La lettre juridique n°814 du 27 février 2020 : Droit pénal spécial

[Jurisprudence] Affaire « Barbarin » : Et la prescription fut !

Réf. : CA Lyon, 4ème ch., 30 janvier 2020, n° 19/01395 (N° Lexbase : A27813G4)

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N2349BYN

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par Laurent Saenko, Maître de conférences à l’université Paris-Sud, Membre du CERDI (Centre d’Études et de Recherche en Droit de l’Immatériel)

le 02 Mars 2020

 

Mots-clés : action publique • prescription • agressions sexuelles • mineurs • non-dénonciation d’agressions sexuelles

Résumé : la cour d'appel de Lyon infirme la décision du tribunal qui a jugé que l'infraction de non-dénonciation d'agressions sexuelles sur mineurs reprochée au cardinal n'était pas constituée et que la même infraction, commise en 2010, ne pouvait être poursuivie étant couverte par la prescription. Pour se prononcer ainsi, la cour prend acte de ce que le premier acte interruptif de la prescription doit être fixé au 26 février 2016 - c’est à dire au jour du soit-transmis par lequel le parquet saisit les services de police de la plainte déposée par les parties civiles contre le cardinal -, et distingue les faits commis plus de trois ans avant de ceux commis moins de trois ans avant ce acte.

 

Remise en cause depuis longtemps de par les effets - émotionnellement - dévastateurs qui sont les siens [1], la prescription de l’action publique n’en finit pas de soulever d’épineuses questions juridiques, comme l’illustre cet arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 30 janvier 2020 dans cette affaire désormais tristement célèbre [2]. En l’espèce, il était reproché au cardinal du diocèse de Lyon de ne pas avoir dénoncé, de 2002 [3] à 2015 [4], les agressions sexuelles sur mineurs commises avant 1991 par Bernard Preynat, à cette époque vicaire, puis curé, d’une paroisse à Sainte-Foy-Lès-Lyon. Après qu’à cette période, des parents se sont inquiétés de tels agissements auprès des autorités ecclésiastiques, Bernard Preynat fut muté à plusieurs reprises jusqu’en 2002, date à laquelle il prit la direction d’une paroisse - dont la fondation fut au demeurant célébrée par Philippe Barbarin, fraîchement nommé à la tête du diocèse. En 2010, ayant eu vent des rumeurs le concernant, le cardinal Barbarin convoqua Bernard Preynat à un entretien au cours duquel furent évoquées les accusations portées contre lui par certains parents. Mais c’est au terme des nombreux échanges qu’il eut de juin 2014 à juin 2015 avec l’une des victimes, un enfant devenu majeur, que le cardinal, conformément au droit canonique, prit des mesures contre le prêtre Preynat. Le 5 juin 2015, cette victime déposa plainte contre ce dernier pour attouchements sexuels commis sur elle entre 1981 et 1985 alors qu’elle était un jeune scout. Une enquête préliminaire fut alors ouverte, suivie d’une information judiciaire, le 25 janvier 2017 [5]. Au cours de sa garde à vue, Bernard Preynat reconnut avoir commis des attouchements sexuels sur de nombreux enfants de 1962 à 1991. Sur certaines des victimes constituées partie civile dans la présente procédure, il admit avoir commis des caresses sur les cuisses, sur le sexe, sur les fesses ainsi que la réalisation de fellations. Il fut alors renvoyé devant le tribunal correctionnel de Lyon par ordonnance du 29 octobre 2019. D’autres victimes de Bernard Preynat [6] reprochèrent toutefois au cardinal Barbarin de ne pas avoir agi auprès des autorités publiques ; de n’avoir rien fait. Le 17 février 2016, elles déposèrent dans ce sens contre lui une plainte auprès du juge d’instruction des chefs de non-assistance à personne en danger [7] et non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs. Cette plainte fut transmise au parquet qui, au terme d’une enquête, classa l’affaire sans suite au motif que la première infraction ne pouvait être qualifiée faute de l’existence d’un danger imminent [8] et que, pour la seconde, les faits étaient soit non constitués, soit prescrits. Par acte d’huissier délivré en 2017, ces parties civiles firent néanmoins citer le cardinal Barbarin devant le tribunal correctionnel. Le 7 mars 2019, le tribunal jugea que l’infraction de non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs reprochée au cardinal avant 2010 n’était pas constituée et que la même infraction, commise en 2010, ne pouvait être poursuivie étant couverte par la prescription [9]. Qu’en revanche, les faits commis de juillet 2014 au 5 juin 2015 n’étaient pas prescrits, de sorte le cardinal devait être condamné à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis. Saisie de l’appel tant de ce dernier que du parquet - qui avait requis la relaxe - la cour d’appel de Lyon, par l’arrêt commenté, infirme la décision du tribunal. Pour se prononcer ainsi, la cour prend acte de ce que le premier acte interruptif de la prescription doit être fixé au 26 février 2016 - c’est à dire au jour du soit-transmis par lequel le parquet saisit les services de police de la plainte déposée par les parties civiles contre le cardinal -, et distingue les faits commis plus de trois ans avant (I) de ceux commis moins de trois ans avant ce acte (II).

I - Les faits commis avant le 26 février 2013

Avant le 26 février 2013, le cardinal Barbarin a-t-il commis le délit de non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs ? Aurait-il dû dire, et n’a-t-il rien dit ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par rappeler que ce délit est prévu à l’article 434-3, alinéa 1er, du Code pénal (N° Lexbase : L6209LLK) qui, à l’époque des faits, disposait que : « Le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d'atteintes sexuelles infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d'une maladie, d'une infirmité, d'une déficience physique ou psychique ou d'un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ». Ce délit - dont l’écriture évolua avec les lois n° 2016-297 du 14 mars 2016 [10] (N° Lexbase : L0090K7H) et n° 2018-703 du 3 août 2018 [11] (N° Lexbase : L6141LLZ) - consiste donc en une inaction : l’auteur, qui a connaissance de ce que des personnes dotées d’une certaine qualité (ici, « un mineur de quinze ans ou une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d'une maladie, d'une infirmité, d'une déficience physique ou psychique ou d'un état de grossesse ») sont victimes de certaines infractions (ici, de « privations, [de] mauvais traitements ou [d’] atteintes sexuelles »), n’en informe pas les autorités judiciaires ou administratives [12]. La structure constitutive du délit est donc limpide : l’inaction est commise au sens du texte si elle est réalisée dans le cadre (c’est à dire en cas de réunion) de toutes les conditions préalables au délit. Aussi bien, au cas présent, pour savoir si le cardinal Barbarin a commis ce délit dans la période de la prévention, il convient de vérifier si ces conditions préalables étaient réunies : ce dernier avait-il connaissance de ce que des mineurs de quinze ans étaient victimes d’atteintes sexuelles ? La réponse est positive. Selon la cour d’appel - qui reprend ici le raisonnement du tribunal -, « il était établi qu’en mars 2010 Philippe Barbarin était précisément informé d’agressions sexuelles commises par Bernard Preynat sur l’enfant François Devaux lorsque celui-ci avait 11 ans ». La chose paraît entendue puisque l’enquête avait établi que le cardinal Barbarin avait convoqué Bernard Preynat en mars 2010 pour, selon ses dires, « avoir le cœur net » sur les accusations portées contre lui, notamment par les parents de François Devaux qui avaient saisi les autorités ecclésiastiques en place à l’époque des faits, c’est à dire en 1991. Au terme de cet entretien, tous les conditions préalables au délit étaient donc réunies : le cardinal savait qu’un mineur avait été la victime d’atteintes sexuelles. Qu’en est-il alors de l’élément matériel ? Celui-ci, selon la cour d’appel toujours, a valablement été commis puisque le cardinal Barbarin, fort de cette information, n’a pas informé la moindre autorité, fut-elle judiciaire ou administrative. Si le délit semble constitué en tous ses éléments, se pose néanmoins la question de savoir si sa consommation est instantanée ou continue. La question est ici d’une importance capitale car, si le délit est instantané, il aura fatalement été commis plus de trois avant le premier acte interruptif de la prescription - rendant alors l’action publique éteinte pour cause de prescription - alors que si sa consommation est continue, il aurait éventuellement pu être commis moins de trois ans avant ce même acte - rendant alors les poursuites possibles. Pour répondre à cette question, il convient de mentionner l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 avril 2009 par lequel elle considéra que le délit en question était de nature instantanée [13]. En l’espèce, un homme était renvoyé devant la juridiction criminelle pour des agressions sexuelles commises sur mineurs entre 1994 et 1998 et, avec lui, une femme mise en examen pour le délit de l’article 434-3 du Code pénal (N° Lexbase : L6209LLK) pour ne pas avoir, entre 2002 et 2005, informé les autorités desdites atteintes sexuelles dont elle avait pourtant connaissance. Pour casser sans renvoi la décision de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers - qui l’avait renvoyée de ce chef devant la cour d’assises [14] -, la Chambre criminelle considéra qu’ « en prononçant ainsi, [...], alors que la prescription de l'action publique concernant les agressions sexuelles a été interrompue en novembre 2005, à une date où celle relative au délit instantané de non-dénonciation était acquise, la chambre de l'instruction a méconnu [l'article 8 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L0383LDK ». En somme, pour la Haute juridiction, le délit de l’article 434-3 du Code pénal est de nature instantanée car il est consommé au moment précis où l’inaction est réalisée dans les conditions prévues par la loi. De ce fait, ce n’est pas parce que la femme n’a pas dénoncé les faits dont elle avait connaissance de 2002 à 2005 qu’elle a pour autant commis continuellement l’infraction pendant cette période et que, par voie de conséquence, le point de départ de la prescription doive être fixé au terme de cette inaction continue - soit en 2005. Bien au contraire, c’est à l’instant précis où l’inaction est commise (c’est à dire à l’instant précis où la personne qui sait ne fait pas) que le délit est constitué et que, la concernant, la prescription était acquise en 2005. Le délit de non-dénonciation ne pouvait donc pas - ou plus - être connexe au crime [15], de sorte qu’il ne pouvait plus justifier le renvoi de la femme devant la juridiction criminelle. C’est cette position que le tribunal correctionnel adopta dans l’affaire commentée pour prononcer la prescription des faits reprochés au cardinal Barbarin en 2010 : « Le délit de non-dénonciation était commis en 2010 par le Cardinal Barbarin » (...) ; « L’infraction étant toutefois instantanée, et le premier acte susceptible d’être interruptif de la prescription de trois ans étant intervenu le 31 mars 2010, il convient de constater la prescription de l’action publique de ce premier chef de poursuite ».

Pour contester cette approche et soutenir la non-prescription des faits, les parties civiles développèrent devant la cour d’appel une argumentation qui, quoi qu’intéressante, n’emporta pas la conviction des magistrats. À titre principal, ces dernières soutinrent que le délit de l’article 434-3 du Code pénal était de nature continue et que, de façon subsidiaire, il était de nature clandestine. Sur le premier point [16], la cour d’appel, après avoir rappelé la portée de l’arrêt précité du 7 janvier 2009, considère que « le délit est commis instantanément dans sa matérialité lorsque la personne a connaissance de faits susceptibles de constituer l'infraction principale et ne la dénonce pas ». Elle rajoute à cet égard que « [même] si la loi ne prévoit pas de délai particulier, dans la logique du caractère utilitaire ou utilitariste de cette infraction [...], ce délai se doit d'être le plus court possible, une fois que la personne a acquis la conviction de la réalité des faits ». Le propos, - même s’il reprend en réalité la substance du raisonnement qu’avait tenu le tribunal - pourrait surprendre. Pourquoi la Cour fait-elle ainsi référence au caractère « utilitaire ou utilitariste » de l’infraction pour en déduire que, le texte n’encadrant pas l’obligation de délation dans un délai précis, ce dernier doive être « le plus court possible » ? La chose n’était selon nous pas nécessaire. C’est qu’en effet, la cour d’appel aborde ici un point très délicat qui tient à la détermination de la durée de consommation des infractions d’inaction. Le fait de ne pas faire est-il continu ou instantané ? Cette question très complexe a déjà été abordée par la jurisprudence et la doctrine à propos d’autres infractions, notamment le délit d’abandon de famille. On sait que selon l’article 227-3 du Code pénal (N° Lexbase : L2585LBD) : « Le fait, pour une personne, de ne pas exécuter une décision judiciaire, une convention judiciairement homologuée [...] lui imposant de verser au profit d'un enfant mineur, d'un descendant, d'un ascendant ou du conjoint une pension, une contribution, des subsides ou des prestations de toute nature dues en raison de l'une des obligations familiales [...], en demeurant plus de deux mois sans s’acquitter intégralement de cette obligation, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ». Ce délit est-il instantané ou continue ? Implicitement, la Cour de cassation a considéré qu’il était instantané [17]  et cette explication nous paraît être la bonne [18] : dans la mesure où la lettre de l’infraction comporte un délai au-delà duquel l’infraction est constituée ( : « en demeurant plus de deux mois sans s’acquitter intégralement de cette obligation »), cela signifie que l’inaction va devenir punissable à l’instant précis où le terme du délai sera atteint sans pour autant que cette consommation continue si l’inexécution de l’obligation se poursuit au-delà. Pourquoi ? Car le terme d’un délai étant condamné à être instantanément atteint, la consommation de l’infraction ne peut qu’être de même nature, c’est à dire instantanée. Par exemple, lorsqu’une personne demeure moins de deux mois sans exécuter son obligation, certes elle réalise l’élément matériel - elle n’exécute pas - mais cette inaction ne tombera pas sous le coup de l’incrimination car le délai, tel qu’il conditionne la consommation, n’est pas arrivée à son terme. De la même façon, lorsqu’une personne ne paie pas sa pension alimentaire pendant trois mois, le point de départ de la prescription de l’action publique du délit n’est pas fixé au terme de ces trois mois mais au terme des deux mois - car c’est à cet instant précis que l’infraction est constituée. Et si l’inaction vient à durer cinq mois, alors un second terme sera atteint et une deuxième infraction, qui entrera en concours avec la première, sera commise au terme du quatrième mois [19]. Mais qu’en est-il lorsque, comme l’article 434-3 du Code pénal, la lettre de l’incrimination ne prévoit pas de délai en deçà ou au-delà duquel l’inaction devient coupable ? Dans pareille hypothèse, il n’est aucune raison de considérer que le délai d’action doive être raisonnable - puisque la loi pénale, explicitement tout du moins, n’impose en rien une action mais réprime une inaction. Par conséquent, dans cette hypothèse, le délit se trouvera constitué dès lors que toutes les conditions préalables, nécessairement antérieures à l’inaction - qui est toujours continue par principe -, se trouvent réunies. C’est ce qui explique que, selon la Cour de cassation, le délit de l’article L. 820-7 du Code de commerce (N° Lexbase : L3312IQQ) par exemple, qui réprime « le fait, pour toute personne exerçant les fonctions de commissaire aux comptes, [...] de ne pas révéler au procureur de la République les faits délictueux dont elle a eu connaissance », voit son point de départ de la prescription de l’action publique fixé « au jour où le commissaire aux comptes a connaissance des faits délictueux et l'obligation de les révéler au procureur de la République » [20]. Ou qu’en matière de non-assistance à personne en danger, il a été décidé à propos du médecin qui n’était pas intervenu auprès du patient qu’il avait opéré alors qu’il avait été informé par le centre de transfusion sanguine de la contamination par le virus VIH du sang qu’il lui avait transfusé, que l’infraction était commise « au moment où le médecin a eu connaissance de la contamination et avait l’obligation de la révéler » [21]. Aussi bien, dans l’arrêt commenté, la cour d’appel n’avait en réalité aucune raison de faire référence au caractère nécessairement raisonnable du délai dans le cadre duquel l’action, dont la non-réalisation est constitutive du délit, devait être réalisée. L’inaction devient en réalité instantanée au moment précis où les conditions préalables sont réunies, c’est à dire à l’instant où le cardinal Barbarin apprend que des mineurs étaient victimes d’atteintes sexuelles. C’est à cet instant précis que son inaction devient coupable. La raison s’en trouve dans le fait qu’en matière d’inaction, la matérialité - ici, « ne pas informer les autorités judiciaires ou administratives » - est par essence continue (le fait de ne pas faire, ça dure...), et ne devient instantanée qu’avec la conjonction des conditions préalables à l’infraction  - ici la connaissance, par l’auteur, de ce que des mineurs ont été l’objet d’atteintes sexuelles. En d’autres termes, on peut dire que la durée de consommation des infractions d’inaction est fonction de la durée de la violation de l’obligation d’agir et non de celle de l’obligation d’agir elle-même [22]. C’est donc de façon fort opportune que la cour d’appel de Lyon souligne que « La persévérance est sans emport » (la phrase est superbe...) et « qu’il n'y a pas continuité de l'élément matériel constitutif de l'infraction comme, par exemple, pour le recel avec la continuation de la détention ou de la dissimulation du produit d'un délit, mais seulement une permanence des effets du délit de non-dénonciation » [23]. De la même façon, pour mieux souligner la nature instantanée de l’infraction, la cour a raison de faire référence à la modification que l’article 434-3 du Code pénal subit avec la loi du n° 2018-703 du 3 août 2018 (N° Lexbase : L6141LLZ) qui, à certaines conditions (« tant que ces infractions n’ont pas cessé ») [24], rendit l’inaction continue (« [ou] de continuer à ne pas informer ces autorités ») [25]. La conclusion de la cour s’imposait donc d’elle-même : « Pendant la période de prévention, le délit était donc constitué chaque fois que s'étaient commis des atteintes ou agressions sexuelles sur mineur de quinze ans et que la personne qui avait connaissance de ces infractions n'en informait pas les autorités lorsqu'elle avait acquis cette connaissance ».

Selon la cour d’appel, les faits imputés au cardinal Barbarin avant le 26 février 2013, quoique commis, sont donc prescrits. Mais qu’en est-il des faits commis après [26] ?

II - Les faits commis après le 26 février 2013

La seconde question soulevée par l’arrêt est relative à la prescription des faits commis après le 26 février 2013 et qui, cette fois, concernent les informations qui lui ont été directement rapportées par une autre victime en 2014. Au cas présent, la difficulté juridique réside dans le fait que, en droit, lesdits faits étaient atteints de prescription, la victime ayant dépassée les 38 ans. Une question qui se pose est donc la suivante : le délit de non-dénonciation d’atteintes sexuelles sur mineurs peut-il valablement être commis si les atteintes sexuelles sur lesquelles porte l’inaction sont atteintes de prescription et, à ce titre, ne peuvent être poursuivies ? Pour répondre par la négative, le tribunal s’était livré à une analyse relativement originale de la ratio legis. Ce dernier s’était en effet demandé si « l’obligation de dénoncer [...] perdure si les faits d’origine sont prescrits et si la victime n’est plus dans une situation de minorité ou de vulnérabilité ». Ce à quoi il répondit par la positive en rappelant que l’article 434-3 du Code pénal « figure dans le libre quatrième du Code pénal consacré aux crimes et délits contre la nation [...] et plus spécialement au chapitre quatre portant sur les atteintes à l’autorité de la justice et à la section 1 sur les entraves à la justice ». Le tribunal considère alors qu’« à la différence de l’article 434-1 du Code pénal, l’article 434-3 ne précise pas, pour ce qui le concerne, que les infractions qui doivent être dénoncées sont celles dont il est encore possible de prévenir ou limiter les effets et dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés ». Il en conclut alors que « ce texte ne vise pas exclusivement une fonction utilitariste, visant à prévenir, limiter ou empêcher la réitération des faits répréhensibles ». Que de fait, il importe peu que les faits constitutifs des atteintes sexuelles aient été atteints de prescription, ou que les personnes qui s’en prétendent les victimes furent majeures au jour de leur dénonciation : pour éviter des drames futurs, il y avait (ou il y aurait), selon le tribunal, toujours une raison - donc une obligation - de dénoncer ces faits.

Cette conception du délit sera remise en cause par la juridiction du second degré, qui considère que : « c’est à tort que les premiers juges [ont] déduit qu'il était indifférent pour la caractérisation de l'infraction d'une part que l'infraction qu'il convenait de dénoncer était ou non prescrite et d'autre part que la victime supposée soit ou non majeure au moment de la commission de l'infraction ». Au visa du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale, elle en conclut alors que « ce serait ajouter aux exigences du législateur que de considérer que l'obligation de dénoncer disparaissait lorsque la victime n'est plus dans une situation de minorité ou de vulnérabilité, afin de pouvoir s'exonérer des conséquences de l'application du texte dans le cas notamment de faits anciens révélés tardivement alors que la victime est devenue majeure, les premiers juges, avaient en réalité [...] ajouté à la loi et étendu, par leur interprétation, le champ d'application de l'article 434-3 du Code pénal ». Cette position doit encore selon nous être soutenue sans réserve [27]. Car au-delà de la fonction du texte, c’est pour des raisons purement théoriques que la prescription de l’action publique des agressions sexuelles censées être dénoncées prive le délit de l’article 434-1 du Code pénal de toute constitution : comme le rappelle la cour d’appel, la prescription de l’action publique ôte aux faits poursuivis tout caractère délictueux [28]. Cela, d’une part, prive le texte de tout intérêt - comment pourrait-il y avoir entrave la justice si, pour cause de prescription, la justice ne peut plus être rendue [29] ? - et, d’autre part et surtout, cela prive l’infraction de l’une de ses conditions préalables. Or si, en droit, il n’y a pas d’agression sexuelle, il ne saurait non plus y avoir connaissance d’une agression sexuelle. C’est donc de façon fort cohérente que la cour d’appel conclut que : « L’obligation sanctionnée par le texte ne saurait être considérée comme juridiquement maintenue dès lors que l'infraction principale ne peut plus faire l'objet de poursuites en raison de son ancienneté et que l'intérêt protégé par l'article 434-3 n’existe plus » [30]. La relaxe s’imposait dès lors.

Cette approche du délit semble parfaitement conforme à la théorie de l’infraction, dont la constitution ne saurait faire l’économie de l’une de ses conditions préalables : autant, le délit de recel ne devrait pas valablement être constitué si l’infraction d’origine sur lequel repose sa matérialité est atteinte de prescription [31], autant il ne saurait y avoir de délit de non-dénonciation si l’infraction qui aurait dû être dénoncée l’est aussi. Certes, une partie de la doctrine soutient que « l’obligation de dénonciation est maintenue, même si l’infraction “principale” ou “originaire” ne peut être poursuivie [pour cause de prescription] » au motif qu’ « il n’appartient pas au “dénonciateur” d’apprécier la validité des poursuites de l’infraction d’origine » et que « la prévention de la réitération des mauvais traitements rend essentiel que la répression de l’auteur de l’infraction puisse être assurée » [32]. L’argument a une force certaine : n’est-il pas exagéré, sinon inconscient, de priver l’incrimination de toute efficacité sur la base de la prescription de l’action publique, qui n’est qu’un mécanisme purement juridique dont la personne qui prend connaissance des agressions sexuelles, ne sait sans doute rien ? Il revient de toute évidence aux autorités publiques de poursuites, d’instruction ou de jugement, et non à elle, de la constater et d’en tirer des conséquences de droit. Pourtant, aussi légitimes que soient ces doutes, ils ne surmontent pas le fait que la prescription de l’action publique est un dispositif légal qui s’impose à tous et de lui-même. C’est là que réside son caractère d’ordre public [33]. Alors qu’il en soit ainsi.

 

[1] On renverra sur ce point le lecteur aux passages de l’arrêt où l’une des victimes évoque implicitement la prescription des faits qui la concernent comme une source de souffrance mais qui l’incite à rechercher d’autres victimes afin que la vérité éclate au grand jour.

[2] CA Lyon, 4ème ch., 30 janvier 2020, n° 19/01395 (N° Lexbase : A27813G4)

[3] Date de son entrée en fonction.

[4] Date du dépôt d’une plainte par l’une des victimes.

[5] Des chefs d’agressions sexuelles sur mineurs commises de janvier 1986 au 31 décembre 1991.

[6] Notamment l’une dont les parents s’étaient manifestés dès les années 1991.

[7] Le présent commentaire ne portera que sur la première infraction.

[8] Aucune agression sexuelle n’étant imputée au prêtre après 1991.

[9] J. Perot, La majorité des faits, grâce à Dieu [ne] sont [pas] prescrits, Lexbase Pénal, mars 2019 (N° Lexbase : N8079BXI) ; C. Dounot ; E.-C. Frety, Un cardinal condamné pour l'exemple ? Regards croisés sur la non-dénonciation de mauvais traitements, Dr. Pénal, 2019, n° 9, p. 12.

[10] Qui, aux infractions devant être l’objet de la dénonciation, ajouta les agressions sexuelles.

[11] Qui modifia l’alinéa 1er ( : « Le fait, pour quiconque ayant connaissance de privations, de mauvais traitements ou d'agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d'une maladie, d'une infirmité, d'une déficience physique ou psychique ou d'un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n'ont pas cessé est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ») et créa un alinéa 2 (: « Lorsque le défaut d'information concerne une infraction mentionnée au premier alinéa commise sur un mineur de quinze ans, les peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende »).

[12] Sur les infractions d’omission, v. X. Pin, Droit pénal général, Cours, Dalloz, 11ème éd., 2019, n° 45 ; B. Bouloc, Droit pénal général, Dalloz, 26ème éd. 2019, n° 250 ; E. Dreyer, Droit pénal général, Litec, 5ème éd. 2019, n° 346.

[13] Cass. crim., 7 avril 2009, n° 09-80.655, F-P+F (N° Lexbase : A5049EHH).

[14] Au nom de la connexité qui existait entre ce délit et les crimes imputés à l’auteur des agressions sexuelles.

[15] Comme on le sait, la connexité ne peut permettre de ressusciter une infraction prescrite.

[16] Le second point ne sera pas ici développé davantage la cour d’appel considérant que les victimes avaient connaissance des infractions dont elles étaient les victimes à l’époque. Elles ou leurs parents, lorsqu’ils étaient au courant, auraient donc pu agir.

[17] A propos d’un individu qui persévérait à ne pas honorer la prestation de famille dont il était débiteur, la Cour de cassation considéra que : « [...] le délit d'abandon de famille, qui, selon l'article 227-3 du Code pénal, est constitué, notamment, par le défaut de paiement intégral, pendant plus de 2 mois, d'une prestation compensatoire définie et ordonnée par une décision judiciaire sous forme de capital ou de rente, se renouvelle chaque fois que son auteur démontre par son comportement sa volonté de persévérer dans son attitude » (Cass. crim., 2 décembre 1998, n° 97-83671 N° Lexbase : A8024CEW). Par le prisme de la notion de « renouvellement », elle considère donc que le délit est instantané.

[18] Compar. : D. Rebut, comm. ss. Cass. crim., 2 décembre 1998, précit. : « L’abandon de famille devrait être une infraction continue parce que l’obligation de payer, qui fonde l’abstention dont il est constitué, n’est pas instantanée mais continue. […] » ; dans le même sens : Y. Mayaud, comm. sous Cass. crim., 2 décembre 1998, précit., D., 2000, somm., p. 36, qui considère le délit continu en ce que « en incriminant le fait, pour le débiteur, de “demeurer” plus de deux mois sans l’acquittement de ses obligations, le texte sanctionne moins une succession de bimestrialités, que la continuité de l’abandon lui-même ».

[19] Mais la prescription ne commencera pas à courir au terme du 5ème mois.

[20] Cass. crim., 10 avril. 2013, n° 12-82.351, F-D (N° Lexbase : A1509KDA).

[21] Cass. crim., 17 septembre 1997, n° 96-84.972 (N° Lexbase : A1320ACU).

[22] Dans ce sens, D. Rebut, comm. sous Cass. crim., 2 décembre 1998, précit. : « la durée d’une infraction d’omission est fonction de celle de l’obligation d’agir dont elle punit l’inexécution ». Dans le même sens : Y. Mayaud, Droit pénal général, PUF, 2007, 2ème éd., n° 181, spéc. p. 188 in fine.

[23] Quoi que la référence aux effets de l’infraction soit sans doute surabondante : en réalité, c’est simplement la matérialité de l’infraction qui continue après que l’infraction a été consommée. En soi, elle n’est donc plus un fait générateur de responsabilité pénale.

[24] Attention toutefois, contrairement à ce qu’on a pu soutenir (S. Fucini, obs ss. TGI Lyon, 7 mars 2019, Dalloz actualité, in fine), la continuité de la consommation ne semble pas pouvoir être déduite de ce que nouveau texte incrimine « quiconque ayant connaissance » au lieu de « quiconque ayant eu connaissance ». La raison s’en trouve dans le fait que cette connaissance est la condition préalable au délit, non sa matérialité. Elle est donc sans influence aucune sur la durée de la consommation.

[25] Cette partie du texte n’étant évidemment pas applicable à la cause pour des questions d’application de la loi dans le temps.

[26] S’ils l’ont été.

[27] Compar, en sens différent, S. Fucini, obs. ss. arrêt commenté, Dalloz actualité, 4 février 2020.

[28] Cass. crim., 27 octobre 1993, n° 92-82.374 N° Lexbase : A2461CKD ; Cass. crim., 27 octobre 1993, n° 92-82.374 (N° Lexbase : A2461CKD) ; Cass. crim., 19 septembre 1996, n° 96-80.436 (N° Lexbase : A1103ACT) ; Cass. crim., 30 octobre 2001, n° 00-87.981, F-P+F (N° Lexbase : A1029AXE).

[29] Dans ce sens, Y. Mayaud, La condamnation de l'évêque de Bayeux pour non-dénonciation, ou le tribut payé à César..., D., 2001, p. 3154.

[30] Quoique, selon nous, la référence à l’obligation sanctionnée par le texte ne s’imposait guère, même si elle constitue un outil pédagogique important pour mieux comprendre les subtilités induites par les infractions à la matérialité négative.

[31] Ph. Conte, Droit pénal spécial, Litec. n° 627, note n° 6.

[32] Ph Bonfils, J.-Cl., Pénal, par P. Bonfils, art. 434-3, fasc. 20, n° 24.

[33] B. Bouloc, Procédure pénal, Dalloz, 2019, 27e éd., n° 231 et s.

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