La lettre juridique n°803 du 21 novembre 2019 : Droit pénal des affaires

[Jurisprudence] Transmission d’une amende civile à la société absorbante : la fusion n’est qu’un changement d’état

Réf. : CEDH, 1er octobre 2019, Req. 37858/14, Carrefour France c/ la France (N° Lexbase : A8015ZSN)

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par Frédéric Stasiak, Professeur à l’Université de Lorraine

le 20 Novembre 2019

 


Mots-clés : pratiques restrictives • amende civile • société absorbante • continuité de l’entreprise • concurrence

Résumé : la Cour européenne des droits de l’Homme décide que l’amende civile sanctionnant des pratiques restrictives de concurrence peut être prononcée contre la société absorbante sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise.


 

A la suite d’un contrôle de la société Carrefour Hypermarchés France (CHF), la DGCCRF du Cher décidait, en 2005, de saisir le tribunal de commerce de Bourges de comportements susceptibles de caractériser des pratiques restrictives de concurrence. Cependant, quelques semaines avant la saisine de la juridiction commerciale, la SAS Carrefour France décidait, en sa qualité d’associé unique de la société CHF, de prononcer, à son profit, la dissolution sans liquidation de cette dernière avec transmission universelle de son patrimoine. En droit pénal, la Chambre criminelle affirme constamment que « l’article 121-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2225AMD) ne peut s’interpréter que comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique » [1]. Le Conseil d’État retient une toute autre solution en matière financière et décide que « ni l’article 121-1 du Code pénal, ni le principe de la personnalité des peines ne faisaient obstacle à ce que le CMF prononçât une sanction pécuniaire à l’encontre de la société absorbante » [2].

A l’issue d’une procédure ponctuée de deux arrêts de la Chambre commerciale de la Cour de cassation [3], la SAS Carrefour était condamnée au paiement d’une amende civile de 60 000 euros sur le fondement de l’article L. 442-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L7575LB8) [4]. Dans son arrêt du 21 janvier 2014, la Chambre commerciale décidait, pour rejeter le pourvoi, que les dispositions de l'article L. 442-6 « qui visent tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, auteur des pratiques restrictives énoncées par ce texte, s'appliquent à toute entreprise, indépendamment du statut juridique de celle-ci, et sans considération de la personne qui l'exploite ; le principe de la personnalité des peines, résultant des articles 8 (N° Lexbase : L1372A9P) et 9 (N° Lexbase : L1373A9Q) de la Déclaration de 1789, ne fait pas obstacle au prononcé d'une amende civile à l'encontre de la personne morale à laquelle l'entreprise a été juridiquement transmise ». Au sein de l’oxymore « amende civile », elle faisait donc prévaloir l’adjectif sur le substantif, reprenant ainsi une solution antérieurement dégagée à propos des pratiques anticoncurrentielles [5].

Le Conseil constitutionnel a également estimé, dans une décision 2016-542 QPC du 18 mai 2016 (Cons. const., décision n° 2016-542 QPC, du 18 mai 2016 N° Lexbase : A3876RPA), que l’article L. 442-6 se référait à des activités économiques, quelles que soient les formes juridiques sous lesquelles elles s’exerçaient [6]. Le Conseil ajoutait que, s’agissant de la préservation de l’ordre public économique, l’absorption de la société auteur de ces pratiques par une autre société ne mettait pas fin à ces activités qui se poursuivaient au sein de la société absorbante. Dès lors, « les dispositions contestées permettent qu’une sanction pécuniaire non pénale soit prononcée à l’encontre de la personne morale à laquelle l’exploitation d’une entreprise a été transmise […] il [en] résulte que les dispositions contestées, telles qu’interprétées par une jurisprudence constante, ne méconnaissent pas, compte tenu de la mutabilité des formes juridiques sous lesquelles s’exercent les activités économiques concernées, le principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait » [7]. Pourtant, si cette « amende civile » n’est pas formellement pénale, elle n’en est pas moins de nature punitive puisqu’elle vient compléter la sanction principale d’une pratique restrictive qui, selon l’article L. 442-6, « engage la responsabilité civile de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé ».

Au niveau européen, la Cour de Justice de l’Union européenne a décidé qu’une fusion-absorption entraînait « la transmission, à la société absorbante, de l’obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion » [8].

C’est dans ce contexte jurisprudentiel, peu favorable à ses prétentions, que la SAS Carrefour soutenait devant la Cour européenne des droits de l‘Homme que sa condamnation à une amende civile contrevenait au principe de la personnalité des peines et violait, en conséquence, l’article 6 §§1 et 2 de la Convention (N° Lexbase : L1370A9M). La Cour considère, au regard des critères classiques d’une « accusation en matière pénale », que l’article 6 de la Convention était applicable, dans son volet pénal, à l’amende civile infligée à la société requérante [9] : elle n’est donc pas dupe du maquillage civil couvrant une sanction à finalité punitive. La Cour rappelle que les règles, fondamentales en droit pénal, de responsabilité pénale personnelle et de personnalité des peines valent « pour les personnes morales comme pour les personnes physiques » [10]. Elle constate cependant que, à l’instar de la CJUE, la Chambre commerciale de la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel retiennent, à l’égard des personnes morales, une approche fondée sur la continuité économique de l’entreprise et admettent qu’une personne morale, bénéficiaire de la transmission du patrimoine d’une société dissoute sans liquidation, pouvait encourir l’amende prévue par l’article L. 442-6. Ce texte a pour objectif, pour préserver l’ordre public économique, de sanctionner les pratiques restrictives de concurrence commises dans l’exercice d’activités économiques. Or, l’absorption de la société auteur de ces pratiques par une autre société ne met pas fin à ces activités qui se poursuivent au sein de la société absorbante [11]. Ce raisonnement n’emporte pas pleinement la conviction. D’une part, ce n’est pas parce que les activités économiques se poursuivent au sein de la société absorbante que celle-ci poursuit nécessairement les pratiques illicites de la société absorbée : elle peut y avoir mis un terme. A défaut, la société absorbante devrait être sanctionnée pour son propre -ou plutôt impropre- comportement. D’autre part, admettre que la préservation de l’ordre public économique puisse justifier une dérogation à un principe fondamental du droit pénal ne revient-il pas à faire prévaloir cet ordre public économique sur l’ordre public tout court ?

La Cour semble estimer, néanmoins, que l’approche fondée sur la continuité économique « ne contrevient pas au principe de personnalité des peines » [12], ou ne contrevient « qu’en apparence » audit principe, puisqu’en raison de cette continuité d’une société à l’autre, la société absorbée n’est pas véritablement « autrui » à l’égard de la société absorbante [13]. Pourtant, la société poursuivie était bien « autrui » au moment des faits, commis avant son absorption.

Elle ajoute que, « dans ce contexte », une mise en oeuvre sans nuance du principe de personnalité des peines pourrait rendre vaine la responsabilité économique des personnes morales qui pourraient échapper à toute condamnation pécuniaire en matière économique par le biais d’opérations telles que la fusion-absorption. Elle estime que le choix opéré en droit positif français, comme en droit de l’Union européenne, dicté par un impératif d’efficacité de la sanction pécuniaire, serait mis à mal par une application mécanique du principe de la personnalité des peines à des personnes morales [14]. La Cour décide, in fine, « qu’en prononçant contre la société requérante l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du Code de commerce, sur le fondement de la continuité et fonctionnelle de l’entreprise, les juridictions internes n’ont pas porté atteinte au principe de la personnalité des peines » [15]

Cette solution peut se comprendre dans la mesure où, en l’espèce, la société absorbante était l’associé unique de la société absorbée. De surcroît, en droit pénal, l’article 133-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2149AMK) prévoit « le recouvrement de l’amende […] après la dissolution de la personne morale jusqu’à la clôture des opérations de liquidation » [16], cette « patrimonalisation des amendes » [17] ayant été entérinée par le Conseil constitutionnel [18], mais le texte suppose qu'une condamnation soit intervenue. La Cour de Strasbourg estime malgré tout que le principe de personnalité des peines serait « frontalement heurté lorsqu’il y a condamnation d’une personne physique à raison d’un acte commis par une autre personne physique » [19] : l’article 133-1 du Code pénal serait-il pleinement constitutionnel mais partiellement inconventionnel ?

La solution retenue par la Cour de Strasbourg interroge cependant en ce qu’elle néglige un autre principe fondamental du droit pénal, et que le droit de la concurrence n’ignore pas [20], celui de la personnalisation de la peine [21] mais dont l’application soulèverait d’autres difficultés, notamment d’appréciation de la situation de la société absorbante [22]. Sauf à considérer que cette dernière serait seulement poursuivie en tant que redevable, ou garante, du paiement de l’amende [23]qui se trouvait potentiellement au passif de la société poursuivie avant que celle-ci ne soit absorbée. Il reste à savoir si le droit pénal, stricto sensu, peut intégrer cette apparente dérogation au principe de personnalité des peines admise par la Cour européenne des droits de l’Homme. Une alternative possible résiderait dans une plus grande attention portée aux hypothèses de fraude à la loi, voire dans une possible caractérisation d’un recel par bénéfice du produit de l’infraction (C. pén., art. 321-1, al. 2 N° Lexbase : L1940AMS) imputable à la société absorbante. A défaut, toute évolution de la jurisprudence de la Chambre criminelle en la matière supposerait un net départ entre personnes physiques et personnes morales dans l’application du principe de personnalité des peines en tenant compte, par exemple, de la « mutabilité des formes juridiques sous lesquelles s’exercent les activités » [24] des personnes morales.

 

[1] Par ex. Cass. crim., 25 octobre 2016, n° 16-80.366, FS-P+B (N° Lexbase : A3252SCG).

[2] CE Contentieux, 22 novembre 2000, n° 207697 (N° Lexbase : A1832AIP).

[3] Cass. com., 27avril 2011, n° 10-13.690, F-P+B (N° Lexbase : A5267HPR) et Cass. com., 21 janvier 2014, n° 12-29.166, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0032MDK).

[4] Actuellement : C. com., art. L. 442-1 (N° Lexbase : L0501LQM).

[5] Voir notamment : Cass. com., 23 juin 2004, n° 01-17.896, FS-P (N° Lexbase : A7959DCR) ; Cass. com., 28 février 2006, n° 05-12.138, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A3268DND).

[6] Consid. 8. L’argument tient-il toujours avec l’actuel article L. 442-1 disposant qu’engage sa responsabilité « toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services » ?

[7] Consid. 10.

[8] CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13 (N° Lexbase : A6841NCD).

[9] § 42.

[10] § 43, in fine.

[11]§ 46.

[12] § 47.

[13] § 48.

[14] §§ 49 et 50.

[15] § 53.

[16] C. pén., art. 133-1 (N° Lexbase : L2149AMK).

[17] B. de Lamy, La transmission d’une amende par voie successorale, RSC, 2013, p. 430.

[18] Cons. const., décision n° 2012-239 QPC, du 4 mai 2012 (N° Lexbase : A5657IKQ).

[19] § 48, in fine.

[20] Cf. C. com., art. L. 464-2, al. 3 (N° Lexbase : L2313LDZ) pour les pratiques anticoncurrentielles.

[21] C. pén., art. 132-20 (N° Lexbase : L5004K8T).

[22] Cf. notamment, B. de Lamy, préc.

[23] Comp. Cons. const., décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999 (N° Lexbase : A8780AC8), concernant l’ancien art. L. 21-2 du Code de la route (actuel art. L. 121-3 N° Lexbase : L2610LCN) pour le titulaire du certificat d’immatriculation ; voir également article L. 4741-2 du Code du travail (N° Lexbase : L3366IQQ) pour l’employeur.

[24] Cons. const., décision n° 2016-542 QPC, du 18 mai 2016 (N° Lexbase : A3876RPA).

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