détenir malgré tout suffit pour constituer l’infraction. Pourtant, les juges du droit n’éprouvent aucune peine à affirmer qu’il convient, en plus, de relever l’adhésion de l’auteur à l’idéologie exprimée dans les fichiers. D’ailleurs, même la doctrine favorable à la solution commentée concède que l’intention terroriste n’est en aucun cas un élément constitutif du recel, mais une donnée qui pourrait intervenir au stade de la neutralisation de l’infraction [4]. Une place est donc dégagée à l’arbitraire du juge dans son contrôle de proportionnalité pour apprécier la dangerosité de la personne. Comme le précise à juste titre un auteur, cette solution « précipite le juge pénal dans une mission impossible qui le dépasse : la prévention du risque terroriste » [5].

Le mépris des décisions du Conseil constitutionnel ensuite, puisque, on le sait, le délit de consultation de sites Internet faisant l’apologie du terrorisme a été censuré à deux reprises par les Sages [6] en raison notamment des réserves justifiées par la fragilité de l’élément intentionnel et la distance qui existe entre l’adhésion éventuelle à une idéologie apologétique et la volonté de commettre un acte de terrorisme. Par conséquent, alors que le Conseil constitutionnel a refusé que le droit pénal puisse saisir la seule radicalisation idéologique [7], la Cour de cassation semble l’admettre en contournant l’abrogation du délit inconstitutionnel par le recours à l’incrimination du recel. La critique est d’autant plus forte que non seulement le juge pénal n’est pas sensible à l’impossibilité, dans un État de droit, de réprimer une simple pensée criminelle, mais, en plus, il se permet de retenir comme critère de justification de la répression, l’adhésion à l’idéologie terroriste qui ne suffisait pas, aux yeux des Sages, à justifier le recours à l’arme répressive [8], tant cette adhésion est insuffisante pour établir la volonté de commettre un acte terroriste. Cela est d’autant plus vrai que les juges du droit ne prennent pas la peine de démontrer, en l’espèce, cette adhésion. Ils se contentent de relever une « certaine adhésion » [9], quand il faudrait une adhésion certaine - faut-il en déduire qu’il y aurait des degrés d’adhésion ? Ils écartent, en outre, la bonne foi, en raison de la multiplicité, de la diversité et du caractère volontaire de la sélection des enregistrements. L’argumentation - à supposer qu’il y en ait une - ne convainc guère : est-il évident d’admettre que le fait de sélectionner des enregistrements divers et multiples caractérise la mauvaise foi de leur détenteur et permet, à lui seul, de relever son adhésion à une idéologie terroriste ou à un quelconque projet terroriste ?

D’où, enfin, le mépris de tout l’esprit de notre droit pénal qui semble de plus en plus défiguré. A quoi bon des lois si c’est pour les laisser violer par les juges eux-mêmes ? A quoi bon des lois si c’est pour ne pas respecter les conditions qu’elles fixent afin de garantir une sécurité juridique et protéger les justiciables contre l’arbitraire du juge ? A quoi bon des lois quand c’est le juge qui fabrique sa propre loi ? Aujourd’hui, encore plus qu’hier, « le droit n’est plus le tennis…un juge vous le dira » [10]

 

[1] En plus de l’interdiction de séjour en Moselle pendant cinq ans et de la confiscation des scellés.

[2] Cass. crim., 3 avril 1995, n° 93-81.569 (N° Lexbase : A8340ABI).

[3] Y. Mayaud, La place du recel dans le terrorisme, Gaz. pal., 2020, n° 7, p. 20.

[4] Y. Mayaud, La place du recel dans le terrorisme, préc.

[5] J. Alix, Aux confins de la répression pénale, D., 2020, p. 273.

[6] Cons. const., 10 février 2017, n° 2016-611 QPC (N° Lexbase : A7723TBN) ; Cons. const., 15 décembre 2017, n° 2017-682 QPC (N° Lexbase : A7105W7B). Sur ces décisions voir notamment : P. Beauvais, L’infraction-obstacle terroriste à l’épreuve du contrôle constitutionnel de nécessité, RSC, 2018. 75.

[7] V. J. Alix, art. préc.

[8] Cons. const., 15 décembre 2017, préc, § 14.

[9] L’expression n’est pas loin d’être ridicule : soit il y a adhésion soit il n’y en a pas, si bien qu’évoquer une « certaine adhésion » relève de la fiction.

[10] Ph. Conte, Le droit n’est plus le tennis. – Un juge vous le dira, JCP éd. G, 2016, n° 52.

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