La lettre juridique n°807 du 19 décembre 2019 : Éditorial

[Point de vue...] Libérée(s), délivrée(s)…

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par June Perot, rédactrice en chef

le 18 Décembre 2019

…les décisions ne le seront peut-être jamais. A tout le moins en matière pénale. Selon les derniers chiffres-clés de la Justice 2019, 3 330 425 décisions ont été rendues en 2018, toutes matières confondues. 798 886 décisions (hors compositions pénales et domaine contraventionnel) concernaient la matière pénale, soit près de 24 % du volume global. Parmi ces décisions, 630 562 issues des tribunaux correctionnels (!). Autant de décisions qui demeurent prises en otage dans un inhospitalier palais de glace, sous couvert d’un risque d’atteinte à la vie privée et aux données à caractère personnel. Péril que l’on invoque inlassablement, feignant d’ignorer les réels enjeux liés à une libération massive de la jurisprudence pénale.

Attendu depuis la loi « Lemaire » de 2016, un projet de décret (jusqu’alors diffusé « sous le manteau » et enfin publié par le ministère de la Justice), relatif à la mise à disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives, devrait voir le jour d’ici début 2020. Concrètement, la mise à disposition du public des décisions sera réalisée sur un portail internet sous la responsabilité du garde des Sceaux. Chaque ordre de juridiction, administratif et judiciaire, sera en charge de son propre site internet dédié. Mais la lecture de ce projet de décret laisse quelque peu de marbre : trois ans… trois ans pour finalement annoncer aux magistrat et greffiers qu’ils devront se charger manuellement de « l’occultation » des décisions de justice dès qu’ils évaluent un risque de réidentification.

Outre la déception suscitée par le texte, il est permis, en qualité d’éditeur d’une revue de droit pénal, de s’interroger sur la réalité de cette diffusion massive de la jurisprudence car il se pourrait, après tout, que le vent de la « transparence » ne souffle pas à travers la matière pénale…

Or, pour celui qui désire se faire une idée de la façon dont est rendue la justice pénale en France, cette large diffusion et l’analyse doctrinale et algorithmique qui pourra en être faite, seront à même de révéler les pratiques professionnelles des magistrats. Si l’on met de côté le mythe de la « justice prédictive » et le lot de fantasmes qu’il nourrit, le véritable enjeu de la diffusion des décisions pénales réside dans la mise en exergue d’une pratique, davantage que de prédire ou établir la probabilité de l’issue d’un litige. Analyse qui permettra de révéler des particularités régionales ou locales, puis, éventuellement des biais qui, nous le savons, sont inévitables car humains (trop humains).

Aux anxieux du profilage, il est possible de répondre que l’analyse algorithmique n’est pas utilisée pour « profiler » des pratiques individuelles mais pour dégager une action globale de la justice pénale, fût-elle locale. Mieux encore, une analyse massive des décisions pénales pourrait permettre une amélioration de la formation des magistrats tout au long de leur carrière. Étant ainsi instruits des biais naturels qui les animent, ils pourraient les corriger et rendre à la chaîne pénale ses lettres de noblesse.

Le rapport de la commission Cadiet rappelle en 2017 qu’une partie des données se trouvant au sein des décisions de justice sont fortement « sensibles » et font l’objet d’une interdiction particulière de traitement (origine raciale ou ethnique, opinions politiques, convictions religieuses ou philosophiques ou l’appartenance syndicale, données génétiques...). Pourtant, certaines de ces données donnent lieu en France à un traitement, donc à un savoir, dans les fichiers de police... Dès lors, l’enjeu scientifique et éditorial, et non le risque, consiste à découvrir et étudier les éléments pris en considération par les magistrats quand justice est rendue. Finalement, tout comme la technique de développement de la photographie argentique, les outils algorithmiques pourraient agir au titre du « révélateur ». L’image que l’on souhaite capturer de la justice pénale existe et, on le sait, est connue de la Chancellerie. Elle se trouve dans les milliers de décisions auxquelles nous n’avons pas encore accès, isolées dans le noir le plus complet. Seule la « chimie » (ou la magie) de ces outils d’analyse permettra de la révéler et de la fixer dans le temps.

Quel intérêt alors pour les justiciables et les entreprises privées d'approcher cette image ? Plus qu’un intérêt, il s’agit en réalité d’un droit consacré par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 en son article 15 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » ?

Le culte de l’occulte

La question de l’occultation marque son grand retour dans ce projet de décret, devenant même un pivot de la problématique. Le décret prévoit les règles d’occultation qui devront être suivies ainsi que les modalités de recours. Outre l’occultation des noms et prénoms des personnes physiques, parties ou tiers, qui sera réalisée de manière systématique, il appartiendra au juge de l’espèce de décider s’il y a lieu d’occulter tout élément d’identification susceptible de porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée.

Toute personne intéressée pourra présenter une demande d’occultation complémentaire ou, au contraire, une demande de levée d’occultation. Ces demandes relèveront des juridictions suprêmes de chacun des ordres juridictionnels. Enfin, apprend-on, pour assurer la cohérence entre le régime d’occultation dans le cadre de l’open data et celui de la délivrance de copies aux tiers, les occultations décidées pour la diffusion en open data devront être reprises dans les copies délivrées aux tiers par les greffes.

Mais a-t-on seulement procédé à une étude d’impact quant à ce travail qui devra être exécuté par les juges et, partant, les greffiers ? Que penser d’une décision qui aura été occultée par le magistrat l’ayant lui-même rendue ? Il est permis de craindre un appauvrissement de l’analyse doctrinale de décisions vidées de ces données.

A-t-on également seulement pensé à améliorer les outils de travail des greffiers afin qu’ils puissent d’emblée, lorsqu’ils rédigent une décision, identifier les données devant être éventuellement « occultées » ?

« Au nom du peuple Français »

Un bref retour en arrière nous enseigne qu’historiquement, en matière judiciaire, la publication aux fins de diffusion des premières décisions a été instituée avec la création du Tribunal de cassation. Elle s’est poursuivie avec un arrêté du 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796) qui prescrit de ne plus laisser les jugements publiés sous la forme de feuilles séparées, mais de les réunir au sein d’un Bulletin officiel annuel. Vint ensuite, sous le Directoire, le lancement du Bulletin officiel des arrêts de la Cour de cassation qui réunit les décisions en une publication intégrale et régulière, en deux séries, l’une en matière civile et l’autre en matière criminelle.

La question de la publicité semble donc avoir agité les époques, à tel point qu’aujourd’hui la transparence absolue est devenue une exigence. Pour autant, si l’on avait voulu que la justice fût véritablement publique, des outils et moyens humains auraient été déployés depuis fort longtemps pour satisfaire à cette grande ambition. Rappelons d’ailleurs que si depuis 2009 la Cour de cassation est supposée délivrer via JuriCa l’ensemble des décisions des cours d’appel, manifestement, en matière pénale, nous sommes face à un écran de fumée…

Dès lors, demeure une interrogation : en souhaitant conserver le contrôle de la diffusion des décisions, qui l’État prétend-il protéger ? A dire vrai, ce faisant, le pouvoir maîtrise l’image de la justice pénale car il détient seul le savoir qui en est issu : on le sait « […] il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir » (M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, collection Tel, p. 36).

Puisque les condamnations pénales sont vectrices de données à caractère personnel (RGPD, art. 10), observons qu’au niveau de la CEDH, l’anonymisation est laissée au choix du justiciable au début de la procédure. Ainsi, conformément au Règlement de la Cour (articles 33 et 47), tout requérant qui souhaite conserver l’anonymat doit en faire la demande au moment où il remplit le formulaire de requête ou aussitôt que possible par la suite. Dans un cas comme dans l’autre, il doit exposer les motifs de sa demande et préciser l’impact qu’une divulgation de son identité pourrait avoir sur lui.

Alors, l’open data garantira-t-elle une meilleure transparence de la justice ?

Qu’on libère les décisions pour nous donner les moyens d’en juger.

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