La lettre juridique n°817 du 19 mars 2020 : Bancaire

[Jurisprudence] De quelques précisions intéressant le bitcoin et le prêt de bitcoins

Réf. : T. com. Nanterre, 26 février 2020, n° 2018F00466 (N° Lexbase : A04243H8)

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par Jérôme Lasserre Capdeville, Maître de conférences - HDR, Université de Strasbourg

le 18 Mars 2020

Le bitcoin est un bien incorporel fongible et consomptible. Les contrats de prêt de bitcoins sont alors des prêts de consommation. Le régime juridique de ces prêts a, par conséquent, vocation à s’appliquer en la matière, et notamment l’article 1902 du Code civil (N° Lexbase : L2126ABD) imposant à l’emprunteur de rendre les choses prêtées, en même quantité, et au terme convenu. L’intéressé pourra, en revanche, conserver la propriété de nouvelles crypto-monnaies qu’il aura pu obtenir à l’aide de ses bitcoins à la suite d’une scission, du moment qu’il a remboursé ses derniers au prêteur.

 

1. Les crypto-monnaies, tel que le bitcoin, sont nées au début des années 2010, en raison notamment du développement à l’échelle mondiale de communautés dites « virtuelles ». On parle souvent, en la matière, de « monnaies virtuelles », « crypto-monnaies » [1] ou encore « crypto-actifs ».

2. Si elles ont été initialement conçues comme des instruments d’échange dans le monde numérique, ces crypto-monnaies ont de plus en plus d’incidences dans l’économie réelle, à travers notamment l’émergence de services permettant leur achat ou vente contre des monnaies légales, leur conservation ou leur utilisation comme instrument d’échange. Il n’est donc pas surprenant que le législateur se soit intéressé à elles par l’intermédiaire de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019, dite loi « PACTE » (N° Lexbase : L3415LQK) [2]. Une définition est ainsi désormais prévue à l’article L. 54-10-1, 2°, du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L7609LQU) [3].

3. Le bitcoin est très certainement la crypto-monnaie la plus connue du grand public [4]. Il est créé, pour mémoire, au sein d’une communauté d’internautes, appelés « mineurs » (miners), ayant installé sur leurs unités informatiques connectées à internet un logiciel libre qui « fabrique », selon un algorithme, les unités de compte bitcoin [5] qui seront ensuite allouées à chaque mineur en récompense de sa participation au fonctionnement du système. Les intéressés peuvent ensuite les revendre sur internet. Des plateformes se sont ainsi créées pour permettre l’achat et la vente de bitcoins contre de la monnaie ayant cours légal. L’achat de bitcoins est donc possible pour les particuliers.

4. Peu de décisions de justice ont été rendues, jusqu’ici, en matière de crypto-monnaies, et notamment concernant le bitcoin. On citera, simplement, un arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 septembre 2013 ayant déclaré que la société qui, lors de négociations de bitcoins sur une plateforme internet d’échange gérée par une société japonaise, reçoit les fonds des acheteurs et les transfère aux vendeurs, déduction faite de ses frais et commissions et de ceux dus au gestionnaire de la plateforme, fournit un service de paiement pour lequel elle doit être agréée [6]. De même, on notera que le statut fiscal des opérations relatives au bitcoin a fait l’objet de diverses précisions par la jurisprudence européenne [7] et nationale [8].

5. Un jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 26 février 2020 attire alors l’attention [9]. Cette affaire concernait la société B., qui est une société anglaise spécialisée dans le conseil en matière financière et plus particulièrement dans le domaine des crypto-monnaies (dont le bitcoin), et la société P., une société française exerçant une activité de plateforme d’échanges de bitcoins.

6. Le 22 mai 2014, la société B. avait ouvert sur la plateforme en question un compte, dont le fonctionnement était régi par les conditions générales d’utilisation (CGU) de la société P.. Surtout, les 1er septembre 2014, 11 janvier 2016 et 23 juin 2016, cette dernière avait consenti trois contrats de prêt en bitcoins à la société B. pour un montant total de 1 000 bitcoins (avec intérêt au taux de 5 %). Le 13 juin 2016, la société P. avait également accordé à la société B. un prêt sans intérêt de 200 000 euros afin de financer des prestations de tenue de marché en bitcoins sur la plateforme. Ce prêt avait été partiellement remboursé à hauteur de 100 000 euros le 18 novembre 2016.

7. Le 1er août 2017, un évènement particulier s’était produit. Le bitcoin avait fait l’objet d’une scission (« hard fork ») donnant ainsi naissance à une nouvelle crypto-monnaie, le bitcoin cash, circulant parallèlement et de manière indépendante au bitcoin. La société B. avait alors reçu des bitcoins cash au titre des bitcoins qu’elle détenait sur son compte ouvert sur une autre plateforme au jour du « fork ».

8. Enfin, les 24 et 25 octobre 2017, la société B. avait remboursé la totalité des 1 000 bitcoins prêtés à la société P.. Or, si par courrier du 26 octobre 2017, la société B. avait confirmé le remboursement de l’intégralité du principal des prêts en bitcoins, elle prétendait également que la société B. restait à lui devoir la somme de 52,356 bitcoins au titre des intérêts arrêtés au 19 octobre 2017.

9. La relation entre les deux sociétés s’était alors rapidement dégradée. Le 6 novembre 2017 (avec rappel le 8 novembre), la société B. avait demandé à retirer 53 bitcoins de son compte. Or, ces demandes avaient été rejetées par la société P.. Surtout, par courrier du 9 novembre 2017, cette dernière avait informé la société B. qu’elle lui devait encore un certain nombre de sommes, dont 44,958 bitcoins d’intérêts, le « retour » des 1 000 bitcoins cash issus du « hard fork » du 1er août 2017 ou encore un solde de 100 000 euros sur le prêt accordé en euros. Par un nouveau courrier du 13 décembre 2017, la société P. avait avisé la société B. de la clôture de son compte.

10. C’est dans ces circonstances que, le 27 févier 2018, la société B. avait assigné la société P. devant le tribunal de commerce de Nanterre.

11. Le jugement rendu le 26 février 2020 par le tribunal de Nanterre attire, par conséquent l’attention. Celui-ci, long de 23 pages, tranche plusieurs difficultés concernant : la résiliation du compte de la société B. par P. (I), la demande de restitution de la société B. sous astreinte des 53,355 bitcoins figurant à son compte (II), la demande d’indemnisation du préjudice allégué par la société B., la demande reconventionnelle de la société P. relative aux intérêts au titre des contrats de prêt en bitcoins, la demande reconventionnelle de la société P. relative à la restitution de 1 000 bitcoins (III), la demande reconventionnelle de la société P. relative au versement de la somme de 100 000 euros au titre du prêt du 13 juin 2016 (IV), la demande reconventionnelle de la société P. concernant le paiement d’une facture relative à un projet « blockberry » et enfin la demande reconventionnelle de la société P. de dommages et intérêts pour atteinte à son image et perte de chance de réaliser un gain d’obtenir des financements. Notre présentation ne sera donc pas exhaustive, mais se limitera aux questions les plus importantes d’un point de vue juridique [10].

I - La demande de B. concernant la résiliation de son compte par P.

12. La société B. avait donc ouvert un compte sur la plateforme P.. Le fonctionnement de ce dernier était régi par les conditions générales d’utilisation (CGU) de la société P.. On rappellera qu’un contrat de prêt de 200 000 euros avait été consenti par P. à la société B. afin de financer l’activité de teneur de marché à laquelle s’était engagée cette dernière.

13. Or, dans ses écritures, la société B. soulignait que ce contrat de prêt avait été conclu entre les parties « dans le cadre d’une relation globale notamment régit par les CGU de P. et conçue de manière équilibrée permettant, d’une part, à P. d’animer et développer sa plateforme en octroyant un prêt à B. et d’autre part à B. d’essayer de tirer profit des achats et des ventes » de bitcoins qu’elle réalisait sur la plateforme de P.. Il était donc avéré et reconnu, pour les juges, que le contrat de prêt et d’animation de marché du 13 juin 2016 était « étroitement lié » au fonctionnement du compte ouvert par B. sur la plateforme P. et régi par les CGU.

14. Des règles notables figurant dans ces conditions générales devaient donc s’appliquer. D’abord, l’article 7 prévoyait que : « P. pourra décider de résilier un compte, sans devoir donner de motifs, ni préavis, ni formalités, ni d’indemnités au profit du client en cas de violation des présentes CGU ». Ensuite, l’article 18.1 mentionnait, pour sa part, que « le client a l’obligation d’utiliser le service fourni de bonne foi, à des fins légales uniquement et dans le respect des présentes conditions générales ».

15. Qu’en était-il en l’espèce ? La société B. avait-elle respecté cette dernière obligation ? Les magistrats vont observer les circonstances de fait pour répondre à cette interrogation par la négative. Ils notent que par différents courriel (26 octobre 2017, 9 novembre 2017, et 14 novembre 2017), la société P. avait rappelé à la société B. qu’elle restait à lui devoir certaines sommes. Un courriel du 12 décembre 2017 mettait également en demeure la société B. de lui régler diverses sommes et l’informait que son compte était « gelé jusqu’à nouvel ordre ». Enfin, par courriel du 13 décembre 2017, la société P. avait notifié à la société B. la clôture de son compte.

16. Dès lors, pour le tribunal de commerce de Nanterre, il ressortait de ces courriels que la société B. avait « délibérément refusé de s’acquitter des intérêts réclamés par P. au titre des prêts en bitcoin, ainsi que de rembourser le solde restant dû au titre du prêt en euros ». Par conséquent, en s’abstenant de verser les sommes en question, la société avait méconnu les stipulations de l’article 18.1 du CGU. La société P. était donc fondée à résilier le compte de B. ouvert sur sa plateforme.

II - La demande de restitution de B. des 53,355 bitcoins figurant à son compte

17. La société B. reprochait également à la société P. d’avoir retenu le solde de son compte, et notamment une somme de 53,355 bitcoins. Elle rappelait ainsi que P. demeurait soumise à une obligation de restitution sur le fondement du contrat de dépôt [11]. Surtout, en tant que dépositaire, elle devait restituer le bien, objet du dépôt, aussitôt que le déposant le réclamait [12]. Cette obligation de restitution devait donc pouvoir intervenir même en cas de clôture d’un compte de dépôt.

18. La société P., quant à elle, prétendait ne pas être dépositaire des bitcoins. Elle rappelait que, sur le fondement des articles 1918 (N° Lexbase : L2143ABY) et 1919 (N° Lexbase : L1713IE8) du Code civil, la doctrine considère que le dépôt ne peut porter que sur des biens meubles corporels [13], et qu’en conséquence les meubles incorporels, tel les bitcoins [14], ne peuvent fait l’objet d’un contrat de dépôts. Elle considérait encore que cette interprétation était confirmée par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019, dite loi « PACTE », qui qualifie les services sur actifs numériques de services de « conservation d’actifs pour le compte de tiers » [15].

19. Au-delà de cette argumentation, la société P. considérait qu’elle était fondée à retenir les bitcoins en question. Elle notait, par exemple, que l’article 7 des CGU applicable en l’espèce ne prévoyait pas la restitution des fonds en cas de résiliation du compte pour manquement. De même, la société considérait qu’un dépositaire demeure légitime à retenir les biens déposés jusqu’au complet paiement de sa créance, dès lors que celle-ci est certaine et exigible, et qu’il existe un lien de connexité avec la chose détournée.

20. Le tribunal de commerce de Nanterre répond à cette difficulté en se fondant sur l’article 13, §4, alinéa 4, des CGU qui prévoyait que la société P. « peut, sans toutefois y être tenu, refuser l’exécution d’ordre de paiement notamment lorsque : […] Le client a violé une de ses obligations envers P. découlant de ces présentes Conditions générales d’utilisation ou d’autres conventions conclues par le client dans le cadre de la plateforme […] ».

21. Or, il a été observé précédemment [16] que la société B. s’était fautivement abstenue de régler les sommes dues par elles à la société P. au titre des intérêts relatifs aux prêts en bitcoins ainsi qu’au titre du solde du prêt du 13 juin 2016, impayé à hauteur de 100 000 euros. Ces sommes étaient bien dues au titre du contrat conclu par les parties « dans le cadre de la plateforme ».

22. En conséquence, pour le tribunal, la société P. était fondée à refuser d’exécuter l’ordre de transfert de 53 bitcoins émis par la société B. les 6 novembre 2017 et réitéré le 8 du même mois.

23. En revanche, il était avéré que la société P. n’entendait pas s’approprier les bitcoins. La retenue en question n’était faite qu’à titre conservatoire tant que sa créance n’était pas réglée. La société P. ne contestait d’ailleurs pas que la société B. était propriétaire du solde de son compte, soit, au 1er janvier 2018, 53,355 bitcoins. Le tribunal condamne, par conséquent, la société P. à restituer à B. la somme en question [17].

III - La demande de P. relative à la restitution de 1 000 bitcoins

24. Un rappel des faits s’impose ici. Le 1er août 2017, le protocole bitcoin avait fait l’objet d’une scission (dit « hard fork ») créant une branche secondaire, gardant un tronc commun avec la blockchain principale. Ainsi, au moment du « fork », les détenteurs de bitcoins avaient reçu un montant équivalent en bitcoin cash.

25. Plus précisément, la société B. était titulaire d’un compte sur la plateforme K.. Elle avait alors fait des virements de bitcoins au crédit de ce compte, fin juillet, à la veille du « fork », afin d’en bénéficier sur cette plateforme. Il apparaissait donc que la société B. avait utilisé des bitcoins prêtés par la société P. pour obtenir automatiquement, via la plateforme K., des bitcoins cash.

26. Dès lors, pour la société P., la société B. ne pouvait prétendre restituer uniquement des bitcoins, car en procédant de la sorte, c’est-à-dire en lui refusant la remise des bitcoins cash, elle lui restituait moins que ce qu’elle lui avait emprunté.

27. Plus juridiquement, la société P. considérait que le bitcoin est un bien meuble non fongible et non consomptible, et que les contrats de prêt de bitcoins devaient être qualifiés de contrats de prêt à usage, entraînant l’obligation de restitution des bitcoins cash en tant que fruits des bitcoins. Elle précisait son allégation en déclarant que le bitcoin est un bien meuble incorporel non consomptible, car il ne se détruit pas par l’usage, et non fongible, car il est individualisé par un code informatique unique. Ces affirmations (et d’autres) étaient, sans surprise, contestées par la société B..

28. Le tribunal de commerce de Nanterre vient alors utilement clarifier ce point. Ce passage du jugement est particulièrement important. Des informations notables y sont données à propos des caractéristiques juridiques du bitcoin (A) mais aussi de leurs conséquences pour le contrat de prêt de bitcoins (B).

A - Précisions sur les caractéristiques juridiques du bitcoin

29. En premier lieu, le jugement indique, au détour d’une phrase, que le bitcoin n’est pas une monnaie légale. Cette solution ne saurait surprendre. Elle est d’ores et déjà partagée par quasiment toute la doctrine [18]. Il est vrai que les trois fonctions dévolues à la monnaie, c’est-à-dire une unité de valeur, une unité de paiement et enfin une réserve de valeur, ne paraissent pas présentent ici, ou du moins très imparfaitement.

30. Reprenons brièvement ces affirmations, même si le jugement ne dit mot sur ce point. D’une part, la valeur des bitcoins fluctue très fortement et demeure alors incertaine. Cela ne leur permet donc pas d’en faire des unités de compte. Ainsi, bien peu de prix sont exprimés dans ces crypto-monnaies. D’autre part, il est évident que comme intermédiaire des échanges, les crypto-actifs sont nettement moins efficaces que la monnaie qui a un cours légal. L’effet libératoire n’est ici que conventionnel et non pas légal. Il n’est ainsi pas possible d’imposer un paiement en bitcoins en dehors de la communauté d’utilisateurs. La volatilité de leurs cours rend d’ailleurs difficile leur utilisation comme moyen de paiement. Enfin, en l’absence de sous-jacent réel, ces crypto-actifs ne permettent pas d’en faire de véritables réserves de valeur. Il en va d’autant plus ainsi qu’ils sont particulièrement volatiles. On ne sera pas surpris que certains auteurs préfèrent parler, en la matière, d’« objet juridique non identifié » [19].

31. En second lieu, le jugement étudié indique que le bitcoin est « consomptible de par son usage ». Plus précisément, il sera « consommé » lors de son utilisation, que ce soit, nous dit la décision, « pour payer des biens ou des services, pour échanger contre des devises ou pour le prêter ». Cela rapproche alors le bitcoin de la monnaie légale, sans que cela en soit bien sûr.

32. En dernier lieu, et surtout, les magistrats déclarent que les bitcoins sont fongibles car de « même espèce et de même qualité ». Plus précisément, les bitcoins sont tous issus du même protocole informatique et font l’objet d’un rapport d’équivalence avec les autres bitcoins « permettant d’effectuer un paiement au sens où l’entend l’article 1291 ancien du Code civil (N° Lexbase : L1401ABI), devenu l’article 1347-1 du même code (N° Lexbase : L0720KZP) ». Il est d’ailleurs rappelé que le second alinéa de cette dernière disposition indique que : « Sont fongibles les obligations de somme d'argent, même en différentes devises, pourvu qu'elles soient convertibles, ou celles qui ont pour objet une quantité de choses de même genre ». Cette solution est importante, car la fongibilité du bitcoin est discutée depuis son apparition.

33. Ainsi, pour résumer, le bitcoin est un actif incorporel fongible. C’est une « chose de genre », c’est-à-dire un bien interchangeable, mais non individualisable [20]. Cette solution devrait faciliter les transactions en bitcoins.

B - Précisions sur le régime juridique du contrat de prêt de bitcoins

34. Le bitcoin étant fongible et consomptible, la qualification juridique des contrats de prêt de bitcoins est, pour le jugement, celle de prêt de consommation. Pour mémoire, selon l’article 1892 du Code civil (N° Lexbase : L2109ABQ), le prêt de consommation est « un contrat par lequel l'une des parties livre à l'autre une certaine quantité de choses qui se consomment par l'usage, à la charge par cette dernière de lui en rendre autant de même espèce et qualité ».

35. Cette qualification a alors des incidences juridiques notables, puisqu’il convient d’appliquer à ce contrat le régime légal des prêts de consommation trouvant son siège aux articles 1892 à 1904 du Code civil [21]. Deux dispositions sont surtout à mentionner.

36. En premier lieu, l’article 1893 (N° Lexbase : L2111ABS) prévoit que : « Par l'effet de ce prêt, l'emprunteur devient le propriétaire de la chose prêtée ; et c'est pour lui qu'elle périt, de quelque manière que cette perte arrive ». Il y a donc un transfert de propriété au profit de l’emprunteur et, corrélativement, transfert des risques liés à la dépossession de la chose. Cette solution avait alors des incidences pour le cas qui nous occupe. En effet, étant devenu propriétaire des bitcoins prêtés, la société B. était légitime à en percevoir les « fruits », en l’espèce les bitcoins cash attribués à la suite du « fork » du 1er août 2017.

37. En second lieu, l’article 1902 du Code civil (N° Lexbase : L2126ABD) dispose que : « L'emprunteur est tenu de rendre les choses prêtées, en même quantité et qualité, et au terme convenu ». Ce principe devait également s’appliquer à notre cas. Or, il n’était pas contesté que la société B. avait transféré à la société P., les 24 et 25 octobre 2017, 1 000 bitcoins en remboursement intégral des trois prêts de bitcoins que lui avait consentis cette dernière les 1er septembre 2014, 11 janvier 2016 et 23 juin 2016. En outre, les bitcoins étant fongibles [22], le tribunal considère que les bitcoins prêtés avant le « fork » du 1er août 2017 demeuraient équivalents aux bitcoins remboursés après celui-ci.

38. En conséquence, pour le jugement, la société B. s’était convenablement acquittée de son obligation de rendre les choses prêtées en même quantité et même qualité prévue par l’article 1902 du Code civil intéressant les prêts de consommation. Les bitcoins cash, quant à eux, appartenaient bien à l’emprunteur et n’avaient pas à être restitués à la société P. [23].

39. La solution aurait pu être différente, si les parties s’étaient mises d’accord au préalable, dans leur convention, sur une restitution des bitcoins cash. Etait-ce le cas en l’espèce ? Aucunement. Le jugement constate que les trois contrats de prêt en question ne comportaient pas de clause quant à l’attribution d’éventuelles crypto-monnaies issues de « hard forks », et ce alors même que les sociétés parties étaient des professionnelles averties des crypto-monnaies. On peut néanmoins penser que, à la suite de la décision étudiée, les contrats de prêts de bitcoins seront désormais assortis d’une clause de restitution au prêteur en cas de « fork ».

40. Au final, la société B. n’était en aucun cas débitrice de la société P. de 1 000 bitcoins cash. Le tribunal déboute alors cette dernière de sa demande de restitution.

IV - La demande de P. relative à la restitution de 100 000 euros au titre du prêt

41. Par un contrat du 13 juin 2016, la société P. avait accordé à la société B. un prêt sans intérêt de 200 000 euros afin de financer des prestations de tenue de marché en bitcoins sur la plateforme P. que la société B. s’engageait à fournir moyennant une rémunération (5 500 euros par mois).

42. Or, un solde de 100 000 euros au titre de ce prêt était resté impayé. La société B. ne contestait pas être débitrice de la somme de 100 000 euros envers la société P., mais elle soutenait qu’elle n’avait commis aucun manquement contractuel au titre du contrat de prêt précité, car elle aurait simplement « fait usage de son droit à l’exception d’inexécution ». On comprend que la société B. faisait ici référence à sa demande de retirer 53 bitcoins de son compte qui avait été rejetée à deux reprises par la société P.

43. Toutefois, et cela a été observé précédemment [24], la société P. était parfaitement fondée à refuser d’exécuter l’ordre de transfert de ces 53 bitcoins émis par la société B. les 6 novembre 2017 et réitérée le 8 du même mois.

44. Dès lors, pour le tribunal, la société B. ne pouvait invoquer « une prétendue exception d’inexécution » pour s’abstenir de rembourser le solde impayé du prêt du 13 juin 2016, soit 100 000 euros, alors que la société P. lui en faisait la demande depuis le 9 novembre 2017.

45. Au final, le tribunal condamne la société B. à payer à la société P. la somme en question, outre les intérêts de retard calculés au taux légal à compter du 12 décembre 2017, date de la mise en demeure [25].


[1] P. Storrer, Les monnaies virtuelles dans tous leurs états, Revue Banque, septembre. 2014, n° 775, p. 86 ; G. Bourdeau, Propos sur les « crypto-monnaies », RD banc. fin., novembre-décembre 2016, dossier 39  ; D. Legeais, Développement et potentialités des crypto-monnaies, JCP éd. E, 2018, n° 29, 583.

[2]  Nos obs., Loi PACTE : mesures intéressant le droit bancaire et financier, LPA, 2020, à paraître, n° 47 et s.. Cette loi a surtout donné un statut aux acteurs des crypto-monnaies.

[3] Aux termes de ce dernier, constitue une crypto-monnaie : « Toute représentation numérique d'une valeur qui n'est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n'est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d'une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d'échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ». Il s’agit ainsi d’un bien sui generis auquel la loi vient prévoir un régime juridique propre.

[4] Nos obs., Le bitcoin, JCP éd. E, 2014, n° 3, 25 ; M. Roussille, Le bitcoin : objet juridique non identifié, Banque et droit, janvier-février 2015, n° 159, p. 27 ; H. de Vauplane, Bitcoin, monnaie ou article de foi ? : in Mélanges AEDBF VII, 2018, RB édition, p. 275. Il en existe en réalité des centaines d’autres, comme par exemple l’ether.

[5] Pour une présentation plus détaillée de ce processus, M. Julienne, Les crypto-monnaies : régulation et usages, RD banc. fin., 2018, n° 6, étude 19, n° 1 et s..

[6] CA Paris, Pôle 5, 6ème ch., 26 septembre 2013, n° 12/00161 (N° Lexbase : A7474KLE), JCP éd. E, 2014, p. 1091, note Th. Bonneau ; RD banc. fin., 2014, comm. 3, obs. F.-J. Crédot et Th. Samin ; LEDB, avril 2014, p. 5, nos obs..

[7] Pour une exonération de la TVA, CJUE, 22 octobre 2015, aff. C-264/14 (N° Lexbase : A8604NTT), Europe, 2015, comm. 516, obs. A.-L. Mosbrucker ; dr. fisc., 2015, act. 514, obs. T. Guillebon ; Banque et droit, 2015, n° 164, p. 55, obs. P. Storrer.

[8] CE, 26 avril 2018, n° 417809 (N° Lexbase : A8851XLE), JCP éd. E, 2018, 1323, note Th. Bonneau ; Dr. fiscal, 2018, comm. 298, obs. M. Collet ; LEDB, juin 2018, p. 7, nos obs..

[9] Sur ce jugement, v. not. LEDB, avril 2020, p. 1, obs. N. Mathey ; E. Benhamou, La justice française assimile le bitcoin à de la monnaie ; Les Echos, 6 mars 2020, p. 29.

[10] Le III est, de loin, celui qui présente le plus d’intérêt.

[11] C. civ., art. 1937 (N° Lexbase : L2161ABN).

[12] C. civ., art. 1944 (N° Lexbase : L4831IRD).

[13] G. Pignarre, Dépôt, Rép. dr. civil, 2018, n° 32 ; B. Lotti, Dépôt. Contrat de dépôt, JurisClasseur Contrats-Distribution, fasc. 2130, 2008, n° 20 ; R. de Quenaudon et Ph. Schultz, Dépôt. Principes généraux, JurisClasseur Civil Code, art. 1915 à 1920, 2019, n° 17.

[14] Cette qualification de biens meubles incorporels des bitcoins est admise par les tribunaux tant européens (CJUE, 22 octobre. 2015, aff. C-264/14, préc. et les obs. préc. ) que français (CE, 26 avril 2018, n° 417809, préc. et les obs. préc.).

[15] L’article L. 54-10-1 (N° Lexbase : L7609LQU) précise, plus exactement, que les services sur actifs numériques comprennent, notamment, les services de conservation pour le compte de tiers d’actifs numériques ou d’accès à des actifs numériques.

[16] V. supra, n° 16.

[17] Pour le tribunal, la société B. ne justifiait pas des raisons pour lesquelles elle sollicitait que sa demande de restitution des bitcoins soit assortie d’une astreinte de 1 000 euros par jour de retard. Elle n’est donc pas ordonnée.

[18] V. notamment, H. de Vauplane, Bitcoin. Monnaie de singe ou monnaie légale ? L’analyse juridique, Rev. Banque, juillet-août 2013, p. 79 ; Th. Bonneau, Le Bitcoin, une monnaie ?, Banque et droit, janvier-février 2015, n° 159, p. 8. ; J. Lasserre Capdeville, Le bitcoin, JCP éd. E, 2014, n° 3, 25 ; M. Roussille, Le bitcoin : objet juridique non identifié, Banque et droit, janvier-février 2015, n° 159, p. 27 ;C. Kleiner, Bitcoin, monnaie étrangère et indexation : quelle équation ? in Mélanges Joel Monéger, éd. Lexisnexis, 2017, p. 245. Pour une solution moins tranchée, D. Legeais, Blockchain et crypto-actifs : état des lieux, RTDCom., 2018, p. 754.

[19] M. Roussille, op. cit., p. 27 ; M. Julienne, Les crypto-monnaies : régulation et usages, RD banc. fin., 2018, n° 6, étude 19, n° 12.

[20] On notera que si le bitcoin n’est pas une monnaie, le tribunal utilise néanmoins un vocabulaire inspiré de l’institution monétaire, LEDB, avril 2020, p. 1, obs. N. Mathey.

[21] Pour une présentation de ce régime, N. Cayrol, Prêt de consommation, ou prêt simple, JurisClasseur Civil Code, art. 1892 à 1904, 2019, n° 96 et s..

[22] V. supra, n° 32.

[23] Pour bien comprendre, on pourrait ainsi comparer ces bitcoins cash (ce n’est qu’une image explicative) à des dividendes ou à des actions gratuites qui seraient distribués à des actionnaires et qui en conserveraient alors la propriété.

[24] V. supra, n° 22.

[25] Le tribunal refuse, en revanche, d’ordonner la mesure d’astreinte qui était sollicitée par la société P. au motif que cette dernière ne justifiait pas des raisons d’une telle demande.

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