La lettre juridique n°801 du 7 novembre 2019 : Avocats/Formation

[Focus] Les cliniques du droit : vers un développement à l’international ?

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par Olivier Pluen, Maître de conférences en Droit public à l’UVSQ - Paris-Saclay et Directeur de la Clinique de légistique (Centre VIP, EA 3643 - CDPC, EA 7320)

le 06 Novembre 2019

 


Mots-clefs : Université • Clinique juridique • Accès au droit • Aide juridique • Formation • International

 

Résumé : Alors que les cliniques juridiques suscitent un véritable engouement en France, atteignant le nombre de vingt-huit d’après le site du Réseau des cliniques juridiques francophones (RCJF), il est possible de s’interroger sur le potentiel de développement de ce phénomène à l’international. Au terme d’une recherche approfondie, la présente étude rappelle que les cliniques correspondent déjà à une réalité universelle et transnationale empirique, avant de souligner les limites d’un tel état de fait et la nécessité d’une structuration de cette catégorie d’entité sui generis au niveau international.


 

Le 28 février 2014, le site ivoirien de presse en ligne «Lebabi.net» publiait un article à l’intitulé attrayant pour toute personne intéressée par le développement des cliniques du droit dans le monde : «La représentante spéciale de l’ONU inaugure la Clinique juridique de San Pedro». A lire ensuite le contenu du texte, l’enjeu était, en effet, d’importance, puisque, selon les propos de la responsable de l’ONUCI relayés dans celui-ci, cette clinique «constitue la seule structure juridique de la localité qui permette aux populations d’accéder à l’information juridique et de bénéficier de conseils appropriés dans leur quête de Justice» [1].

Cette actualité, bien que déjà ancienne, pourrait a priori s’analyser comme une manifestation du degré de reconnaissance dont bénéficient les «cliniques juridiques» au sommet de la communauté internationale. Ce sentiment d’universalité est -il est vrai- susceptible d’être facilement conforté lors de l’utilisation d’un moteur de recherche, en oubliant d’entrer le deuxième des deux termes qui composent cette notion. Xavier Aurey a pu rappeler en ce sens, en ouverture d’une contribution sur «Les origines des cliniques juridiques», dans laquelle il prend justement soin de circonscrire l’emploi du mot «clinique» à la sphère de l’enseignement : «Etymologiquement, l’enseignement clinique est un enseignement des arts médicaux dispensé au chevet du malade par l’observation et la pratique» [2]. Appliqué au domaine du droit, l’enseignement clinique, s’il s’inspire du précédent, revêt néanmoins un champ plus restreint, du fait de sa dimension organique, de son caractère intra-universitaire et de ses objets complémentaires. Cet enseignement est effectivement donné dans le cadre des «cliniques juridiques», organismes à but non-lucratif nés au début du XXème siècle au sein des facultés de droit américaines, afin de promouvoir un nouveau mode de transmission des connaissances juridiques aux étudiants, associant à la fois une formation théorique, l’expérience de la pratique, le service de la communauté et la participation à une mission d’accès au droit, le tout dans une logique d’ouverture des établissements d’enseignement supérieur sur le monde professionnel et la société. Et, initialement, il s’agissait pour les étudiants des «Law Schools» de participer, sous la supervision d’enseignants-chercheurs et de professionnels du droit, à une activité bénévole d’aide juridique en faveur de catégories jugées défavorisées.

Or, si la naissance des cliniques juridiques est traditionnellement associée aux Etats-Unis, certains auteurs n’ont pas manqué de souligner que l’Europe a, dès l’origine, joué un rôle, qu’il soit précurseur [3] ou qu’il concerne le développement de celles-ci. Le cas de la France est de ce point de vue particulièrement intéressant. Ainsi, le rapport du Club des juristes sur le thème : «Réformer l’enseignement du droit en France à la lumière des systèmes étrangers», paru en 2017, précise que des «cliniques du droit apparaissent […] en France dans les années 1920 et 1930» [4], citant à l’appui l’action de Julien Bonnecase. Et, près d’un siècle plus tard, la France paraît se situer à la pointe d’une véritable «cliniquemania», vis-à-vis de laquelle les chiffres parlent d’eux-mêmes. D’après le site du Réseau des cliniques juridiques francophones (RCJF) [5], le pays compterait au 1er novembre 2019 vingt-huit structures, dont vingt-sept pour l’Hexagone et une dans les Outremer (La Réunion). Il ne s’agirait d’ailleurs là que de la «face émergée de l’iceberg», la presse faisant périodiquement état de cliniques non répertoriées, telle «L630», dont la création a été annoncée le 16 octobre 2019 dans Libération [6]. Mieux encore, une Université française principalement -celle de Caen-Normandie- a été à l’initiative de la mise en place, en 2016, du réseau mentionné plus haut, qui regroupe désormais quarante-six structures présentes sur les trois régions du monde que sont l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Afrique.

Vu de France, la question du développement des cliniques juridiques à l’international, c’est-à-dire à l’étranger, voire dans un cadre transnational [7], peut en conséquence laisser penser de prime abord qu’il existe dans ce domaine un «espace vierge» à occuper. Pourtant, un examen plus attentif de la situation invite rapidement à nuancer ce regard. Parce que la France, et plus largement l’Europe de l’Ouest, hors Royaume-Uni et Irlande, s’inscrivent dans la tradition du droit écrit [8], l’essor des cliniques juridiques y est en réalité longtemps resté marginal. De l’aveu même du président du RCJF, «l’Europe occidentale continentale, dont la France, est un peu le dernier bastion à conquérir» [9]. Mais, dans le même temps, une recherche effectuée par mots-clés sur l’encyclopédie collective "Wikipédia", qui présente l’avantage de refléter assez fidèlement l’importance attachée à une notion, aboutit à des résultats extrêmement décevants. Seules existent, en effet, sur le site des entrées pour les expressions : «Legal Clinic» -en anglais- et «Enseignement clinique du droit» -en français-, celles-ci ayant en commun d’être extrêmement peu étayées.

Un tel changement de perspective, qui place le lecteur devant un paradoxe a priori insoluble, semble néanmoins pouvoir faire l’objet d’une explication rationnelle, en même temps qu’il emporte un déplacement du sujet. Dans la mesure où les cliniques juridiques ont pris une grande partie de leur élan actuel sous l’influence d’une culture juridique -anglo-saxonne- dominée par le pragmatisme, elles constituent déjà une réalité internationale empirique dont il convient de rendre compte (I). Mais, du fait précisément de cette spécificité, leur capacité à connaître un développement pérenne à l’international les confronte au défi de leur structuration (II).

I - Les cliniques : une réalité internationale empirique

Moins de soixante-dix ans après la parution de l’article de Jerome Frank : «Why Not a Clinical-Lawyer School ?», ayant donné naissance à la notion de «Clinical Legal Education» (CLE), le lancement en 2000 du premier numéro de l’International Journal of Clinical Legal Education (IJCLE) prenait acte de l’ampleur prise par le phénomène des cliniques juridiques dans le monde. Comme l’écrivit alors Neil Gold, dans sa contribution introductive : «The time has come» [10]. De fait, les cliniques correspondent, aujourd’hui, à une réalité à la fois universelle (A) et transnationale (B).

A - Une réalité universelle

Les McCrimmon, Ros Vickers et Ken Parish ont résumé la situation dans un plaidoyer en faveur du développement de l’enseignement clinique en ligne : «Today, clinical legal education is truly global in scope, and takes a variety of forms» [11].

En effet, de la même façon qu’il est question en droit constitutionnel de «vagues de la constitutionnalisation» [12], la diffusion de la culture des cliniques juridiques à travers le monde a été le fait d’une succession de mouvements comparables, alternativement ou cumulativement liés à la volonté d’améliorer le système d’accès au droit (au profit des plus démunis), à une approche appliquée de l’enseignement du droit, ou à un processus de démocratisation ou de lutte pour les droits. De leur apparition jusqu’à la fin des années 1960, les cliniques demeurent un phénomène essentiellement étasunien, du fait de l’influence du réalisme juridique américain, sous réserve de quelques tentatives en France [13] et en Argentine [14]. La première vague, qui va jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, repose sur quelques Legal Aid Dispensaries associés au cursus universitaire, tandis que la seconde vague s’ouvre en 1947 avec les premières structures universitaires spécifiques, prenant l’appellation de Legal Aid Clinic [15]. Comme l’écrit encore Xavier Aurey, la conjonction notamment d’une culture sociale de l’aide juridique et du mouvement des droits civiques va conduire à ce que, «à la fin des années 1970, pratiquement chaque faculté de droit des Etats-Unis dispose d’une clinique juridique» [16].

A compter du début des années 1970, le phénomène des cliniques juridiques s’étend aux autres pays anglo-saxons ou se trouvant sous leur influence, dans un logique d’accès à la Justice, qu’il s’agisse du Canada en Amérique du Nord, du Royaume-Uni en Europe occidentale, de l’Inde en Asie, ou de l’Afrique du Sud et de l’Ethiopie en Afrique. Plusieurs décennies plus tard, les chiffres sont éloquents : en Ethiopie, les cliniques étaient présentes dans soixante-dix universités en 2010, contre quatorze en 1981 [17] ; au Nigéria, le nombre de ces structures est passé de quatre en 2005 à dix-huit en 2015 [18]. Les années 1990 ont à leur tour permis l’émergence d’une nouvelle vague, consécutive à la chute de l’URSS, entraînant un mouvement de démocratisation dans les anciens pays du Bloc de l’Est et, indirectement du fait d’un changement de politique des Etats-Unis, dans une partie de l’Amérique latine. La nécessité d’assoir le nouvel Etat de droit, mais aussi de combler le manque de structures d’accès au droit, va entraîner une diffusion des dispositifs cliniques [19]. Ainsi, la Russie comptait déjà cent-cinquante cliniques juridiques en 2009 [20]. Les trois dernières vagues semblent avoir pris forme à partir du début des années 2000, et concernent l’Asie d’un côté [21], et l’Europe continentale occidentale [22] et -à travers la France et le Canada- le monde francophone de l’autre. Et, ici encore, les données chiffres évoquées dans l’introduction s’agissant de la France montrent l’ampleur du phénomène.

Or, si les cliniques juridiques sont bien sur le point de conquérir l’ensemble de la planète, leur diffusion se trouve renforcée par la plasticité dont elles font l’objet au regard de leurs activités et de leurs domaines d’intervention, permettant à leurs initiateurs de multiplier les combinaisons [23]. Initialement établies pour fournir des informations juridiques, elles ont progressivement investi les champs de l’éducation juridique ou civique (missions au sein d’établissements scolaires ou d’organismes associatifs), le contentieux (participation à la préparation de dossiers devant certaines juridictions nationales ou internationales), les transactions (participation à la préparation de dossiers dans le cadre de procédures de transaction), les activités associatives (collaboration avec des ONG en vue de la défense de groupes humains ou sociaux), les plaidoyers législatifs (préparation de projets visant à faire évoluer la législation dans tel ou tel domaine), ou encore la médiation (participation à l’élaboration de solutions informelles de résolution des conflits). Dans le même temps, d’abord limitées à quelques matières de base intéressant les individus (droits pénal, du travail, de la famille ou du logement), les domaines couverts par les cliniques se sont accrus pour tenir compte de l’évolution des besoins sociétaux (droits de la consommation, de l’environnement, ou encore légistique) ou permettre une ouverture à l’international (droits de l’asile et des étrangers, ou droit humanitaire, par exemple).

B - Une réalité transnationale

Parce que la diffusion progressive des cliniques juridiques à travers le monde a permis de leur conférer une visibilité comparable à celle des universités et autres établissements de l’enseignement supérieur qui les abritent, le recours à celles-ci s’est rapidement imposé à un niveau transnational comme un moyen de tisser des liens universitaires, voire entre ces établissements et les Etats, organisations internationales ou non gouvernementales.

Premièrement, il est possible de faire état, ainsi que cela a été souligné à la fin du développement précédent, de la spécialisation d’un nombre croissant de cliniques vers la sphère internationale. Certaines cliniques se focalisent en ce sens, en tout ou partie, sur un soutien à l’accès au droit à l’étranger. Tel est le cas du "Legislative Program" de l’Université de Boston aux Etats-Unis qui intégrait une "Africa I-Parliaments Clinic" dont le but était d’aider,  dans le cadre d’un programme initié par les Nations Unies ("Africa Parliamentary Knowledge Network") en 2008, les parlements du continent africain et de Madagascar à améliorer la qualité et l’effectivité de leur législation. D’autres cliniques se proposent d’intervenir, comme leur nom l’indique, dans l’espace régional ou international dans lequel elles s’insèrent elles-mêmes. Figurent dans cette catégorie, à l’échelle européenne, l’"UE Rights Clinic" créée en collaboration avec l’Université du Kent à Bruxelles, la "Human Rights and Migration Law Clinic" de l’Université de Turin, ou encore l’"EU Regulatory Policy Clinic" co-instituée par HEC à Paris. A l’échelon supérieur, c’est-à-dire proprement international, pourront être citées la Clinique juridique pour le Tribunal spécial de la Sierra Leone de l’Université McGill au Canada, ou l’"International Human Rights Law Clinic" de l’Université de Californie à Berkeley aux Etats-Unis.

Deuxièmement, tendent à se développer des cliniques juridiques communes à deux ou plusieurs universités ou établissements d’enseignement supérieur appartenant à des Etats distincts. L’"EU Regulatory Policy Clinic" susmentionnée offre ici une illustration, dans la mesure où celle-ci a été mise en place conjointement par l’école française de gestion HEC de Paris et l’Université de New York. L’établissement de cliniques peut également accompagner ou conforter la création d’universités transnationales. Dans la Caraïbe, l’Université des West Indies, et, dans le Pacifique, l’Université of the South Pacific, se trouvent toutes deux dotées de structures cliniques. Mais l’exemple le plus marquant est sans doute celui donné par la "Caribbean Law Clinic", projet de l’"American Carribbean Law Initiative" (ACLI), qui regroupe onze établissements universitaires couvrant un espace géographique allant de Trinidad & Tobago jusqu’à la Floride.

Troisièmement, l’on assiste à la constitution de réseaux de cliniques juridiques, destinés à favoriser les échanges entre les structures existantes et permettre aux fondateurs de celles à naître de bénéficier de conseils et informations. En raison de leur taille ou de leur caractère fédéral, certains Etats ont -et cela mérite d’être noté au préalable- vu se développer de telles structures. Ainsi, les Etats-Unis disposent de la "Clinical Legal Education Association" (CLEA), la Russie du "Center of Development of Legal Clinics" (CODOLC), la Chine du "Committee of Chinese Clinical Legal Educators" (CCCLE), et l’Indonésie de l’"Indonesia Clinical Legal Education Association" (ICLEA). Au-delà des Etats et de ces «super-Etats», les réseaux de cliniques se structurent par région ou par espace linguistique. Peuvent être mentionnés le "Latin American Network of Legal Clinics" (LANLC), l’"European Network for Clinical Legal Education" (ENCLE), la "Southeast Asia Clinical Legal Education Association" (SEACLEA), ainsi que le Réseau des cliniques juridiques francophones (RCJF). Enfin, à défaut d’existence d’un réseau mondial des cliniques, deux initiatives participent indirectement de cet objectif : la "Global Alliance for Justice Education" (GAJE) et, déjà évoqué, l’"International Journal of Clinical Legal Education" (IJCLE). 

II - Les cliniques : une réalité internationale à structurer

Si, près de vingt ans après le début du XXIème siècle, il est indéniablement possible de parler d’un phénomène universel et transnational des cliniques juridiques, celui-ci semble paradoxalement en souffrance. Leur développement exponentiel ayant été largement favorisé par une approche pragmatique se refusant à les enfermer dans un cadre juridique (A), elles encourent à terme un risque de dénaturation (B). 

A - Le défi de la réglementation

Puissantes images, les pages de l’encyclopédie collective en ligne «Wikipédia» consacrées aux cliniques juridiques sont presque muettes sur le sujet, révélant l’extrême difficulté à dire aujourd’hui précisément ce qu’elles sont et à donner une liste des structures pouvant se prévaloir de cette appellation.

Dans le cas français, le débat a été ouvert très récemment, en 2018, avec la parution d’un article de Didier Valette intitulé Les cliniques juridiques universitaires, un modèle à inventer [24], suivie, l’année suivante, d’une journée d’étude du RCJF à la Sorbonne sur L’intégration des cliniques juridiques dans le droit français [25] et d’un colloque à l’Université Clermont Auvergne relatif à L’introduction des cliniques juridiques dans le paysage juridique français [26]. Or, ces initiatives universitaires, faute peut-être d’avoir été suffisamment coordonnées, et bien qu’ayant bénéficié de l’écoute du conseiller stratégique pour la pédagogie du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et de la présidente de la Conférence des doyens des Facultés de droit et de science politique, n’ont pas permis de faire émerger à ce stade et surtout à ce «simple échelon national» des solutions faisant consensus.

Dans le même temps, pourtant, l’imposante doctrine étrangère et française sur les cliniques juridiques et l’enseignement clinique du droit vient constamment mettre en évidence, de manière -certes- souvent incidente, l’ampleur de la tâche à accomplir pour garantir un degré suffisant d’homogénéité entre les structures se prévalant de ce qualificatif et parer à certaines tensions. Au premier rang des problèmes à envisager, figure celui de la notion à retenir pour les désigner («clinique juridique», «clinique du droit», «clinique de l’accès au droit», «clinique universitaire…»). Suit la question de l’équilibre que ces structures doivent trouver entre leur fonction pédagogique («enseignement [clinique] du droit»), leur participation à des missions d’intérêt général de l’accès au droit («aide juridique», «accès à la Justice»,…), mais aussi leur dimension éthique et déontologique. Notamment, et c’est un aspect sur lequel la dernière sous-partie reviendra, les cliniques juridiques n’ont en principe pas vocation à se substituer aux dispositifs traditionnels de l’accès au droit, à peine de préjudicier à l’objectif de formation des étudiants. Vient au-delà la problématique du caractère intra-universitaire ou tout du moins universitaire des cliniques juridiques, par opposition à des structures qui seraient créées ou tenues par des organismes tiers tels que des associations étudiantes non agréées par les établissements, des cabinets d’avocats ou par des collectivités publiques sans rapport avec l’enseignement. Pour s’en tenir à la dernière hypothèse, Xavier Aurey prenait ainsi soin de relever que «le monde africain francophone connaît […] des institutions appelées ‘cliniques juridiques’, mais totalement détachées de l’Université (proches de ce que les canadiens appellent les ‘cliniques juridiques communautaires’)» [27]. Enfin, doit être abordé et traité le thème récurrent des relations entre les cliniques juridiques et les compétences dévolues au barreau, même si l’intensité du débat varie d’un pays à l’autre selon la culture -de Common Law ou de droit écrit- à laquelle il appartient. Concernant la France, Didier Valette a pu évoquer, à l’appui de sa thèse en faveur d’un encadrement juridique des cliniques en France, «le courroux de certains professionnels du droit qui s’agacent d’une forme de concurrence déloyale lorsque la ‘pratique clinique’ dissimule une activité de consultation juridique rémunérée, exercée en infraction avec les dispositions de la loi de 1971» [28].

Cet ensemble de difficultés reste cependant largement ignoré des institutions nationales et internationales dotées d’un pouvoir normatif. Comme est venu le rappeler la journée d’étude du RCJF de la Sorbonne de 2018, rares sont les Etats à avoir légiféré sur le sujet [29], freinant une action concertée en vue de l’adoption d’un texte au niveau régional ou international. Dans ce contexte, l’Assemblée générale des Nation Unies s’est référée aux cliniques juridiques dans une résolution de 2012, uniquement en ce qu’elles participent aux activités d’aide juridique [30], le Parlement et le Conseil de l’Union européenne étant de leur côté restés silencieux dans une Directive de 2016 à l’objet pourtant analogue [31].  

B - Le défi de la dénaturation  

Faute de cadre normatif, ou tout du moins suffisamment contraignant, permettant de leur assurer un certain degré d’homogénéité, les cliniques juridiques peuvent dès lors se trouver fragilisées en tant que catégorie juridique.

Il ne s’agit bien entendu pas de condamner l’émergence de particularismes parmi les structures existantes, visant à tenir compte de la culture ou de l’espace dans lequel elles évoluent. Ainsi, semblent se dessiner, à grands traits, quatre modèles de cliniques juridiques dans le monde, dont les territoires se recoupent parfois. Le premier, «anglo-saxon», fait reposer le recours aux cliniques à la fois sur une approche pratique de l’enseignement du droit destiné à former des praticiens et une exigence le plus souvent constitutionnelle d’accès à la Justice [32]. Le deuxième, «social», envisage les cliniques comme une composante majeure de l’aide juridique et de l’accès à la Justice «sociale» pour les plus démunis. A la différence du précédent qui recouvre le monde anglo-saxon, celui-ci regroupe des territoires de cultures disparates mais cherchant à combler un déficit historique en matière d’accès au droit. Paraissent en relever les Etats de l’ancien Bloc de l’Est, ainsi que ceux de l’Afrique Subsaharienne. Le troisième modèle, susceptible d’être qualifié de «pédagogique», et couvrant l’Europe continentale occidentale et l’espace francophone, paraît d’abord concevoir le recours aux cliniques juridiques comme une manière de réformer un enseignement du droit jugé trop théorique en lui conférant une dimension professionnalisante [33]. Au sein de ce modèle, la France a sans doute vocation à occuper une place particulière, sa qualité de «patrie du service public» autorisant une théorisation du rôle des universités et des cliniques juridiques dans ce domaine [34]. Enfin, le dernier modèle, se voudrait «éthique», selon la réflexion développée par Bruce Avery Lasky et Shuvo Prosun Sarker, dans leur article «Clinical Legal Education and its Asian Characteristics». Comme l’écrivent effectivement les deux auteurs en conclusion : «Finally, the [clinical] programmes focus on assisting in strengthening a more ethical and socially conscious legal profession and legal system in an area of the world which is often seen to be in great need of this reinforcement» [35].

Mais, passé ce constat positif, des craintes méritent d’être formulées. Premièrement, et dans l’ordre croissant des atteintes, l’appellation de «clinique juridique» peut être aujourd’hui aisément «piratée» par des entités sans lien avec l’enseignement supérieur. Didier Valette le relevait ainsi dans son article de 2018 : «Ici, certains cabinets ou réseaux d’avocats créent des cliniques juridiques’ qui ne sont, en fait, que des structures destinées à héberger des étudiants stagiaires. Ailleurs, des entreprises, ne présentant aucun lien avec les professions réglementées, emploient le terme de ‘cliniques’ pour couvrir des activités d’édition ou de prestation juridique…» [36]. Deuxièmement, les cliniques encourent le risque d’être détournées de leur fonction pédagogique première pour pallier les insuffisances des structures d’aide juridique traditionnelles. Si la participation active des cliniques juridiques aux côtés de tels organismes est déjà une réalité dans certaines zones géographiques, ainsi que cela a déjà été précisé auparavant, l’extension de ce phénomène en dehors de territoires souffrant d’un retard structurel est de nature à inquiéter. Ainsi, dans son article, Richard J. Wilson est revenu sur la résistance opposée aux Etats-Unis par les cliniques à la présidence Reagan dans les années 1980, pour que leur développement ne devienne pas un prétexte à la diminution des dispositifs d’aide existants. Cette action aura porté ses fruits puisque, en 2015, moins de 2 % des affaires d’aides juridiques étaient traitées par celles-ci [37]. Les déclarations faites ces dernières années par les gardes des Sceaux successifs en France, si elles expriment immanquablement une reconnaissance des cliniques, appellent néanmoins, sur ce point, à la vigilance [38]. Troisièmement et enfin, les cliniques ne sont pas à l’abri d’être utilisées à des fins politiques ou idéologiques. Une telle utilisation peut être le fait des créateurs ou des membres de la clinique. A titre d’illustration, la question de l’implication d’une telle structure en matière de lutte environnementale a pu donner lieu à un très vif débat aux Etats-Unis [39], qui, en l’absence d’un précieux et légitime soutien de l’"American Bar Association", aurait pu se traduire par un affaiblissement durable des cliniques juridiques sur le sol américain. Mais l’instrumentalisation peut également être le fait des Etats. Or, si le développement des cliniques juridiques a pu être regardé comme l’expression d’un «impérialisme juridique» étasunien [40], il n’est pas improbable que ces structures deviennent à l’avenir, à travers notamment les réseaux régionaux constitués dans ce domaine, l’enjeu d’une lutte d’influence entre ces mêmes Etats-Unis, la Chine et la Russie.

Quant à la France, à défaut de pouvoir à ce stade, ni vouloir dans l’absolu lui prêter une telle intention, peut-être devrait-elle, du fait de sa présence géographique sur deux continents et les territoires de trois océans, ainsi que de sa place dans l’Union européenne, la Francophonie -dont le RCJF est un rappel- et l’ONU, impulser ce travail de structuration de l’actuel «archipel» des cliniques juridiques…

 

[1] La représentante spéciale de l’ONU inaugure la Clinique juridique de San Pedro, Lebabi.net, 28 février 2014.

[2] X. Aurey, Les origines des cliniques juridiques, Revue Cliniques juridiques, 2017, vol. 1, § 1.

[3] R. J. Wilson, Legal Aid and Clinical Legal Education in Europe and the USA : Are They Compatible ?, in O. Halvorsen Rønning, O. Hammerslev (eds), Outsourcing Legal Aid in the Nordic Welfare States, Palgrave Macmillan, Cham, 2018. L’auteur prête un rôle précurseur au Danemark.

[4] M. Mekki (dir.), Réformer l’enseignement du droit en France à la lumière des systèmes étrangers, LexisNexis, Le Club des juristes, 2017, p. 180-181.

[5] Voir le site du Réseau des cliniques juridiques francophones.

[6] C. Delouche, Drogues : L630 ouvre sa clinique juridique”, Libération, 16 octobre 2019.

[7] A l’international, voir, www.academie-francaise.fr.

[8] N. Gold, Why not an International Journal of Clinical Legal Education ?, IJCLE, 2000, vol. 1, p. 7-12.

[9] X. Aurey, Les origines…, op. cit., § 27.

[10] N. Gold, Why not an International…, op. cit., p. 12.

[11] L. McCrimmon, R. Vickers, K. Parish, Online Clinical Legal Education : Challenging the Traditional Model, IJCLE, 2016-5, vol. 23, 2016, p. 37.

[12] J. Gicquel, J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, LGDJ, Domat Droit public, 29ème éd., 2015, p. 50-53.

[13] M. Mekki (dir.), Réformer l’enseignement…, op. cit., p. 180-181.

[14] X. Aurey, Les origines…, op. cit., § 16.

[15] Xavier Aurey mentionne celles des Université de Duke, qui existait déjà de manière moins structurée depuis 1931, et du Tennessee : Ibid., § 8.

[16] Ibid., § 13.

[17] Ibid., § 20.

[18] O. Bamgbose, Access to Justice through clinical legal education : A way forward for good governance and development, African Human Rights Law Journal, 2015, vol. 15, p. 380-381.

[19] E. Winkler, Clinical Legal Education : A report on the concept of law clinics, University of Gothenburg, 2013, p. 11-14 ; X. Aurey, Les origines…, op. cit., § 16.

[20] E. Winkler, Clinical Legal…, op. cit., p. 13

[21] B. Avery Lasky, S. Prosun Sarker, Clinical Legal Education and Its Asian Characteristics, AJLE, 2018, vol. 5, p. 76-87.

[22] E. Winkler, Clinical Legal…, op. cit., p. 14-16.

[23] La page du RCJF qui dresse la liste des quarante-six cliniques juridiques francophones permet également de les retrouver à partir de cinquante entrées correspondant chacune à une «spécialité» (activité ou domaine).

[24] D. Valette, Les cliniques juridiques universitaires, un modèle à inventer, Dalloz actualité, 23 mars 2018.

[25] RCJF, L’intégration des cliniques juridiques dans le droit français, Journée d’étude à l’Université Panthéon-Sorbonne, 5 avril 2019.

[26] D. Mainguy et J. Roque (dir.), D. Valette (pdt), L’introduction des cliniques juridiques dans le paysage juridique français, Colloque à l’Université Clermont Auvergne, 17 avril 2019.

[27] X. Aurey, Les origines…, op. cit., § 22.

[28] D. Valette, Les cliniques juridiques…, op. cit.

[29] En Afrique du Sud, une définition des cliniques juridiques a ainsi été donnée par l’Attorneys Act (n° 53 of 1979), à l’occasion de l’Attorneys Amendment Act (n° 102 of 1991). Puis le Legal Practice Act (n° 28 of 2014) est venu réglementer ces structures au titre des activités juridiques. Au Québec, une proposition de loi n°697 visant à permettre aux étudiants en droit de donner des consultations et des avis d’ordre juridique dans une clinique juridique universitaire afin d’améliorer l’accès à la Justice, a été déposée en 2017. Cependant, ce texte n’a pas été examiné au fond.

[30] Principles and Guidelines on Access to Legal Aid in Criminal Justice Systems, Résolution A/RES/67/187 du 20 décembre 2012 de l’Assemblée générale des Nations Unies, www.unodc.org

[31] Directive (UE) 2016/1919 du 26 octobre 2016 du Parlement et du Conseil européen concernant l'aide juridictionnelle pour les suspects et les personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales et pour les personnes dont la remise est demandée dans le cadre des procédures relatives au mandat d'arrêt européen, www.eu-lex.europa.ue (N° Lexbase : L9752LAG).

[32] V., les développements consacrés par Xavier Aurey et Richard J. Wilson à l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis «Gideon v. Wainwright», 372 US 335 (1963) : X. Aurey, Les origines…, op. cit., § 11 ; R. J. Wilson, Legal Aid…, op. cit.

[33] M. Mekki (dir.), Réformer l’enseignement…, op. cit., 320 p..

[34] V., O. Pluen, N. Wolff, Plaidoyer pour une contribution active des étudiants au renouveau de l’Université, en collaboration avec Nathalie Wolff, AJDA, n° 8, 2010, p. 409.

[35] B. Avery Lasky, S. Prosun Sarker, Clinical Legal…, op. cit., p. 87.

[36] D. Valette, Les cliniques juridiques…, op. cit.

[37] R. J. Wilson, Legal Aid…, op. cit.

[38] Voir, L. Garnerie, Jean-Jacques Urvoas renvoie les avocats à leurs responsabilités, Gazette du Palais, 31 janvier 2017, n° 5, p. 5-6 ; G. Laurent, Les cliniques juridiques et le renouveau du service public de la Justice, LPA, 22 décembre 2017, p. 7 et s..

[39] Voir, I. Urbina, School Law Clinics Face a Backlash, New York Times, 3 avril 2010.

[40] X. Aurey, Les origines…, op. cit., § 24-26.

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