Lexbase Droit privé n°459 du 27 octobre 2011 : Droit des personnes

[Jurisprudence] Le Conseil constitutionnel joue (encore) les Ponce Pilate à propos des expertises génétiques sur une personne décédée

Réf. : Cons. const., décision n° 2011-173 QPC, du 30 septembre 2011 (N° Lexbase : A1171HYZ)

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N8410BSB

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

le 27 Octobre 2011

Dans une décision du 6 juillet 2011 (1) , la première chambre civile de la Cour de Cassation avait accepté de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité remettant en cause la conformité à la Constitution de l'article 16-11 du Code civil (N° Lexbase : L7477IPM), en ce qu'il interdit de procéder à une identification par empreintes génétiques sur une personne après sa mort, sauf à ce que celle-ci ait, de son vivant, manifesté expressément son accord à une telle mesure. La cour a considéré que la disposition contestée est applicable au litige, qu'elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel et enfin qu'elle "présente, au regard du droit à la vie privée et familiale, dont le respect est garanti par la Constitution, un caractère sérieux en ce que l'article 16-11, alinéa 2 in fine, du Code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2004-800 du 6 août 2004 (N° Lexbase : L0721GTU), exclut, notamment dans les actions en établissement ou en contestation de filiation, toute possibilité de prélèvement post mortem sauf accord exprès donné du vivant de la personne concernée". Dans sa décision du 30 septembre 2011, le Conseil constitutionnel examine particulièrement la conformité à la constitution de l'impossibilité -sauf cas exceptionnel dans lequel la personne aurait donné son consentement de son vivant- de procéder à une expertise génétique sur une personne décédée, dans le cadre d'une action relative à la filiation. Les requérants prétendaient, d'une part, logiquement, que l'interdiction de recourir à l'identification par les empreintes génétiques sur une personne décédée, dans une procédure civile en matière de filiation, porte atteinte au respect de la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale. D'autre part, ils estimaient, de manière plus étonnante que les dispositions contestées instaureraient entre les hommes et les femmes une différence de traitement contraire au principe d'égalité devant la loi.

Vie privée et familiale. Sur le premier argument, la réponse du Conseil constitutionnel est pour le moins lapidaire compte tenu de l'importance de l'enjeu. Reconnaissant la compétence du législateur en droit des personnes en vertu de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L0860AHC) et considérant qu'il ne dispose pas lui-même pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, il constate "qu'en disposant que les personnes décédées sont présumées ne pas avoir consenti à une identification par empreintes génétiques, le législateur a entendu faire obstacle aux exhumations afin d'assurer le respect dû aux morts" et il estime "qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, du respect dû au corps humain". De cette analyse, le Conseil constitutionnel tire la conclusion que "les griefs tirés de la méconnaissance du respect dû à la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale doivent être écartés". Autrement dit, le Conseil considère que le législateur est en droit, sans porter atteinte à la Constitution, de préférer le respect des morts et du corps humain de la personne décédée au droit au respect de la vie privée et de la vie familiale des vivants. Selon l'expression du professeur Jean Hauser, nous pourrons encore, au moins quelques temps, emporter "nos secrets procréatifs dans la tombe" (2).

Egalité. Le Conseil constitutionnel réfute tout aussi rapidement l'argument de l'inégalité homme-femme qui reposait sur l'idée selon laquelle l'interdiction de faire pratiquer une expertise génétique sur une personne décédée est plus préjudiciable en matière de preuve de la paternité que de preuve de la maternité puisque celle-ci peut être prouvée par l'accouchement. Pour le Conseil constitutionnel cette circonstance "ne saurait être regardée comme une différence de traitement contraire au principe d'égalité devant la loi".

La réponse du Conseil constitutionnel sur ce dernier point paraît incontestable, tant l'argument invoqué paraissait peu convaincant ; il n'en va pas, en revanche de même du rejet de l'argument fondé sur le respect du droit à la vie privée et à la vie familiale, notamment si l'on compare la position du Conseil constitutionnel avec celle de la Cour européenne des droits de l'Homme. Il semble cependant que le moyen fondé sur le droit au respect de la vie familiale (I), pourrait être moins convaincant que celui fondé sur le droit au respect de la vie privée (II).

I - L'expertise génétique sur une personne décédée et le droit au respect de la vie familiale

Droit de mener une vie familiale normale. Consacré par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4798AQR), le droit au respect de la vie familiale trouve sa correspondance, dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel (3), dans le droit de mener une vie familiale normale. Ce dernier considère, en effet, que le droit de mener une vie familiale normale résulte du dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (N° Lexbase : L6821BH4) qui dispose : "La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement".

Cour européenne des droits de l'Homme. La question de savoir si le fait pour une personne de se voir interdire l'accès à ses origines personnelles, au sens génétique, est contraire au droit au respect de la vie familiale n'a, en réalité, pas reçu de réponse positive de la part de la Cour européenne des droits de l'Homme qui se fonde sur le droit au respect de la vie privée (cf. infra). Or, l'accès à l'expertise génétique, tel qu'il se présente dans l'article 16-11 du Code civil, s'inscrit bien dans la perspective de l'établissement de la filiation et pas seulement sur celui de la connaissance des origines, qui, elle, relève de la vie privée. Dans l'hypothèse soumise au Conseil constitutionnel, il s'agissait pour le requérant de contester l'impossibilité à laquelle il était confronté de prouver sa filiation paternelle par un recours à une expertise génétique. L'impossibilité de pratiquer cette expertise sur une personne décédée fait obstacle à la preuve du lien de filiation. On devrait donc bien se situer sur le terrain du droit au respect la vie familiale qui implique la reconnaissance juridique de la parenté biologique (4). Toutefois, la Cour européenne a pu affirmer dans l'arrêt "Mikulic c/ Croatie" du 7 février 2002 (5) que "lorsque le droit interne ne permet pas d'établir la paternité par des tests ADN, l'Etat a l'obligation, sur le fondement du droit à la vie privée, de mettre en place des moyens alternatifs permettant à une autorité indépendante de trancher la question de la paternité à bref délai". Il semble ainsi que le droit au respect de la vie familiale, s'il impose l'établissement juridique de la filiation, n'impose pas l'accès à la preuve génétique. La Cour européenne envisage en effet cette question comme relevant de l'accès de l'individu à ses origines personnelles. Ainsi l'argument du droit de mener une vie familiale normale pouvait être écarté par le Conseil constitutionnel sans risquer d'être en contradiction avec la jurisprudence européenne ; il n'en va pas de même pour ce qui concerne le droit au respect de la vie privée.

II - L'expertise génétique sur une personne décédée et le droit au respect de la vie privée

Expertise sur une personne vivante. Dans l'arrêt "Mikulic c/ Croatie" du 7 février 2002, la Cour européenne des droits de l'Homme avait, au nom du droit au respect de la vie privée, affirmé que devait prévaloir l'intérêt de l'enfant à découvrir "la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, soit par exemple l'identité de ses géniteurs". Elle précise toutefois dans ce même arrêt, "qu'il faut garder à l'esprit que la nécessité de protéger les tiers peut exclure la possibilité de contraindre ceux-ci à se soumettre à quelque analyse médicale que ce soit, notamment à des tests ADN". La Cour a repris le même argument dans l'arrêt "Pascaud c/ France" du 16 juin 2011 (6) concernant une affaire très particulière dans laquelle le père biologique avait donné son consentement à l'expertise génétique, qui avait lieu de son vivant, mais dont le résultat avait ensuite été déclaré irrecevable par les juridictions françaises en raison de son placement sous sauvegarde de justice. Constatant que la mesure de sauvegarde de justice ne privait nullement le père biologique du droit de consentir personnellement à un prélèvement ADN, la Cour européenne conclut à la violation de l'article 8 de la Convention. La Cour a des difficultés à admettre que les juridictions nationales aient laissé des contraintes juridiques l'emporter sur la réalité biologique en se fondant sur l'absence de consentement de W.A., alors même que les résultats de l'expertise ADN constituaient une preuve déterminante de l'allégation du requérant". Cette affaire ne correspond cependant pas à l'hypothèse soumise au Conseil constitutionnel puisque l'expertise génétique avait eu lieu.

Droit à l'identité. C'est l'arrêt "Jäggi c/ Suisse" du 13 juillet 2006 (7) qui correspond le mieux à l'hypothèse qui faisait l'objet de la question prioritaire de constitutionnalité soumise au Conseil constitutionnel. Dans cette espèce, en effet, le requérant se plaignait de ne pas avoir pu faire effectuer une analyse ADN sur une personne défunte dans le but de déterminer s'il s'agissait de son père biologique et d'établir sa filiation à l'égard de ce dernier. La Cour affirme que le refus opposé au requérant l'affecte dans sa vie privée, le droit à l'identité, dont relève le droit de connaître son ascendance, faisant partie intégrante de la notion de vie privée.

Respect des morts. Dans l'arrêt "Jäggi c/ Suisse", la Cour européenne procède elle aussi à une mise en balance des intérêts en cause : "il convient de considérer, d'un côté, le droit du requérant à connaître son ascendance et, de l'autre, le droit des tiers à l'intangibilité du corps du défunt, le droit au respect des morts ainsi que l'intérêt public à la protection de la sécurité juridique". L'argument de la paix des morts ne laisse pas la Cour européenne indifférente. Elle le réfute cependant dans cet arrêt au regard de circonstances particulières : le défunt devait en effet être exhumé pour d'autres raisons, à l'expiration de la concession dans laquelle il était enterré. La Cour note, par ailleurs, que la famille du défunt n'a invoqué aucun motif d'ordre religieux ou philosophique à l'appui de son opposition à la mesure, un prélèvement d'ADN, qui constitue selon le juge européen une ingérence relativement peu intrusive. Dans une décision antérieure (8), la Cour avait par ailleurs affirmé que le défunt dont l'ADN devait être prélevé ne pouvait être atteint dans sa vie privée par une demande d'un tel prélèvement intervenant après sa mort. Il paraît ainsi difficile de considérer, de manière générale, et sans aucune exception, que le respect des morts et l'intangibilité du corps du défunt puisse faire obstacle à toute expertise génétique destinée à permettre la connaissance des origines d'une personne vivante.

Primauté du droit à la vie privée. La Cour européenne fait ainsi primer le droit au respect de la vie privée sur le respect dû aux morts et en déduit l'obligation pour les Etats de permettre à un individu d'accéder à la connaissance de ces origines génétiques y compris par une expertise génétique sur une personne décédée. La décision "Menendez Garcia c/ Espagne" du 5 mai 2009 (9) nuance quelque peu les exigences du juge européen lorsqu'il s'agit seulement d'une demande à être reconnue comme la petite-fille de la personne décédée. En effet "bien que la Cour ne doute pas de l'importance de connaître l'identité de son grand-père, elle ne peut cependant lui accorder le même impact dans la vie privée que celui du droit à connaître son père, qui en l'espèce n'est pas en cause, contrairement aux faits de l'affaire Jäggi c/ Suisse". Ainsi, la Cour estime dans cet arrêt que, lors de la mise en balance des différents intérêts en jeu, celui de la requérante doit s'incliner face à la protection des droits de la famille de la personne décédée et de la sécurité juridique. A l'inverse, lorsque le lien biologique en cause est un lien de filiation direct, comme dans l'hypothèse soumise au Conseil constitutionnel, c'est bien le droit au respect de la vie privée de celui qui souhaite connaître ses origines qui doit primer.

Conseil d'Etat. Le Conseil d'Etat dans son rapport en vue de la révision des lois bioéthiques (10), conscient des difficultés que pourrait rencontrer la législation française en matière d'identification génétique post mortem après la jurisprudence "Jäggi", avait proposé de permettre un examen au cas par cas des demandes d'identification post mortem, sauf refus exprès de la personne de son vivant. Mais le législateur n'a pas entendu cette proposition lors de la dernière révision des lois bioéthiques.

En refusant de prendre parti, et en laissant le législateur choisir de privilégier le respect dû aux morts et l'intangibilité du cadavre sur le droit des vivants à la connaissance de leur origine, élément essentiel du droit au respect de leur vie privée, le Conseil constitutionnel adopte une position contraire à celle de la Cour européenne des droits de l'Homme. On peut regretter que les Sages n'aient pas saisi cette occasion d'éviter à la France une condamnation sans aucun doute désormais inévitable.


(1) Cass. QPC, 6 juillet 2011, n° 11-10.769, FS-D (N° Lexbase : A9617HUQ).
(2) RTDCiv., 2004, p. 715.
(3) En dernier lieu : Décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 (N° Lexbase : A9923GAR) (adoption au sein d'un couple non marié), A. Gouttenoire et Ch. Radé, JCP éd. G, 2010, p. 2158.
(4) CEDH, 13 juin 1979, Req. 6833/74 (N° Lexbase : A8858DMZ), GACEDH, comm. n° 51.
(5) CEDH, 7 février 2002, Req. 53176/99 (N° Lexbase : A0162HZZ).
(6) CEDH, 16 juin 2011, Req. 19535/08 (N° Lexbase : A2971HUL).
(7) CEDH, 13 juillet 2006, Req. 58757/00 (N° Lexbase : A4844DQH).
(8) CEDH, 15 mai 2006, Req. 1338/03 (décision) (N° Lexbase : A0151HZM).
(9) CEDH, 5 mai 2009, Req. 21046/07 (décision) (N° Lexbase : A0152HZN).
(10) La révision des lois de bioéthique, La Documentation française, 2009, spéc. p. 68 et s..

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