La lettre juridique n°418 du 25 novembre 2010

La lettre juridique - Édition n°418

Avocats/Institutions représentatives

[Questions à...] Un nouveau président national à l'ACE - Questions à Maître William Feugère, Avocat au barreau de Paris

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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la rédaction

Le 04 Janvier 2011

Le 23 octobre 2010, le Comité directeur de l'Association des Avocats conseils d'entreprises (ACE), seul syndicat professionnel à représenter le barreau d'affaires, a élu à l'unanimité Maître William Feugère au poste de Président national, en remplacement de Pierre Lafont, dont le mandat venait à son terme. Avocat au Barreau de Paris, âgé de 38 ans, William Feugère est depuis plusieurs années membre du bureau national. Président d'honneur de la Commission droit pénal de l'ACE, il était également vice-président de l'ACE-Paris, et ancien vice-président l'ACE-JA. Il siège également au conseil de l'Ordre du barreau de Paris. Afin de faire le point sur ce nouveau mandat et les ambitions qu'il nourrit pour l'ACE, Lexbase Hebdo - édition professions l'a rencontré. Lexbase : Nouveau président de l'ACE, quels sont les axes et les actions que vous souhaitez mettre en pratique durant votre mandat ?

William Feugère : Les avocats conseils d'entreprises ont démontré ces dernières années leur capacité de prospective, d'innovation. Tous les grands débats actuels de la professions sont nés à l'ACE : l'acte d'avocat, l'avocat en entreprise, l'interprofessionalité, la nécessaire réforme du statut des collaborateurs... Nous devons poursuivre notre action pour que ces idées soient enfin mises en pratique. Le relais de nos élus au sein des institutions représentatives de la profession, et nos relations privilégiées avec la Chancellerie nous y aideront. Par ailleurs, il faut continuer à innover, je souhaite lancer auprès de nos adhérents un grand chantier de réflexion pour proposer de nouvelles idées, contribuer à dessiner ainsi l'avenir de notre profession, qui est en constante évolution. Dans cette tâche, le rôle des commissions techniques de l'ACE, de nos conseils régionaux, et de nos deux sections -la section jeunes avocats et la section internationale- sera essentiel. Le rôle du Président national, c'est d'animer, de fédérer, mais le travail essentiel est un travail d'équipe. L'ACE est jeune, elle vient de fêter ses dix-huit ans, et elle est déjà le premier syndicat en nombre d'adhérents. Ce sont nos idées ambitieuses et novatrices, et une vraie convivialité de nos réunions, qui expliquent ces adhésions. J'observe une augmentation considérable du nombre de jeunes adhérents, dont je me réjouis particulièrement : l'avenir est assuré.

Lexbase : Lors du Congrès annuel de l'ACE à La Baule, les 21 et 22 octobre 2010, l'une des tables rondes organisées était consacrée au thème du droit continental, outil stratégique du développement des entreprises. Quelles sont les préconisations de l'ACE pour le développement du droit continental ?

William Feugère : La section internationale de l'ACE, présidée par Christian Connor, travaille au quotidien sur la promotion et le développement du droit continental. Nous avons soutenu activement la mise en place de la Fondation pour le droit continental. Le système juridique d'un pays a une incidence économique majeure : soutenir le développement du droit continental, c'est favoriser également celui de nos entreprises, qui s'implante plus facilement dans des Etats dont elles reconnaissent l'environnement juridique.

Lors de notre congrès annuel, Jean-Marc Baissus, directeur général de la Fondation pour le droit continental a insisté sur le caractère de produit culturel du droit qui reflète les valeurs de la société et a terminé sur une note positive reprise par Marc Frilet, secrétaire général de l'institut français d'experts juridiques internationaux (IFFJI), secrétaire général adjoint de l'International Bar Association (IBA), qui, toujours à la pointe du combat, appelle à la mobilisation et à la coordination des expertises en mettant en avant, en particulier, que notre droit continental peut parfaitement satisfaire le besoin de sécurité juridique des différents acteurs du marché et sécuriser pleinement leurs transactions.

Lexbase : Le 14 septembre 2010, la CJUE a refusé de reconnaître le legal privilege au juriste d'entreprise (1). Quel est votre sentiment justement sur cet arrêt et sur la perspective de créer un statut d'avocat en entreprise ?

William Feugère : De mon point de vue l'arrêt "Akzo", qui ne fait que reprendre une jurisprudence ancienne et n'a donc rien de nouveau, a été interprété à contresens par les opposants à l'avocat en entreprise.

D'abord, cet arrêt ne concerne que le droit communautaire et les contrôles de la Commission européenne. Il s'agit donc d'un arrêt limité dans ses effets. Rien n'empêche aujourd'hui un Etat membre de modifier, s'il se souhaite, sa législation pour accorder le legal privilege dans tous les autres domaines.

Ensuite, cet arrêt est fondé sur le fait que la Cour de justice de l'Union européenne, après une étude de droit comparé, n'a pas constaté de mouvement européen allant dans le sens d'une reconnaissance du legal privilege au juriste d'entreprise. Il s'agit donc, à mon sens, d'un appel à faire évoluer les législations. Si la France se lance, et d'autres avec elle, cela pourra bien évidemment modifier la position de la Cour de justice : une nouvelle étude conduirait alors à un autre constat, et donc à un autre arrêt.

Cet arrêt doit donc être interprété comme une incitation à faire évoluer les choses. Et c'est tant dans l'intérêt de la profession que dans celui de l'entreprise.

J'observe enfin que ceux qui se réjouissent de cet arrêt n'ont pas réalisé qu'il est fondamentalement dramatique : il affirme une distinction en matière de secret professionnel selon qu'on est en matière juridique ou judiciaire. C'est une méconnaissance profonde de la réalité du travail de l'avocat. Conseil et contentieux sont intimement liés, cette dissociation est un recul qui aura de lourdes incidences.

Lexbase : Justement sur ce thème de l'avocat en entreprises, quelle est votre position ?

William Feugère : Les opposants à cette réforme n'ont en réalité qu'un argument, celui de l'indépendance. L'avocat en entreprise perdrait son indépendance, qui est un principe essentiel de l'avocat. On croit réentendre les arguments de ceux qui s'opposaient à ce que les avocats puissent exercer comme salariés en cabinet. L'indépendance, de mon point de vue, n'est pas en danger avec cette réforme. Soyons réalistes, l'avocat peut actuellement se trouver en situation de grande dépendance -économique- avec un client important, représentant une part substantielle de son chiffre d'affaires. Il faut distinguer l'indépendance intellectuelle et l'indépendance statutaire, qui fixe les conditions de travail. Un avocat en entreprise, comme d'ailleurs un juriste actuellement, ne sert à rien s'il ne donne pas un conseil libre. Le chef d'entreprise a besoin que son juriste ou avocat le conseille, pas qu'il l'approuve à tout prix même quand il a tort.

Cette réforme est très importante pour les avocats, qui gagneraient en liberté d'exercice, dont les carrières seraient plus fluides et plus diversifiées. Elle est importante pour les juristes actuels, qui dans les plus grands groupes ne sont pas sur un pied d'égalité avec leurs homologues étrangers, qui sont souvent avocats. Qu'a donc de si spécial l'avocat français pour ne pas pouvoir adopter un statut qu'on ses confrères étrangers, qui ne sont pas moins avocats que lui, et certainement pas moins indépendants ? Cessons de nous croire uniques. Par ailleurs, lorsque que l'avocat externe négocie dans des dossiers avec un directeur juridique, ce qui arrive quand même assez souvent, cela pose de réels problèmes puisque nous ne sommes pas en train de négocier avec un confrère, et, partant, nous n'avons pas le bénéfice de la confidentialité des échanges, essentielle dans une négociation. Enfin, et surtout, c'est l'intérêt des entreprises, qui seront encore plus sécurisées.

Je constate objectivement que la majorité des oppositions sur cette réforme émane de personnes qui ne sont pas concernées, qui ne côtoient pas les entreprises. D'autres, soyons clairs, craignent de perdre leur clientèle d'institutionnels... alors qu'au contraire le développement du droit dans l'entreprise augmente le recours aux avocats externes : la conscience des besoins est plus vive.

Lexbase : Vous évoquiez vouloir favoriser la réforme de l'interprofessionnalité. Comment imaginez-vous cette grande profession du droit ?

William Feugère : Les entreprises veulent un conseil complet. Elles ne comprennent pas que les professions du droit et du chiffre s'opposent, au contraire elles peuvent être parfaitement complémentaires. Réunir dans des structures communes les professionnels du droit et du chiffre, c'est proposer une offre globale et cohérente à nos clients. C'est aussi s'assurer du respect des rôles et prérogatives de chaque professionnel : associés, le développement de l'un bénéficie aussi à l'autre. Enfin, les professionnels du conseil, du droit comme du chiffre, sont tous soumis à une concurrence accrue. La meilleure réaction, c'est de s'ouvrir et de s'adapter, au lieu de se recroqueviller.

Tout cela, bien évidemment, doit être garanti par les règles déontologiques, l'indépendance des avocats doit être assurée, ce qui est le cas avec le projet actuel.

Pour que ce rapprochement puisse s'effectuer, il faudra adapter nos structures car nos futurs partenaires peuvent exercer tant au sein de la société d'exercice libéral qu'au sein de structures de droit commun. A cet égard je rappelle que, lors du Congrès de La Baule, l'ACE a adopté une motion sur point. C'est une demande constante de l'ACE depuis 18 ans. Les règles régissant les structures d'exercice sont inutilement complexes, au détriment de leur développement. On sait que le recours au droit commun des sociétés, conformément à notre tradition civiliste, permettrait d'atteindre les objectifs poursuivis par les dispositions spéciales instituant les associations d'avocats. C'est pourquoi l'ACE réitère son souhait que la profession d'avocat puisse utiliser les sociétés de droit commun, civiles ou commerciales.

Lexbase : Les élections à l'Ordre de Paris sont prévues à la fin du mois de novembre. Combien de candidats sont soutenus par l'ACE ?

William Feugère : Pour le Bâtonnat, l'ACE a toujours veillé à une parfaite neutralité. Nous soutenons, en revanche, trois candidats au conseil de l'Ordre, qui sont des membres actifs de notre syndicat : Irène Arnaudeau, Rédactrice en chef de la revue de l'ACE, Emmanuel Raskin, Président de la commission procédure de l'ACE, et Antoine Diesbecq, vice-président de la commission "entreprises en difficultés" de l'ACE.

Et bien évidemment nous apportons aussi notre amical soutien aux autres candidats, émanant du barreau d'affaires. Les réformes à venir sont importantes, il faut que le barreau d'affaires soit fortement représenté au sein de nos institutions pour imposer une vision moderne de notre profession, dans le respect absolu de notre déontologie et de nos principes essentiels.


(1) CJUE, 14 septembre 2010, aff. C-550/07 P, Akzo Nobel Chemicals Ltd c/ Commission européenne (N° Lexbase : A1978E97).

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Éditorial

Fiscalité romantique ou la mort de Sardanapale

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Mardi 17 novembre, au soir... devant mon poste de télévision : un Prince, dans son palais... beaucoup de rouge... de l'or... et des morts !

Ainsi, donc, le Président de la République commandait, implicitement, mais d'un regard qui en disait long, la mort conjointe du bouclier fiscal, mesure emblématique de son quinquennat, et de l'impôt sur la fortune (ISF)... pour que naisse un nouvel impôt sur le patrimoine. "L'erreur faite dans les années passées, c'était de taxer le patrimoine alors qu'il vaut mieux taxer les revenus du patrimoine et les plus-values du patrimoine", disait-il. Comme échappé d'une séance de spiritualisme, dont seuls les orientaux ont le secret, voici que le Prince en appelle aux mânes de Joseph Caillaux, pour découvrir, sans doute, que cet impôt taxant les revenus et les plus-values du patrimoine existe, d'ores et déjà, et qu'il s'appelle : l'impôt sur le revenu... Aussi, on ne voit pas très bien, sauf à augmenter l'impôt en lui-même, après avoir diminué la dépense fiscale y afférente, en quoi un nouvel impôt sur le patrimoine se distinguerait de l'impôt cédulaire. Bon sang, mais c'est bien sûr : le taux... Ce nouvel impôt sur le patrimoine serait affublé d'un taux proportionnel et non d'un taux progressif comme l'est l'impôt sur le revenu...

Mais, avant le renouveau et le triomphe d'Assourbanipal, son frère politique, le Prince assiégé, sans aucun espoir de délivrance, ordonne, progressivement, la mort de tout ce qui comptait pour lui. Il décide de se suicider en compagnie de ses esclaves et de son harem, après avoir brûlé sa ville pour empêcher l'ennemi de profiter de son bien. Il commence, donc, par sacrifier la "taxe carbone" sur l'autel de la rue de Montpensier et renvoie aux satrapes bruxellois le soin de continuer le combat -on parle alors d'un "mécanisme d'inclusion carbone", qui consiste à exiger des importateurs qu'ils restituent des quotas d'émission de CO2 à hauteur de la contrainte subie par le producteur européen moyen-.

Puis, il laisse assassiner, par "ses gens", hier eunuques parlementaires, aujourd'hui bachi-bouzouks ragaillardis, le fleuron de la recherche et de l'innovation ; ce crédit d'impôt recherche pourtant réformé, dès son arrivée au palais, comme symbole de son attachement à la compétitivité et à la croissance des entreprises innovantes. Mais, que voulez-vous : cette marquise là était bien trop arrogante aux yeux des comptables du trésor royal... D'abord, les rémunérations versées à des intermédiaires en raison de leur prestation de conseil en vue de l'octroi du crédit d'impôt seraient exclues de l'assiette dudit crédit, dans certaines limites... Puis, le taux du crédit d'impôt serait porté à 50 % puis 40 %, la première et la deuxième année d'application, ou, qui suivent l'expiration d'une période de 5 années consécutives au titre desquelles l'entreprise demanderesse n'a pas bénéficié du crédit d'impôt... Enfin, les entreprises créées depuis moins de deux ans qui sollicitent le remboursement immédiat de la créance de crédit d'impôt recherche seraient condamnées à justifier, point par point, la réalité des dépenses orchestrées... suspicion de détournements de recettes fiscales oblige....

Enfin, il décide le sacrifice expiatoire de son cheval de bataille : le "bouclier fiscal", bouc émissaire de toutes les dérives laxistes et anti-égalitaristes de la fiscalité française... officiellement au nom de la convergence fiscale avec l'Allemagne, expliquant ainsi la suppression conjointe de l'ISF... Peut être aussi, par ce que l'animal fiscal était trop fougueux et trop sauvage, au pays de l'égalitarisme... à la sauce progressive. "S'il n'y a plus d'ISF, il n'y a plus besoin de bouclier fiscal", nous assène le chef de l'Etat. Quel lien y a-t-il entre verser un impôt sur le patrimoine au nom de la solidarité nationale et ne pas consacrer plus de la moitié de ses revenus aux impositions directes ? La mauvaise solution (le "bouclier fiscal") à un vrai problème (l'ISF), comme d'aucuns l'ont dit... Supprimer le bébé avec l'eau du bain semble être la solution préconisée par le vizir, désormais, à nouveau aux commandes...

Le décor est oriental parce que l'on y parle de choses lointaines pour la majorité de la population française -beaucoup moins que cet arrêt du Conseil d'Etat, rendu le 10 novembre 2010, qui précise les modalités de la détermination du caractère fermier des oeufs de certaines poules pondeuses- ; on évoque, ainsi, des remparts brûlés ("taxe carbone" et "bouclier fiscal"), des trésors perdus (crédit d'impôt muselé)... et des muses condamnées (qui au sport, qui à la ville, qui à la santé). Tout est en courbe ; les lignes sont très sinueuses, pas vraiment fidèles aux canons néo-classiques. Et, finalement, l'important, ce n'est pas le sujet : c'est l'impression qui se dégage du tableau princier, les couleurs, le rouge, l'or, le noir et le thème, bien que fiscal, licencieux... Ainsi, donc, le Président de la République commandait une fiscalité aux relents romantiques -où il est question de billets à l'effigie de Delacroix-.. pas vraiment le violon d'Ingres de la plupart des fiscalistes, du reste. De là à ce que l'on en fasse une cantate... électorale...

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Droit pénal fiscal

[Chronique] Chronique de droit pénal fiscal - Novembre 2010

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N6873BQM

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par Christian Lopez, Maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise

Le 04 Janvier 2011

Alors que les premiers agents spécialement habilités à exercer des fonctions de police judiciaire prennent leurs fonctions dans le cadre du service judiciaire fiscal (SEJUFI), une nouvelle chronique consacrée au droit pénal fiscal permettra d'analyser la procédure spécifique et les éléments constitutifs relatifs l'infraction de fraude fiscale. La mise en oeuvre de pouvoirs de police judiciaire pour prouver la fraude entraînera une exploitation fiscale par la Direction générale des finances publiques (DGFiP). Cette relation particulière entre le ministère de l'Intérieur et le ministère des Finances apparaît comme complémentaire à des services de recherche de fraude déjà existants (DNEF, GIR, BNEE). En effet, les agents du SEJUFI exercent pleinement les fonctions d'officier de police judiciaire dans un encadrement procédural initié par la Commission des infractions fiscales (CIF) amenée à jouer un nouveau rôle. Créés dans une loi de finances rectificative au sein d'un ensemble de mesures destinées à lutter contre la fraude fiscale internationale, l'état de la coopération fiscale et celui de la coopération judiciaire, nationale et internationale devraient se révéler un élément majeur de la lutte contre la fraude fiscale internationale. I - Procédure fiscale

A - Instauration d'une "police fiscale" en France

Le renforcement de la lutte contre les paradis fiscaux a été l'occasion en France d'instaurer une police fiscale dotée de moyens d'investigations similaires à ceux de la police judiciaire. La troisième loi de finances rectificative pour 2009 (1) a mis en place un dispositif conférant des pouvoirs de police judiciaire à des agents de l'administration fiscale. Elle crée, ainsi, une police thématique à vocation essentiellement fiscale pour rechercher et constater les infractions prévues par les articles 1741 (N° Lexbase : L2352IET) et 1743 (N° Lexbase : L1735HNL) du CGI. De nombreux pays ont octroyé à leur administration fiscale une compétence de police judiciaire dont la mise en oeuvre varie en fonction de l'organisation du système pénal et fiscal. La police fiscale peut prendre la forme soit d'une administration autonome aux moyens puissants et aux missions extrêmement variées comme en Italie avec la Guardia di Finanza, soit de services dédiés au sein de l'administration fiscale comme en Allemagne, aux Etats-Unis ou aux Pays-Bas, ou encore d'agents placés auprès de structures spécialisées comme en Belgique. Avec l'attribution de certains pouvoirs de police judiciaire à des fonctionnaires de la DGFiP, la France vient de mettre en place des agents du fisc, ni officier, ni agent de police judiciaire, mais spécialement habilités à être judiciairement commis (2). Loin de constituer un modèle de clarté au regard des risques de confusion des actes menés par des agents du fisc et susceptibles d'être exploités dans le cadre des procédures fiscales, ce texte tend à accroître les moyens humains des magistrats pour mener à bien leurs investigations dans des domaines nécessitant des compétences techniques dans les méandres souvent ardus du droit comptable et du droit fiscal.

La question est de savoir si ces nouvelles attributions confiées à des agents de l'administration fiscale, dont l'une des taches essentielles est de contrôler l'exactitude des bases sur lesquelles reposent l'impôt dû, n'auront pas, in fine, à entraîner des détournements de la procédure de contrôle fiscal indépendamment des précautions rédactionnelles du texte ? Les fonctionnaires des impôts sont-ils adaptés à recevoir des missions de police judiciaire ?

Une procédure d'enquête judiciaire menée par des agents des services fiscaux habilités et dirigés par le Parquet, pour les cas de fraude fiscale recourant à l'utilisation de faux ou de comptes détenus directement ou indirectement dans des Etats non coopératifs ("paradis fiscaux"), a donc finalement été mise en place. Il s'agit d'une police thématique relative à des enquêtes essentiellement dédiée à la fraude fiscale dont le dispositif peut paraître limité dans sa portée pratique. En revanche, ce nouveau dispositif adapte corrélativement les règles du contrôle fiscal, notamment le régime de prescription du droit de reprise de l'administration fiscale, faisant ainsi de cette nouvelle procédure une arme redoutable du contrôle fiscal. L'article 23 de la loi du 30 décembre 2009 crée une procédure d'enquête judiciaire menée par des agents des services fiscaux habilités et dirigés par le Parquet, pour les cas de fraude fiscale recourant à l'utilisation de faux ou de comptes détenus directement ou indirectement dans des Etats non coopératifs ("paradis fiscaux"), tout en élargissant les pouvoirs spécifiques des agents chargés du contrôle fiscal.

Depuis le 1er janvier 2010, une procédure d'enquête judiciaire peut être diligentée lorsqu'il existe un risque de dépérissement des preuves de fraude fiscale recourant à l'utilisation de faux ou de comptes détenus directement ou indirectement dans des Etats non coopératifs ("paradis fiscaux"). Cette nouvelle procédure est codifiée aux articles L. 228 (N° Lexbase : L3362IGM) et L. 188 B (N° Lexbase : L3305IGI) du LPF et à l'article 28-2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3331IGH).

B - Le nouveau dispositif d'enquête judiciaire du fisc

Dans certain cas de fraude, le nouveau dispositif organise le secret des travaux de la Commission des infractions fiscales dans l'hypothèse où les preuves de la fraude risqueraient d'être altérées. Enfin, il adapte corrélativement les règles du contrôle fiscal, notamment le régime de prescription du droit de reprise de l'administration fiscale.

1 - Des prérogatives judiciaires strictement encadrées

L'article 23 de la loi de finances rectificatives pour 2009 définit les conditions de mise en oeuvre de cette procédure et organise les modalités de la nouvelle procédure d'enquête afin de permettre aux agents de l'administration d'utiliser des pouvoirs de police judiciaire.

  • Les conditions de mise en oeuvre de la procédure d'enquête

Les nouveaux alinéas 3 à 6 de l'article L. 228 du LPF subordonnent la mise en oeuvre de la procédure à trois conditions cumulatives : l'existence de présomptions caractérisées de fraude, certaines fraudes fiscales très graves, liées notamment à l'évasion fiscale et à l'usage de faux, et un risque de dépérissement des preuves. Bien que non définie par l'article L. 228 du LPF, la notion de dépérissement des preuves est juridiquement connue (3). Elle renvoie aux situations dans lesquelles il y a un risque d'altération ou de perte au détriment de l'administration, de ce qui permettrait de constater un fait, en l'occurrence la fraude fiscale.

Cette procédure permet à l'administration de saisir la Commission des infractions fiscales lorsqu'elle n'a pas réuni des preuves suffisantes pour mettre en oeuvre des poursuites pour fraude fiscale mais qu'elle dispose de présomptions caractérisées de l'existence d'une telle fraude. Des présomptions simples de fraude fiscale ne sont pas suffisantes. En pratique, l'administration ne devrait soumettre à l'avis de la Commission des infractions fiscales que des dossiers suffisamment étayés, pour lesquels elle détient des indices suffisants, obtenus dans le cadre des procédures administratives (droit de communication, droit d'enquête, vérification de comptabilité, droit de visite et de saisie, assistance administrative internationale).

  • Mise oeuvre de la procédure d'enquête

Dans les cas de présomptions caractérisées de fraude visés aux 1° à 3° de l'article L. 228 du LPF, l'administration ne peut déposer une plainte qu'après avis conforme de la Commission des infractions fiscales. En effet, la nécessité de l'avis conforme de la Commission, préalable à la saisine du Parquet par le dépôt de plainte de l'administration, est maintenue. Toutefois, ce déclenchement des enquêtes est organisé dans le secret des travaux de la Commission. Une fois la plainte déposée, l'enquête judiciaire pourra être, sous le contrôle de l'autorité judiciaire, confiée à des agents de l'administration fiscale qui se voient dotés de prérogatives judiciaires. Ainsi, la nouvelle procédure permet de saisir la Commission des infractions fiscales non sur la base d'un dossier constitué, mais sur la base de présomptions caractérisées de fraude dans les cas visés par le texte. En revanche, les règles applicables à cette procédure diffèrent sur deux points des règles traditionnelles des poursuites pour fraude fiscale puisque, d'une part, le contribuable ne sera pas informé de la saisine de la Commission des infractions fiscales par le ministre chargé du Budget et, d'autre part, l'avis rendu par la Commission ne sera pas porté à la connaissance du contribuable. Cette absence d'information du contribuable a précisément pour objet d'éviter tout dépérissement des preuves avant que l'enquête judiciaire ne soit ouverte.

Le nouvel article 28-2 du Code de procédure pénale définit les règles de compétence et les pouvoirs des agents de l'administration fiscale pouvant être chargés, par le procureur ou par le juge d'instruction, de rechercher et de constater la fraude fiscale complexe. L'octroi de ces prérogatives, qui s'ajoutent à une saisine plus précoce de l'autorité judiciaire, doit permettre d'apporter une réponse aux situations de fraude fiscale dans lesquelles le recours aux seules procédures administratives (droit de visite et de saisie de l'article L. 16 B du LPF (N° Lexbase : L0549IHS), vérification de comptabilité ou examen contradictoire de situation fiscale personnelle notamment) s'avère insuffisant.

L'habilitation à effectuer des enquêtes judiciaires est réservée aux fonctionnaires de catégories A et B des services fiscaux, spécialement désignés par arrêté des ministres chargés de la Justice et du Budget, pris après avis conforme d'une commission (C. proc. pén., art. 28-2, I et III). Les agents des services fiscaux désignés devront, pour mener des enquêtes judiciaires et recevoir des commissions rogatoires, y être habilités personnellement en vertu d'une décision du procureur général. Ces agents sont placés au sein du ministère de l'intérieur.

L'article 28-2, I, du Code de procédure pénale encadre strictement la compétence des agents habilités. En effet, ils ont compétence, sur l'ensemble du territoire, pour rechercher et constater les infractions prévues par les articles 1741 et 1743 du CGI. La compétence est donc limitée au délit général de fraude fiscale de l'article 1741 du CGI, qui vise quiconque s'est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l'établissement ou au paiement total ou partiel de l'impôt, et aux délits assimilés au délit général de fraude fiscale visés à l'article 1743 du CGI. Par ailleurs, en ces matières, ils ne pourront intervenir que dans les seules hypothèses de fraude fiscale complexe, puisque l'article 28-2 du Code de procédure pénale conditionne leur compétence à l'existence "de présomptions caractérisées que les infractions prévues par ces articles du CGI résultent d'une des conditions prévues aux 1° à 3° de l'article L. 228 du LPF". L'article 28-2 du Code de procédure pénale énonce expressément et limitativement les prérogatives de nature judiciaire dont les agents de l'administration fiscale sont investis dans le cadre de ces enquêtes : ce sont les actes visés aux deuxième et troisième alinéas de l'article 54 (N° Lexbase : L7227IMM) et aux articles 55-I (N° Lexbase : L7100A4Q), 56 (N° Lexbase : L7226IML), 57 (N° Lexbase : L5957IED) à 62, 63 (N° Lexbase : L7288A4P) à 67 et 75 (N° Lexbase : L7176IMQ) à 78 du même code. Lorsqu'ils interviennent sur réquisition du procureur de la République, ils pourront notamment procéder au constat de l'infraction (C. proc. pén., art. 54), aux mesures d'identification des personnes tels les relevés signalétiques (C. proc. pén., art. 55-1), à des perquisitions, -et dans ce cadre à des saisies de papiers, documents et données informatiques C. proc. pén., art. 56), à la réquisition de personnes qualifiées (C. proc. pén., art. 60 N° Lexbase : L7114A4A) ou de personnes susceptibles de détenir des informations utiles à l'enquête (C. proc. pén., art. 60-1 N° Lexbase : L3499IGP et art. 60-2 N° Lexbase : L2442IE8), à des auditions (C. proc. pén., art. 62 N° Lexbase : L0958DY7) ou à des gardes à vue (C. proc. pén., art. 63)-. Par ailleurs, lorsqu'ils agissent sur commission rogatoire d'un juge d'instruction, ils pourront également procéder à des écoutes (C. proc. pén., art. 100 N° Lexbase : L4316AZU à 100-7) ou exercer, dans les limites de cette commission, tous les pouvoirs du juge d'instruction (C. proc. pén., art. 152 N° Lexbase : L5551DYA à 155).

2 - Les nouveaux pouvoirs au regard de la procédure fiscale

Le nouveau dispositif souligne, dans un premier temps, une stricte étanchéité des procédures d'enquête pénale et de contrôle fiscal, pour, dans un second temps, octroyer des pouvoirs exorbitants de droit commun dans le cadre du droit de vérification.

  • Les liens entre les procédures pénale et fiscale

Le texte présente une indépendance entre les procédures d'enquête pénale et de contrôle fiscal. Pendant la durée de leur habilitation, il est précisé que les agents des services fiscaux habilités ne peuvent participer à aucune procédure de contrôle de l'impôt prévue par le LPF et ce, quel que soit le contribuable vérifié. Par ailleurs, ils ne peuvent pas effectuer des enquêtes judiciaires dans le cadre de faits pour lesquels ils ont participé à une procédure de contrôle de l'impôt avant d'être habilités à effectuer des enquêtes. Après la fin de leur habilitation, ils ne pourront pas participer à une procédure de contrôle de l'impôt dans le cadre de faits dont ils avaient été saisis par le procureur de la République ou toute autre autorité judiciaire au titre de leur habilitation.

  • Des pouvoirs exorbitants de droit commun sur la procédure de contrôle fiscal

Afin de tenir compte de l'interaction entre les enquêtes pénales menées dans le cadre de l'article L. 228 du LPF, diverses dispositions de la procédure fiscale relatives aux délais de reprise de l'administration et aux modalités de son contrôle ont été modifiées. Il convient de rappeler que le droit de reprise de l'administration fiscale, en vertu duquel elle peut réparer les omissions, insuffisances ou erreurs commises dans l'établissement de l'impôt, ne peut s'exercer, en principe, que jusqu'à la fin de la troisième année qui suit celle au titre de laquelle l'imposition est due (4). En cas de dépôt d'une plainte pour fraude fiscale "simple", le délai de reprise est prolongé de deux années (5), à la condition que les personnes poursuivies ne bénéficient ni d'une relaxe, ni d'un non-lieu (6).

Le nouvel article L. 188 B du LPF prévoit une prorogation du délai de reprise lorsque l'administration a, dans ce délai, déposé une plainte ayant abouti à l'ouverture d'une enquête judiciaire pour fraude fiscale dans les cas visés aux 1° à 3° de l'article L. 228.

Ce dispositif a seulement pour effet de proroger le délai de reprise. Il ne s'agit donc pas d'un mécanisme d'extension du délai de reprise, tels ceux visés à l'article L. 169, alinéa 2, du LPF (N° Lexbase : L5717IMP) en matière d'activité occulte ou à l'article L. 187 du même livre (N° Lexbase : L8361AEE) en cas de fraude fiscale "simple" par exemple. La prorogation du délai de reprise est subordonnée au respect de trois conditions cumulatives :

- une plainte doit avoir été introduite par l'administration pour les cas de fraude fiscale complexes définis. Sont donc exclus du dispositif de prorogation du délai de reprise de l'article L. 188 B du LPF les autres cas de saisine de l'autorité judiciaire pour fraude fiscale ;

- le dépôt de plainte doit être intervenu dans le délai de reprise ;

- la plainte déposée doit avoir donné lieu à l'ouverture d'une enquête judiciaire. Il en ira, ainsi, lorsque, à la suite du dépôt de plainte, une enquête préliminaire aura été initiée ou une information judiciaire ouverte. A l'inverse, lorsque le procureur de la République décidera de classer sans suite la plainte, les dispositions de l'article L. 188 B du LPF ne trouveront pas à s'appliquer.

Lorsque ces conditions seront réunies, l'administration dispose d'un délai spécifique pour réparer les omissions ou insuffisances d'imposition afférentes aux éléments faisant l'objet de la demande. La proposition de rectification destinée à réparer les omissions ou insuffisances concernées par l'enquête judiciaire ouverte pour fraude fiscale pourra être adressée jusqu'à la fin de l'année qui suit la décision qui met fin à la procédure et au plus tard, jusqu'à la fin de la dixième année suivant celle au titre de laquelle l'imposition est due. Une double limitation est ainsi instaurée : un délai butoir de dix ans et un délai d'un an lié à la fin de la procédure judiciaire.

Par ailleurs, l'article L. 50 du LPF (N° Lexbase : L3296IG8) interdit à l'administration fiscale, lorsqu'elle a procédé à un examen contradictoire de la situation fiscale personnelle d'un contribuable au regard de l'impôt sur le revenu, de procéder à des rectifications pour la même période et pour le même impôt. De même, l'article L. 51 du même livre (N° Lexbase : L3310IGP) interdit à l'administration de procéder à une vérification de comptabilité sur une période et pour des impôts, taxes ou groupes d'impôts qui ont déjà été contrôlés. Le présent article autorise l'administration à procéder à des rectifications de l'impôt sur le revenu au titre d'une période ayant déjà fait l'objet d'un examen contradictoire de situation fiscale personnelle, ou à renouveler une vérification de comptabilité pour des impôts et périodes déjà vérifiés lorsqu'une plainte ayant abouti à l'ouverture d'une enquête judiciaire pour fraude fiscale a été déposée

Enfin, l'article L. 52 du LPF (N° Lexbase : L3356IGE) limite à trois mois, sauf exceptions, la durée de la vérification sur place des livres ou documents comptables des petites entreprises à peine de nullité de l'imposition (7). Une nouvelle exception à cette règle est prévue en présence d'une procédure judiciaire d'enquête. En effet, lorsqu'à la date d'expiration de ce délai, une enquête judiciaire ou une information ouverte par l'autorité judiciaire dans le cas mentionné à l'article L. 188 B sera en cours, le délai de trois mois ne sera pas opposable à l'administration.

II - Les infractions et sanctions

A - Infractions visées par le SEJUFI

Le champ de la procédure judiciaire d'enquêtes fiscales est limité à trois types de fraude, qui ont en commun leur complexité. Si les deux premiers visent les hypothèses de fraudes réalisées via des paradis fiscaux, le dernier n'introduit en revanche aucun critère d'extranéité.

Le premier cas de mise en oeuvre de la nouvelle procédure vise "l'utilisation, aux fins de se soustraire à l'impôt, de comptes ou de contrats souscrits auprès d'organismes établis dans un Etat ou territoire qui n'a pas conclu avec la France de convention d'assistance administrative en vue de lutter contre la fraude ou l'évasion fiscale entrée en vigueur au moment des faits et dont la mise en oeuvre permet l'accès effectif à tout renseignement, y compris bancaire, nécessaire à l'application de la législation fiscale française" (8). La fraude visée est celle réalisée directement par les contribuables en recourant notamment à des comptes bancaires ouverts ou des contrats d'assurance-vie souscrits auprès d'organismes situés dans des Etats ou territoires non coopératifs, c'est-à-dire des Etats ou territoires ne permettant pas à l'administration fiscale française d'obtenir effectivement des renseignements à des fins fiscales. L'accès à ces renseignements devant être effectif, devraient être considérés comme non coopératifs, les Etats et territoires qui, bien qu'ayant conclu avec la France des conventions fiscales d'assistance administrative, n'en appliquent pas dans les faits les dispositions, pour quelque motif que ce soit. A titre d'illustration, il est précisé que, pour l'OCDE, l'échange de renseignements en matière fiscale est effectif lorsque des renseignements fiables, susceptibles d'être pertinents et respectant les obligations fiscales d'une juridiction requérante, sont disponibles ou peuvent être rendus disponibles dans les délais impartis, et lorsqu'il existe des dispositifs juridiques permettant l'obtention et l'échange de renseignements. Enfin, le caractère coopératif de ces Etats ou territoires est apprécié au moment de la réalisation des faits susceptibles d'être constitutifs de fraude fiscale.

Le deuxième cas de mise en oeuvre de la procédure vise "l'interposition, dans ces mêmes Etats ou territoires, de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable" (9). Il s'agit de la fraude réalisée indirectement en recourant à des personnes interposées dans des Etats ou territoires non coopératifs tels que définis ci-dessus, quelle qu'en soit la forme (personne physique ou morale, fiducie, fondation, trust, etc.).

Le troisième cas vise "l'usage d'une fausse identité ou de faux documents au sens de l'article 441-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2006AMA), ou de toute autre falsification" (10). Sont concernées toutes les fraudes réalisées en recourant au faux ou à la falsification. Il est précisé à cet égard qu'aux termes de l'article 441-1 du Code pénal, constitue un faux toute altération frauduleuse de la vérité, de nature à causer un préjudice et accomplie par quelque moyen que ce soit, dans un écrit ou tout autre support d'expression de la pensée qui a pour objet ou qui peut avoir pour effet d'établir la preuve d'un droit ou d'un fait ayant des conséquences juridiques. Selon la jurisprudence, la fausse écriture commerciale, tout comme l'absence frauduleuse d'écriture commerciale, est constitutive de faux. Il en va de même de la fausse facture lorsqu'elle est utilisée comme justificatif. Devraient ainsi être concernées les fraudes dans lesquelles sont utilisés de faux noms ou des identités usurpées, de fausses adresses, de fausses factures ou faisant intervenir des officines de facturation ou des trafics de documents.

B - Sanctions

Il est intéressant de noter que statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité transmise par un jugement du tribunal correctionnel de Vienne en date du 29 juin 2010, dans la procédure suivie du chef de fraude fiscale, la Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel la question suivante (Cass. crim., 5 octobre 2010, n° 10-90.097, F-D N° Lexbase : A3909GBE) : "Les dispositions de l'article 1741, alinéa 4, du CGI portent-elles atteinte aux principes de la nécessité et de l'individualisation des peines garantis par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1371A9N) en ce qu'elles imposent, de manière automatique, la publication et l'affichage aux frais du condamné, d'un éventuel jugement de condamnation, sans que le juge ait expressément prononcé une telle peine complémentaire au regard des circonstances propres à l'espèce ?".

Dans l'attente de la décision du Conseil constitutionnel, précisons qu'il ressort du quatrième alinéa de l'article 1741 du CGI, que le tribunal ordonne dans tous les cas la publication intégrale ou par extraits des jugements dans le Journal officiel de la République française ainsi que dans les journaux désignés par lui et leur affichage intégral ou par extraits pendant trois mois sur les panneaux réservés à l'affichage des publications officielles de la commune où les contribuables ont leur domicile ainsi que sur la porte extérieure de l'immeuble du ou des établissements professionnels de ces contribuables. Les frais de la publication et de l'affichage dont il s'agit sont intégralement à la charge du condamné. Il s'agit d'une peine complémentaire obligatoire n'ayant pas le caractère d'une réparation civile en rapport à un préjudice déterminé. Selon une jurisprudence constante, le juge est tenu d'ordonner la publication et l'affichage sans en fixer la durée prévue par le texte (Cass. crim., 23 février 1972, Bull. crim., 1972, p. 173, n° 73 ; Cass. crim., 17 novembre 1976, Bull. crim.,. 1976, p. 838 n° 329). La Chambre criminelle a eu l'occasion de préciser qu'une cour d'appel qui a prononcé contre un contribuable déclaré coupable de fraude fiscale et de passation d'écritures comptables inexactes, les peines complémentaires d'affichage et de publication du jugement de condamnation prévues par l'article 1741, alinéa 4, du CGI n'a méconnu ni l'article 8 §1 de la DDHC, ni l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4764AQI). Ces peines constituent, en effet, des sanctions légales étrangères aux prévisions de ces textes (Cass. crim., 26 mars 1990, n° 89-82.637 N° Lexbase : A7829BSR, Bull. crim., 1990, p. 352, n° 131 ; Cass. crim., 2 mars 1992, n° 90-84.272 N° Lexbase : A7830BSS). Il a été également jugé que les peines complémentaires de l'affichage et de la publication du jugement de condamnation, édictées par l'article 1741 du CGI, ne méconnaissent pas l'article 6 § 1 de la Convention (N° Lexbase : L7558AIR) dans la mesure où ces mesures s'appliquent de plein droit. L'appréciation des juridictions répressives n'est pas requise, le prononcé n'étant subordonné qu'à la reconnaissance de la culpabilité de l'auteur d'une fraude fiscale par le juge pénal, après examen préalable de la cause par un tribunal indépendant et impartial (Cass. crim., 7 mars 2001, n° 00-82.538 N° Lexbase : A0834AYK).

Soulignons également qu'en vertu des articles 132-21 du Code pénal (N° Lexbase : L3759HGC) et 702-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9382IE9), les juges ont la faculté de relever en tout ou partie les condamnés des interdictions, déchéances, incapacités ou mesures de publication résultant de leur condamnation sans être tenus de motiver par des motifs spéciaux (Cass. crim., 13 janvier 1992, n° 91-83.219 N° Lexbase : A3180CSL). Seul l'article 702-1 du Code de procédure pénale prévoit que les mesures de publication et d'affichage sont susceptibles d'être relevées. Le contribuable doit donc présenter sa demande sur ce dernier fondement.


(1) Loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009 (N° Lexbase : L1817IGE), JO du 31 décembre 2009, p. 22940.
(2) Réforme copiée sur celle des agents des douanes habilité à être judiciairement commis, Loi n° 99-515 du 23 juin 1999, renforçant l'efficacité de la procédure pénale (N° Lexbase : L2004ATE), JO du 24 juin 1999.
(3) Voir par exemple l'article 208 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1663H4D).
(4) Pour un contrôle déclenché en 2010, la vérification portera sur les années 2007 à 2009.
(5) Pour une plainte déposée en 2010 le contrôle pourra être étendu aux années 2005 et 2006.
(6) LPF, art. L. 187.
(7) Les petites entreprises concernées sont les entreprises industrielles et commerciales ou les contribuables se livrant à une activité non commerciale dont le chiffre d'affaires ou le montant annuel des recettes brutes n'excède pas les limites prévues à l'article 302 septies A, I du CGI (N° Lexbase : L0123IKR), ainsi que les contribuables se livrant à une activité agricole, lorsque le montant annuel des recettes brutes n'excède pas la limite prévue à l'article 69, II-b du CGI (N° Lexbase : L3060HNN).
(8) LPF, art. L. 228, 1°.
(9) LPF, art. L. 228, 2°.
(10) LPF, art. L. 228, 3°.

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Marchés publics

[Questions à...] De la relation conflictuelle entre Code des marchés publics et profession d'avocat... - Questions à Gabriel Benesty, Avocat associé, Cabinet Benesty Taithe & Panassac

Lecture: 6 min

N6902BQP

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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

Le 03 Mars 2011

Depuis une dizaine d'années, la compatibilité des règles déontologiques gouvernant la profession d'avocat avec les principes du Code des marchés publics applicables aux prestations de service juridique a fait l'objet de multiples controverses jurisprudentielles et d'une mise en pratique semée d'embûches. La soumission nouvelle de la profession d'avocat a, ainsi, été synonyme d'obligations nouvelles et de contraintes procédurales plus lourdes. En effet, les principes de confiance, de secret professionnel et d'intuitu personae qui prévalaient jusque-là ont dû se confronter à ceux de démarchage, de compétitivité et de devoir de fidélité amoindri, beaucoup moins dans les us et coutumes de l'avocat. Les acheteurs publics sollicitent la profession de manière permanente, parfois dans l'ignorance de leurs besoins réels concernant la prestation concernée, et souvent dans une optique de moins-disant en ces temps de restrictions budgétaires. Pour faire le point sur ces questions, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Gabriel Benesty, Avocat associé, Cabinet Benesty Taithe & Panassac, et diplômé de l'Institut de droit public des affaires du barreau de Paris. Lexbase : Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les cabinets d'avocats dans le cadre des appels d'offre publics ?

Gabriel Benesty : La première difficulté tient certainement dans la définition des besoins par les acheteurs publics. Si, lorsque l'avocat intervient en tant qu'assistant à maître d'ouvrage pour un projet précis, les prestations attendues sont généralement suffisamment définies, en revanche, il doit bien être constaté que, dans les marchés à bons de commande ou les accords cadres initiés pour le conseil et la défense "au quotidien", l'expression des besoins est réduite à sa plus simple expression, c'est-à-dire, limitée à la catégorie "prestation juridique". L'adjonction d'un domaine d'activité (urbanisme, fonction publique, marché public, etc.) n'apporte aucune information sur les besoins des services. Pourtant, les attentes ne sont certainement pas les mêmes entre une commune de moins de 5 000 habitants et une région ou un département doté en interne d'un service juridique, souvent composé d'agents particulièrement compétents. Que ce soit dans le conseil ou la défense, la distinction des prestations par l'apposition des adjectifs "simple", "complexe" ou "urgent" n'éclaire pas plus utilement, lorsque ces notions ne font l'objet d'aucune définition dans les cahiers des charges ou que celle-ci est pléonastique.

Il en résulte une seconde difficulté tenant aux critères de sélection des offres. En l'absence de définition des besoins, il est particulièrement difficile de définir quels seront les éléments de choix entre les soumissionnaires. En fin de compte -et nous arrivons au coeur du problème qui agite aujourd'hui le petit monde des avocats publicistes- il ne reste plus comme critère rassurant -car "objectif"- que le prix. Il n'y a plus de recherche du "mieux-disant". C'est le règne du "moins-disant" avec toutes ses conséquences antiéconomiques : dumping, renoncement à soumissionner, opacité des éléments de facturation.

Lexbase : Le classement de la profession d'avocat dans la catégorie des services est-il compatible avec les règles déontologiques de la profession ?

Gabriel Benesty : Il ne fait nul doute que nous sommes, au sens commun, des prestataires de services. L'existence de règles déontologiques ne remet pas en cause cette classification. En revanche, ces règles ne sont la conséquence que du caractère particulier de notre activité et sont édictées pour protéger et garantir, non les avocats, mais leurs clients. Cette particularité est reconnue au niveau européen. Pour "raison impérieuse d'intérêt général", la Directive "services" sur la liberté d'établissement (1) peut être écartée pour l'activité d'avocat. Par ailleurs, la Directive relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics (2) ne soumet les services juridiques qu'à des obligations restreintes tenant exclusivement à la définition des spécifications techniques et à la publication d'un avis d'attribution. Si l'on considère que les prestations d'avocats ont un intérêt transfrontalier certain, il faut sans doute ajouter les principes du Traité et donc un "degré de publicité adéquat" selon les termes de la décision "Telaustria" de la CJUE (3).

La traduction de ces obligations dans notre réglementation nationale va au-delà et, finalement, nie les particularités de notre activité, et donc ses règles déontologiques. En soumettant les marchés passés avec les avocats au régime des procédures adaptées, le Code des marchés publics contraint à la définition de critères de sélection des offres avec, nécessairement dans les faits, une prédominance de celui du prix. La liberté de choix de son défenseur est, ainsi, en pratique anéantie. Le Code des marchés publics a déjà contraint à une première entorse au principe du secret professionnel en autorisant les acheteurs publics à libérer les avocats de cette obligation essentielle dans le cadre de la présentation de références (4). L'intuitu personae est, bien évidemment, ignoré et nos interventions sont mises sur le même plan que les services sociaux et sanitaires, les services récréatifs, culturels et sportifs, les services d'éducation, ou encore, les services de qualification et d'insertion professionnelles.

Lexbase : Cela peut-il influer sur le lien de confiance qui doit exister entre le client et son avocat ?

Gabriel Benesty : Ce lien est purement et simplement détruit par les procédures de marchés publics. Le lien de confiance est une construction progressive, c'est-à-dire qu'il suppose une capacité d'échanges de points de vue permettant pour l'avocat de s'approprier la demande de son client et, pour ce dernier, d'accepter les propositions d'action qui lui sont faites par son conseil. L'avocat participe avec son client à la définition d'une stratégie correspondant à l'objectif à atteindre. Il induit, également, une permanence des relations, ce qui est peu compatible avec le Code des marchés publics.

Le lien de confiance n'est pas qu'une notion abstraite sans références économiques et concurrentielles. Il ne s'institue et se maintient que s'il existe, pour le client, une adéquation entre les prestations fournies et les honoraires sollicités.

Lorsqu'il s'est formé, ce lien est le facteur déterminant du choix de l'avocat pour n'importe lequel de nos clients sauf, du seul fait du Code des marchés publics, pour les acteurs publics qui peuvent se voir contraints d'attribuer un marché à un avocat avec lequel il n'existe aucun lien de cette sorte. Qui accepterait d'être contraint de choisir un chirurgien dans lequel il n'a pas confiance au motif que sa rémunération est moindre, ne serait-ce que de quelques centaines d'euros ?

Lexbase : Les cabinets d'avocats n'ont-ils pas eux-mêmes une responsabilité dans cette situation par la présentation d'offres anormalement basses ?

Gabriel Benesty : Oui, si l'on veut confondre cause et conséquence. La présentation d'offres à des honoraires parfois inférieurs à ceux alloués au titre de l'aide juridictionnelle est la conséquence révélatrice de la suprématie du critère du prix dans les marchés de prestations juridiques et de l'impossibilité de définir des critères pertinents au regard de besoins non définis, voire indéfinissables a priori dans le cadre d'une consultation.

Ces offres ne persisteront que si les acheteurs publics continuent d'attribuer les marchés au "moins-disant" sans demander des explications suivant la procédure de l'article 50 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L9798IEM) relative aux offres anormalement basses. Rappelons que, désormais, aucune offre ne peut être écartée comme anormalement basse si une demande d'explication n'a pas été préalablement formulée. Cette demande d'explication ne présume pas de l'issue qui sera réservée à l'offre. Si les justifications données satisfont l'acheteur public, il n'y a pas à lui demander d'assurer une quelconque régulation des prix. Il doit simplement être certain que son choix est parfaitement éclairé pour une offre économiquement plus avantageuse.

Lexbase : La défense du périmètre du droit de la profession serait-elle une solution ? Quelles sont les autres pistes de réflexion à envisager ?

Gabriel Benesty : Les atteintes au périmètre du droit sont, comme l'existence d'offres anormalement basses, une conséquence de la négation des spécificités de notre profession et de la primauté du critère du prix. Le recours à des non-avocats pour des prestations juridiques apparaît légitime à certains acheteurs publics, dès lors qu'ils n'ont plus l'espoir d'instaurer un lien de confiance reposant sur le secret professionnel et l'intuitu personae : la prestation juridique peut donc être réalisée par n'importe quel technicien du droit, fût-il salarié d'une association ou d'un bureau d'études.

Sur ce point, les juridictions administratives ont rappelé l'obligation des acheteurs publics de n'attribuer les prestations juridiques qu'aux seuls avocats et font respecter le périmètre du droit (5). Toutefois, les décisions rendues résultent d'actions individuelles des avocats évincés. Il conviendrait que les instances ordinales se substituent à eux afin d'éviter que nous soyons contraints d'agir, soit contre nos confrères, soit même, contre nos clients anciens ou futurs.

Les barreaux et le Conseil national des barreaux peuvent, également, agir en concertation avec les administrations et les associations d'élus ou de directeurs généraux des collectivités pour qu'une meilleure définition des besoins voie le jour dans les marchés publics de prestations de services juridiques.

Une autre piste pour remédier à l'urgence de la situation serait de réduire l'impact du critère du prix dans l'appréciation des offres. On pense immédiatement à une pondération faible de ce critère et une suppression des méthodes de classement amplifiant les faibles écarts de prix. Mais, il faut également retenir les possibilités de simple hiérarchisation des critères ouverte par le Code des marchés publics pour les procédures adaptées. Le placement du critère du prix en dernier rang permet d'affirmer la prédominance des autres critères et accroît la liberté de choix de l'acheteur public.

Enfin, et surtout, il convient que soit reconnue la nature particulière de la prestation d'avocat et de revenir aux dispositions de la Directive (CE) 2004/18 en imposant simplement l'énoncé de spécifications techniques et la publication d'un avis d'attribution assurant la transparence requise. L'obligation de publicité ne doit être requise que s'il est établi que le marché en cause présente un intérêt transfrontalier certain.


(1) Directive (CE) 2006/123 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (N° Lexbase : L8989HT4).
(2) Directive (CE) 2004/18 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (N° Lexbase : L1896DYU).
(3) CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-324/98 (N° Lexbase : A1916AWU).
(4) Règlement intérieur national (RIN) de la profession d'avocat, art. 2-2, al 3 (N° Lexbase : L4063IP8) ; CE 2° et 7° s-s-r., 6 mars 2009, n° 314610 (N° Lexbase : A5784EDL) et lire Le RIN passé au crible de la jurisprudence 2009-2010, Le secret professionnel, Lexbase Hebdo du 22 septembre 2010 - édition professions (N° Lexbase : N0895BQ9).
(5) TA Lyon, 23 juillet 2010, n° 1004039.

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Rupture du contrat de travail

[Questions à...] Facebook m'a licencié ! - Questions à Maître Grégory Saint Michel, avocat au Barreau de Paris

Lecture: 4 min

N6896BQH

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par Grégory Singer, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 04 Janvier 2011

Le conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt a tranché, le 19 novembre 2010 (CPH Boulogne-Billancourt, 19 novembre 2010 n° 09/00316 N° Lexbase : A6710GKQ et n° 09/00343 (N° Lexbase : A6712GKS). Des propos tenus sur le réseau social Facebook peuvent justifier un licenciement pour faute grave. Si la presse s'est fait l'écho d'un retour de Big Brother, issu du roman de Georges Orwell, 1984, Lexbase Hebdo - édition sociale a rencontré Maître Grégory Saint Michel, avocat au barreau de Paris, représentant les deux salariées licenciées, afin de faire un point précis sur les faits reprochés. Ce dernier s'inquiète, à terme, d'un manque de protection de la vie privée des salariés. Lexbase : Les salariés ont donc été licenciés pour une faute grave au motif que leurs propos, tenus sur le site internet Facebook, constituent un "dénigrement de l'entreprise" et une "incitation à la rébellion". Quel était le contenu de ces écrits ?

Grégory Saint Michel : Au regard du contentieux classique portant sur la proportionnalité de la faute, je suis extrêmement déçu par la motivation du jugement du conseil des prud'hommes. Un licenciement fondé sur des propos diffusés sur le site Facebook et plus spécifiquement sur le "mur" d'une personne, que l'on peut assimiler à une sorte de chat, renvoie à vérifier la chronologie des évènements. Ce fameux "mur", qui d'ailleurs, il est à noter, n'existait plus le lendemain, se composait de la façon suivante. Un des salariés licenciés (salarié ayant conclu une transaction avant le jugement) craignait de devoir rejoindre "le club des néfastes". A cela, l'une des salariées licenciées répondait simplement "bienvenue au club" ponctué d'un smiley. Une ancienne salariée de l'entreprise ajoutait, ensuite, notamment, "[...] il y a tout un rite, tout d'abord vous devez vous foutre de la gueule de votre supérieure hiérarchique, [...] lui rendre la vie impossible". A ce commentaire, l'autre salariée licenciée répondait "[...] va falloir respecter ce rite [...], agrémenté d'un "hi hi hi". Au regard du jugement, nous constatons que le conseil de prud'hommes a fait une mauvaise appréciation de la chronologie pour la première salariée, en plaçant ses paroles après celles de l'ancienne salariée. Cela modifie complètement le contexte. Par ailleurs, le conseil estime que "l'usage des smiley et d'onomatopées dans les propos échangés ne peut en rien permettre de les qualifier d'humoristiques". Nous remarquons que les propos pouvant, éventuellement, relever "d'incitation à la rébellion" sont uniquement tenus par une ancienne salariée de l'entreprise. Les salariés ont donc été licenciés pour des propos tenus sur un site privé alors qu'ils n'avaient fait l'objet d'aucun avertissement au préalable, ils étaient des salariés classiques de l'entreprise.

Lexbase : Le Code du travail protège la vie privée des salariés. Les salariés ayant écrit ces propos en dehors de leur lieu et de leur temps de travail, le licenciement ne peut-il être fondé que sur la qualification d'un trouble caractérisé au sein de l'entreprise ?

Grégory Saint Michel : Cette qualification me pose problème. Il n'est pas contesté que les faits incriminés se sont déroulés en dehors du lieu et du temps de travail, soit un samedi soir, sur les ordinateurs personnels des salariés. Le licenciement d'un salarié pour un motif tiré de sa vie privée n'est donc justifié que si le comportement de ce salarié, en raison de ses fonctions et de la finalité de l'entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière (1). Mais quel est ce trouble caractérisé au sein de cette entreprise ? La jurisprudence admet, afin de caractériser une faute grave, des faits pouvant créer un discrédit pour l'image de l'entreprise ou dans sa gestion (2). Or, dans notre affaire, il n'y a pas eu de nuisance à l'image de la société, le trouble ne peut donc être qu'à l'intérieur de cette dernière. Cependant, il n'est apporté aucune attestation de salariés alors que l'entreprise énonce que plusieurs d'entre eux ont été choqués par ces fameux propos (le salarié ayant quelques salariés de l'entreprise dans ses contacts). Il en va, de même, quand le conseil énonce que le "profil" dudit salarié est ouvert aux "amis d'amis", aucun élément n'est apporté. Il s'agissait d'une discussion entre amis à l'instar d'un dîner au restaurant. Nous n'avons pas trace d'une quelconque jurisprudence autorisant un licenciement à la suite d'une conversation entendue dans un restaurant ou dans un bar.

Lexbase : Cet arrêt ne se fonde-t-il pas sur l'obligation de loyauté inhérente à chaque salarié ? Obligation qui prime sur la liberté d'expression ?

Grégory Saint Michel : Il est vrai que chaque salarié doit respecter une obligation de loyauté, jouant même après la rupture du contrat de travail. Nous ne sommes pas ici dans l'exercice de la liberté d'expression, il ne s'agit pas de syndicalisme, il n'y a pas de critique de l'entreprise, on ne parle pas de mauvais management. Les propos ne sont pas diffusés sur un blog, à la vue de tous. Les salariés ont répété qu'il ne s'agissait que d'humour, d'une simple plaisanterie, ce que le conseil des prud'hommes n'a malheureusement pas retenu.

Lexbase : N'y a-t-il pas un problème lié à l'obtention de la preuve ?

Grégory Saint Michel : Les salariées étaient de bonne foi et n'ont jamais contesté être les auteurs des propos reprochés, arguant du fait qu'elles plaisantaient. Il n'y pas eu donc besoin d'intervention d'un huissier pour saisir le disque dur d'un des protagonistes afin de démontrer la réalité des propos incriminés. La principale preuve est ainsi une capture d'écran, effectuée par un salarié délateur, ne participant pas à cette conversation, transmise, ensuite, à la direction de l'entreprise.

Lexbase : Que conseiller aux salariés présents sur les réseaux sociaux ?

Grégory Saint Michel : De faire attention, il n'y a pas "d'amis" sur ces réseaux au sens de la jurisprudence du conseil de prud'hommes en cause.. Nous pouvons relever, enfin, une contradiction sur les traitements des données informatiques entre la vie privée et la vie personnelle. Il existe une protection dans l'entreprise par le biais d'une information précise des salariés par l'employeur. Ce dernier doit les prévenir, au préalable, que leur téléphone et leur ordinateur peut faire l'objet de vérifications. Les mails dits "personnels", ne peuvent être consultés (3). Cette protection, et c'est un comble, est ainsi plus forte que dans la vie privée. On peut vous "fliquer" plus facilement...

A terme, cela pose la question du traitement des données exposées sur les réseaux sociaux. Nombre de recruteurs admettent, désormais, les utiliser avant un éventuel recrutement. Ils ne vont pas vérifier sur ces sites les diplômes et expériences professionnelles des candidats mais les convictions politiques, syndicales, les comportements plus ou moins festifs de leurs futurs salariés. C'est en parfaite contradiction avec les dispositions du Code du travail (4). Mais ceci est un autre débat...


(1) Cass. soc., 22 janvier 1992, n° 90-42.517, (N° Lexbase : A3737AAN).
(2) Sur le comportement fautif du salarié relevant de sa vie privée, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E2761ETG).
(3) Sur cette question ; v. notamment, Cass. soc., 9 juillet 2008, n° 06-45.800 (N° Lexbase : A6205D9P), les connexions établies par un salarié sur des sites internet, pendant son temps de travail, grâce à l'outil informatique mis à sa disposition par son employeur pour l'exécution de son travail, sont présumées avoir un caractère professionnel ; Cass. soc., 6 avril 2004, n° 01-45.227 (N° Lexbase : A8004DB3), à défaut de déclaration à la Cnil d'un traitement automatisé d'informations nominatives concernant un salarié, son refus de déférer à une exigence de son employeur impliquant la mise en oeuvre d'un tel traitement ne peut lui être reproché. Cf. l’Ouvrage "Droit du travail" et (N° Lexbase : E2632ETN).
(4) C. trav., art. L. 1132-1 (N° Lexbase : L6053IAG) : "Aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, [...] en raison de son origine, de son sexe, de ses moeurs, de son orientation sexuelle, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille ou en raison de son état de santé ou de son handicap". Sur cette question, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E7290ESS).

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Sociétés

[Jurisprudence] Délégation de pouvoir au sein d'une société par actions simplifiée : retour à l'orthodoxie grâce à la Cour de cassation

Réf. : Cass. mixte, 19 novembre 2010, deux arrêts, n° 10-10.095, P+B+R+I (N° Lexbase : A9890GI7) et n° 10-30.215, P+B+R+I (N° Lexbase : A9891GI8)

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par Bernard Saintourens, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, directeur du Centre d'études et de recherches en droit des affaires et des contrats (CERDAC)

Le 04 Janvier 2011

La société par actions simplifiée l'a échappé belle. Par suite des deux arrêts, prononcés en Chambre mixte en date du 19 novembre 2010, elle pourrait bien avoir sauvé sa tête, pour répondre ainsi à la vive inquiétude d'un auteur (1). C'est sans doute avec un soupir de soulagement que ces arrêts auront été accueillis par les praticiens et la doctrine (2). Une sorte de cadeau de Noël, avant l'heure, adressé par la Cour de cassation. Pour dire l'essentiel, la Haute juridiction juge que le président comme le directeur général de la SAS peuvent déléguer le pouvoir d'effectuer des actes déterminés tel que celui d'engager ou de licencier les salariés de l'entreprise et qu'aucune disposition n'impose que la délégation soit donnée par écrit.
On rappellera que, depuis environ un an, une grave incertitude affectait la validité des délégations de pouvoirs pratiquées au sein des sociétés par actions simplifiées, et notamment en ce qui concerne le pouvoir de procéder à des licenciements, compte tenu des positions très restrictives retenues par des juridictions du second degré (3). Pour s'en tenir aux deux arrêts ayant fait l'objet des pourvois conduisant aux arrêts rapportés, on retiendra que le pouvoir de licencier était considéré comme ne pouvant être exercé que par le président de la SAS ou la personne autorisée par les statuts à recevoir délégation pour exercer ce pouvoir et que cette délégation devait être mentionnée au registre du commerce et des sociétés. Ces prises de positions menaçantes pour la sécurité juridique des SAS s'inscrivaient dans un contexte plus large d'interrogations relatives aux conditions de fonctionnement de ces sociétés. Ainsi, a-t-il été jugé par la cour d'appel de Paris (4) que, dès lors qu'elles se dotent d'un directoire et/ou d'un conseil de surveillance les SAS doivent mentionner au RCS l'identité des personnes membres de ces organes, quels que soient les pouvoirs qui leur soient conférés par les statuts. Sur ce point, les interrogations demeurent et il reste à souhaiter que la Cour de cassation vienne, sans trop tarder, apporter tous les éclaircissements nécessaires.

Pour s'en tenir à la question des délégations de pouvoir, la Chambre mixte, composée de la deuxième chambre civile, de la Chambre commerciale et de la Chambre sociale, vient donc apporter l'apaisement tant attendu. En prononçant la cassation des deux arrêts d'appel, elle reconnaît que la faculté de délégation de pouvoir peut s'exercer au sein de la SAS dans des conditions semblables à celles applicables aux autres formes de société et qu'elle peut émaner tant du président que du directeur général (ou directeur général délégué). Si l'apport principal des deux arrêts est relatif au principe même de la faculté de délégation (I), la position adoptée par la Chambre mixte permet également d'envisager les modalités d'exercice de la délégation (II).

I - La faculté de délégation de pouvoir au sein de la SAS

Un préalable, portant sur la qualification de "représentants légaux" de la société applicable tant au président qu'au directeur général de la SAS, permet à la Cour de cassation de déployer pleinement sa position essentielle consistant à admettre que l'un comme l'autre peuvent conférer une délégation de pouvoir, nonobstant les textes spécifiques relatifs à cette forme de société.

A - Le président et le directeur général de la SAS sont également des représentants légaux de la société

Non seulement parce que cette prise de position a une incidence sur la question particulière des délégations de pouvoirs, mais aussi parce qu'elle participe de la bonne compréhension de la singularité des organes de la SAS, il convient de relever que, dans les arrêts rapportés, la Cour de cassation voit dans le président comme le directeur général des "représentants légaux" de la société.

Cette union dans la qualification doit, en effet, être remarquée. Pour le président de la SAS, la question ne fait pas de doute puisque l'article L. 227-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L6161AIZ) dispose que la société est "représentée à l'égard des tiers par un président". Même si ce même texte renvoie aux statuts le soin de déterminer les conditions dans lesquelles il sera désigné à cette fonction, dès lors qu'une personne a fait l'objet d'une telle désignation, c'est bien de la loi qu'elle tient sa qualité de représentant de la société à l'égard des tiers. Les statuts n'y sont pour rien : ils ne lui attribuent pas cette qualité et ne pourraient la lui retirer.

La situation du directeur général pouvait emporter quelques hésitations compte tenu du libellé, un peu imprécis ou ambigu, de l'alinéa 3 de l'article L. 227-6. Ce texte combine, en effet, une référence aux statuts et une référence à la loi. Si ce sont bien les statuts qui peuvent prévoir "les conditions dans lesquelles une ou plusieurs personnes autre que le président" peuvent exercer les pouvoirs du président, il s'agit bien des pouvoirs "confiés à ce dernier par le présent article", ce qui vise donc des pouvoirs légaux et notamment celui attaché à la représentation de la société à l'égard des tiers. Selon que l'on insiste sur son origine (désignation selon les stipulations statutaires) ou sur ses pouvoirs (ceux que le Code de commerce donne au président), on pouvait varier quant à la reconnaissance de la qualité de représentant légal de la SAS pour le directeur général (5).

La Cour de cassation a clairement ici exprimé sa position en les unissant sous la qualification commune de "représentants légaux" de la société. Cet alignement, qui n'était pas formellement indispensable à l'expression de la position sur la faculté de procéder à des délégations de pouvoir, doit être relevé en ce qu'il permet d'examiner la question des pouvoirs du président et du directeur général de la SAS vis-à-vis des tiers dans les mêmes termes. Par voie de conséquence, dès lors qu'ils détiennent également cette qualité, ils doivent pouvoir exercer les prérogatives qui y sont attachées et, notamment, en donnant une délégation à un tiers.

B - Le président et le directeur général de la SAS peuvent également conférer des délégations de pouvoir

Bien sûr, et il s'agit ici du coeur des décisions rapportées, ce qui ressort principalement de la position adoptée par la Chambre mixte, c'est la reconnaissance pour le président comme pour le directeur général (unis dans la qualification de "représentant légal", comme vu ci-dessus) de la possibilité de procéder à des délégations de pouvoir. Visant l'article L. 227-6 du Code de commerce, la Cour de cassation affirme que "cette règle n'exclut pas la possibilité [...] de déléguer le pouvoir d'effectuer des actes déterminés". L'essentiel est bien là et la société par actions simplifiée n'est pas victime de la singularité de son régime juridique. Le recours à cette forme de société permet à ses représentants légaux (président et, le cas échéant, directeur général ou directeur général délégué) de procéder à des délégations de pouvoir, parfois dénommées aussi délégations de compétence, comme cela se pratique dans d'autres formes de sociétés. Alors que l'on ne manquait pas, pour d'autres aspects de son régime juridique, de mettre en avant sa singularité, on se réjouit ici de voir la SAS alignée sur le sort des autres sociétés commerciales.

Dans cette perspective d'alignement de la SAS, on relèvera également que la Chambre mixte précise toutefois de quelles délégations il peut s'agir. Elle indique que les représentants légaux peuvent "déléguer le pouvoir d'effectuer des actes déterminés". Par cette formulation, la Haute juridiction rejoint la conception habituelle en la matière qui veut que l'organe ne puisse se défaire de la totalité de son pouvoir (6) mais puisse consentir des délégations partielles, portant sur un domaine déterminé de ses pouvoirs. L'exigence de délimitation du pouvoir délégué ne se réduit pas à des actes spéciaux, isolés et strictement identifiés. Il peut s'agir d'actes susceptibles d'une certaine fréquence et portant sur un champ étendu du pouvoir, la délégation demeurant pour autant valable.

Ainsi, au titre des "actes déterminés", la délégation peut porter sur le recrutement ou le licenciement des salariés de l'entreprise. Il est intéressant de noter qu'alors que le problème soumis à son appréciation ne portait spécifiquement que sur le pouvoir de licencier, la Cour de cassation se réfère également au pouvoir d'engager les salariés, au nom de la société. Il y a là à l'évidence la marque d'une volonté de prendre une position de principe, confirmant que la délégation de pouvoir peut avoir un domaine étendu, dès lors que ce pouvoir est déterminé, et couvrir, par exemple, l'essentiel des actes attachés à la gestion du personnel, du recrutement au licenciement. Sans doute, faut-il bien comprendre que la délégation peut inclure le pouvoir de recruter comme de licencier, envisagé sur le terrain de l'opportunité et non pas limité à la seule signature des actes nécessaires à la réalisation de l'une comme de l'autre des deux opérations juridiques. Il s'agit bien d'une délégation de pouvoir et non point seulement d'une délégation de signature dans laquelle le délégant se réserverait le pouvoir de prendre la décision, à savoir recruter ou licencier, laissant seulement au délégué le soin de signer les actes nécessaires.

La Chambre mixte de la Cour de cassation reconnaît bien au président comme au directeur général la faculté de déléguer une partie de leurs pouvoirs dans le sens le plus entier du terme. C'est bien cette reconnaissance officielle qui était attendue par la pratique, le recours à de telles délégations étant tout aussi nécessaires dans les SAS que dans les autres formes de sociétés. Il convient toutefois de rappeler que cette faculté de délégation, attachée à la qualité de représentant légal de la société, pourrait être limitée par les statuts de la société. Les associés peuvent en effet souhaiter que les personnes portées aux fonctions de président ou de directeur général exercent personnellement leurs pouvoirs, sans faculté de s'en remettre, par voie de délégation, à des tiers. Cette restriction au pouvoir de délégation peut bien sûr être limitée à certains secteurs de l'activité et de la gestion de la société. En toute hypothèse, si une telle restriction du pouvoir de déléguer figurait aux statuts, elle serait inopposable aux tiers (C. com. art. L. 227-6).

II - L'exercice de la délégation de pouvoir au sein de la SAS

Dans le prolongement de la position de principe qui est adoptée par la Chambre mixte s'agissant de la faculté pour les représentants légaux de consentir des délégations, des enseignements sont également à retirer des deux arrêts sur le terrain de l'exercice de la délégation, qu'il s'agisse du formalisme ou de la publicité de la délégation.

A - Le formalisme de la délégation

Dans l'arrêt n° 10-10.095, la Chambre mixte pose, en outre, le principe selon lequel "aucune disposition n'impose que la délégation du pouvoir de licencier soit donnée par écrit" et ajoute que la délégation "peut être tacite et découler des fonction du salarié qui conduit la procédure de licenciement".

En tant que telle, cette position n'est pas nouvelle. La Cour de cassation a déjà admis que le directeur des ressources humaines d'une société mère puisse recevoir mandat pour procéder à l'entretien préalable et au licenciement s'un salarié employé dans une filiale sans qu'il soit nécessaire que la délégation de pouvoir soit donnée par écrit (7). Cette souplesse, sur le terrain du formalisme de la délégation, se trouve renforcée par les deux arrêts examinés de la Chambre mixte.

Au-delà de la délégation relative au licenciement, sans doute faut-il considérer que l'absence de formalisme peut être généralisée à toute délégation de pouvoir. Sur ce point, les positions sont peut être encore divergentes, d'éminents auteurs exposent en effet que la délégation devrait être formellement établie pour être opposable aux tiers, sinon l'acte serait annulable, pour avoir été accompli par une personne sans pouvoir (8). On peut aussi considérer que la délégation reposant sur le mandat, les règles applicables en la matière conduisent à retenir qu'il peut être verbal et son acceptation n'être que tacite, selon les dispositions de l'article 1985 du Code civil (N° Lexbase : L2208ABE) (9).

B - La publicité de la délégation

La question de la publicité qui devrait, éventuellement, être donnée à la délégation de pouvoir n'est pas envisagée dans les deux arrêts analysés. Il s'agit pourtant d'une question sensible qui ne bénéficie pas, nous semble-t-il, de toute la clarté requise.

La réponse ministérielle du 9 septembre 2010, précitée, affirme que "ces délégations fonctionnelles, qui ne concernent pas le pouvoir d'engager à titre habituel la société mais porte sur un objet déterminé, n'ont pas à faire l'objet d'une publicité au registre du commerce et des sociétés" et souligne que "le régime applicable aux SAS ne diffère pas, sur ce point, de celui relatif aux autres formes de sociétés".

Une telle conception pourrait être discutée. Dans le domaine de compétence qui a été retenu pour fixer le périmètre de la délégation (et qui n'est pas forcément étroit même s'il doit être déterminé, voir ci-dessus), le délégataire dispose bien du pouvoir d'engager "à titre habituel" la société par ces actes. On relèvera que le critère n'est pas la généralité du pouvoir mais la fréquence de l'accomplissement des actes. Dès lors qu'il s'agit là d'un des cas identifiés par l'article R. 123-54 du Code de commerce (N° Lexbase : L5067HZP) imposant la mention de l'identité de la personne au RCS, on pourrait légitimement considérer qu'une telle formalité est requise. Le délégué ne dispose effectivement pas du pouvoir de "diriger" ou de "gérer" la société, qui forme les deux autres hypothèses imposant la mention au RCS mais il engage bien la société à titre habituel par les actes qu'il accomplit à l'intérieur de la délégation. Il en est ainsi, par exemple, pour les recrutements comme pour les licenciements qui peuvent très bien ne se réaliser que par l'intervention de la personne titulaire de la délégation. Si l'on admet que l'interprétation fonctionnelle de l'article R. 123-54 doit prévaloir et aboutir ainsi à écarter de l'obligation de publicité les membres des organes de la SAS qui ne disposent d'aucun pouvoir d'engagement de la société (voir le contentieux précité portant sur le conseil d'administration ou de surveillance mis en place au sein d'une SAS), cette même interprétation devrait conduire à imposer la publicité des délégations de pouvoir (et non point des simples délégations de signature). Les tiers doivent pouvoir connaître l'identité des personnes qui détiennent le pouvoir d'engager la société par leurs actes, qu'il s'agisse, par exemple, de la conclusion ou de la rupture d'un contrat de travail.

Pour autant, dès lors que la Cour de cassation admet que la délégation de pouvoir peut ne pas être écrite mais résulter d'autres éléments factuels, il faut sans doute en conclure qu'il n'y a pas lieu de procéder à la mention au RCS de l'identité des personnes recueillant la délégation.


(1) F.-X. Lucas, La SAS décapitée, Bull. Joly Sociétés, 2010, p. 615.
(2) Voir, notamment, Quand la signature de la lettre de licenciement dans une Sas devient risquée, Questions à Maîtres Catherine Michelet-Quinquis et Anne-France Léon-Oulié, Lexbase Hebdo n° 391 du 15 avril 2010 - édition privée générale (N° Lexbase : N7509BNG).
(3) Voir, not., CA Versailles, 5ème ch., 24 septembre 2009, n° 08/02615 (N° Lexbase : A2125ENZ), Bull. Joly Sociétés, 2010, p. 39, note A. Couret ; adde CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 3 décembre 2009, n° 09/05422 (N° Lexbase : A6415EPB), Dr. Sociétés, 2010, n° 91, note D. Gallois-Cochet ; CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 10 décembre 2009, n° 09/04775 (N° Lexbase : A7606ER7), Rev. Sociétés 2010, p. 226, obs. A. Lienhard.
(4) CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 18mai 2010, n° 10/00710 (N° Lexbase : A8470EXY), Dr. sociétés, 2010, n° 182, note D. Gallois-Cochet ; adde dans le même sens, T. com. Paris, ord. 2 octobre 2009, Bull. Joly Sociétés, 2010, p. 45, note P. Le Cannu ; QE n° 12583 de M. Roland du Luart, JO Sénat 18 mars 2010 p. 657, réponse publ. 9 septembre 2010 p. 2367, 13ème législature (N° Lexbase : L0309INR).
(5) Voir, notamment, l'hésitation exprimée par A. Couret, note préc..
(6) Cass. com. 11 juin 1965, n° 63-10.240 (N° Lexbase : A6521AGM), Bull. civ. III, n° 361 ; voir, toutefois, admettant que la délégation puisse être globale et n'être critiquable que si elle était motivée par la volonté de ne plus exercer personnellement la fonction, N. Ferrier, La délégation de pouvoirs, technique d'organisation de l'entreprise, Thèse Droit Montpellier, 2008, n° 80, publiée à la Bibliothèque de droit de l'entreprise n° 68, Litec.
(7) Cass. soc. 23 septembre 2009, n° 07-44.200, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3386ELY), Ch. Radé, Nullité des clauses de mobilité au sein d'un groupe ou d'une UES : une jurisprudence excessive, Lexbase Hebdo n° 366 du 9 octobre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N0795BME), RJS, 12/09, n° 898 ; adde, J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockes, Droit du travail, Précis Dalloz, 25ème éd., n° 468.
(8) P. Le Cannu et B. Dondéro, Droit des sociétés, Montchrestien, 3ème éd., n° 503.
(9) V. P.-H. Antonmattéi et J. Raynard, Contrats spéciaux, Litec, 6ème éd., n° 474.

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Droit de la famille

[Jurisprudence] Mariage homosexuel : en route pour le Conseil constitutionnel !

Réf. : Cass. QPC, 16 novembre 2010, n° 10-40.042, FP-D (N° Lexbase : A1739GIA)

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N6910BQY

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

Le 04 Janvier 2011

Alors que la question de l'accès au mariage des couples de même sexe a déjà été soumise tour à tour à la Cour de cassation et à la Cour européenne des droits de l'Homme, sans succès, c'est au tour du Conseil constitutionnel d'être sollicité à travers une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise par la Cour de cassation dans un arrêt du 16 novembre 2010. La décision de cette dernière de transmettre la QPC qui lui a été soumise par le tribunal de grande instance de Reims, lui-même saisi par un couple de femmes qui voulait obtenir l'autorisation de se marier, n'est certainement pas anodine. La Cour de cassation n'était en effet pas obligée de prendre cette décision et si elle ne l'avait pas fait, aucun recours n'aurait pu remettre en cause son refus. Les médias ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, puisqu'ils ont tous relayé l'information, de manière plus ou moins exacte... Avant même que le Conseil constitutionnel ne rende sa décision, il paraît donc opportun de s'intéresser à cette décision de la Cour de cassation et de préciser à la fois l'objet de la QPC (I) et son fondement (II) (1). I - L'objet de la QPC

La question soumise au Conseil constitutionnel. En réalité ce sont deux questions qui ont été transmises au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation :

1°/ "Les articles 144 (N° Lexbase : L1380HIX) et 75 (N° Lexbase : L3236ABH), dernier alinéa, du Code civil sont-ils contraires, dans leur application, au préambule de la Constitution de 1946 et de 1958 en ce qu'ils limitent la liberté individuelle d'un citoyen français de contracter mariage avec une personne du même sexe ?"

2°/ "Les articles 144 et 75 du Code civil sont-ils contraires, dans leur application, aux dispositions de l'article 66 de la Constitution de 1958 (N° Lexbase : L0895AHM) en ce qu'ils interdisent au juge judiciaire d'autoriser de contracter mariage entre personnes du même sexe ?"

Interprétation des textes relatifs au mariage. Il s'agit de soumettre au Conseil constitutionnel les deux seuls textes relatifs au mariage qui fondent l'exigence de la différence de sexe, au travers d'une référence à l'homme et à la femme. La Cour de cassation, saisie dans l'affaire du mariage de Bègles, avait en effet affirmé, dans un arrêt du 13 mars 2007 (2), à la suite du tribunal de grande instance (3) et de la cour d'appel de Bordeaux (4), et conformément à la doctrine quasi unanime, que "selon la loi française, le mariage est l'union d'un homme et d'une femme". C'est cette interprétation que les deux femmes, empêchées de se marier, contestaient devant le tribunal de grande instance de Reims. Cette juridiction judiciaire avait été saisie en sa qualité de garante des libertés individuelles en vertu de l'article 66 de la Constitution (N° Lexbase : L0895AHM). Les deux requérantes se plaignaient, en effet, également du fait que le juge judiciaire ne puisse pas, au nom de la liberté matrimoniale, les autoriser à se marier.

Intégration de la jurisprudence dans le contrôle de constitutionnalité. Moins que les textes eux-mêmes c'est leur application qui est contestée par la QPC. L'intégration dans l'objet du contrôle de constitutionnalité de l'application des textes et donc de leur interprétation par la jurisprudence a été récemment admise par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010, relative à l'adoption de l'enfant du concubin (5). Cette intégration élargit, à n'en pas douter, de manière importante, le domaine du contrôle de constitutionnalité. Elle est, en outre, de nature à donner un rôle nouveau au Conseil constitutionnel, très différent de celui qu'il avait jusqu'à présent dans le cadre du contrôle a priori de la constitutionnalité des lois, lesquelles, par hypothèse, ne font l'objet d'aucune interprétation au moment où elles sont soumises au Conseil. Celui-ci ne se privait pas cependant d'anticiper sur d'éventuelles interprétations auxquelles ces lois pouvaient donner lieu.

Réserve d'interprétation. Confronté à une interprétation jurisprudentielle de la loi, le Conseil constitutionnel est susceptible de proposer des solutions plus nuancées que l'abrogation, qui porteraient davantage sur l'interprétation du texte que sur le texte lui-même. Ainsi, l'objectif poursuivi dans le cadre de la QPC relative au mariage homosexuel est sans doute moins de faire abroger les textes visés que d'imposer une interprétation différente susceptible d'ouvrir le mariage aux couples de même sexe, sans recours au Parlement. Il s'agirait d'obtenir du Conseil constitutionnel qu'il émette une réserve d'interprétation et affirme que les textes en question ne seraient conformes à la Constitution que dans la mesure où ils sont interprétés de manière à permettre l'accès du mariage aux couples homosexuels. Cette interprétation s'imposerait au juge judiciaire qui devrait alors autoriser le mariage d'un couple de même sexe...

Conditions de transmission de la QPC. La Cour de cassation constate que les différentes conditions de transmission de la QPC au Conseil constitutionnel sont satisfaites. Elle affirme, d'une part, que "les dispositions contestées sont applicables au litige", ce qui ne faisait aucun doute puisque les textes en cause étaient ceux qui avaient été opposés au couple de même sexe pour leur refuser l'accès au mariage et que l'objet de l'action judiciaire était pour les deux requérantes d'obtenir l'autorisation de se marier. D'autre part, la Cour de cassation a-t-elle pu affirmer que lesdites dispositions n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

Question nouvelle. Le troisième critère, alternatif, de saisine du Conseil constitutionnel réside dans le caractère nouveau ou sérieux de la question posée. Dans l'arrêt du 16 novembre 2010, la Cour de cassation considère que la question satisfait au premier critère, ce qui constitue une première depuis le 1er mars 2010, au motif que " les questions posées font aujourd'hui l'objet d'un large débat dans la société, en raison, notamment, de l'évolution des moeurs et de la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe dans les législations de plusieurs pays étrangers". Ce faisant, la Cour de cassation manifeste clairement sa volonté de pousser le Conseil constitutionnel à se positionner, lui aussi, après la Cour de cassation elle-même et la Cour européenne des droits de l'Homme (6), sur cette question délicate.

Dans cette optique le fondement de la QPC était évidemment essentiel.

II - Le fondement de la QPC

Principe d'égalité. Echaudés par les réponses précédemment apportées à la question de l'accès du couple homosexuel aux institutions familiales, les auteurs de la QPC ont évité de se fonder sur le principe d'égalité pour revendiquer l'accès au mariage. Ils auraient, en effet, vraisemblablement été déboutés en vertu de l'argument, désormais classique, de la différence de situations qui justifie la différence de traitement. C'est ainsi que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 6 octobre 2010, a considéré qu'en "maintenant le principe selon lequel la faculté d'une adoption au sein du couple est réservée aux conjoints, le législateur a, dans l'exercice de la compétence que lui attribue l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L0860AHC), estimé que la différence de situation entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas pouvait justifier, dans l'intérêt de l'enfant, une différence de traitement quant à l'établissement de la filiation adoptive à l'égard des enfants mineurs ; qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences qu'il convient de tirer, en l'espèce, de la situation particulière des enfants élevés par deux personnes de même sexe" (7).

Liberté du mariage. De manière plus originale et plus subtile, les auteurs de la QPC se sont fondés sur la liberté du mariage. La liberté du mariage est, en effet, une liberté constitutionnellement garantie depuis la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 (8). D'abord rattachée à la liberté individuelle, visée par l'article 66 de la Constitution (N° Lexbase : L0895AHM), la liberté du mariage est devenue une composante de la liberté personnelle consacrée par les articles 2 et 4 (N° Lexbase : L1368A9K) de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, dans la décision du 20 novembre 2003 (9). Dans cette dernière décision, le Conseil constitutionnel considère, ainsi, que "le respect de la liberté du mariage, s'oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d'un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l'intéressé". Selon la QPC soumise au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation, l'impossibilité pour les couples de même sexe de pouvoir se marier serait une atteinte à la liberté constitutionnelle du mariage.

Définition de la liberté du mariage. Le raisonnement contenu dans la QPC est, toutefois, contestable et ne devrait pas être de nature à convaincre le Conseil constitutionnel. La liberté du mariage signifie que le droit de se marier appartient à chacun. Ainsi, "l'universalité de la liberté du mariage ainsi affirmée par le juge constitutionnel exclut tout critère discriminant comme par exemple celui qui découlerait de l'orientation sexuelle" (10). Mais le refus opposé au couple de même sexe de se marier n'est pas fondé sur leur orientation sexuelle, il est fondé sur la définition du mariage. La liberté du mariage garantit seulement l'accès au mariage tel que défini par la loi. C'est d'ailleurs à partir de ce raisonnement que la Cour européenne des droits de l'Homme a refusé d'admettre, dans son arrêt du 24 juin 2010, que le refus opposé à un couple d'hommes de se marier constituait une violation de l'article 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4745AQS) selon lequel "A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit". Constatant que seuls quelques pays européens ont admis pour l'instant le mariage homosexuel, la Cour européenne souligne dans cet arrêt que "les autorités nationales sont mieux placées pour apprécier les besoins sociaux en la matière et pour y répondre, le mariage ayant des connotations sociales et culturelles profondément ancrées qui diffèrent largement d'une société à l'autre".

Renvoi au législateur. C'est donc la définition même du mariage et partant du contenu de la liberté matrimoniale que la QPC transmise par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel vise à remettre en cause. Mais il est alors fort probable que le Conseil constitutionnel, comme la Cour de cassation l'a fait dans l'arrêt du 13 mars 2007 et la Cour européenne des droits de l'Homme, dans l'arrêt du 24 juin 2010, estime que seul le législateur est compétent pour modifier la définition du mariage. Ce faisant, et conformément à la volonté qu'il a manifesté à plusieurs reprises, le Conseil constitutionnel adopterait une interprétation de la liberté du mariage au moins convergente voire conforme à celle de la Cour européenne.

Constitutionnalité du mariage homosexuel. La seule question que le Conseil constitutionnel aurait alors à résoudre est celle de savoir si l'ouverture du mariage aux couples de même sexe serait compatible avec la Constitution, dans l'hypothèse où le législateur déciderait de modifier la législation actuelle. On peut penser qu'aucun obstacle n'exclurait une réponse positive. Le Conseil pourrait ainsi adopter, sur des fondements différents, la même position que la Cour européenne consistant à refuser d'imposer le mariage homosexuel mais à l'admettre si le législateur décidait de le consacrer. Evidemment on n'en est pas encore là...

En attendant, il y a fort à parier que le Conseil constitutionnel referme la dernière porte vers une reconnaissance du mariage homosexuel en dehors d'une consécration législative et c'est peut-être finalement l'objectif poursuivi par la Cour de cassation.


(1) Sur cet arrêt, lire également, La question du mariage homosexuel soumise au Conseil constitutionnel - Questions à Maître Caroline Mécary, avocat au barreau de Paris, Lexbase Hebdo n° 418 du 25 novembre 2010 - édition privée (N° Lexbase : N6906BQT).
(2) Cass. civ. 1, 13 mars 2007, n° 05-16.627, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A6575DU3), Dr. fam., 2007, comm. n° 76, note M. Azavant ; RJPF, 2007-5/22, note A. Leborgne ; D., 2007, pan. 1567, obs. J-J. Lemouland et D. Vigneau.
(3) TGI Bordeaux, 27 juillet 2004, n° RG 6427/2004 (N° Lexbase : A4937DD9), D., 2004, somm. p. 2965, obs. J.- J. Lemouland et D. Vigneau ; RTDCiv., 2004, p. 719, obs. J. Hauser ; Dr fam., 2004, comm. n° 138, note V. Larribeau-Terneyre.
(4) CA Bordeaux, 19 avril 2005, n° 04/04683 (N° Lexbase : A1807DIR), D., 2006 pan. P. 1414 obs. J.- J. Lemouland et D. Vigneau ; RTDCiv., 2005 p. 574, obs. J. Hauser ; Dr. fam., 2005, comm., n°124, obs. M. Azavant.
(5) Cons. const., décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 (N° Lexbase : A9923GAR) ; Cons. const., décision n° 2010-52 QPC du 14 octobre 2010 (N° Lexbase : A7696GBN).
(6) CEDH, 24 juin 2010, Req. 30141/04 (N° Lexbase : A2744E3Z), nos obs., La sévérité de la Cour européenne des droits de l'Homme à l'égard des couples de même sexe : ni droit au mariage, ni droit à un statut légal alternatif, Lexbase Hebdo n° 402 du 8 juillet 2010 (N° Lexbase : N6180BPL).
(7) Cons. const., décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 , préc., obs. C. Tahri, De la constitutionnalité de l'article 365 du Code civil, Lexbase Hebdo n° 414 du 28 octobre 2010 - édition privée (N° Lexbase : N4414BQK).
(8) Cons. const., décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France (N° Lexbase : A8285ACT), Rec., p. 224.
(9) Cons. const., décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003, Loi relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité (N° Lexbase : A1952DAK), Rec., p. 438.
(10) A. Pene-Soler, Le renouveau du statut constitutionnel de la liberté du mariage au regard de la liberté personnelle, in La liberté fondamentale du mariage, PUAM, 2009, p. 49.

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Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] Détermination de la représentativité dans les entreprises divisées en établissements distincts

Réf. : Cass. soc., 10 novembre 2010, n° 09-72.856, FS-P+B (N° Lexbase : A9085GGL)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 04 Janvier 2011

Depuis l'adoption de la loi du 20 août 2008 (loi n° 2008-789 N° Lexbase : L7392IAZ), sont représentatives au niveau de l'entreprise ou de l'établissement, les organisations syndicales qui, entre autres critères, ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des élections des titulaires au comité d'entreprise ou de la délégation du personnel ou, à défaut, des délégués du personnel. Ce faisant, le texte a introduit une hiérarchie entre ces différentes élections, les résultats obtenus aux dernières ne pouvant être pris en considération que si les premières n'ont pas été organisées. Pour être d'une mise en oeuvre relativement aisée dans l'entreprise à structure unique, cette règle est d'une application beaucoup plus complexe dans l'entreprise divisée en établissements distincts. L'arrêt rendu le 10 novembre 2010 par la Cour de cassation apporte à cet égard quelques éléments de réponse, dont il est cependant difficile d'inférer une règle d'application générale, compte tenu des particularités de l'espèce. Ainsi que l'affirme la Chambre sociale, il résulte de la loi que le score électoral participant à la détermination de la représentativité d'un syndicat est celui obtenu aux élections au comité d'entreprise ou au comité d'établissement quand bien même, en application d'un accord collectif, le périmètre au sein duquel le syndicat désigne un délégué serait plus restreint que celui du comité et correspondrait à un établissement au sein duquel sont élus les délégués du personnel.
Résumé

Selon l'article L. 2122-1 du Code du travail (N° Lexbase : L3823IB9), sont représentatives dans l'entreprise ou l'établissement, les organisations syndicales qui satisfont aux critères de l'article L. 2121-1 (N° Lexbase : L3727IBN) et qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections des titulaires au comité d'entreprise ou de la délégation unique du personnel ou, à défaut, des délégués du personnel, quel que soit le nombre de votants. Il en résulte que le score électoral participant à la détermination de la représentativité d'un syndicat est celui obtenu aux élections au comité d'entreprise ou au comité d'établissement quand bien même, en application d'un accord collectif, le périmètre au sein duquel le syndicat désigne un délégué serait plus restreint que celui du comité et correspondrait à un établissement au sein duquel sont élus les délégués du personnel.

Observations

I - Présentation du problème

La hiérarchie des élections

Parmi les différents critères permettant de déterminer la représentativité des organisations syndicales, figure en bonne place l'audience électorale, dont l'article L. 2121-1, 5° du Code du travail (N° Lexbase : L3727IBN) précise qu'elle est "établie selon les niveaux de négociation conformément aux articles L. 2122-1 (N° Lexbase : L3823IB9), L. 2122-5 (N° Lexbase : L1857IN4), L. 2122-6 (N° Lexbase : L1858IN7) et L. 2122-9 (N° Lexbase : L1859IN8)".

S'agissant du niveau de l'entreprise ou de l'établissement, qui seul nous intéresse ici, l'article L. 2122-1 du Code du travail dispose qu'y sont représentatives "les organisations syndicales qui satisfont aux critères de l'article L. 2121-1 et qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections des titulaires au comité d'entreprise ou de la délégation unique du personnel ou, à défaut, des délégués du personnel, quel que soit le nombre de votants".

Au regard de l'utilisation de la locution "à défaut" par le législateur, on pouvait raisonnablement penser que celui-ci avait souhaité instituer une hiérarchie entre les élections professionnelles, s'agissant de la détermination de l'audience électorale. C'est l'interprétation qu'a retenue la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 13 juillet 2010, en affirmant que "l'audience recueillie par les organisations syndicales aux élections des délégués du personnel ne peut être prise en compte, pour apprécier leur représentativité, que s'il ne s'est pas tenu dans l'entreprise d'élections au comité d'entreprise ou à la délégation unique du personnel permettant de mesurer cette audience" (1).

Cette solution, au demeurant parfaitement justifiée, n'a, cependant, résolu qu'une partie des ambiguïtés posées par la rédaction de l'article L. 2121-1 du Code du travail. Plus précisément, si cette disposition, telle qu'interprétée par la Chambre sociale, est d'une mise en oeuvre aisée lorsque l'entreprise est dotée d'une structure unitaire, il n'en va pas de même lorsqu'elle est divisée en établissements distincts. Dans cette hypothèse, on pouvait, néanmoins, penser que la résolution de la difficulté passait par l'application de ce que l'on appelle le "principe de concordance".

Le "principe de concordance"

Dans la mesure où, antérieurement à l'adoption de la loi du 20 août 2008, un syndicat pouvait prouver sa représentativité, la Cour de cassation avait dû régler la question de son appréciation dans les entreprises à structures complexes. Elle avait, à cette fin, établi ce qu'il est convenu d'appeler un "principe de concordance", selon lequel la représentativité ne peut être appréciée indépendamment de la prérogative syndicale invoquée (2). En d'autres termes, lorsqu'un syndicat entendait exercer une prérogative subordonnée à sa représentativité au niveau d'un établissement, celle-ci devait être démontrée à ce niveau, sans qu'il puisse être tiré effet du fait que cette représentativité ait pu par ailleurs être établie au niveau de l'entreprise toute entière.

A l'évidence, la loi du 20 août 2008 a donné une nouvelle ampleur à ce "principe de concordance" (3). Mais, elle en a, en même temps, complexifié la mise en oeuvre, d'une part, en faisant de l'audience électorale un critère à part entière de la représentativité syndicale et, d'autre part, en instituant, ainsi qu'il a été vu, une hiérarchie entre les élections.

Compte tenu de cette règle, et ainsi que l'affirme la circulaire DGT n° 2008/20 du 13 novembre 2008 (N° Lexbase : L8532IBM), "dans une entreprise avec un seul comité d'entreprise, mais composée de plusieurs établissements distincts dans lesquels se déroulent des élections des délégués du personnel, ce sont les élections au comité d'entreprise qui sont prises en compte pour déterminer les syndicats représentatifs dans l'entreprise et l'ensemble des établissements". Il faut se demander, à la lecture de l'arrêt sous examen, si la Cour de cassation n'a pas fait, au moins, en partie sienne cette interprétation.

II - Eléments de solution

L'affaire

En l'espèce, par lettre du 24 juin 2009, le syndicat des cheminots Force ouvrière de la Loire avait, par application d'un accord collectif du 11 janvier 1996 fixant le cadre de désignation des délégués syndicaux, désigné M. X en qualité de délégué syndical pour l'établissement de traction (ET) SNCF Rhône-et-Loire, compris dans le périmètre plus large au sein duquel est instauré un comité d'établissement.

Le syndicat mandant, la fédération FO des cheminots et M. X faisaient grief au jugement attaqué d'avoir annulé la désignation de ce délégué. Ils soutenaient, notamment, à l'appui de leur pourvoi, que le juge saisi d'une contestation d'une désignation d'un délégué syndical doit apprécier la représentativité du syndicat auteur de la désignation dans le périmètre de l'exercice de son droit à négocier attaché à sa représentativité. Or, dans la mesure, où il n'était pas contesté que des élections de délégués du personnel avaient été organisées au sein de l'établissement Rhône-et-Loire, périmètre dans lequel avait été désigné M. X, en reprochant au syndicat FO de ne pas avoir démontré sa représentativité aux élections du comité régional d'établissement Rhône-Alpes, le tribunal d'instance aurait violé la loi.

Les parties demanderesses soutenaient, par ailleurs, que les articles 5 et 6 de la partie II de la Charte sociale européenne révisée de 1996 garantissent la liberté syndicale et la liberté de négocier et que l'exercice du droit syndical est reconnu dans toutes les entreprises dans le respect des droits et libertés garantis par la Constitution de la République (N° Lexbase : L7403HHN). Par ailleurs, l'article 2 du statut des relations collectives entre la SNCF et son personnel prévoit, en son § 1, alinéa 2, qu'au niveau de chaque établissement, sont représentatives les organisations syndicales qui, notamment, ont recueilli au moins 10 % des voix aux élections du comité d'établissement, tandis que l'article 3 de ce même statut prévoit, en son alinéa 1er, que chaque organisation syndicale représentative au niveau d'un comité d'établissement peut désigner des délégués syndicaux parmi les candidats aux élections professionnelles qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages aux élections de ce comité d'établissement ou des délégués du personnel du périmètre correspondant. En son alinéa 3, cet article 3 prévoit, également, que ces délégués syndicaux peuvent être positionnés, non seulement, au niveau du comité d'établissement, mais aussi, en particulier, au niveau de chaque établissement au sens de l'accord relatif au droit syndical et à la représentation du personnel dans les établissements du 11 janvier 1996, autrement dit au niveau du périmètre de l'élection des délégués du personnel et de la désignation des délégués syndicaux. Par voie de conséquence, ces dispositions n'excluent pas que des organisations syndicales puissent se voir reconnaître leur représentativité dans un autre cadre que celui du comité d'établissement de région, et en particulier, celui des élections de délégués du personnel, dès lors qu'elles entendent y exercer les prérogatives qui y sont attachées.

La solution

Aucun des arguments évoqués par les auteurs du pourvoi n'aura convaincu la Cour de cassation qui rejette celui-ci au terme d'une motivation pour le moins développée, qu'il importe de reproduire in extenso :

"Mais attendu, d'abord, d'une part, que si le droit de mener des négociations collectives est, en principe, devenu l'un des éléments essentiels du droit de fonder des syndicats et de s'affilier à des syndicats, les Etats demeurent libres de réserver ce droit aux syndicats représentatifs selon des critères qu'ils fixent, ce que ne prohibent pas les articles 5 et 6 de la Charte sociale européenne, d'autre part, que par décision du 7 octobre 2010, le Conseil constitutionnel à jugé que les critères retenus par la loi n° 2008-789 du 20 août 2008 et contestés par le moyen n'étaient contraires à aucun droit ou liberté que la Constitution garantit ;

Attendu, ensuite, que selon l'article L. 2122-1 du Code du travail, sont représentatives dans l'entreprise ou l'établissement, les organisations syndicales qui satisfont aux critères de l'article L. 2121-1 et qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections des titulaires au comité d'entreprise ou de la délégation unique du personnel ou, à défaut, des délégués du personnel, quel que soit le nombre de votants ; qu'il en résulte que le score électoral participant à la détermination de la représentativité d'un syndicat est celui obtenu aux élections au comité d'entreprise ou au comité d'établissement quand bien même, en application d'un accord collectif, le périmètre au sein duquel le syndicat désigne un délégué serait plus restreint que celui du comité et correspondrait à un établissement au sein duquel sont élus les délégués du personnel ;

Attendu, encore, que selon le statut des relations collectives entre la SNCF et son personnel, "sont représentatives au niveau de l'entreprise les organisations syndicales qui satisfont aux critères définis à l'article L. 2121-1 du Code du travail et qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections des titulaires aux comités d'établissements, quel que soit le nombre de votants", et que "sont représentatives au niveau de chaque comité d'établissement, les organisations syndicales qui satisfont aux critères définis à l'article L. 2121-1 du Code du travail et qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des élections des titulaires au comité d'établissement, quel que soit le nombre de votants" ;

Et attendu, enfin, qu'après avoir constaté que le syndicat ayant procédé à la désignation litigieuse n'avait pas obtenu un score d'au moins 10 % lors des élections au comité d'établissement Rhône-Alpes de la SNCF le 26 mars 2009, c'est à bon droit, et sans encourir les griefs du moyen, que le tribunal a annulé la désignation de M. C. en qualité de délégué syndical au sein de l'établissement traction ET Rhône Loire peu important que des élections de délégués du personnel aient été organisées dans le cadre de cet établissement compris dans le périmètre du comité d'établissement Rhône-Alpes et que le syndicat y ait obtenu un score d'au moins 10 %".

On passera rapidement sur le premier attendu car il ne fait que reprendre la solution retenue antérieurement par la Cour de cassation saisie de la conventionnalité de la réforme de la représentativité syndicale (4), et la position du Conseil constitutionnel adoptée consécutivement à l'une des questions prioritaires de constitutionnalité qui lui a été soumise (5).

Les autres attendus exigent en revanche de plus amples développements afin de tenter d'établir la portée qu'il convient de donner à la solution retenue par la Cour de cassation.

Portée de la solution

L'enseignement majeur de l'arrêt sous examen nous paraît résider dans l'affirmation selon laquelle il résulte de l'article L. 2122-1 du Code du travail que "le score électoral participant à la détermination de la représentativité d'un syndicat est celui obtenu aux élections aux comité d'entreprise ou au comité d'établissement quand bien même, en application d'un accord collectif, le périmètre au sein duquel le syndicat désigne un délégué serait plus restreint que celui du comité et correspondrait à un établissement au sein duquel sont élus les délégués du personnel".

Cette solution paraît pouvoir être située dans le prolongement de l'arrêt du 13 juillet 2010 dont on a vu qu'il a affirmé la hiérarchie des élections pour la détermination de l'audience électorale et, par voie de conséquence, de la représentativité. Dès lors que, dans un établissement, est mis en place un comité d'établissement, l'audience ne peut être mesurée qu'à l'aune des résultats obtenus à cette élection et non à celle des délégués du personnel. Mais, en y regardant de plus près, on peut se demander si la solution retenue n'est pas en contradiction avec le "principe de concordance".En l'espèce, en effet, la prérogative syndicale litigieuse, en l'occurrence la désignation d'un délégué syndical, avait été exercée non pas au niveau de l'établissement tel que défini pour la mise en place du comité, mais au niveau d'un démembrement de cet établissement au sein duquel sont élus des délégués du personnel (6). Par voie de conséquence, et en vertu du principe précité, la représentativité du syndicat aurait dû être appréciée à ce niveau. Or, dans la mesure, où les seules élections professionnelles qui y avaient été organisées étaient celles des délégués du personnel, n'auraient-ils pas fallu les prendre en considération ? Les parties requérantes ne soutenaient pas autre chose dans le pourvoi, qui est pourtant écarté par la Cour de cassation.

La Chambre sociale considère que la représentativité dans un établissement de "second rang" ne peut dépendre que des élections organisées dans l'établissement de "premier rang", dès lors qu'il s'agit des élections d'un comité d'établissement. Une telle interprétation n'est alors guère éloignée de celle retenue par l'Administration et présente à notre sens le défaut majeur de faire peu de cas du principe de concordance. On pourra rétorquer que l'article L. 2122-1, en instituant une hiérarchie entre les élections, conduit de manière inéluctable à cette solution. Il nous semble, cependant, qu'il n'en va pas ainsi et un exemple permet de s'en convaincre. Imaginons une entreprise divisée en établissements distincts mais ne comportant qu'un comité d'entreprise, faute par exemple pour ces derniers d'atteindre le seuil de 50 salariés. Un syndicat prétendant exercer dans un établissement une prérogative liée à la représentativité devra, en vertu du principe de concordance, l'établir à ce niveau. Or, faute de comité d'établissement, seules peuvent être prises en compte les élections des délégués du personnel (7). Admettre le contraire reviendrait à admettre que la représentativité dans un établissement n'est plus assise sur le choix des salariés de cet établissement mais dépend de l'opinion de salariés qui travaillent dans des établissements autres (8).

Nonobstant la solution retenue dans l'arrêt rapporté, on peut penser que cette thèse n'a pas été nécessairement écartée par la Cour de cassation. Cette assertion se fonde sur le particularisme très net de l'affaire en cause. Celui-ci découle du fait que l'établissement dans lequel avait été désigné le délégué syndical n'était pas le même que celui dans lequel le comité d'établissement avait été mis en place mais constituait un démembrement de celui-ci. Cela n'est pas pour surprendre dès lors que les critères jurisprudentiels, permettant de déterminer la qualité d'établissement distincts, ne sont pas les mêmes selon l'institution représentative du personnel concerné. En l'espèce, toutefois, la distinction entre établissement de "premier rang" et établissement de "second rang" procède d'un accord collectif. Plus précisément, un accord de 1996 prévoit que les délégués syndicaux peuvent être positionnés, non seulement au niveau de l'établissement, mais aussi au niveau de chaque établissement au sens de cet accord, c'est-à-dire au niveau du périmètre de l'élection des délégués du personnel. Pour autant, et la Cour de cassation prend soin de le relever, le statut des relations collectives entre la SNCF et son personnel précise, dans le droit fil des dispositions légales, que sont représentatives au niveau de chaque comité d'établissement, les organisations syndicales qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des élections des titulaires au comité d'établissement. Or, c'est bien cette représentativité établie en fonction des résultats obtenus aux élections du comité d'établissement qui permet, ensuite, de désigner des délégués syndicaux, seraient-ils "positionnés", en application de l'accord au niveau d'un établissement de "second rang" où sont élus les délégués du personnel.

En d'autres termes, l'accord ne change rien à l'appréciation de la représentativité telle que définie par la loi, mais aménage seulement le niveau de désignation des délégués syndicaux. Il reste que l'on peut se demander si un accord collectif serait en mesure d'écarter la hiérarchie instaurée par la loi entre les élections professionnelles ; ce qui revient à se demander si ces dispositions ne sont pas d'ordre public absolu.

Au final, il nous semble délicat de tirer des conséquences définitives de l'arrêt sous examen quant au fait de savoir quelles sont les élections à prendre en compte dans les entreprises divisées en établissements distincts. Nous pensons pour notre part que le "principe de concordance" commande de prendre en compte les résultats aux élections organisées au niveau où le syndicat entend exercer la prérogative soumise à l'exigence de représentativité. S'il s'agit d'un établissement distinct, il s'agira, compte tenu de la prééminence qui leur est conférée par la loi, des élections au comité d'établissement. Mais, à défaut de telles élections, ce sont celles des délégués du personnel qu'il conviendra de prendre en compte et non celles du comité d'entreprise commun, sauf à ce que ces dernières fassent l'objet d'un dépouillement particulier dans chacun des établissements.

Une dernière remarque nous paraît devoir être faite. L'arrêt commenté semble s'inscrire dans une jurisprudence qui semble vouloir aligner, désormais, le périmètre d'implantation des délégués syndicaux sur celui des comités d'établissement (9). Une décision rendue le même jour renforce cette assertion, la Cour de cassation y affirmant que "la reconnaissance d'un établissement distinct pour la mise en place d'un comité d'établissement permet nécessairement la désignation d'un délégué syndical dans le même périmètre" (10). Cela étant, et ainsi qu'il a été pertinemment relevé, cet arrêt "n'interdit pas à un accord de retenir un périmètre de désignation des délégués syndicaux différents de celui retenu pour les comités d'établissement" (11). Mais, en ce cas, et à suivre la solution retenue dans l'arrêt sous examen, la représentativité du syndicat ne peut dépendre que des résultats obtenus aux élections au comité d'établissement et non à celles des délégués du personnel qui seraient organisées dans le périmètre où sont désignés les délégués syndicaux. Pour autant, et sous réserve de cette hypothèse, nous persistons à penser que les élections des délégués du personnel doivent, conformément au "principe de concordance", être prises en compte pour déterminer la représentativité du syndicat qui prétend exercer, au niveau d'un établissement où aucun comité n'aurait été mise en place, une prérogative qui lui serait soumise (12).


(1) Cass. soc., 13 juillet 2010, n° 10-60.148, (N° Lexbase : A6917E4X) et nos obs., Audience électorale et représentativité syndicale : la hiérarchie entre les élections professionnelles dans l'entreprise confirmée, Lexbase Hebdo n° 405 du 29 juillet 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N6920BPY).
(2) V. par ex. en ce sens, Cass. soc., 7 décembre 1995, n° 94-10.882 (N° Lexbase : A9603AAW).
(3) V. en ce sens, Ph. Masson, Entreprise et établissements : quelle mesure de la représentativité ?, Sem. soc. Lamy, n° 1455, p. 7.
(4) Cass. soc., 14 avril 2010, n° 09-60.423 (N° Lexbase : A9981EU9) et nos obs., La réforme du droit de la représentativité déclarée conforme au droit international, Lexbase Hebdo n° 393 du 6 mai 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N0570BPS). Il faut, néanmoins, relever la référence faite à la décision du Conseil constitutionnel en date du 7 octobre 2010.
(5) Cons. const., 7 octobre 2010, n° 2010-42 QPC (N° Lexbase : A2099GBD). V. les obs. de Ch. Radé, Le Conseil constitutionnel, les syndicats catégoriels et la réforme de la démocratie sociale, Lexbase Hebdo n° 413 du 21 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2856BQT).
(6) Etablissements que, par commodité, on qualifiera de "premier rang" et de "second rang".
(7) Ainsi que le relève M. Masson, il devrait, toutefois, en aller différemment lorsque le scrutin relatif au comité d'entreprise fait l'objet d'un dépouillement particulier dans chacun des établissements qui en dépendent (art. préc., p. 8).
(8) V. en ce sens Ph. Masson, ibid. Ce même auteur souligne, à très juste titre, que la représentativité dans l'établissement devient alors une simple conséquence de la représentativité établie à un niveau supérieur ; ce qui conduit à revenir à une forme de représentativité descendante qu'a pourtant voulu écarter la loi du 20 août 2008.
(9) V. déjà en ce sens les obs. anonymes ss. l'arrêt précité du 13 juillet 2010, RJS, novembre 2010, n° 860.
(10) Cass. soc., 10 novembre 2010, n° 09-60.451, FS-P+B (N° Lexbase : A9030GGK).
(11) V. les obs. ss. l'arrêt en cause, LSQ, Bref soc., n° 15732.
(12) On songe, notamment, à la faculté reconnue à un syndicat représentatif de désigner un délégué du personnel en qualité de délégué syndical (C. trav., art. L. 2143-6 N° Lexbase : L3785IBS). Ce dernier texte soumet expressément l'exercice de cette prérogative à la démonstration de la représentativité "dans l'établissement".

Décision

Cass. soc., 10 novembre 2010, n° 09-72.856, FS-P+B (N° Lexbase : A9085GGL)

Rejet, TI Saint-Etienne (contentieux des élections professionnelles), 17 décembre 2009

Textes concernés : C. trav., art. L. 2121-1 (N° Lexbase : L3727IBN) et L. 2122-1 (N° Lexbase : L3823IB9)

Mots-clefs : représentativité syndicale, audience électorale, entreprise à structure complexe, établissement distinct, élections professionnelles à prendre en compte

Liens base : (N° Lexbase : E1798ETR)

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Contrats administratifs

[Doctrine] Chronique de droit interne des contrats publics - Novembre 2010

Lecture: 13 min

N6958BQR

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par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis

Le 20 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de droit interne des contrats publics, rédigée par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique. Sera étudié, tout d'abord, l'arrêt par lequel le Conseil d'Etat écarte une loi de validation de contrats irrégulièrement conclus au motif qu'elle n'était pas justifiée par un impérieux motif d'intérêt général (CE Contentieux, 10 novembre 2010, n° 314449, publié au recueil Lebon). Dans la deuxième décision commentée, la Haute juridiction énonce que la notification du référé précontractuel au pouvoir adjudicateur n'est pas prescrite à peine d'irrecevabilité (CE 2° et 7° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 341132, mentionné dans les tables du recueil Lebon). Enfin, l'arrêt "France Agrimer" (CE 2° et 7° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 340944, mentionné dans les tables du recueil Lebon) précise les conditions de l'articulation entre référé précontractuel et référé contractuel.
  • Inconventionnalité de la validation législative d'une délégation de service public : l'impérieux motif d'intérêt général doit être examiné en fonction des circonstances de l'affaire (CE Contentieux, 10 novembre 2010, n° 314449, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8898GGN)

Par l'arrêt "Commune de Palavas-les-Flots, Commune de Lattes" du 10 novembre 2010, la Section du contentieux du Conseil d'Etat affirme sa volonté d'exercer un contrôle très serré sur les lois de validation intervenant en matière contractuelle. Dans la présente espèce, l'article 101-VII de la loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006, sur l'eau et les milieux aquatiques (N° Lexbase : L9269HTH), avait validé rétroactivement les contrats conclus par les communes et leurs groupements avant le 10 juin 1996 pour la gestion des services publics d'eau et d'assainissement, dans la mesure où leur irrégularité résulterait de l'absence de caractère exécutoire, à la date de conclusion, de la délibération autorisant leur signature. La date retenue par le législateur ne devait rien au hasard, puisqu'elle correspondait à la date de lecture de l'avis contentieux "Préfet de la Côte-d'Or" (1) par lequel le Conseil d'Etat avait précisément affirmé que "l'absence de transmission de la délibération autorisant le maire à signer un contrat avant la date à laquelle le maire procède à sa conclusion entraîne l'illégalité dudit contrat ou, s'agissant d'un contrat privé, de la décision de signer le contrat" et que "les décisions de les signer ne peuvent être régularisés ultérieurement par la seule transmission au préfet de la délibération du conseil municipal".

Le contrat à l'origine de l'affaire était un contrat d'affermage du service public de la distribution d'eau et avait été conclu en violation des règles posées par la jurisprudence "Préfet de la Côte-d'Or". Par deux jugements du 18 février 2005, le tribunal administratif de Montpellier avait tiré toutes les conséquences de cette illégalité en déclarant le contrat nul et en rejetant les demandes indemnitaires formulées par le délégataire de service public, tant sur le terrain contractuel que quasi-contractuel. Mais l'intervention en cours d'instance de l'article 101-VII de la loi du 30 décembre 2006 a alors changé la donne, car cette disposition a procédé à la validation rétroactive de tels contrats. Saisie en appel, la cour administrative d'appel de Marseille a annulé (2) les deux jugements du tribunal administratif de Montpellier au motif que le contrat litigieux avait bien été validé et ne pouvait donc pas être déclaré nul pour le motif tiré de l'absence de caractère exécutoire, à la date de sa signature, de la délibération autorisant cette signature. Elle a, également, procédé au règlement du litige opposant le délégataire à la personne publique délégante en se plaçant sur le terrain contractuel, ce qui était tout à fait logique si l'on admettait la validation législative du contrat. Saisi d'un recours en cassation, la Section du contentieux du Conseil d'Etat casse l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille au motif que la validation législative n'était pas conforme aux exigences de l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR).

Comme chacun sait, une validation législative ne peut être admise selon la Cour européenne des droits de l'Homme que si elle est justifiée par d'impérieux motifs d'intérêt général. L'exigence de tels motifs se justifie aisément, car la loi de validation porte une atteinte évidente et manifeste au droit à un procès équitable et l'affaire en cause devant le Conseil d'Etat suffit à le montrer puisque l'intervention de la validation législative modifie totalement le règlement du litige né entre les contractants. Il reste que le Conseil d'Etat exerce, en l'espèce, un contrôle très serré sur le motif d'intérêt général invoqué. Le législateur avait soutenu que la validation rétroactive des contrats concernés par la jurisprudence "Préfet de la Côte-d'Or" se justifiait au regard de la nécessité d'assurer la continuité du service public. Le juge administratif se serait certainement contenté d'un tel motif en d'autres temps, mais il va plus loin en examinant ce motif, non pas objectivement, mais à la lumière des circonstances de l'affaire. Or, celle-ci trouvait sa source dans un différend opposant le délégant à son délégataire et, plus précisément, dans la contestation de la résiliation du contrat d'affermage prononcée par la personne publique le 31 décembre 1999 (3). C'est dire que la validation rétroactive opérée par la loi du 31 décembre 2006 concernait un contrat qui ne liait plus les parties au moment où elle est intervenue. La continuité du service public ne pouvait donc pas, en ce qui concerne le contrat litigieux, tout au moins, être invoquée pour justifier la validation législative.

Pour autant, et c'est le second apport de l'arrêt, l'inconventionnalité de la validation législative ne fait pas obstacle à ce que le litige soit réglé sur le terrain contractuel. C'est là l'une des conséquences du célèbre arrêt "Commune de Béziers" (4). Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l'exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Ce n'est seulement dans l'hypothèse où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif, notamment, aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, que le juge doit écarter le contrat et ne peut donc régler le litige sur le terrain contractuel. L'absence de transmission de la délibération autorisant l'exécutif à signer le contrat d'affermage constitue, de toute évidence, un vice affectant les conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement. Mais, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, ce seul vice ne saurait être regardé comme d'une gravité telle que le juge doive écarter le contrat et que le litige qui oppose les parties ne doive pas être tranché sur le terrain contractuel. Réglant l'affaire au fond, le Conseil d'Etat écarte un à un les moyens invoqués par les communes requérantes pour juger, au final, qu'elles doivent verser, en application des clauses du contrat, une indemnité représentative de la fraction non amortie des équipements financés par le fermier, soit, en l'espèce, une indemnité d'un montant de près de 1,3 millions d'euros.

  • Contentieux des contrats administratifs : la notification du référé précontractuel au pouvoir adjudicateur n'est pas prescrite à peine d'irrecevabilité (CE 2° et 7° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 341132, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8948GGI)

Bien que récente (5), l'histoire du référé précontractuel est couronnée de succès. Le nombre de référés précontractuels est, en effet, en croissance régulière et, surtout, il occupe aujourd'hui une place de tout premier plan dans le contentieux des contrats administratifs. Tout d'abord, parce qu'il est la voie de recours privilégiée pour contraindre les personnes publiques à respecter leurs obligations en matière de publicité et de mise en concurrence. Ensuite, parce qu'il a façonné le droit des contrats administratifs dans son ensemble en contribuant à mieux différencier les délégations de service public des marchés publics ou les délégations de service public des conventions domaniales. Plus fondamentalement, le référé précontractuel a fait office de "laboratoire d'essais à l'indispensable réforme des procédures d'urgence intervenue par la loi du 30 juin 2000" (loi n° 2000-597, relative au référé devant les juridictions administratives N° Lexbase : L0703AIU) (6), puis à la création plus récente du référé contractuel par l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L1548IE3).

Ce bilan d'ensemble, largement positif, ne doit pas laisser croire que l'institution puis l'utilisation du référé précontractuel se sont faites sans anicroche. Du point de vue de la mécanique même de cette procédure, il est rapidement apparu que les règles initialement fixées devaient être modifiées. L'on se souvient, en effet, que les textes avaient institué, à peine d'irrecevabilité, une procédure de réclamation obligatoire préalable à la saisine du juge du référé de la personne publique tenue au respect d'obligations de publicité et de mise en concurrence. Cette obligation a rapidement été contestée car elle a servi d'avertisseurs aux personnes publiques et à leurs futurs cocontractants qui, pour faire obstacle au référé précontractuel, n'avaient alors qu'à procéder à la signature de leur contrat. De la même façon, la pratique de la course à la signature a été encouragée par la jurisprudence du Conseil d'Etat. Parce que le référé précontractuel ne peut être exercé que jusqu'à la signature du contrat (7), le juge administratif a considéré que la requête en référé précontractuel devenait sans objet si la signature du contrat intervenait en cours d'instance, soit devant le juge du fond, soit devant le juge de cassation (8), et cela sans que l'irrégularité de la signature puisse modifier la situation (9).

Du point de vue de la pratique, on sait, également, que l'accès au juge du référé précontractuel a été très et, certainement trop, largement admis. Contrairement à la lettre et à l'esprit des dispositions textuelles (10) qui commandaient d'en faire un recours subjectif visant à protéger un requérant ayant un intérêt à conclure le contrat et susceptible d'être lésé un manquement à une obligation de publicité et de mise en concurrence, la jurisprudence a progressivement transformé le référé précontractuel en une sorte de recours objectif fait à un contrat.

Les textes et la jurisprudence sont venus corriger ces lacunes et ont puissamment contribué à transformer le référé précontractuel. L'obligation de réclamation préalable a, en effet, été supprimée et la loi du 30 juin 2000 a doté le juge des référés précontractuels du pouvoir d'enjoindre de différer la signature du contrat pour un délai maximum de vingt jours. Le risque de course à la signature a, ainsi, considérablement diminué sans pour autant être totalement anéanti (11). C'est la raison pour laquelle l'ordonnance du 7 mai 2009 et le décret n° 2009-1456 du 27 novembre 2009, relatif aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L9773IEP), transposant la Directive (CE) 2007/66 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 (N° Lexbase : L7337H37), dite Directive "recours", ont imposé un double délai de suspension. Obligation est faite aux pouvoirs adjudicateurs de respecter un délai d'au moins seize jours (lequel est réduit à onze jours en cas de transmission électronique à l'ensemble des candidats) entre la date d'envoi de la notification de la décision d'attribution du contrat et la date de sa conclusion.

Par ailleurs, la suspension de la signature du contrat est automatique à compter de la saisine du juge des référés précontractuels. Elle n'est plus enfermée dans un délai maximal de vingt jours mais vaut, désormais, jusqu'à notification de la décision juridictionnelle au pouvoir adjudicateur. Enfin, la jurisprudence "Smirgeomes" du 3 octobre 2008 (12) a posé en principe que le juge des référés précontractuels devait "rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente". Comme le note Laurent Richer, le juge "introduit un critère d'utilité du recours pour son auteur", et celle-ci est "appréciée soit en fonction de la phase à laquelle est parvenue la procédure de passation, soit en référence à la portée du moyen invoqué".

L'arrêt "Ministre de la Défense" du 10 novembre 2010 s'inscrit donc dans un contexte de renforcement et de resserrement du référé précontractuel. Son apport est double et se situe tant du point de vue de l'application qu'il fait de la jurisprudence "Smirgeomes", que de la précision qu'il apporte en ce qui concerne la portée de l'obligation faite par le décret du 27 novembre 2009 au requérant de notifier son recours au pouvoir adjudicateur.

Sur le premier point, l'arrêt confirme très nettement le critère de l'utilité du recours pour le requérant. En l'espèce, le directeur de l'infrastructure de la défense à Cayenne avait lancé un appel public à la concurrence en vue de la passation d'un marché de rénovation de logements. Il avait alors écarté la candidature de la société X au motif qu'elle avait manqué à certaines de ses obligations dans le cadre de l'exécution d'un précédent marché. Le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Cayenne a, alors, annulé cette décision au motif que le pouvoir adjudicateur ne pouvait pas écarter cette candidature en se fondant sur ce seul motif ; il lui appartenait, au contraire, de procéder à un examen des garanties offertes par cette société postérieurement au marché au cours duquel elle a rencontré des difficultés. Ce raisonnement pouvait se défendre dans une certaine mesure si l'on songe qu'il est assez injuste de continuer à faire peser sur un candidat ses erreurs ou difficultés du passé sans vérifier si sa situation s'est améliorée par la suite. Le Conseil d'Etat le censure, cependant, pour erreur de droit, et cela au nom d'une application rigoureuse mais logique de la jurisprudence "Smirgeomes". La Haute juridiction considère, en effet, qu'il appartenait au juge des référés précontractuels de rechercher si les manquements invoqués étaient susceptibles de léser la société X. Or, tel n'était précisément pas le cas en l'espèce, car la société avait été placée en redressement judiciaire et n'était donc pas recevable à soumissionner à un marché dont l'exécution s'étendait au-delà de la période d'observation admise par le jugement l'autorisant à poursuivre son activité. Parce qu'elle n'était pas recevable à soumissionner, la société n'était donc pas susceptible d'être lésée par l'irrégularité qu'elle avait invoquée devant le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Cayenne.

Le présent arrêt est, également, intéressant en ce qu'il précise la portée de l'obligation désormais faite par l'article R. 551-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L9813IE8), dans sa rédaction issue du décret du 27 novembre 2009 (lequel a prolongé l'ordonnance du 7 mai 2009), à l'auteur d'un référé précontractuel de notifier son recours au pouvoir adjudicateur. La doctrine avait hésité sur cette question et d'éminents spécialistes avaient cru pouvoir affirmer que cette notification devait sans doute être comprise comme prescrite à peine d'irrecevabilité du référé précontractuel (13). Le juge administratif retient une solution contraire et manifeste, ainsi, son souci de préserver les droits du requérant. C'est, en effet, "dans l'intérêt de l'auteur du référé" que ces dispositions ont été adoptées, plus précisément afin d'éviter que le marché contesté ne soit prématurément signé par le pouvoir adjudicateur resté dans l'ignorance de l'introduction d'un recours. Si le requérant ne notifie pas son recours au pouvoir adjudicateur, c'est en fin de compte qu'il accepte de prendre le risque d'une signature anticipée. Et si ce risque ne se réalise pas, il n'y a donc pas lieu de rejeter son recours comme étant irrecevable.

  • Articulation entre référé précontractuel et référé contractuel : recevabilité du référé contractuel consécutif à un référé précontractuel déclaré irrecevable en raison de la signature du contrat par le pouvoir adjudicateur en violation du délai prévu par l'article 80 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L9824IEL) (CE 2° et 7° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 340944, mentionné dans les tables du recueil Lebon A8947GGH)

L'arrêt "France Agrimer" constitue, sauf erreur, l'une si ce n'est la première décision du Conseil d'Etat relative au référé contractuel mis en place par l'ordonnance du 7 mai 2009.

Les circonstances de l'affaire méritent d'être rappelées car celle-ci constitue une illustration parfaite des possibilités de combinaison entre le référé précontractuel et le référé contractuel. En l'espèce, un établissement national avait lancé une procédure d'appel d'offres en vue de l'attribution d'un marché public de fournitures de produits alimentaires, marché décomposé en 92 lots. La société X avait présenté une offre et avait été avisée, au cours de la procédure, que le volume de ses offres devait être modifiée pour 8 lots. Elle a alors refusé de modifier ses offres, lesquelles n'ont donc pas été retenues. L'établissement a, alors, commis une erreur en notifiant sa décision à une société homonyme, de sorte que la société X n'a jamais été avisée du rejet des offres qu'elle avait refusé de modifier. Tout juste a-t-elle été informée du fait qu'elle avait été déclarée attributaire d'un autre lot. En l'absence de notification pour les 8 lots, elle a, alors, saisi le juge des référés précontractuels, et c'est au cours de l'instance qu'elle a appris que les 8 lots pour lesquels elle était candidate avaient finalement été attribués. Dans un nouveau mémoire, elle a demandé au juge d'annuler les marchés en cause, demande relevant non plus du référé précontractuel, mais du référé contractuel. Par une ordonnance du 9 juin 2010 (14), le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil a rejeté comme irrecevables les conclusions présentées au titre du référé précontractuel mais a fait droit, partiellement, aux conclusions présentées au titre du référé contractuel.

Saisi de cette ordonnance, le Conseil d'Etat apporte les précisions suivantes. Il rappelle, tout d'abord, la règle selon laquelle un demandeur ayant exercé un référé précontractuel ne peut pas, en principe, poursuivre son action en exerçant un référé contractuel. Cette interdiction est, cependant, conditionnée (CJA, art. L. 551-14 N° Lexbase : L1603IE4). Elle ne vaut, en effet, que si le pouvoir adjudicateur (ou l'entité adjudicatrice) a respecté la suspension automatique prévue par l'article L. 551-4 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1601IEZ), à savoir la suspension de la signature du contrat à compter de la saisine du juge des référés précontractuels et jusqu'à la notification de sa décision au pouvoir adjudicateur, et s'est conformé à la décision rendue par le juge des référés précontractuels. Le Conseil d'Etat ajoute une hypothèse supplémentaire à ces deux cas légaux de succession des référés précontractuel et contractuel. Celle-ci concerne la situation dans laquelle le pouvoir adjudicateur signe le contrat sans respecter les délais prévus à l'article 80 du Code des marchés publics (il a, en effet, obligation de respecter un délai de 16 jours entre la notification du rejet de leur offre aux candidats évincés et la signature du marché, ce délai étant réduit à 11 jours en cas de notification par voie électronique) et où le demandeur, dans ces délais, saisit le juge des référés précontractuels et voit ses conclusions rejetées pour irrecevabilité. Dans la présente espèce, la société X était donc en droit d'exercer un référé contractuel après que le référé précontractuel ait été déclaré irrecevable du fait de la signature des marchés publics litigieux par l'établissement national.

François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique


(1) CE Contentieux, 10 juin 1996, n° 176873 (N° Lexbase : A0022API).
(2) CAA Marseille, 7ème ch., 17 janvier 2008, n° 05MA01089 (N° Lexbase : A4448D7U).
(3) Les clauses du contrat permettaient à la personne publique de dénoncer le contrat à l'issue de la première période contractuelle de dix ans ou à l'issue de la première période de prolongation de cinq ans.
(4) CE Ass., 28 décembre 2009, n° 304802 (N° Lexbase : A0493EQC), AJDA, 2010, p. 142, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi, RFDA, 2010, p. 506, concl. E. Glaser, p. 519, note D. Pouyaud.
(5) Faut-il rappeler que le référé précontractuel nous vient du droit communautaire. Il est le fruit de la transposition en droit interne par les lois n° 92-10 du 4 janvier 1992, relative aux recours en matière de passation de certains contrats et marchés de fournitures et de travaux (N° Lexbase : L6995GTA) et n° 93-1416 du 29 décembre 1993 (N° Lexbase : L8331INU) des Directives (CE) 89/665 du 21 décembre 1989 (N° Lexbase : L9939AUN) (pour les marchés des recours traditionnels) et 92/13 du 25 février 1992 (N° Lexbase : L7561AUL) (pour les secteurs dits exclus, c'est-à-dire les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications), dites Directives "recours".
(6) C. Bergeal et F. Lénica, Contentieux des marchés publics, Le Moniteur, 2ème édition, 2010, p. 125.
(7) CE, Section, 3 novembre 1995, n° 157304 (N° Lexbase : A6724AND), Rec. CE, p. 394, RFDA, 1995, p. 1077, concl. C. Chantepy, AJDA, 1995, p. 946, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux.
(8) CE, Section, 3 novembre 1995, n° 152650 (N° Lexbase : A6671ANE), Rec. CE, p. 145.
(9) CE 2° et 7° s-s-r., 7 mars 2005, n° 270778 (N° Lexbase : A2105DHG), Rec. CE, p. 96, AJDA, 2005, p. 1298, note S. Hul, CJEG, 2005, p. 386, note R. Vandermeeren, D., 2005, p. 2732, note J. Martin, JCP éd. A, 2005, 1202, note F. Linditch, RFDA, 2005, p. 1094, note M.-C. Vincent-Legoux.
(10) CJA, art. L. 551-10 (N° Lexbase : L1610IED).
(11) Pensons à l'hypothèse d'une signature intervenant après le délai de suspension maximal de 20 jours et avant que le juge des référés précontractuels n'ait pu se prononcer sur le fond de l'affaire.
(12) CE, Section, 3 octobre 2008, n° 305420 (N° Lexbase : A5971EAE), Rec. CE, p. 324, concl. B. Dacosta, AJDA, 2008, p. 2161, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber, RFDA, 2008, p. 1128, concl. B. Dacosta, note P. Delvolvé.
(13) En ce sens, C. Bergeal et F. Lénica, Contentieux des marchés publics, préc., p. 112.
(14) TA Montreuil, 9 juin 2010, n° 1005246 (N° Lexbase : A8159GHN).

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Avocats

[Manifestations à venir] Vignes et avocat - Les rencontres vitivinicoles du barreau de Carpentras : le vin, produit de qualité

Lecture: 1 min

N6942BQ8

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Le 04 Janvier 2011

Dans le cadre des rencontres vitivinicoles du barreau de Carpentras, un colloque se tiendra le vendredi 10 décembre 2010 à la mairie de Carpentras, sous la direction scientifique de Madame Jocelyne Cayron, maître de conférences à la Faculté de droit d'Aix-en-Provence. Programme

9h00 : accueil des participants

9h30 : allocutions de Maître Didier Adjedj, Bâtonnier de l'Ordre des avocats, M. Fuillet, vice-président du Conseil général et président de la commission développement économique.

I - L'engagement de qualité (10h00-14h00)

Les différents signes de qualité après les récentes réformes nationales et communautaires, par un membre de l'INAOQ
L'utilisation pratique des différents signes de qualité, IGP, AOP, AB, Chartes, ..., par T. Montagne, secrétaire général de la Conférence des vignerons indépendants
L'étiquetage, attestation de qualité, par Annie Paly, directrice de la FRAOC du Sud-Est
L'importance commerciale des signes de qualité - Situation économique, par Brice Eymard, services études inter Rhône
Evolution des signes de qualité en vallée du Rhône, par Christian Paly, président d'inter Rhône

Pause déjeuner offerte par le barreau de Carpentras

II - Le contrôle de la qualité des vins bénéficiant d'une appellation d'origine (14h00-16h00)

Le contrôle de la qualité par les procédures d'agréments ; évolutions et limites, par Maître Charlotte Assemat, avocat
Le contrôle de la qualité par l'administration des fraudes, par un agent de la DGCCRF
Le contrôle de la qualité par l'administration des douanes, par un agent des douanes

Débat et pause café

III - La promotion et la défense de la qualité (16h00-18h00)

La difficulté de promouvoir la qualité : la délicate question de la publicité, par Maître Pegaz, avocat
L'utilisation des marques, aux fins de promotion et de la défense de la qualité, par Jocelyne Cayron, maître de conférences à la Faculté de droit d'Aix-en-Provence

18h00 : cocktail dînatoire offert par le barreau de Carpentras

19h00 : spectacle "des mots et du vin" présenté par M. Sorbier

Date

Vendredi 10 décembre 2010
9h00-20h00

Lieu

Mairie de Carpentras

Renseignements et inscriptions

Maison de l'avocat
16, impasse Sainte-Anne
84200 Carpentras

Tél. : 04-90-67-13-60
Fax. : 04-90-67-12-66
E-mail : oda.carpentras@wanadoo.fr

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Droit de la famille

[Questions à...] La question du mariage homosexuel soumise au Conseil constitutionnel - Questions à Maître Caroline Mécary, avocat au barreau de Paris

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N6906BQT

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par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition privée

Le 04 Janvier 2011

Par une décision rendue le 16 novembre 2010, la Cour de cassation a décidé de soumettre au Conseil constitutionnel la question de la conformité à la Constitution de l'impossibilité en droit français de se marier avec une personne de même sexe (Cass. QPC, 16 novembre 2010, n° 10-40.042, FP-D N° Lexbase : A1739GIA) (1). Précisément, deux questions prioritaires de constitutionnalité ont été transmises aux Sages, formulées selon les termes suivants : "1°/ Les articles 144 (N° Lexbase : L1380HIX) et 75, dernier alinéa (N° Lexbase : L3236ABH), du Code civil sont-ils contraires, dans leur application, au préambule de la Constitution de 1946 et de 1958 en ce qu'ils limitent la liberté individuelle d'un citoyen français de contracter mariage avec une personne du même sexe ? 2°/ Les articles 144 et 75 du Code civil sont-ils contraires, dans leur application, aux dispositions de l'article 66 de la Constitution de 1958 (N° Lexbase : L0895AHM) en ce qu'ils interdisent au juge judiciaire d'autoriser de contracter mariage entre personnes du même sexe ?". Pour décider du renvoi, la Cour de cassation a estimé que les questions posées faisaient aujourd'hui l'objet d'un large débat dans la société, en raison, notamment, de l'évolution des moeurs et de la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe dans les législations de plusieurs pays étrangers. Comme telles, elles présentent un caractère nouveau au sens que le Conseil constitutionnel donne à ce critère alternatif de saisine. Pour faire le point sur ce sujet, Lexbase Hebdo - édition privée a rencontré Maître Caroline Mécary, avocate au barreau de Paris, spécialisée en droit de la famille, et qui travaille en particulier sur les questions relatives aux nouvelles familles.

Lexbase : Les arguments tirés de l'inconstitutionnalité de l'interdiction du mariage homosexuel sont-ils fondés selon vous ?

Caroline Mécary : Les arguments qui ont été soulevés pour contester la conformité des articles 144 (N° Lexbase : L1380HIX) et 75 (N° Lexbase : L3236ABH) du Code civil à la Constitution me paraissent tout à fait pertinents. Ils sont à la fois fondés sur une atteinte à la liberté de choix conjugal et à la liberté du droit de se marier qui a été considérée par le Conseil constitutionnel comme étant une liberté fondamentale, et par ailleurs, ils reposent sur l'idée qu'il existe une rupture d'égalité entre les citoyens en raison de l'orientation sexuelle, ce qui constitue une discrimination, car il faut des raisons objectives et très sérieuses pour admettre une discrimination à raison de l'orientation sexuelle pour refuser l'exercice d'un droit.

Donc sur le plan juridique, l'argumentaire qui est soutenu est parfaitement valide. Mais il est évident que sur un tel sujet, à savoir l'ouverture d'un mariage civil aux couples homosexuels, l'appréhension par le Conseil constitutionnel ne peut être uniquement juridique, quoi qu'il en dise. Il y a évidemment, sur ce sujet, une dimension politique importante, car il s'agit d'une question de choix de société, qui implique de s'interroger sur le point suivant : qu'est ce qui justifie aujourd'hui, en 2010, que l'orientation sexuelle puisse encore être un critère pour refuser l'accès au mariage civil ?

Lexbase : Quelle peut être l'influence de la décision de la décision de la CEDH rendue le 24 juin dernier (CEDH, 24 juin 2010, Req. 30141/04 N° Lexbase : A2744E3Z) ?

Caroline Mécary : A la différence des questions relatives à la garde à vue où le Conseil constitutionnel a dû reconnaître que les règles relatives à la garde à vue n'étaient pas conformes à la Constitution (Cons. const., décision n° 2010-14/22 QPC, du 30 juillet 2010 N° Lexbase : A4551E7P), car de nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme (2) avaient condamné différents Etats au regard de l'absence de garanties existantes dans le cadre de la procédure de garde à vue, il est exact que la CEDH n'a jamais condamné un Etat membre au motif que son droit définirait le mariage comme étant uniquement l'union d'un homme et d'une femme.

Mais il ne faut pas oublier que l'arrêt de la CEDH du 24 juin 2010 a été rendu au regard d'un contexte de faits particuliers. En effet, l'Autriche a introduit dans son droit positif, à compter du 1er janvier 2010, un contrat de partenariat qui offre les mêmes droits et les mêmes devoirs que le mariage, ce qui explique le sens de cette décision.

Par ailleurs, cet arrêt de la CEDH est également important en ce qu'il reconnaît aux couples homosexuels le droit à une vie familiale, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4798AQR). Mais il est vrai que le Conseil constitutionnel, qui arbore les apparences d'une Cour suprême, n'en est toujours pas une. Par voie de conséquence, il n'est pas exclu de penser que le Conseil constitutionnel agira comme il l'a fait dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'adoption simple au sein d'un couple de femmes (3) et qu'il prétendra que cette question doit être renvoyée au législateur.

Lexbase : Compte tenu de l'extension du nombre de pays européens ayant décidé de légaliser le mariage homosexuel, cette QPC représente-t-elle l'opportunité d'introduire un changement législatif ?

Caroline Mécary : Compte tenu du sens probable de la décision, il est clair qu'il appartiendra à la classe politique de s'en saisir. Mais compte tenu du positionnement de la majorité présidentielle et du récent voyage du Président de la République au Vatican, où le Pape l'a encore entretenu de la nécessité de ne pas ouvrir le mariage aux homosexuels, il y a peu à attendre des pouvoirs publics en place. Il faudra attendre une alternance, en 2012, car tous les partis de gauche, et au premier chef Europe écologie-Les Verts, se sont engagés à ouvrir le mariage civil à tous les couples.


(1) Sur cet arrêt, lire également les obs. de Adeline Gouttenoire, Mariage homosexuel : en route pour le Conseil constitutionnel !, Lexbase Hebdo n° 418 du 25 novembre 2010 - édition privée (N° Lexbase : N6910BQY).
(2) CEDH, 27 novembre 2008, Req. n° 36391/02 (N° Lexbase : A3220EPX) ; CEDH, 13 octobre 2009, Req. n° 7377/03 (N° Lexbase : A3221EPY).
(3) Cons. const., 6 octobre 2010, n° 2010-39 QPC (N° Lexbase : A9923GAR).

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