La lettre juridique n°399 du 17 juin 2010

La lettre juridique - Édition n°399

Éditorial

Non-discrimination au petit théâtre de l'absurde

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Il en va de certains concepts modernes de droit du travail comme des bons sentiments : parés des meilleures intentions, ils n'en pavent pas moins l'enfer quotidien des entreprises. Et, à la lecture de cet arrêt du 1er juin 2010, rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, interdisant les primes attribuées aux seuls salariés non-grévistes, la lutte contre les discriminations en constitue, malheureusement, un exemple topique.

L'arrêt opère, ainsi, un revirement de jurisprudence, sacralisant, au rang de dogme, la non-discrimination, là où, hier encore, des exceptions pouvaient être autorisées par la loi, des différences de traitement fondées a priori sur un motif discriminatoire pouvant être "autorisées", "lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée". Nombreux, sans doute, se féliciteront que l'on referme, ici, une brèche intolérable qui sanctionnait indirectement et implicitement l'exercice du droit de grève ; d'autres, sans doute plus pragmatiques, y verront, une nouvelle fois, la sanction de ces salariés non-grévistes qui, sans engranger les heures supplémentaires, auront mis les bouchées doubles pour assurer l'essence, voire l'existence, de leur entreprise afin de compenser, autant que faire ce peut, l'absence des salariés en lutte sociale, toute légitime soit elle. Car, à interdire toute "discrimination" dans l'octroi d'une prime exceptionnelle, on écarte de facto toute prime récompensant, ici, l'investissement exceptionnel des salariés non-grévistes. Aucun manichéisme ne doit, ici, faire montre d'arrogance, mais il est, objectivement, à constater, qu'avec ce revirement de jurisprudence et la sacralisation absolue (ou quasi telle) du principe de non-discrimination, on aboutit, de manière rampante, à la contradiction même du principe de non-discrimination, à la négation de l'existentialisme et de la responsabilité individuelle, dans le cadre d'un asservissement à la doxa -le droit de grève inconséquent-, dans un cadre moral qui n'a, en principe, pas le droit de cité dans la relation salariale.

Pour aller vite, et sans tomber dans un sophisme outrecuidant, disons que le principe de non-discrimination est l'héritier du principe de l'Egalité de droit, chère à notre Déclaration universelle et au fronton de nos bâtiments publics. Or, ce principe d'Egalité est, évidement, un principe des Lumières établi en réaction au déterminisme, pour ne pas dire à l'immobilisme, social de l'Ancien régime ; le carcan de la naissance et des privilèges y afférents était par trop intolérable dans une société qui se voulait entrer en religion de l'égalitarisme, après avoir porté de ces voeux les plus pieux la Liberté ; égalitarisme préfigurant, dès lors, l'existentialisme du XXème siècle. Et, l'on comprendra, alors, qu'il a quelque chose d'étrange à ce que l'être humain formant l'essence de sa vie par ses propres actions, ces actions ne lui étant pas prédéterminées par quelconques doctrines théologiques, philosophiques ou morales, on aboutisse, par le jeu de la non-discrimination en droit du travail, à une déresponsabilisation des salariés grévistes quant aux effets de leur exercice du droit de grève sur leur rémunération.

Un pas en avant, deux pas en arrière : que l'exercice du droit de grève assure le salarié en lutte social contre tout licenciement, chacun conviendra que la protection de ce droit nécessite une protection infaillible de l'emploi du salarié gréviste. On notera simplement que, jusqu'il y a peu, il semblait, également, parfaitement naturel à ce dernier qu'il ne fasse pas l'objet d'une retenue sur salaire pour travail non accompli, accords de "fin de grève" et option d'achat de la paix social dans l'entreprise obligent. On saluera, ici, l'application du principe de non-discrimination qui veut, désormais, que celui qui ne travaille pas n'obtienne pas une rémunération, contrairement à celui qui travaille. Si le droit de grève est constitutionnellement établi et protégé, le refus de faire grève et la liberté de travailler le sont tout autant : l'égalité salariale consiste, aussi, à ne pas traiter de manière identique deux comportements dissemblables. Alors, l'on s'étonnera que l'on ne puisse pas récompenser l'investissement exceptionnel des salariés non-grévistes, en l'espèce, dans le sauvetage de leur entreprise, en leur octroyant une malheureuse prime exceptionnelle de 150 euros -beaucoup moins inique, au demeurant, que les primes d'assiduité validées naguère par la Haute juridiction-.

Et, c'est là que nous en revenons à notre principe de responsabilité lié, intrinsèquement, à l'existentialisme, contraire à toute non-discrimination dogmatique. L'existentialisme considère chaque personne comme un être unique qui est maître de ses actes et de son destin, mais aussi des valeurs qu'il décide d'adopter et qu'il exprime, dans le cas présent, à travers l'exercice de son droit de grève. "L'existence précède l'essence" : aussi, selon la théorie sartrienne, nous surgissons, d'abord, dans le monde, puis nous existons et finalement nous nous définissons par nos actions dont nous sommes pleinement responsables. En cela, l'être vivant se distingue de l'objet manufacturé qui, lui, a été conçu pour une fin, et se définit plutôt par son essence. Et, l'existentialisme de condamner la mauvaise foi comme fuite devant la liberté de choix de tout homme gréviste ou non.

Et, l'absurde dans tout cela ? Et bien, l'absurde -du latin absurdus qui signifie "dissonant"- est ce qui est contraire à toute logique ou qui ne respecte pas les règles de la logique. L'absurde est ce qui produit un effet de non-sens, axiome de toute la littérature absurde chère à Camus, "auteur involontaire" de l'existentialisme. Et, cette nouvelle analyse du principe de non-discrimination, décrétée Quai de l'Horloge, peut nous paraître absurde, tant elle caractérise ce qui est dénué de tout sens préétabli : récompenser un investissement exceptionnel ici, ne pas récompenser l'absence d'investissement exceptionnel là. Source du pessimisme de Schopenhauer, le principe de non-discrimination devient absurde en ce qu'il marque, à travers cet arrêt du 1er juin dernier, une défiance dans le bon sens entrepreunarial, sanctionnant les salariés non-grévistes, en délégitimant l'octroi d'une prime, universalisant de facto la lutte sociale des seuls salariés grévistes qui ne peuvent, ainsi, subir aucune conséquence de bon sens, logique intrinsèquement, de leur non investissement professionnel à un moment donné. Il ne s'agissait pas, ici, de licencier ou de discriminer au regard de leurs carrières les salariés grévistes. "L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites" (Camus, Le Mythe de Sisyphe) : voilà pourquoi l'application du principe de non-discrimination absolue dans une affaire telle que soumise à la Chambre sociale peut nous paraître absurde.

Qu'on se le dise, le principe de non-discrimination fut érigé en réaction au préétabli (sexe, race, religion, physique, etc.), bref à l'essence, préférant mettre en valeur l'existence du salarié (sa formation, son investissement professionnel, ses compétences, etc.). Or, l'existence n'est pas sans conséquence individuelle : ici, l'absence de prime exceptionnelle. Mais, l'heure est bien au dogme anti-discriminatoire et "l'esprit, mis en présence de toute espèce de difficulté, peut trouver une issue idéale dans l'absurde", me rétorqueriez-vous à l'unisson d'André Breton dans l'Anthologie de l'humour noir.

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Entreprises en difficulté

[Chronique] Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté de Pierre-Michel Le Corre et Emmanuelle Le Corre-Broly - Juin 2010

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N4162BPT

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Le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition privée générale vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique de Pierre-Michel Le Corre et Emmanuelle Le Corre-Broly, retraçant l'essentiel de l'actualité juridique rendue en matière de procédures collectives. Ont été sélectionnés, ce mois-ci, deux arrêts rendus par la Cour de cassation et tous deux promis aux honneurs de son Bulletin. Tout d'abord, dans le premier arrêt rendu le 11 mai 2010, ayant trait à la publicité des opérations de crédit-bail, la Chambre commerciale met en évidence deux points : d'une part, au regard des dispositions du Code monétaire et financier, la publicité de l'opération de crédit-bail qui ne permet pas l'identification des parties et des biens est sanctionnée au même titre que l'absence totale de publicité et conduit donc à une inopposabilité du droit de propriété du crédit-bailleur, et, d'autre part, l'inopposabilité du droit de propriété du crédit-bailleur mobilier posée par le Code monétaire et financier ne doit pas être confondue avec celle posée en tant que sanction du défaut de revendication.. Ensuite, dans le second arrêt sélectionné cette semaine et daté du 26 mai 2010, la Chambre commerciale répond à la question inédite de savoir si l'effet interruptif de prescription lié à la déclaration de créance au passif subsiste nonobstant la réformation de la décision d'ouverture de la procédure collective.
  • La sanction de l'absence de publicité régulière du contrat de crédit-bail (Cass. com., 11 mai 2010, n° 09-14.048, F-P+B N° Lexbase : A1706EXH)

La Chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu, le 11 mai 2010, un arrêt ayant trait à la publicité des opérations de crédit-bail. Les liquidateurs judiciaires seront sans doute vivement intéressés par cette décision qui effrayera tout autant les établissements de crédit.

Dans l'espèce commentée, régie par les dispositions de la loi de sauvegarde des entreprises (loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 N° Lexbase : L5150HGT), un artisan avait signé avec un crédit-bailleur un contrat portant sur un véhicule utilitaire. Le contrat avait fait l'objet de la publicité, imposée par le Code monétaire et financier, auprès du greffe du tribunal de commerce. Fort de cette publicité, le crédit-bailleur avait, par suite du redressement puis de la liquidation judiciaires du crédit-preneur, sollicité la restitution du véhicule. Les juges du fond avaient cependant refusé d'ordonner la restitution au motif que la publicité n'avait pas été régulièrement effectuée. En effet, plusieurs erreurs avaient été commises sur l'identification du cocontractant : le contrat était au nom de "Patrick K'Nevez", alors que la publicité avait été faite au nom de "Bernard Nevez", il mentionnait "11 Croix de Charles" alors que la publicité indiquait "lieudit Lasserre", le contrat indiquait "33210 Roaillan" cependant que la publicité faisait état de "33730 Noaillan". De ces erreurs, il était résulté que l'état des inscriptions de crédit-bail obtenu du greffe du tribunal de commerce par le mandataire judiciaire était vierge.
Les juges en avaient déduit que les créanciers du débiteur n'avaient pas eu connaissance du contrat qui était donc inopposable aux créanciers ainsi qu'au mandataire judiciaire. Le crédit-bailleur s'était pourvu en cassation en soutenant, d'une part, que les "simples erreurs" dans la publicité ne pouvaient pas être assimilées à un défaut de publicité et que, d'autre part, l'option exercée pour la continuation du contrat de crédit-bail emportait reconnaissance du droit de propriété du crédit-bailleur sur les biens objet des contrats sans que celui-ci n'ait à exercer l'action en revendication prévue à l'article L. 624-9 du Code de commerce (N° Lexbase : L3492ICC).

La Chambre commerciale a rejeté le pourvoi par un arrêt dont la solution, quoique sévère pour le crédit-bailleur, doit être parfaitement approuvée au regard des dispositions législatives et réglementaires entourant la publicité des opérations de crédit-bail.

Cet arrêt met en évidence deux points :
- d'une part, au regard des dispositions du Code monétaire et financier, la publicité de l'opération de crédit-bail, qui ne permet pas l'identification des parties et des biens, est sanctionnée au même titre que l'absence totale de publicité et conduit donc à une inopposabilité du droit de propriété du crédit-bailleur (I) ;
- et, d'autre part, l'inopposabilité du droit de propriété du crédit-bailleur mobilier posée par le Code monétaire et financier ne doit pas être confondue avec celle posée en tant que sanction du défaut de revendication (II).

I - L'assimilation de l'irrégularité de la publicité à l'absence de publicité

Aux termes des dispositions de l'article L. 624-10 du Code de commerce (N° Lexbase : L5569HDM), "le propriétaire d'un bien est dispensé de faire reconnaître son droit de propriété lorsque le contrat portant sur ce bien a fait l'objet d'une publicité". La justification de ce traitement de faveur est simple : puisque la publicité assure à elle seule l'opposabilité du droit de propriété, il est inutile de soumettre le propriétaire à une demande en revendication, laquelle a précisément pour objet de faire reconnaître opposable le droit de propriété à l'égard de la procédure collective.

Certains contrats, tel le contrat de crédit-bail, sont obligatoirement publiés aux fins d'opposabilité. En effet, aux termes des dispositions de l'article L. 313-10 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L2972G9X), les opérations de crédit-bail "sont soumises à une publicité dont les modalités sont fixées par décret. Ce décret précise les conditions dans lesquelles le défaut de publicité entraîne l'inopposabilité aux tiers".
La publicité des opérations de crédit-bail est règlementée de façon très détaillée. Ainsi que le précise l'article R. 313-3 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L5047HCW), elle "doit permettre l'identification des parties et des biens faisant l'objet de ces opérations", selon des modalités précisées, en matière de crédit-bail mobilier, aux articles R. 313-4 (N° Lexbase : L5049HCY) à R. 313-6.

Au sujet de l'identification du preneur, qui pose difficulté en l'espèce, l'article 2 de l'arrêté du 4 juillet 1972 prévoit que : "Les bordereaux d'inscription comportent les renseignements suivants : [...] 2° Sur les clients de ces entreprises [de crédit-bail] : [...] d) s'il s'agit d'une personne physique non commerçante : ses nom, prénoms, domicile et profession, ainsi que l'adresse du ou des lieux où elle est établie pour l'exercice de l'activité pour les besoins de laquelle a été souscrit le crédit-bail".
Ces renseignements permettent l'identification du preneur. En cas de discussion relative à cette identification, la question est laissée à l'appréciation souveraine des juges du fond. Il semble parfaitement logique de considérer que dès lors que l'état des inscriptions de crédit-bail est vierge, cela signifie que, sauf erreur du greffe, la publicité des opérations de crédit-bail ne permet pas l'identification du crédit-preneur, et n'est donc pas régulière. C'est en ce sens que s'étaient, à juste titre, prononcés les juges du fond (1) dans l'espèce rapportée.
L'absence de publicité régulière est sévèrement sanctionnée, puisqu'aux termes des dispositions de l'article R. 313-10 du Code monétaire et financier, "si les formalités de publicité n'ont pas été accomplies dans les conditions fixées aux articles R. 313-4 à R. 313-6, l'entreprise de crédit-bail ne peut opposer aux créanciers ou ayants cause à titre onéreux de son client, ses droits sur les biens dont elle a conservé la propriété, sauf si elle établit que les intéressés avaient eu connaissance de l'existence de ces droits", cette dernière preuve étant quasiment impossible à rapporter en pratique. Ainsi, l'irrégularité de la publicité qui ne permettrait pas l'identification des parties ou des biens objets de l'opération est équipollente à une absence de publicité : elle est sanctionnée par l'inopposabilité du droit de propriété du crédit-bailleur à l'égard des créanciers du preneur et de leur représentant (mandataire judiciaire ou liquidateur).

II - L'absence d'assimilation de l'inopposabilité visée par le Code de commerce à celle posée par le Code monétaire et financier

L'inopposabilité du droit de propriété posée par le Code monétaire et financier ne doit cependant pas être confondue avec l'inopposabilité du droit de propriété résultant de l'absence de revendication imposée au propriétaire par l'article L. 624-9 du Code de commerce.

Leurs fondements sont radicalement différents de sorte qu'elles ne peuvent être assimilées. Le propriétaire se trouve dans l'une de ces situations :
- soit il aura régulièrement procédé à la publicité de son contrat et il sera alors dispensé de présenter une demande en revendication car son droit de propriété sera, du fait de cette publicité, opposable aux créanciers ainsi qu'au mandataire judiciaire qui représente ces derniers (cf. C. com., art. L. 624-10) ;
- soit il n'aura pas procédé à la publicité de son contrat ou y aura procédé irrégulièrement. L'article L. 624-9 du Code de commerce oblige alors tous les propriétaires n'ayant pas publié leur contrat (ou l'ayant irrégulièrement publié, ce qui revient au même) à faire reconnaître leur droit de propriété en présentant une demande en revendication. Cependant, pour que cette demande prospère, encore faut-il que le droit de propriété du revendiquant ne soit pas frappé par une inopposabilité en application d'un texte extérieur au droit des entreprises en difficulté, en l'occurrence, l'article R. 313-10 du Code monétaire et financier relatif au crédit-bail mobilier. Il ne servirait alors à rien au crédit-bailleur de présenter une demande en revendication car l'inopposabilité de son droit de propriété résultant de l'article R. 313-10 du Code monétaire et financier rendrait cette démarche inutile, le juge ne pouvant que constater cette inopposabilité "spéciale", extérieure au livre VI du Code de commerce.

Ainsi, point de salut pour le crédit-bailleur n'ayant pas régulièrement publié son contrat : l'exercice d'une action en revendication plutôt qu'une demande en restitution, ne peut pas constituer une deuxième chance pour lui. Il ne servait donc à rien de soutenir, comme tentait de le faire le malheureux propriétaire dans son pourvoi, que le crédit-bailleur -soumis à la revendication du fait de l'irrégularité de la publicité- était finalement dispensé de revendiquer dans la mesure où le contrat avait été poursuivi puis résilié par le liquidateur, qui avait ainsi reconnu "sans équivoque le droit de propriété du crédit-bailleur sur le matériel loué sans que celui-ci ait à exercer l'action en revendication prévue à l'article L 624-9 du Code de commerce" (2). En effet, l'inopposabilité frappant, en l'espèce, le crédit-bailleur n'est pas celle résultant de l'absence de revendication obligatoire posée par le Code de commerce mais celle issue d'un défaut de publicité imposée par le Code monétaire et financier.

Les deux protagonistes que sont les crédit-bailleurs et les liquidateurs devront donc faire preuve d'une extrême vigilance :
- les uns, en veillant à une publication régulière du contrat, gage d'opposabilité de leur droit ;
- les autres, en vérifiant le caractère régulier de la publicité pour, le cas échéant, soulever une inopposabilité du droit propriété du crédit-bailleur et ainsi augmenter les actifs du débiteur à liquider.

Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon

  • Réformation du jugement d'ouverture et interruption de la prescription liée à la déclaration de créance et à l'assignation en redressement judiciaire (Cass. com., 26 mai 2010, n° 09-10.852, F-P+B N° Lexbase : A7246EXN)

Selon une jurisprudence aujourd'hui bien établie, la déclaration de créances équivaut à une demande en justice. Tirant les conséquences de cette analyse, la Cour de cassation devait logiquement décider que la déclaration de créances produit un effet important de cette demande en justice, celui d'interruption de la prescription (3).
Cet effet interruptif joue, non seulement, dans les rapports entre le créancier et le débiteur, mais également dans les rapports entre le créancier et le garant du débiteur, que ce dernier soit une caution (4), un codébiteur, ou encore une personne ayant affecté un bien en garantie de la dette du débiteur (5), autrefois dénommée caution réelle.

Cet effet interruptif de prescription se comprend : par l'effet du jugement d'ouverture, le créancier ne peut plus obtenir paiement d'une créance antérieure. Il ne peut davantage agir en justice contre le débiteur pour obtenir la condamnation de ce dernier au paiement. Corollaire de cette confiscation de droits au préjudice du créancier, ce dernier doit déclarer sa créance au passif.
Il est heureux que la Cour de cassation ait fait produire un effet interruptif de prescription à la déclaration de créance. Dans le cas contraire, la solution aurait été curieuse, car le créancier aurait été privé du droit d'agir en justice pour obtenir condamnation du débiteur au paiement, sans pouvoir, en contrepartie, interrompre la prescription.

La présente espèce nous donne l'occasion de réfléchir sur un aspect particulier de cet effet interruptif de prescription lié à la déclaration de créance au passif : subsiste-t-il nonobstant la réformation de la décision d'ouverture de la procédure collective ? C'est à cette question, inédite à notre connaissance, que répond, dans l'arrêt rapporté, la Cour de cassation.

En l'espèce, une banque consent des prêts à deux époux, pour les besoins de leur exploitation agricole. Une société civile agricole (SCA), en 1979, achète l'exploitation des époux, moyennant, d'une part, un prêt consenti par la même banque et, d'autre part, l'engagement de prise en charge des quatre prêts consentis aux époux par la banque. 
En 1990, la SCA est déclarée en redressement judiciaire. Mais ce jugement d'ouverture est infirmé en 1991. En 1994, la banque assigne la SCA en redressement judiciaire et déclare sa créance au passif. La créance est admise en 1996. Le jugement d'ouverture, frappé d'appel, est confirmé par la cour d'appel. Mais, en 2000, l'arrêt est cassé sans renvoi, déclarant irrecevable la demande d'ouverture de redressement judiciaire (Cass. com., 26 avril 2000, n° 96-22.509, Société Domaine de la Verane, société civile agricole c/ Caisse régionale de Crédit agricole mutuel (CRCAM) Alpes Provence et autres, inédit N° Lexbase : A5598C3Q). Par arrêt du même jour, l'arrêt ayant admis la créance de la banque au passif est cassé (Cass. com., 26 avril 2000, n° 96-22.511, Société civile agricole (SCA) Domaine de la Vérane c/ Caisse régionale de Crédit agricole mutuel (CRCAM) Alpes-Provence et autres, inédit N° Lexbase : A5599C3R).
En 2002, la banque assigne à nouveau la SCA en redressement judiciaire. La banque déclare sa créance, laquelle est admise au passif en 2007. Devant la cour d'appel, statuant sur appel de l'admission au passif intervenue, la SCA débitrice entend soulever la fin de non-recevoir tirée de la prescription de la créance. La cour d'appel ne fait pas droit à cet argument qui, en revanche, va trouver écho devant la Cour de cassation. Cette dernière va statuer en deux points, qui présentent un égal intérêt.
La Cour de cassation a d'abord décidé que "l'assignation signifiée au débiteur par le créancier aux fins d'ouverture d'une procédure collective, qui contient implicitement une demande de reconnaissance du droit de ce dernier, constitue une citation en justice au sens du premier de ces textes [C. civ., art. 2244 N° Lexbase : L7178IA4] et interrompt la prescription ; que si la demande du créancier est rejetée ou déclarée irrecevable, l'interruption de la prescription doit être regardée comme non avenue".

Ainsi, l'assignation en ouverture d'une procédure collective est-elle interruptive de prescription. La précision est intéressante. Certes, objectera-t-on, cette interruption de prescription fait double emploi avec celle attachée à la déclaration de créance au passif. Mais l'affirmation peut présenter un intérêt si le créancier, après avoir assigné en redressement ou en liquidation judiciaire, oublie de déclarer sa créance. Celle-ci, depuis la loi de sauvegarde des entreprises, n'est plus éteinte. L'effet d'interruption de prescription pourra alors être précieux pour le créancier, qui serait en droit de reprendre ses poursuites individuelles, après clôture de la procédure collective. La solution ne sera pas possible après complète exécution du plan de sauvegarde ou de redressement. Elle sera, en revanche, possible en cas de résolution du plan et autorisera, en conséquence, dans la procédure collective subséquemment ouverte, le créancier à déclarer sa créance au passif, sans que puisse lui être opposée la prescription, puisque pendant toute la durée de la procédure collective, il aura été dans l'impossibilité d'agir en justice pour obtenir paiement. Le créancier pourrait également reprendre ses poursuites après clôture de la liquidation judiciaire pour extinction du passif exigible. Il peut aussi reprendre ses poursuites après clôture pour insuffisance d'actif de la liquidation judiciaire, s'il se trouve dans l'un des cas exceptionnels de reprise des poursuites individuelles.

L'interruption de la prescription liée à l'assignation en redressement ou en liquidation judiciaire ne vaut toutefois, selon la Cour de cassation, que pour autant que le jugement d'ouverture n'est pas ensuite remis en cause. Si la demande d'assignation en ouverture de procédure collective émanant du créancier est rejetée ou déclarée irrecevable, l'interruption de prescription est non avenue.

Dans un deuxième temps, la Cour de cassation va affirmer que l'arrêt qui a déclaré irrecevable la demande de la banque tendant à obtenir l'ouverture du redressement judiciaire de la SCA a rendu non avenue l'interruption de la prescription (attachée à la déclaration de créance au passif).
La précision est importante et, à première vue, peut sembler convaincante. Si la Cour de cassation déclare irrecevable la demande d'ouverture de la procédure collective, par voie de conséquence, la décision d'admission au passif doit être anéantie et, plus encore, la déclaration de créance au passif cesse de produire un effet interruptif de prescription puisqu'aucune conséquence attachée à l'ouverture de la procédure collective ne peut plus désormais prospérer. C'est bien le sens de l'alinéa 2 de l'article 625 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6784H7E), qui énonce que la cassation "entraîne, sans qu'il y ait lieu à une nouvelle décision, l'annulation par voie de conséquence de toute décision qui est la suite, l'application ou l'exécution du jugement cassé ou qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire". La procédure de déclaration et d'admission des créances est bien, à cet égard, la suite du jugement d'ouverture de la procédure collective. Si ce dernier est anéanti, se trouvent identiquement anéantis la décision d'admission au passif et les effets attachés non seulement à cette admission, par exemple l'interversion de prescription, mais encore ceux attachés à la déclaration de créance, et notamment l'effet interruptif de la prescription. Ainsi, les règles de la procédure civile conduisent-elles naturellement à la solution posée.

Pour autant, il importe de remarquer la très curieuse situation -que l'on peut qualifier d'ubuesque par son caractère profondément injuste- du créancier.
En l'espèce, en 1994, le créancier a déclaré sa créance et la décision qui a déclaré irrecevable l'ouverture de la procédure collective n'intervient qu'en l'an 2000. Pendant six ans, le créancier a été privé du droit d'ester en justice pour obtenir condamnation de son débiteur à payer, du fait de l'existence de la procédure collective. Pendant ce laps de temps, il peut donc être soutenu que la prescription ne peut courir contre le créancier, du fait de son impossibilité d'agir en justice. Le créancier aurait donc pu invoquer le principe général selon lequel la prescription ne peut pas courir contre une personne privée du droit d'agir. C'est la règle "contra non valentem".

Il apparaît, en effet, bien difficile de reprocher à un créancier de ne pas avoir agi justice pour empêcher le jeu de la prescription, alors précisément qu'il ne pouvait plus ester en justice, pour faire condamner son débiteur au paiement, dès lors qu'il avait décidé de l'assigner en redressement judiciaire. Pendant tout le cours de la procédure collective, sa demande était irrecevable. En outre, la règle du subsidiaire interdit au créancier d'agir simultanément en ouverture d'une procédure collective et en paiement. Le créancier, en l'espèce, aurait donc dû soulever le principe "contra non valentem", puisqu'il ne pouvait agir en justice pour interrompre une prescription, dès lors que la procédure collective était ouverte et que, en outre, le créancier ne pouvait, sans méconnaître l'interdiction du subsidiaire, assigner à titre principal en redressement ou en liquidation judiciaire, et à titre subsidiaire en paiement, ou inversement.

La solution a été rendue en l'état de la législation antérieure à la loi du 17 juin 2008 (loi n° 2008-561, portant réforme de la prescription en matière civile N° Lexbase : L9102H3I), qui a modifié le droit de la prescription. Désormais, le principe "contra non valentem" est inscrit dans le Code civil. En effet, l'article 2234 du Code civil (N° Lexbase : L7219IAM) dispose que "la prescription ne court pas contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure". En l'espèce, incontestablement, l'impossibilité d'agir du créancier résultait de la loi, et plus exactement de la règle de l'arrêt des poursuites individuelles liée à l'ouverture de la procédure collective, pendant tout le cours de celle-ci.

Le créancier aurait donc été inspiré de soulever cet argument, qui constituait, à l'époque un principe général de droit et qui, depuis la loi du 17 juin 2008, est une disposition de notre Code civil.

Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du CERDP (ex Crajefe) et Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises


(1) V., cependant, contra Cass. com. 16 mai 1995, deux arrêts, n° 93-15.041, M. Gérard Bouillot, mandataire-administrateur c/ Compagnie générale de location (CGL) (N° Lexbase : A8571AGK) et n° 93-15.042, M. Gérard Bouillot, mandataire administrateur c/ Compagnie générale de location CGL (N° Lexbase : A8572AGL) : en l'espèce, le locataire était désigné, dans le bordereau de publication, "Brigaud" au lieu de "Brigand", et son adresse contenait également une erreur (4 route de "Beaurainy", au lieu de "Beauraing"). Alors même que le greffe avait délivré un état "néant" des inscriptions du chef de Brigand Alain, les juges du fond ont souverainement estimé que le seul fait que le greffe délivre un état vierge d'inscription de crédit-bail au vu des coordonnées du crédit-preneur ne faisait pas irréfragablement présumer l'existence d'une publicité ne permettant pas l'identification du crédit-preneur. Cette solution est éminemment critiquable car dès lors que l'état des inscriptions est vierge, la publicité n'a manifestement pas pu porter le contrat à la connaissance des tiers, de sorte que le droit de propriété du crédit-bailleur doit être inopposable.
(2) Au demeurant, au lendemain de l'ordonnance du 18 décembre 2008 (ordonnance n° 2008-1345, portant réforme du droit des entreprises en difficulté N° Lexbase : L2777ICT), la doctrine n'est pas unanime sur la question de savoir si la revendication continue à devoir s'imposer lorsque, à l'intérieur du délai de l'action, l'organe compétent aura opté pour la continuation du contrat en cours. Pour une réponse affirmative, v. P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz action, 2010/2011, n° 813.54 ; pour une réponse négative, v. Ph. Pétel, Le nouveau droit des entreprises en difficulté : acte II - commentaire de l'ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008, JCP éd. E, 2009, 1049, n° 37.
(3) Cass. com., 28 juin 1994, n° 92-13.477, Compagnie Préservatrice Foncière c/ M. Lecourtois et autres, publié au Bulletin (N° Lexbase : A6894ABX), Bull. civ. IV, n° 240, Rev. proc. coll., 1995, 315, n° 10, obs. B. Dureuil ; Cass. com., 12 décembre 1995, n° 94-12.793, Receveur principal des Impôts de Lyon (6e) c/ Consorts Recchia, publié au Bulletin (N° Lexbase : A1383ABT), Bull. civ. IV, n° 299 ; JCP éd. E, 1996, II, 829, note J. Brandeau ; Cass com., 15 mars 2005, n° 03-17.783, M. Pierre Maturana c/ Société Union matériaux, FS-P+B (N° Lexbase : A3022DHE), Bull. civ. IV, n° 63, D., 2005, AJ p. 1286, obs. A. Lienhard, D., 2005, somm. comm. p. 2016, obs. F.-X. Lucas, JCP éd. E, 2005, chron. 1860, p. 2205, n° 7, obs. Ph. Delebecque et Ph. Simler, et nos obs in Entreprises en difficulté : panorama de jurisprudence du troisième trimestre 2005 (1ère partie), Lexbase Hebdo n° 187 du 27 octobre 2005 - édition affaires (N° Lexbase : N9939AIX).
(4) Cass. com., 24 septembre 2003, n° 00-19.689, Banque nationale de Paris Paribas (BNP-Paribas) c/ Mme Diane Tiphaine, épouse Dubois, F-D (N° Lexbase : A6185C9X) ; Act. proc. coll., 2003/19, n° 242.
(5) Cass. com., 17 novembre 2009, n° 08-16.605, Société générale, FS-P+B (N° Lexbase : A7449EN9), D., 2009, AJ p. 2805, note A. Lienhard ; Gaz. pal., 8 à 10 janvier 2010, n° 8 et 9, p. 39, nos obs. ; Act. proc. coll., 2010/1, n° 9, note P. Cagnoli.

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Avocats/Institutions représentatives

[Questions à...] La légitimité par l'expérience et la démonstration par l'action - Questions à Pierre-Olivier Sur et Catherine Paley-Vincent, candidats au Bâtonnat et au vice-Bâtonnât du Barreau de Paris

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N4198BP8

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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

Le 03 Mars 2011

Les élections au bâtonnat du barreau de Paris -le plus grand de France- pour les années 2011 et 2012 approchent à grand pas. Si, comme de coutume, les candidats sont tous de grande qualité, les programmes des uns et des autres sont différents. Le ticket "Pierre-Olivier Sur et Catherine Paley-Vincent" a choisi, pour sa part, de placer sa campagne sous le signe de l'action, plutôt que sous celui des grands discours. Lexbase Hebdo - édition professions a rencontré ce tandem énergique et fort d'une longue et riche expérience ordinale.
"Action" !

Lexbase : Quels sont vos parcours respectifs ? Quelles motivations vous ont poussés à présenter ce ticket ?

Catherine Paley-Vincent : Bien que je sois issue d'une famille médicale, je me suis passionnée pour le droit très tôt, car j'y trouvais une ouverture d'horizons nouveaux. Et pour moi, qui dit droit a vite dit avocat. J'ai débuté ma vie professionnelle au sein du cabinet de François Sarda, spécialisé dans le contentieux, avant d'intégrer, dix ans après, une structure de droit des affaires intégralement consacrée au conseil. Ce partenariat complètement avant-gardiste à l'époque et que certains qualifiaient de "contre-nature", dure depuis maintenant plus de trente ans !

Au sein du cabinet Ginestié Magellan Paley-Vincent, j'interviens dans le contentieux des affaires et ma "niche" personnelle est le droit de la santé, ce qui me vaut une très bonne connaissance de l'Ordre des médecins, officiant auprès cette branche depuis le début de mon expérience professionnelle. Je me suis, également, naturellement rapprochée de l'Ordre des avocats, jusqu'à m'y associer pleinement depuis maintenant vingt ans.

J'ai, d'abord, été élue Premier secrétaire de la Conférence, merveilleuse introduction à l'Ordre et au Palais. Une telle fonction privilégie nécessairement l'observation des différentes instances de la profession, au sein du barreau. J'ai, aussi, rapidement dispensé des cours à l'Ecole de formation du barreau et j'ai siégé au sein de son conseil d'administration.

En 1989, j'ai été élu membre du conseil de l'Ordre, pour trois ans. Sous le Bâtonnat d'Henri Ader, j'ai présidé pendant deux ans la commission de déontologie. Dès la fin de ces fonctions, en 1992, je suis entrée au Comité éthique du barreau de Paris que venait de créer le Bâtonnier Flécheux. En succession de Geneviève Augendre, j'en ai assuré la présidence pendant sept ans.

Ce parcours devait me mener jusqu'au CNB où j'ai siégé de 1996 à 1999, participant, toujours sous la houlette du Bâtonnier Ader, à la passionnante commission des règles et usages. Pensez qu'il s'agissait d'écrire ce qui est devenu, aujourd'hui, le règlement intérieur national (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8).

Je "baigne", ainsi, depuis des décennies, dans les problématiques liées aux professions libérales, à leurs structures et à leur déontologie. Quand Pierre-Olivier Sur m'a proposée de former un "tandem" dans le cadre des prochaines élections au Bâtonnat de Paris, je n'ai pas hésité longtemps, d'autant que je savais que notre duo fonctionnait très bien pour avoir collaboré avec lui plus de sept ans au sein du comité éthique. Nos valeurs, notre conception de la profession et de son avenir nous rapprochent fondamentalement. Ce "ticket" est la suite logique de notre amitié et ce que nous avons réciproquement accompli jusqu'à présent.

Pierre-Olivier Sur : Mon père était avocat civiliste. C'est à lui que je dois mon engagement professionnel. Après avoir collaboré à ses côtés pendant deux ans, j'ai souhaité me "construire" seul -je n'ai pas récupéré un client ou un dossier de son cabinet- et intégrer une structure résolument moderne, au sein de laquelle il me serait possible de développer un pôle de droit pénal des affaires. Le cabinet Fischer, Tandeau de Marsac, Sur et associés. Je dois ajouter le souvenir de ma première expérience professionnelle, qui a duré cinq ans et que je n'oublierais jamais : Olivier Schnerb...

Parallèlement, je me suis tout de suite impliqué dans la vie de la profession. D'abord douzième secrétaire de la Conférence du stage en 1990, j'ai été élu en 1999 membre du conseil de l'Ordre sous le bâtonnat de Dominique de la Garanderie (c'est d'ailleurs en hommage à sa personne et à ce qu'elle représente que j'ai décidé de lancer ma campagne par un article consacré aux femmes, qui a été publié par Les Annonces de la Seine le 11 mai 2009). Et depuis 20 ans, je fais partie de la commission permanente de l'UJA.

Sous le bâtonnat de Francis Teitgen, j'ai été secrétaire de la commission économique et sociale présidée par le Bâtonnier Lafarge qui m'avait demandé de réfléchir à la mise en place d'une assurance perte d'emploi pour les jeunes collaborateurs, tandis qu'à l'époque le problème de requalification ne se posait pas vraiment et que Philippe Lafarge s'inscrivait là en visionnaire, voire en "Cassandre" de la profession... J'ai aussi dirigé le comité de réécriture du règlement disciplinaire de l'Ordre, afin de mettre en place une procédure disciplinaire conforme aux exigences posées par la CEDH. Après ma sortie du Conseil, j'ai assumé les fonctions de juge disciplinaire pendant neuf ans tout en intégrant le comité d'éthique présidé par une certaine...Catherine Paley-Vincent.

Lexbase : Dans le cas où vous seriez élus, quelle serait la clef de répartition entre vous ?

Pierre-Olivier Sur et Catherine Paley-Vincent : Vraisemblablement, nous fonctionnerons selon le même schéma que le ticket actuel constitué de Jean Castelain et Jean-Yves Le Borgne, à savoir, un véritable co-bâtonnat. C'est, d'ailleurs, de cette façon que nous nous présentons aux confrères. Nous sommes tous deux sur la même longueur d'ondes, très complices et nos profils sont complémentaires.

Lexbase : A la tête du plus grand barreau de France, quelles seraient vos priorités ?

Pierre-Olivier Sur et Catherine Paley-Vincent : D'abord faire la synthèse entre "les avocats d'affaires" et le reste du barreau. Il y a toujours eu une fracture entre toutes les conditions d'exercice, mais il y a longtemps eu une unité caractérisée par un sentiment d'appartenir ensemble à une seule et même profession d'avocat. Il ne faudrait pas que les extrêmes tensions économiques et financières du moment fragmentent définitivement la profession.

Pour assurer la pérennité des cabinets et l'esprit entrepreneurial indépendant d'avocat, il faut sauver le contrat de collaboration libérale. Pour ce faire, il faut donner des gages aux magistrats, tentés de le requalifier. Cela passe par une assurance perte de collaboration obligatoire pour bénéficier d'un effet d'économie d'échelle et marquer la solidarité de la profession, car les primes devront être prises en charge par le collaborateur, le patron et l'Ordre. Ce produit d'assurance -qui est prêt à fonctionner après avoir été mis en place par des actuaires- est en ligne sur notre blog www.poscriptum.fr. Il faut aussi engager une réflexion plus large sur les critères de la collaboration libérale tels que définis à l'article 14.1 du Code de déontologie et réfléchir à un meilleur accompagnement de la relation collaborateur/cabinet par l'Ordre, qui ne doit pas se contenter de valider le premier contrat, mais qui doit, aussi, valider un entretien au bout de 3 à 5 ans de collaboration qui apportera au collaborateur une transparence sur son avenir dans la structure.

La pérennité économique et financière des cabinets dont l'activité principale est la défense des personnes physiques passe par une réforme fiscale aux fins d'obtenir que les personnes physiques bénéficient comme les personnes morales de la déductibilité de l'honoraire et de la récupération de la TVA. A défaut, il y a, en cas de procès entre une personne physique et une personne morale une "rupture d'égalité des armes ", donc un hiatus entre le dispositif fiscal actuel et les textes ayant valeur supérieure en termes d'organisation du procès équitable. Nous avons donc déposé une requête au Conseil d'Etat et une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par Philippe Derouin, Jérôme Turot, Eléonore de Galard, Didier Barsus et Patrick Michaud qui pilotent ce dossier pour notre campagne. La QPC est disponible sur notre site www.poscriptum.fr.

La pérennité économique et financière des cabinets français de moyenne et grosse structures passe par la mise en place d'un coefficient multiplicateur aux fins de leur permettre d'être, eux aussi à égalité des armes, avec les cabinets anglo-américains qui profitent de leur réseau monde. Quel coefficient multiplicateur ? L'avocat en entreprise, les structures interprofessionnelles avec holding de participation, et pourquoi pas un financement extérieur au bénéfice de celles-ci.

Et concernant les cabinets anglo-américains, il faut considérer qu'ils sont en réalité tous (ou quasiment tous) français par les associés et les collaborateurs qui les composent et intégrer qu'il n'y a pas une guerre, mais une compétition qui doit placer Paris au niveau des autres capitales mondiales du droit.

Enfin, nous concevons la fonction de Bâtonnier comme s'il s'agissait d'une ambassade au nom des libertés publiques. Lorsque la ressortissante française Clotilde Reiss comparaît sans avocat, sous l'oeil de toutes les télévisions du monde, devant un tribunal de la République islamique d'Iran, il faut que le Bâtonnier de Paris, ou l'un de ses délégués soit à ses côtés.

A l'heure des réflexions sur la réforme de la procédure pénale, il faut saluer le rôle de lobbying qui a été celui de l'Ordre de Paris sur la question du blanchiment et les dispositions relatives aux cabinet d'avocats qui, grâce au Bâtonniers Repiquet et Charrière-Bournazel, sont pour ainsi dire exclus du dispositif d'obligation de soupçon. Un même lobbying doit être exercé pour la présence de l'avocat en garde à vue.

A cette fin, nous avons créé en novembre 2009, avec Francis Teitgen et Fabrice Orlandi, l'association Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat (1). Notre première action a été de rédiger et de diffuser un modèle de conclusions de nullité de procédure. Ces conclusions sont à la disposition de tous nos confrères, sur le site de l'association (www.jeneparleraiquenpresencedemonavocat.fr et www.abolir-gardeavue.fr). Une telle mise à disposition open source, d'arguments de nullité de procédure, est assurément une première au barreau de Paris. Et mécaniquement, les premières nullités de procédure ont été prononcées par différentes juridictions correctionnelles. Nous avons aussi fait une pétition qui a réuni plus de 1 000 confrères, et déposé deux propositions de loi : une à l'Assemblée Nationale, une au Sénat.

Lexbase : Le ticket "Féral-Schuhl/Martinet" communique beaucoup, dans le cadre de sa campagne, sur les nouvelles technologies. Quelle place pensez-vous qu'il faille faire à celles-ci dans l'exercice de la profession d'avocat ?

Pierre-Olivier Sur et Catherine Paley-Vincent : Les nouvelles technologies sont un moyen et non un but. Il n'y a pas un avocat au barreau de Paris qui ne souhaite la numérisation tous azimuts des procédures aux fins d'aider à la dématérialisation et d'éviter tant et tant de manipulations ou démarches inutiles. A ce titre, le RPVA est, au moins pour le barreau de Paris, en bonne voie de développement.

Plus de 500 confrères ont téléchargé nos conclusions de nullité (GAV) et notre QPC (égalité des armes) via poscriptum ! Voila comment nous utilisons, d'ores et déjà, les nouvelles technologies comme moyen évident de progrès.

Lexbase : Pour vous, que représente l'Ordre ?

Pierre-Olivier Sur et Catherine Paley-Vincent : A nos yeux, l'Ordre est une institution politique, qui envisage la profession dans l'avenir.

Mais, l'Ordre est aussi et avant tout, un soutien fort pour l'avocat, en cas de difficulté. Il assume, parallèlement, une fonction de contrôle et de discipline indispensable. Il rallie tous les confrères, qu'ils soient spécialisés dans le conseil ou le contentieux. Enfin, le barreau de Paris bénéficie d'un rayonnement national et international puissant. Nous avons pour vocation d'y participer, et de tenter de le renforcer.


(1) Lire Présence de l'avocat lors de la garde à vue - Questions à Maître Fabrice Orlandi, avocat et Président de l'association Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat, Lexbase Hebdo n° 12 du 17 décembre 2009 - édition professions (N° Lexbase : N6068BMP).

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Rémunération

[Questions à...] Revirement de jurisprudence concernant l'octroi de primes exceptionnelles de fin de conflit aux non-grévistes

Réf. : Cass. soc., 1er juin 2010, n° 09-40.144, Société Safen c/ M. Mustafa Avci et 16 autres, FS-P+B (N° Lexbase : A2230EYA)

Lecture: 4 min

N4157BPN

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010

Le principe de non-discrimination n'en finit décidément pas de livrer tous ses enseignements ! Se fondant sur l'interdiction faite à l'employeur de traiter de manière discriminatoire grévistes et non-grévistes, la Chambre sociale de la Cour de cassation abandonne sa jurisprudence classique et interdit désormais, dans un arrêt en date du 1er juin 2010, à l'employeur de verser aux non-grévistes une prime exceptionnelle de fin de conflit, quel qu'en soit le motif (I), ce qui mérite une pleine approbation (II).
Résumé

Est discriminatoire l'attribution par l'employeur d'une prime aux salariés selon qu'ils ont participé ou non à un mouvement de grève.

I - L'abandon de la jurisprudence autorisant le versement de primes exceptionnelles de fin de conflit aux seuls non-grévistes

  • Principe de non-discrimination en raison de l'exercice du droit de grève

Le Code du travail protège, depuis 1950, les salariés qui exercent leur droit de grève en interdisant à l'employeur toute mesure discriminatoire à leur encontre, notamment en matière de rémunération, ce qui concerne le salaire, mais également ses accessoires, notamment les primes (1).

Pour qu'il y ait discrimination, encore faut-il que le motif du non-versement d'une prime soit pris de l'exercice du droit de grève (2). C'est la raison pour laquelle la jurisprudence permet à l'employeur de ne pas verser tout ou partie d'une prime à des salariés grévistes, à condition que le motif réside non pas dans l'exercice du droit de grève, mais dans l'absence de travail fourni (3), ce qui le contraint à pratiquer la même retenue à tous les salariés qui n'ont pas fourni de travail, quel qu'en soit le motif, à moins, bien entendu, que la loi n'assimile certaines absences à du travail effectif (4).

  • Licéité antérieure des primes exceptionnelles d'après conflit versées aux seuls non-grévistes

C'est dans ce cadre que la jurisprudence permettait à l'employeur de fonder le versement d'une prime spéciale réservée aux seuls non-grévistes pour compenser l'excès de travail fourni pendant le conflit, ces derniers ayant été à consentir un effort exceptionnel pour pallier l'absence des grévistes (5).

  • Revirement de jurisprudence

C'est cette solution classique qui se trouve ici remise en cause par cet arrêt en date du 1er juin 2010.

Dans cette affaire, dix-sept grévistes s'étaient plaints d'avoir été privés du bénéfice d'une prime exceptionnelle d'après-grève, versées par l'employeur aux seuls non-grévistes, d'un montant de 150 euros, et avaient réclamé, de surcroît, des dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par l'absence de paiement ou le retard dans le paiement de cette prime.

Pour obtenir la cassation du jugement qui avait fait droit à ces demandes, l'employeur se rattachait à la jurisprudence qui autorisait, sous certaines conditions, le versement de primes exceptionnelles aux non-grévistes. Selon le demandeur, en effet, "le versement d'une prime exceptionnelle aux salariés ayant travaillé durant un conflit collectif est licite, lorsque cet avantage a pour objet de compenser une charge inhabituelle de travail ou la soumission à des sujétions particulières au cours de la période litigieuse", ce qui aurait été le cas en l'espèce.

Or, le pourvoi est nettement rejeté, la Cour affirmant "qu'est discriminatoire l'attribution par l'employeur d'une prime aux salariés selon qu'ils ont participé ou non à un mouvement de grève", et relevant "que le conseil de prud'hommes, qui a constaté que n'étaient exclus du paiement de la prime que les seuls salariés ayant participé à la grève, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision", la précision "par ces seuls motifs" indiquant clairement l'inutilité d'entrer dans une logique de justification tenant aux contraintes particulières ayant pesé sur les non-grévistes pendant le conflit.

Cette solution doit être pleinement approuvée.

II - Un revirement parfaitement justifié

  • L'existence d'autres compensations pour les non-grévistes

En premier lieu, on relèvera que le Code du travail reconnaît aux non-grévistes des droits supplémentaires lorsqu'ils accomplissent des tâches exceptionnelles pendant le conflit, droits qui ne sont d'ailleurs pas spécifiques aux motifs de ces tâches mais qui relèvent du droit commun de la durée du travail ; il s'agit, pour l'essentiel, du régime des heures supplémentaires, qui tient compte de la réalisation d'heures accomplies au-delà de la durée normalement applicable dans l'entreprise et qui ouvre droit à des majorations de salaire et/ou à des repos compensateurs. Dans ces conditions, le versement d'une prime exceptionnelle, dont on sait qu'elle ne peut tenir lieu de paiement des heures supplémentaires (6), ne peut avoir logiquement pour cause que la "fidélité" des salariés à leur employeur pendant la durée du conflit, ce qui constitue précisément une discrimination fondée sur l'exercice du droit de grève.

  • L'absence de différence de traitement autorisée

En second lieu, la solution se justifie y compris au regard du régime des exceptions autorisées par la loi au principe de non-discrimination. On sait, en effet, que des différences de traitement fondées a priori sur un motif discriminatoire peuvent être "autorisées", pour reprendre les termes même de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 (N° Lexbase : L8986H39) (7), "lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée".

Or, on peut valablement douter que la volonté de l'employeur réponde à ces critères, même si le contenu de cette clause dérogatoire générale est des plus incertains (8). Comme nous l'avons indiqué, l'objectif poursuivi par l'employeur apparaît autant de récompenser la fidélité des non-grévistes que de compenser les contraintes de la production pendant la grève, ce qui ne constitue d'évidence pas un objectif légitime, bien au contraire. Par ailleurs, le versement d'une prime postérieure au conflit ne répond pas non plus à une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" qui renvoie plutôt à des nécessités impérieuses, comme celle de recruter des femmes pour tenir des rôles féminins au cinéma.


(1) C. trav., art. L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N). Dernièrement Cass. soc., 5 juillet 2005, n° 03-45.615, Société Iss Abilis France, FS-P+B (N° Lexbase : A8922DIB) ; Cass. soc., 8 avril 2009, n° 07-44.878, Société Mory Team, F-D (N° Lexbase : A1050EGY).
(2) Est illicite la prime versée aux salariés sous condition qu'ils n'exercent pas leur droit de grève pendant l'année à venir : TGI Dax, 15 avril 2008, n° 08/00064, Syndicat CFDT multidépartemental des transports routiers Aquitaine Atlantique c/ SAS GT Logistics.01 (N° Lexbase : A9410D7N) et nos obs., Le droit de grève n'est pas à vendre !, Lexbase Hebdo n° 304 du 15 mai 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N8986BEK).
(3) Dernièrement Cass. soc., 23 juin 2009, n° 07-42.677, Société Nutrea, FS-P+B (N° Lexbase : A4116EIB). Lire nos obs., Grève et retenues sur primes : nouvelles précisions, Lexbase Hebdo n° 358 du 9 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9888BKG) et les références citées.
(4) Précision apportée par Cass. soc., 23 juin 2009, n° 07-42.677, préc..
(5) Cass. soc., 8 janvier 1981, n° 79-41.253, Ancri c/ Société d'Etudes Réalisations Engineering Peeters Serep (N° Lexbase : A2166AAH). Dernièrement Cass. soc., 3 mars 2009, n° 07-44.676, Société Air France, F-D (N° Lexbase : A6345EDD), qui constatait que cette justification faisait, en l'espèce, défaut.
(6) Cass. soc., 27 juin 2000, n° 98-41.184, M. Fayolle c/ Société Transports Jean-Paul Paulet (N° Lexbase : A8769AHA), Dr. soc., 2000, p. 1020, et les obs. ; Cass. soc., 23 février 2005, n° 02-42.552, Société Eric c/ M. Philippe Guye, FS-P+B (N° Lexbase : A8592DGC), Dr. soc., 2005, p. 575, et les obs.
(7) Intitulé du chapitre 3 : "Différences de traitement autorisées". Sur cette loi, lire nos obs., La nouvelle approche des discriminations en droit du travail, Lexbase Hebdo n° 309 du 19 juin 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3609BGR).
(8) Lire K. Bertou, Différences de traitement : esquisse des "exigences professionnelles essentielles après la loi du 27 mai 2008, Dr. soc., 2009, p. 410.

Décision

Cass. soc., 1er juin 2010, n° 09-40.144, Société Safen c/ M. Mustafa Avci et 16 autres, FS-P+B (N° Lexbase : A2230EYA)

Rejet CPH Cholet, section commerce, 17 novembre 2008

Textes concernés : C. trav., article L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N)

Mots clef : grève ; prime ; discrimination en raison de l'exercice du droit de grève

Lien base : (N° Lexbase : E2583ETT)

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Fiscalité des entreprises

[Questions à...] "Ma petite entreprise"... ou la naissance d'un nouveau statut pour les entrepreneurs - Questions à Maître Franck Demailly, Avocat associé, Ducellier Avocats

Lecture: 4 min

N4238BPN

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par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

Le 07 Octobre 2010

La loi relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL), adoptée au terme d'une procédure accélérée, a été publiée au Journal officiel du 16 juin 2010 (loi n° 2010-658 du 15 juin 2010, relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée N° Lexbase : L5476IMR). Très attendue par des centaines de milliers d'entrepreneurs en nom propre -ceux-ci représentent à ce jour plus de 1,4 million de chefs d'entreprise, soit près de la moitié de l'ensemble des entreprises existantes en France- cette loi a pour objet de permettre la création d'un patrimoine professionnel séparé, répondant ainsi à la préoccupation d'une protection des biens personnels en cas de faillite, sans création d'une personne morale. En effet, l'"Homo entreprenarius", serait-on tenté de dire, ou l'individu désireux de créer et développer une activité qu'elle soit commerciale, agricole, artisanale ou libérale, présente une réticence certaine à recourir à la forme sociétale, pourtant limitative de l'engagement de sa responsabilité, ce malgré les efforts du législateur pour simplifier les modalités de création et de fonctionnement de la société unipersonnelle. Pour concilier ses intérêts, ce dernier lui offre donc un nouveau statut, celui de l'EIRL. Sur le plan fiscal, l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée a le choix d'opter soit pour l'impôt sur le revenu, soit pour l'impôt sur les sociétés. Pour appréhender les aspects fiscaux de ce nouveau statut, nous avons rencontré Maître Franck Demailly, Avocat associé Ducellier Avocats. En quelques chiffres, l'étude d'impact menée préalablement au dépôt du projet de loi prévoit 100 000 EIRL d'ici à fin 2012 correspondant à 60 000 créations nouvelles, 35 000 transformations d'entreprises individuelles existantes en EIRL, et 5 000 créations par transformations issues d'EURL. Il faudra, toutefois, attendre début 2011 pour que la loi entre en vigueur afin de permettre au Gouvernement d'adapter, entre temps, par voie d'ordonnance, l'EIRL au droit des procédures collectives.

Lexbase : Pouvez-vous présenter brièvement le régime fiscal de l'EIRL ?

Maître Franck Demailly : La mesure phare du nouveau dispositif de l'EIRL est celle qui permet à l'exploitant individuel de séparer son patrimoine privé de son patrimoine professionnel seul affecté en garantie à ses créanciers professionnels. Le régime fiscal de droit commun de l'EIRL sera celui de l'impôt sur le revenu selon les règles applicables à la catégorie des revenus correspondant à la nature de l'activité exercée (BIC, BNC, BA).

L'autre nouveauté est fiscale et elle offrira à l'EIRL la possibilité d'opter pour un assujettissement à l'impôt sur les sociétés. C'est un principe d'égalité fiscale, nous dit le rapport de M. Jean-Jacques HYEST (Rapport au Sénat n° 362-2009-2010) fait au nom de la commission des lois et déposé le 24 mars 2010 qui a guidé la conception du projet vers la possibilité d'opter pour l'impôt sur les sociétés pour les EIRL par l'assimilation fiscale de cette dernière à l'EURL. Le texte viendrait donc réparer l'injustice fiscale qui existait entre l'EURL et l'entreprise individuelle.

Malgré l'absence de personnalité morale, l'entrepreneur individuel pourra désormais opter pour le régime fiscal réservé aux sociétés commerciales. En effet, jusqu'alors, l'entreprise individuelle n'avait pas cette personnalité fiscale qui était seulement reconnue au contribuable personne physique qui devait ajouter aux revenus de son foyer fiscal le résultat de son entreprise.

Lexbase : Quels avantages présente l'option pour l'IS ?

Maître Franck Demailly : A l'avenir, l'entrepreneur-EIRL ayant opté pour l'impôt sur les sociétés déterminera le bénéfice réalisé par son entreprise en y incluant dans les charges déductibles de son résultat, la rémunération qu'il s'octroie. L'entreprise individuelle soumettra son résultat net à l'impôt sur les sociétés au taux de droit commun ou/et au taux réduit.

Dans ces conditions, l'entrepreneur individuel ne sera plus fiscalisé (à l'impôt sur le revenu), ni soumis à cotisations sociales sur le résultat qui sera réinvesti, alors que, jusque maintenant, il n'était pas fait de distinction entre les bénéfices prélevés et ceux laissés à disposition de l'entreprise.

L'option pour l'impôt sur les sociétés devrait ainsi favoriser l'autofinancement en incitant les entrepreneurs à conserver dans leur patrimoine affecté une partie de leurs bénéfices en vue de constituer des fonds propres. L'entreprise individuelle pourrait alors devenir une structure de croissance après avoir longtemps été une structure de subsistance (1).

L'exploitant sera, lui, soumis à l'impôt sur le revenu sur la rémunération qu'il s'accorde. Les dividendes versés supporteront l'impôt sur le revenu en revenus de capitaux mobiliers.

Lexbase : Quels sont les avantages/inconvénients que présente l'EIRL par rapport à l'EURL ?

Maître Franck Demailly : La loi créé un nouvel article 1655 sexies du CGI qui précise que l'EIRL (hors micro) est assimilé à l'EURL.

L'assimilation fiscale de l'EIRL au régime de l'EURL ci-dessus évoquée n'est toutefois pas totale et trouve ses limites puisqu'il est prévu une disposition anti-abus résultant de l'article 7 de la loi et créant un article L. 131-6-3 dans le Code de la Sécurité sociale.

Ainsi, pour le calcul des cotisations de Sécurité sociale du dirigeant, le revenu professionnel intègrera également les dividendes versés excédant 10 % du montant de la valeur des biens du patrimoine affecté constaté en fin d'exercice ou la part de ces revenus qui excède 10 % du montant du bénéfice net si ce dernier montant est supérieur.

L'intention du législateur qui est de préserver les recettes sociales est de contrer les mécanismes "offensifs" d'optimisation sociale qui consisteraient à privilégier les dividendes non cotisables (hors CSG CRDS) au détriment de la rémunération sur laquelle les cotisations sociales TNS sont assises. Ce dispositif dit "anti-abus" qui est calqué sur ce qui existe déjà pour les sociétés d'exercice libéral préfigure sans doute des évolutions à venir en ce qui concerne les dividendes versés à tous les gérants TNS.

En attendant, ce mécanisme créé aujourd'hui une nouvelle injustice entre les EIRL et les EURL dont les dividendes versés, pour ces dernières, ne sont pas soumis à cotisations sociales.

Ce traitement différencié des dividendes versés est un des derniers critères de choix qui pourrait plaider en faveur du choix de l'EURL.

Lexbase : Quid des conséquences fiscales du passage du statut de l'entrepreneur individuel à celui de l'EIRL ?

Maître Franck Demailly : La création de l'EIRL s'effectue par une simple déclaration d'affectation des biens au registre dont dépend le professionnel concerné.

Cette création n'entraîne aucune conséquence fiscale particulière, si ce n'est celle de se placer sous le régime du nouvel article L. 273 B du LPF qui prévoit un dispositif anti-abus pour les entrepreneurs qui seraient tentés d'échapper à leurs obligations fiscales.

Conformément au nouvel article 1655 sexies du CGI, l'option à l'impôt sur les sociétés devrait emporter pour l'EIRL les mêmes conséquences fiscales qu'une telle option implique pour l'EURL (notamment l'imposition immédiate des bénéfices non encore taxés).


(1) Voir à ce propos : Maurice Cozian, Précis de fiscalité des entreprises.

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Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Juin 2010

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N4155BPL

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par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique débute avec l'épineux régime des entreprises nouvelles et, plus particulièrement, quant à la prise en compte des charges sociales (CAA Lyon, 5ème ch., 16 mars 2010, n° 08LY00383). Puis, la cour administrative d'appel de Paris prend position quant à la possibilité de faire rétroagir un apport partiel d'actif avant la date d'immatriculation de la société bénéficiaire de l'apport (CAA Paris, 2ème ch., 8 avril 2009, n° 07PA02934, mentionné dans les tables du recueil Lebon). Enfin, concernant le régime d'apport en société d'un fonds de commerce, le Conseil d'Etat précise les conséquences d'une rémunération de l'apport qui ne l'a pas été exclusivement sous forme d'actions ou de parts sociales émises par la société bénéficiaire de l'apport (CE 3° et 8° s-s-r., 16 avril 2010, n° 309608).
  • Entreprises nouvelles : incidence des cotisations sociales personnelles (CAA Lyon, 5ème ch., 16 mars 2010, n° 08LY00383, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5633EU8)

La fiscalité applicable en matière d'entreprises nouvelles continue de susciter une jurisprudence nourrie témoignant ainsi des enjeux économiques tant pour les contribuables qui en bénéficient, que pour les finances publiques. Les dispositions fiscales codifiées à l'articles 44 sexies du CGI (N° Lexbase : L5610H9N) permettent, dans certaines zones (1), aux entreprises nouvelles soumises au réel à raison, notamment, de leurs activités industrielles, commerciales ou artisanales, de se prévaloir d'une exonération totale -mais plafonnée- des bénéfices et des plus-values (2) réalisés jusqu'au terme du vingt-troisième mois suivant celui de la création de l'entreprise. Puis, un abattement de 25 %, 50 % et 75 % assure une sortie progressive de ce régime d'exception, sauf pour les entreprises créées dans les zones de revitalisation rurale qui bénéficient d'un retour au régime de droit commun sur neuf ans après le terme d'une période d'exonération spécifique de cinq ans.

L'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Lyon, le 16 mars 2010, offre une illustration de ce qu'il faudrait retenir dans la base d'imposition bénéficiant de l'abattement susmentionné. Les faits de l'espèce rapportent qu'un contribuable personne physique, associé unique d'une société à responsabilité limitée relevant de la semi-transparence fiscale (CGI, art. 8 N° Lexbase : L1037HLY) s'est vu notifier un redressement portant sur les exercices 1999 et 2000, dès lors que la thèse du contribuable soutenait que le régime de l'article 44 sexies du CGI devait s'appliquer au résultat déclaré par la société et non au revenu professionnel net de charges revenant à l'associé.

La juridiction d'appel de Lyon dit pour droit que le régime de l'article 44 sexies du CGI s'applique au résultat fiscal dégagé par l'entreprise quelle que soit sa nature juridique et "indépendamment des modalités d'imposition des associés". Elle tire les conséquences des articles 13 (N° Lexbase : L1050HLH), relatif à la notion de revenu net de charges, et 151 nonies (N° Lexbase : L2470HL3) du CGI, dès lors que les cotisations sociales sont imputées sur la quote-part de résultat revenant à l'associé. Elle considère, alors, que "cet abattement doit s'appliquer aux bénéfices dégagés par l'entreprise elle-même, en tant qu'entité juridique distincte de son unique associé, tels qu'elle les a déclarés et incluant donc les cotisations sociales personnelles versées pour le compte de M. de M., et non, ainsi que l'a considéré à tort l'administration, au bénéfice net de cette société, déduction faite desdites cotisations".

La jurisprudence antérieure a déjà eu à traiter de la notion de bénéfice exonéré : ainsi, en 2001, la cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 2ème ch., 13 novembre 2001, n° 97PA02129 N° Lexbase : A6583BMR) a estimé que le bénéfice exonéré devait inclure les produits financiers de SICAV inscrites au bilan de l'entreprise.

On peut également comparer l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Paris à d'autres décisions rendues par les juges du fond dont le dispositif était nettement plus défavorable aux intérêts des requérants qui étaient tous associés unique d'une EURL semi-transparente : ainsi, en 2003, le tribunal administratif d'Orléans (TA Orléans, n° 00-2673, M. et Mme Claude, Dr. fisc., 2004, comm. 348) avait rendu un jugement constatant que les cotisations sociales étaient "déductibles dans la mesure où elles grèvent le bénéfice imposable déterminé au niveau de l'entreprise et qu'elles ne sont pas déductibles dans la mesure où elles grèvent une partie de ce bénéfice que la loi a exceptionnellement exonérée d'impôt sur le revenu" pour en déduire l'existence d'une quote-part de cotisations sociales déductible. Une autre décision a également été rendue par la cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 2ème ch., 13 mai 2005, n° 01PA01693 N° Lexbase : A4447DIK) aux termes de laquelle il avait été considéré que le bénéfice net attribué à l'associé unique d'une EURL relevant de l'article 8 du CGI -dont les résultats étaient déterminés selon les règles qui présidaient aux bénéfices industriels et commerciaux et étaient éligibles aux dispositions fiscales de faveur alors codifiées à l'article 44 quater du CGI (N° Lexbase : L1509HLH)- devait s'entendre d'un bénéfice après déduction des cotisations sociales. Dans cette affaire, dont la solution proposée par la juridiction d'appel parisienne était critiquable et sensiblement différente de celle retenue par la cour administrative d'appel de Lyon, le contribuable n'a pu se prévaloir d'un déficit imputable sur le résultat d'une autre activité d'auxiliaire de bourse exercée individuellement également constitutive d'une activité industrielle et commerciale. Il reste maintenant au Conseil d'Etat à prendre position sur cet aspect.

  • Société en formation et rétroactivité des apports partiels d'actif (CAA Paris, 2ème ch., 8 avril 2009, n° 07PA02934 N° Lexbase : A9965EUM)

Quelle est la conséquence, en droit fiscal, d'une clause de rétroactivité insérée dans un traité d'apport partiel d'actif ? A nouveau, c'est la question de la liberté contractuelle qui est posée dans cet arrêt (v. également notre thèse, L'opposabilité des conventions de droit privé en droit fiscal, Thèse Paris 13, 2009, § 24) : la doctrine administrative admet qu'en matière de rétroactivité des actes d'apports lors d'une restructuration d'entreprises "Dès lors que les traités de fusion, de scission ou d'apport comportent expressément une clause de rétroactivité, cette obligation contractuelle s'impose aux parties comme à l'administration en matière d'impôt sur les sociétés dès lors que le fait générateur de l'imposition des résultats des exercices en cours n'est pas intervenu (date de clôture de l'exercice ou, à défaut, le 31 décembre)" (3).

On sait, en effet, que les parties à une telle opération de restructuration d'entreprises ont la possibilité de l'affecter d'une rétroactivité au jour de l'arrêté des comptes : dès lors, les opérations effectuées durant la période intercalaire sont réputées l'avoir été au nom de la société bénéficiaire de l'apport partiel d'actif. Par conséquent, l'administration fiscale admet le principe de la prévalence des stipulations contractuelles sous réserve du respect du principe de la spécialité comptable interdisant de modifier les résultats d'un exercice déjà clos (CE Contentieux, 12 juillet 1974, n° 81753 N° Lexbase : A7621AYW ; CE Contentieux, 26 mai 1993, n° 78156 N° Lexbase : A9478AMY ; instruction du 3 août 2000, BOI 4 I-2-00, n° 93 et 94 N° Lexbase : X6075AAA).

Au cas particulier, la difficulté provenait du fait que la société bénéficiaire de l'apport partiel d'actif était une société en cours de formation. La loi dispose que les engagements souscrits au nom d'une société en formation, régulièrement constituée et immatriculée, puis repris, sont réputés avoir été souscrits, dès l'origine, par la société (C. civ., art. 1843 N° Lexbase : L2014AB9 ; C. com., art. L. 210-6 N° Lexbase : L5793AIE). A ce titre, la jurisprudence judiciaire est très stricte sur le respect du formalisme lié à la reprise des engagements. En pratique, ce sont les petites SARL et les EURL qui ont eu, bien malgré elles, les honneurs de la jurisprudence de la Cour régulatrice ce qui ne surprend guère : dans de telles structures, le droit des sociétés est considéré comme un pur formalisme rarement suivi à la lettre et dont les conséquences apparaissent plusieurs années après les faits (Cass. com., 6 décembre 2005, n° 03-16.853, F-P+B N° Lexbase : A9812DLY ; Cass. com., 23 mai 2006, n° 03-15.486, F-P+B N° Lexbase : A7316DPN).

En droit des sociétés, l'immatriculation confère la personnalité morale à la société, c'est-à-dire une capacité juridique. Jusqu'à son immatriculation, il faut considérer que la société a été créée inter partes (4) (v. ainsi s'agissant des sociétés en participation : C. civ., art. 1871 N° Lexbase : L2069ABA). Les actes effectués au nom de la société en formation a entraîné une jurisprudence nuancée : si la jurisprudence administrative accepte de recevoir en justice la demande d'une société à responsabilité limitée (SARL) en cours de formation à la condition que les statuts aient été signés et enregistrés (CE 1° et 6° s-s-r.., 23 janvier 2006, n° 284788, N° Lexbase : A5442DMI (5)), la jurisprudence judiciaire considère la situation au jour de l'assignation sans régularisation possible (Cass. com., 20 juin 2006, n° 03-15.957 N° Lexbase : A9595DP3).

Sur le plan du droit fiscal, le juge de l'impôt administratif a eu à connaître de situations relatives à la reprise d'engagements effectués au nom d'une société en formation (v., en matière d'intégration fiscale : CAA Marseille, 4ème ch., 3 novembre 2009, n° 07MA01103 N° Lexbase : A1266EQX ; en matière de BIC, une décision de la Haute juridiction administrative considère que, quelle que soit la date de début d'exploitation mentionnée dans les statuts, la société n'a d'existence fiscale qu'à compter du jour d'ouverture de l'exercice au cours duquel elle a été immatriculée : CE Contentieux, 28 février 1997, n° 141459 N° Lexbase : A8344ADE).

Au cas particulier, la société F. Construction a été constituée le 10 novembre 1996 et elle a été immatriculée au RCS le 10 décembre de la même année. Après approbation par l'assemblée générale extraordinaire du 23 décembre 1996, la société F. Construction a bénéficié d'un apport partiel d'actif d'une tierce société à effet au 1er août 1996, date d'ouverture de l'exercice de la société apporteuse. La société F. Construction a, alors, déduit de ses résultats la perte intercalaire correspondant à l'activité de la branche apportée pour la période du 1er août 1996 au 31 décembre 1996.

A la suite d'une vérification de comptabilité, le service a remis en cause l'imputation de la perte pour la période antérieure à la date d'immatriculation de la société F. Construction. Le tribunal administratif de Melun ayant fait droit à la requête de la société bénéficiaire de l'apport partiel d'actif et l'ayant déchargée des cotisations d'IS et de contributions additionnelles, le ministre a alors relevé appel du jugement.

La cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 2ème ch., 8 avril 2009, n° 07PA02934 N° Lexbase : A9965EUM), annulant le jugement rendu en première instance, dès lors que les pièces déposées par la requérante n'avaient pas été communiquées à l'administration (CJA, art. R. 611-1 N° Lexbase : L3096ALA), va, en évoquant l'affaire, considérer que l'administration fiscale ne pouvait s'opposer à l'effet rétroactif de l'apport avant la date d'immatriculation de la société : selon la cour administrative d'appel, d'une part, les actes accomplis en 1996 au nom de la société en formation ont bien été repris et ils doivent alors être considérés comme ayant été souscrits dès l'origine par la société (loi n° 66-537, 24 juillet 1966, art. 5 N° Lexbase : L6397AHE) ; d'autre part, les dispositions légales (loi n° 66-537, 24 juillet 1966, art. 372-2 N° Lexbase : L6246AHS ; aujourd'hui : C. com., art. L 236-4 (6) N° Lexbase : L6354AI8) sur lesquelles s'appuyait le service, ne concernaient que les fusions ou les scissions. Or, le juge d'appel rappelle que ces dispositions, qui dérogent au principe de la liberté de contracter, doivent être interprétées restrictivement et qu'elles ne pouvaient s'appliquer à un apport partiel d'actif.

  • Apport en société d'une entreprise individuelle : rémunération exclusive par des actions ou des parts sociales émises par la société bénéficiaire de l'apport (CE 3° et 8° s-s-r., 16 avril 2010, n° 309608, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0133EWT)

Selon les autorités publiques, les entreprises individuelles représentent près de la moitié des entreprises françaises (7). Certaines d'entre elles ont vocation à dépasser le stade de l'entreprise de subsistance et le chef d'entreprise peut alors éprouver la nécessité de créer une société en apportant le fonds de commerce de l'entreprise individuelle : il s'agit alors de faire participer des tiers au capital de la société et de lever des fonds auprès d'établissements financiers ou d'investisseurs providentiels, ou bien de faciliter une succession ou encore acquérir une crédibilité vis-à-vis des créanciers que ne peut avoir une entreprise individuelle à partir d'un certain niveau de développement économique.

Le Code général des impôts (CGI, art. 151 octies N° Lexbase : L2463HNK) contient des dispositions spécifiques, qui ont fait l'objet de récentes modifications (loi n° 2005-1720 du 30 décembre 2005, art. 38 N° Lexbase : L6430HEU ; loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009, de finances pour 2010 (8) N° Lexbase : L1816IGD).

Ce régime optionnel permet principalement de se prévaloir :

- d'un sursis pour les stocks ;

- d'un étalement de l'imposition, au nom de la société bénéficiaire de l'apport, pour les plus-values sur immobilisations amortissables (cf. régime des fusions : CGI, art. 210 A N° Lexbase : L3936HLD) ;

- d'un report d'imposition pour les plus-values sur immobilisations non amortissables constatées lors de la mise en société de l'entreprise individuelle ;

- d'une exonération de droits d'enregistrement si l'apporteur s'engage, notamment, à conserver les titres rémunérant l'apport pendant trois ans (CGI, art. 809 I bis N° Lexbase : L3484IAB).

Le régime de l'article 151 octies a entraîné un contentieux important avec l'administration fiscale et, par ricochet, avec les rédacteurs d'acte (Cass. civ. 1, 18 décembre 2001, n° 98-20.246 N° Lexbase : A7099AX9 ; M. Cozian, Manuel du parfait gaffeur : comment rater fiscalement la mise en société de son entreprise ?, JCP éd. E, 2005, p. 1458).

Au cas particulier, un contribuable personne physique exploitait une entreprise individuelle de distribution de matériel informatique par correspondance depuis 1986. En novembre 1991, une société anonyme a été créée et 2 494 actions sur 2 500 ont été attribuées à l'exploitant individuel. Puis, en 1992, il a fait apport à cette SA de l'ensemble des éléments d'actif de l'entreprise individuelle sous le bénéfice du régime de l'article 151 octies du CGI dans sa rédaction applicable aux faits de l'espèce. A la suite d'un ESFP, l'administration fiscale a, notamment, remis en cause le bénéfice du report d'imposition entraînant un rappel d'impôt sur le revenu et de prélèvement social au titre de 1992. Après rejet de leur appel (CAA Paris, 5ème ch., 7 mai 2007, n° 05PA02999N° Lexbase : A4108DW3), les contribuables se pourvoient en cassation.

Le Haut Conseil, dans sa décision du 16 avril 2010, dit pour droit que l'apport de l'ensemble des éléments de l'actif immobilisé affectés à l'exercice d'une activité professionnelle peut comprendre des éléments de passif mais que cela ne peut pas concerner des dettes personnelles de l'apporteur sans lien avec l'exploitation. Le bénéfice du report d'imposition suppose que l'actif immobilisé, net des éléments de passif éventuellement apportés, ait été exclusivement rémunéré sous la forme d'actions ou de parts de la société qui a bénéficié de l'apport en question.

Au cas particulier, la rémunération en actions pour un montant de 10 000 000 de francs (1 524 490 euros) ne couvrait pas la valeur de l'actif immobilisé apporté qui s'élevait à 11 015 411 francs (1 679 289 euros). Les contribuables n'ont pas soutenu que cet apport était grevé d'un passif propre. De plus, la somme de 9 711 163 francs (1 480 457 euros), qui ne figurait pas au passif du bilan de l'entreprise bénéficiaire, mais était inscrite au crédit du compte courant d'associé de l'apporteur en application du contrat d'apport n'a pu être considéré comme un passif professionnel ou une dette d'exploitation de l'entreprise individuelle reprise par la société anonyme en l'absence de toute précision et justificatif quant à l'origine et à la constitution de ce crédit. Il s'agissait alors d'un apport à titre onéreux. Le Conseil d'Etat écarte donc le bénéfice de l'application du régime de l'article 151 octies du CGI.

Cette décision va dans le même sens que plusieurs arrêts rendus par les juges du fond qui énonçaient que "le report d'imposition prévu par ces dispositions ne s'étend qu'aux apports exclusivement rémunérés par des titres de la société qui en est bénéficiaire" (CAA Bordeaux, 5ème ch., 31 décembre 2004, n° 01BX00349 N° Lexbase : A4919DGB ; CAA Bordeaux, 4ème ch., 23 décembre 2004, n° 01BX00671 N° Lexbase : A3622EGA (9) ; comp., en matière de droits d'enregistrement, et relativement aux mêmes protagonistes : Cass. com., 12 février 2008, n° 07-15.218, F-P+B N° Lexbase : A9334D4H).


(1) B. Plagnet, Le régionalisme fiscal ou l'émiettement ?, Bulletin Fiscal Francis Lefebvre, novembre 2003, § 8 : "Au total, les zones prioritaires concernent environ 38 millions d'habitants et il faut y ajouter la Corse ainsi que les départements d'outre-mer qui bénéficient d'une fiscalité plus favorable [...] Autrement dit, près des deux tiers de la population se trouve dans une zone prioritaire ! Une telle proportion a des allures de caricature !".
(2) A l'exclusion des plus-values constatées lors de la réévaluation des éléments d'actifs.
(3) D. adm. 4 I-2-00, 18 août 2000, § 87.
(4) "Dès que les statuts ont été signés, la société est constituée, bien qu'elle n'ait pas la personnalité morale", P. Merle et A. Fauchon, Droit commercial Sociétés commerciales, Dalloz, coll. : Précis, 12ème édition, 2008, § 76.
(5) "Considérant que, si l'ensemble des formalités qu'implique la constitution d'une société à responsabilité limitée n'étaient pas accomplies à la date de l'introduction de la demande de suspension, il n'est pas contesté qu'étaient intervenus les premiers actes de création de la SARL Pain de Blauzac', notamment la signature de ses statuts par les associés et la présentation à l'enregistrement ; qu'il ressort, en outre, des pièces du dossier que la constitution de cette société a été entreprise en vue d'acquérir et d'exploiter le fonds de commerce de boulangerie rattaché à l'immeuble faisant l'objet de la décision de préemption litigieuse ; que, par suite, les fins de non-recevoir tirées du défaut de capacité et d'intérêt pour agir de cette société en cours de constitution doivent être écartées".
(6) "La fusion ou la scission prend effet : 1° En cas de création d'une ou plusieurs sociétés nouvelles, à la date d'immatriculation, au registre du commerce et des sociétés, de la nouvelle société ou de la dernière d'entre elles ; 2° Dans les autres cas, à la date de la dernière assemblée générale ayant approuvé l'opération sauf si le contrat prévoit que l'opération prend effet à une autre date, laquelle ne doit être ni postérieure à la date de clôture de l'exercice en cours de la ou des sociétés bénéficiaires ni antérieure à la date de clôture du dernier exercice clos de la ou des sociétés qui transmettent leur patrimoine".
(7) http://www.economie.gouv.fr/presse/dossiers_de_presse/100127eirl.pdf
(8) CGI, art. 151-0 octies (N° Lexbase : L2335IGL) : "Les reports d'imposition mentionnés aux articles 151 octies à 151 nonies sont maintenus en cas de report ou de sursis d'imposition des plus-values constatées à l'occasion d'événements censés y mettre fin, jusqu'à ce que ces dernières deviennent imposables, qu'elles soient imposées ou exonérées, ou que surviennent d'autres événements y mettant fin à l'occasion desquels les plus-values constatées ne bénéficient pas d'un report ou d'un sursis d'imposition". Ainsi, selon la rédaction Francis Lefebvre (Mémento Fiscal, 2010, § 19755) : "le report d'imposition de l'article 151 octies du CGI sera maintenu si les titres reçus en rémunération de l'apport en société font l'objet d'un nouvel apport en société placé sous le régime du report d'imposition de l'article 151 nonies IV bis du CGI".
(9) "Que le report d'imposition prévu par ces dispositions ne s'étend qu'aux apports exclusivement rémunérés par des titres de la société qui en est bénéficiaire ; qu'il ne s'applique donc pas à la plus-value résultant d'apports consentis, même partiellement, à titre onéreux".

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Droit international public

[Questions à...] Revendication "made in Taiwan" de la reconnaissance d'un gouvernement par la France - Questions à Maître Rémi Barousse, avocat du cabinet Salans et magistrat en disponibilité

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N4200BPA

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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

Le 07 Octobre 2010


Un Etat ou un gouvernement qui n'est pas reconnu par la France peut-il agir devant les juridictions françaises pour contester la revendication de propriété d'une parcelle formée par un autre Etat ? Telle était la question posée devant la Cour de cassation (Cass. civ. 2, 6 mai 2010, n° 08-70.456, FS-D N° Lexbase : A0715EXR) dans une affaire opposant la République populaire de Chine (RPC) et la République de Chine (Taiwan) quant à la propriété d'un terrain ; enjeu auquel les juges ont préféré -eu égard au caractère hautement politique et sensible du contentieux- botter en touche, ainsi que nous l'explique Rémi Barousse, avocat du cabinet Salans et magistrat en disponibilité, représentant la RPC à l'instance.

Lexbase : Pouvez-vous nous présenter les faits, ainsi que le contexte historique et politique dans lequel ils s'inscrivent ?

Rémi Barousse : En 1926, une guerre civile a éclaté en Chine, opposant le Kuomintang, parti nationaliste dirigé par Tchang Kai-chek, et le parti communiste de Chine, dirigé part Mao Zedong. L'armée du second ayant pris le dessus, Mao Zedong a annoncé, le 1er octobre 1949 à Pékin, la fondation de RPC et le gouvernement nationaliste de Tchang Kai-chek s'est replié dans la province insulaire formant l'île de Formose où ont transférées les institutions centrales de la République de Chine (RPC).

Le 27 janvier 1964, la France a annoncé l'établissement de relations diplomatiques avec la RPC, ce qui a entrainé la rupture par Taiwan de ses relations diplomatiques avec elle.

Le 25 octobre 1971, la résolution 2758 (XXVI) a été adoptée par l'assemblée générale des Nations-Unis, aux termes de laquelle les représentants de la RPC ont été reconnus seuls représentants légitimes de la Chine à l'ONU. Aujourd'hui, seuls une vingtaines d'Etats, essentiellement des micro-Etats, ont reconnu le gouvernement de Taiwan comme représentant de l'Etat chinois.

Voilà pour ce qui est du contexte historique.

Concernant les faits, l'arrêt portait sur la revendication de la propriété d'un terrain et d'un immeuble sis à Papeete acquis en 1946 par le gouvernement de la Chine nationaliste via des fonds avancés par la communauté chinoise de Tahiti regroupée en association (les Associations) et utilisé comme consulat général jusqu'en 1964, avant d'être laissé à l'abandon.

Mais, nous le verrons, l'enjeu était bien plus large, puisqu'en réalité, était en cause la reconnaissance du gouvernement de Taiwan à agir en tant que représentant de la Chine, ou, pour le moins, sa capacité à être propriétaire et à agir en justice devant les juridictions françaises, en dépit de la position française à son égard.

Le 26 décembre 1977, un "Comité de Sauvegarde des biens meubles et immeubles du Consulat Général de la République de Chine" (ci-après le Comité de sauvegarde) -dont on ne sait pas très bien "d'où il sort", en ce que, notamment, il n'avait, pendant de décennies, fait l'objet d'aucune immatriculation-, a engagé devant le tribunal civil de première instance de Papeete, une action à l'encontre du gouvernement de Taiwan, en vue de se faire reconnaître la propriété de la parcelle et de l'immeuble en cause.

Par lettre dépourvue de tout caractère officiel en date du 11 avril 1978, une personne se présentant comme directeur adjoint du Département des affaires européennes du ministère des Affaires étrangères de Taiwan a déclaré "acquiesce[r] à la revendication formulée qui est l'expression de l'équité, tant en ce qui concerne le sol que l'édifice".

Lexbase : Quelle a été la procédure jusqu'à l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 6 mai 2010 ?

Rémi Barousse : La procédure a été longue et pleine de surprises !

Contre nos attentes et pour des motifs juridiques obscurs, que nous ne nous expliquons pas, le tribunal civil de première instance a, par jugement du 19 avril 1978, dit que la parcelle appartenait au Comité de sauvegarde.

Naturellement, par requête du 1er septembre 2003, nous avons formé tierce-opposition devant ce tribunal -puisque la RPC n'était pas partie au jugement du 19 avril 1978- à l'encontre de ce jugement.

Par décision du 20 octobre 2004, les juges, faisant droit à l'intégralité de nos demandes, ont rétracté le jugement précité, en ce qu'il a ordonné la reconnaissance de propriété de la parcelle et de l'immeuble au bénéfice du Comité de sauvegarde, et a reconnu la RPC propriétaire.

Les associations ont, alors, décidé de revendiquer la propriété de la parcelle et ont interjeté appel de ce jugement le 21 février 2005, faisant, notamment, valoir que :

- la parcelle litigieuse a été la propriété de Taiwan depuis son achat le 22 juin 1946 jusqu'au jugement du 19 avril 1978, la RPC n'ayant jamais contesté cette propriété ;
- le jugement de 1978 a transféré la propriété au Comité de sauvegarde qui est un groupement ayant eu la personnalité morale dès sa constitution avec tous ses attributs, dont le droit d'être propriétaire ;
- à défaut, si le Comité n'a eu la personnalité morale qu'à compter de sa constitution sous forme d'association en 1997, Taiwan -qui a possédé la parcelle de manière paisible et publique et, donc, bénéficie de la prescription acquisitive de 20 ans- en a été propriétaire jusqu'à cette date, et qu'en tout état de cause, le Comité a acquis la propriété par usucapion.

Taiwan a, également, interjeté appel du jugement du 20 octobre 2004, arguant :

- qu'elle est recevable à former appel, en tant qu'Etat ayant la capacité d'agir en justice indépendamment de sa reconnaissance par la France et d'être propriétaire de la parcelle litigieuse ;
- qu'elle a acquis le terrain en 1946 pour le compte des associations en vertu d'une convention de prête-nom, laquelle se déduit des circonstances ;
- qu'elle pouvait en 1978 céder la parcelle au Comité de sauvegarde étant donné que, nonobstant la rupture de ses relations diplomatiques avec la France, elle conserve sa personnalité juridique et son droit de propriété ;
- que le Comité de sauvegarde dont la personnalité morale existait avant même sa constitution en association, a acquis la propriété par usucapion.

A la suite d'une demande de renvoi pour cause de suspicion légitime formée par les appelantes -dont nous avons eu connaissance fortuitement !-, la Cour de cassation a, par arrêt du 28 avril 2006 (dont nous n'avons même pas pu obtenir copie), renvoyé l'affaire devant la cour d'appel de Paris. Celle-ci a, malheureusement, rendu une décision qui nous a été défavorable : constatant que la parcelle de terre avait perdu son statut consulaire, les juges ont dénié à la RPC tout intérêt à agir (CA Paris, 2ème ch., sect. B, 16 octobre 2008, n° 07/02874, République de Chine c/ République populaire de Chine N° Lexbase : A9844EAT) ! Nous nous sommes pourvus en cassation.

Lexbase : Quels arguments avez-vous fait valoir devant la Cour de cassation ?

Rémi Barousse : Nous nous sommes exprimés sur plusieurs points, dont deux essentiels :

- l'irrecevabilité de l'appel de Taiwan ; et
- le fond de l'affaire.

Sur l'irrecevabilité de l'appel de Taiwan : nous estimons que Taiwan n'est pas autorisée à faire appel et, plus généralement, à agir en justice, en ce qu'elle n'est pas reconnue comme Etat par la France, qui a toujours considéré qu'elle faisait partie intégrante de la Chine représentée par la RPC.

Même Taiwan continue à entretenir l'ambigüité vis-à-vis de celle-ci : ses représentants officiels déclarent ne pas vouloir l'indépendance, sa dénomination fait toujours référence à la Chine, sa constitution a vocation à s'appliquer à l'ensemble de la Chine et elle distingue, à cet effet, le "territoire libre" (Taiwan) et la Chine continentale.

Enfin et au surplus, elle a choisi de rompre ses relations diplomatiques avec la France en 1964, lorsque celle-ci a établi des relations avec la RPC.

Sur le fond de l'affaire : selon les requérants, le Comité de sauvegarde serait propriétaire de la parcelle litigieuse, soit à la suite de l'achat de la parcelle par ses membres, soit par usucapion, soit en vertu d'une donation faite à Taiwan et restituée par celle-ci. Aucun de ces arguments ne tenait la route.

Tout d'abord, l'existence de la convention de prête-nom n'a été prouvée qu'au moyen d'attestations de témoins, éléments qui ne peuvent être juridiquement reçus comme probants, puisque l'article 1341 du Code civil (N° Lexbase : L1451ABD) pose que la preuve contre le contenu d'un acte ne peut être faite que par un acte sous-seing privé ou notarié. Les appelantes souhaitaient voir écartées ces dispositions au bénéfice du droit chinois, alors qu'en droit international privé, la loi applicable aux modes de preuve est la loi du for saisi ou la loi du lieu de conclusion de l'acte (Cass. civ. 3, 5 janvier 1999, n° 96-20135, M. Barbu Ollanescu c/ M. Culacov, publié N° Lexbase : A1358CGE), soit en l'espèce le Code civil.

Par ailleurs, la convention de prête-nom s'analyse comme une contre-lettre soumise aux dispositions de l'article 1321 du même code (N° Lexbase : L1432ABN), aux termes desquelles elle n'a d'effet qu'entre les parties et n'a point d'effet contre les tiers. La convention de prête-nom est, donc, inopposable à la RPC, tiers à cet acte dissimulé.

L'intention des associations d'acquérir pour leur propre compte n'est, en outre, pas démontrée par les attestations versées au débat, qui ne prouvent qu'un élément matériel : la remise de fonds par des personnes de la communauté chinoise de la Polynésie Française pour la création d'un consulat. En réalité, cette remise manifestait une intention libérale au profit de Taiwan, ce qui a d'ailleurs été retenu par les premiers juges.

D'autre part, et selon les propres écritures du Comité -qui s'est auto-déclaré représentant de la communauté chinoise-, celui-ci n'a été constitué, de manière informelle, que lors du départ du dernier Consul de Taiwan, soit en 1966. L'achat de la parcelle en 1946 n'a pu donc se faire pour son compte. En outre et jusqu'en juillet 1997, le Comité était dépourvu de personnalité juridique et n'était, jusqu'alors, qu'un rassemblement informel de personnes physiques. Une telle association de fait se confond avec la personne de ses adhérents et seuls ses membres peuvent agir collectivement pour revendiquer une propriété indivise entre eux. Le Comité n'avait, donc, pas la capacité juridique à revendiquer un droit réel.

Quant à l'argument relatif à l'usucapion, il faut se replacer dans le cadre de l'instance de 1978. A cette date, le Comité de sauvegarde ne pouvait prescrire, puisqu'il n'avait pas la personnalité juridique. Un groupement informel de personnes physiques ne peut à l'évidence acquérir par prescription un droit de propriété.

Au surplus, la prescription acquisitive exige pendant son délai une possession véritable réunissant les deux éléments que sont le corpus et l'animus. Le premier est l'élément objectif de la possession caractérisé par une maîtrise matérielle sur la chose, par son appréhension, par sa détention et par sa mainmise : des actes matériels doivent être effectués. S'ajoute l'élément intentionnel, l'animus, le possesseur devant se comporter comme le véritable titulaire du droit possédé. Or, le Comité n'a jamais exercé une possession sur le terrain litigieux avant 1978. Il n'a accompli aucun acte matériel sur le terrain.

A titre subsidiaire, il est invoqué l'hypothèse d'une donation de la parcelle effectuée par le Comité à Taiwan, qui l'aurait restituée par la suite. Mais, pour qu'il y ait donation, il faut d'abord que le donateur soit propriétaire du bien. Or, le Comité ne peut faire cette preuve qui va contre l'acte d'achat, par des témoignages, qui, en outre ne démontrent pas la donation. Enfin, rappelons que le Comité n'avait pas la personnalité morale et ne pouvait, donc, pas effectuer de donation.

Surtout, nous contestions la capacité de Taiwan à acquiescer en 1978 à l'action en revendication formée par le Comité et portant sur un terrain acheté, certes par le gouvernement nationaliste en 1946, mais au nom de la Chine qui n'est représentée, depuis 1964, dans l'ordre juridique interne, que par la RPC.

Lexbase : Comment ces arguments ont-ils été reçus par la deuxième Chambre civile ?

Rémi Barousse : Sur le point fondamental de savoir si un Etat, ou à défaut, un gouvernement, non reconnu par la France pouvait agir en justice, la Cour de cassation a préféré botter en touche ; elle a décidé que la RPC ne pouvait contester la capacité de Taiwan à se défendre, celle-ci ayant un intérêt à faire appel du jugement auquel elle était partie, dès lors que nous avions formé tierce-opposition à son encontre. D'une certaine façon, les juges semblent estimer qu'en formant cette tierce-opposition, nous reconnaissions la possibilité pour Taiwan d'agir en justice. Pourtant, nous n'avions d'autre option que d'agir pour faire valoir nos droits et notre souci a été, tout au long de la procédure, de dénier la qualité d'entité juridique à Taiwan, quand bien même nous avions à la prendre en compte, puisque les juges précédents avaient reconnu la recevabilité de ses actions.

Il n'existe aucune jurisprudence sur la recevabilité par une juridiction française d'une action en justice intentée par Taiwan. Au contraire, dans l'affaire dite "des frégates de Taiwan", la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Taiwan contre l'arrêt de la Chambre de l'instruction ayant déclaré irrecevable sa constitution de partie civile (Cass. crim., 6 avril 2005, n° 04-82.598 N° Lexbase : A2879EZN).

L'enjeu est, ici, fondamental : accepter la possibilité pour Taiwan d'agir en justice c'est imposer sa reconnaissance de facto par un pays qui ne la reconnaît pas et ainsi mettre la France en contradiction avec sa politique d'une Chine unique.

La Cour de cassation a cassé l'arrêt de la cour d'appel sur un autre fondement. Elle a reproché aux juges d'avoir déclaré irrecevable la tierce opposition aux motifs que la RPC ne pouvait prétendre à aucun droit sur le terrain litigieux, au jour du prononcé du jugement ayant reconnu sa propriété au Comité de sauvegarde, alors que l'existence du droit invoqué par la RPC n'était pas une condition de recevabilité de la tierce opposition, mais de son succès.

Il appartiendra, donc, à la juridiction de renvoi de se prononcer sur la propriété de la parcelle litigieuse.

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Contrats administratifs

[Doctrine] Chronique de droit interne des contrats publics - Juin 2010

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N4233BPH

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par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis

Le 21 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de droit interne des contrats publics, rédigée par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique. Trois importantes décisions sont mises en évidence. La première fixe les règles de détermination de la compétence juridictionnelle pour connaître des recours dirigés contre les sentences arbitrales internationales (T. confl., 17 mai 2010, n° 3754, Institut national de la santé et de la recherche médicale c/ Fondation Letten F. Saugstad), la deuxième précise l'autorité des décisions juridictionnelles enjoignant aux parties à un contrat administratif de saisir le juge de l'exécution (CE 2° et 7° s-s-r., 9 avril 2010, Commune de Levallois-Perret, publiés au recueil Lebon, n° 309480 et n° 309481), et la troisième pose le principe de l'exercice d'un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation quant aux modalités d'allotissement des marchés publics (CE 2° et 7° s-s-r., 21 mai 2010, n° 333737, Commune d'Ajaccio, mentionné dans les tables du recueil Lebon).
  • La compétence juridictionnelle en matière de recours dirigé contre une sentence arbitrale internationale (T. confl., 17 mai 2010, n° 3754, Institut national de la santé et de la recherche médicale c/ Fondation Letten F. Saugstad N° Lexbase : A3998EXD)

Reflétant le "masochisme français" (1) ou un certain byzantinisme (2) pour les uns, et constituant une solution "équilibrée" (3) pour les autres, la décision rendue par le Tribunal des conflits le 17 mai 2010 inspire des prises de position contrastées. Il faut dire qu'elle tranche la question essentielle de la détermination de la compétence juridictionnelle pour connaître d'un recours dirigé contre une sentence arbitrale internationale. Alors que la doctrine privatiste et la jurisprudence judiciaire avaient vigoureusement défendu la thèse de l'exclusivité de la compétence judiciaire, la doctrine et le juge administratifs avaient cherché à montrer que la compétence administrative était justifiée dans certains cas particuliers.

Dans la présente affaire, l'Inserm et la fondation Letten F. Saugstad, association de droit norvégien, avaient conclu en 1998 un protocole d'accord en vue de la construction, sur un terrain appartenant à l'Université d'Aix-Marseille, d'un bâtiment destiné à abriter l'institut méditerranéen de neurobiologie. La fondation s'était engagée à verser une somme de 25 millions de francs (environ 3,8 millions d'euros) et il était également prévu qu'en cas de litige, les parties auraient recours à l'arbitrage. La fondation norvégienne a versé une première tranche de 2 millions de francs (environ 300 000 euros), mais a ensuite cessé ses versements avant de notifier à l'Inserm la rupture de leurs relations contractuelles en août 2000. L'Inserm a alors assigné la fondation en paiement du solde du montant de son engagement devant le tribunal de grande instance de Paris, qui a accueilli sa demande par jugement du 12 novembre 2003. La cour d'appel de Paris a ensuite infirmé ce jugement au motif que le juge judiciaire n'était pas compétent pour connaître de ce litige en raison de l'existence d'une clause compromissoire. Par ordonnance de référé du 15 mai 2006, le président du tribunal de grande instance de Paris, qui avait été saisi par l'Inserm, a ensuite désigné un arbitre qui a rendu une sentence défavorable à l'Inserm le 4 mai 2007.

L'établissement public a, alors, saisi la cour administrative d'appel de Marseille et la cour d'appel de Paris d'un recours en annulation dirigé contre la sentence arbitrale. La cour administrative d'appel de Marseille a renvoyé l'appel au Conseil d'Etat qui, par un arrêt du 31 juillet 2009 (4), a saisi le Tribunal des conflits. Quant à la cour d'appel de Paris, elle a, par une décision du 13 novembre 2008 (5), rejeté le recours en annulation et débouté l'Inserm de ses demandes au motif, notamment, que la clause compromissoire était bien valide.

Le contexte dans lequel est intervenue la décision du Tribunal des conflits mérite d'être rappelé tant il est révélateur des enjeux se cachant derrière cette question de compétence. Il est certain, tout d'abord, qu'il existe une forme de consensus pour dire que l'arbitrage doit être promu en droit public et qu'il convient, sinon d'abandonner, tout au moins de réduire la portée du principe général du droit interdisant aux personnes morales de recourir à l'arbitrage. Le rapport du groupe de travail présidé par M. D. Labetoulle avait, d'ailleurs, proposé une extension des possibilités de recours à l'arbitrage, spécialement en matière contractuelle (6), et un projet de loi en ce sens avait été déposé puis adopté par le Parlement avant d'être censuré par le Conseil constitutionnel au motif que l'article 40, relatif à l'arbitrage, constituait un cavalier législatif (7). Il est certain, ensuite, que cette volonté de promotion de l'arbitrage en droit public pose débat quant à la question de savoir qui du juge administratif ou du juge judiciaire national est compétent pour connaître d'un recours en annulation dirigé contre les sentences arbitrales.

Cette question ne se pose, en vérité, que pour les sentences arbitrales internationales, c'est-à-dire celles se rapportant à des contrats frappés d'un élément d'extranéité, soit qu'ils aient été conclus par une personne publique française avec une personne physique ou morale étrangère, soit qu'ils aient été exécutés en dehors du territoire national. Pour les sentences se rapportant à des contrats nationaux, la jurisprudence du Tribunal des conflits apporte, en effet, une réponse claire et non contestée : le juge compétent pour connaître de la sentence est celui-là même qui serait compétent pour connaître du contrat (8). Si le cas des sentences arbitrales internationales pose problème, c'est précisément parce que le juge judiciaire dispose, en la matière, d'un titre de compétence. En effet, l'article 1492 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2335ADT) dispose qu'"est international l'arbitrage qui met en cause les intérêts du commerce international" et l'article 1505 du même code (N° Lexbase : L2348ADC) ajoute que "le recours en annulation prévu à l'article 1504 (N° Lexbase : L2347ADB) est porté devant la cour d'appel dans le ressort de laquelle la sentence a été rendue".

Mais à la volonté d'hégémonie du juge judiciaire s'opposait la nette résistance du juge administratif qui entendait bien affirmer sa compétence en matière de recours dirigé contre les sentences arbitrales internationales. Pour la doctrine et le juge administratifs, l'objet du contrat international doit être le critère de détermination de la compétence juridictionnelle et seule la juridiction administrative peut donc connaître d'un recours en annulation dirigé contre une sentence arbitrale internationale relative à un contrat administratif. A l'inverse, la doctrine et le juge judiciaire soutiennent que l'objet du contrat n'est d'aucun secours car l'arbitrage n'est qu'une procédure à l'égard de laquelle seule la juridiction judiciaire doit connaître en vertu des articles 1492 et 1505 du Code de procédure civile.

La solution consacrée par le Tribunal des conflits est assurément une solution équilibrée comme cela a déjà pu être relevé par un commentateur (9). Elle réaffirme, tout d'abord, avec force la compétence de principe du juge judiciaire en se fondant sur les règles fixées par le Code de procédure civile et en rappelant explicitement que cette compétence est déconnectée de la qualification interne (c'est-à-dire administrative ou privée) du contrat à l'origine de la sentence arbitrale internationale. En effet, pour le Tribunal des conflits, "le recours formé contre une sentence arbitrale rendue en France, sur le fondement d'une convention d'arbitrage, dans un litige né de l'exécution ou de la rupture d'un contrat conclu entre une personne morale de droit public française et une personne de droit étranger, exécuté sur le territoire français, mettant en jeu les intérêts du commerce international, fût-il administratif selon les critères du droit interne français, est porté devant la cour d'appel dans le ressort de laquelle la sentence a été rendue, conformément à l'article 1505 du Code de procédure civile".

Mais la compétence du juge administratif est également admise et c'est assurément en cela que le Tribunal des conflits innove. Suivant les conclusions de son Rapporteur public, la décision "Inserm" consacre la solution selon laquelle seul le juge administratif peut connaître d'un recours en annulation dirigé contre une sentence arbitrale internationale "lorsque le recours, dirigé contre une telle sentence intervenue dans les mêmes conditions, implique le contrôle de la conformité de la sentence aux règles impératives du droit public français relatives à l'occupation du domaine public, ou à celles qui régissent la commande publique et applicables aux marchés publics, aux contrats de partenariat et aux contrats de délégation de service public". L'idée qui sous-tend cette solution est que les personnes publiques ne peuvent pas se dispenser du respect d'un certain nombre de règles impératives (qui correspondent à des lois de police au sens du droit international privé) dont il appartient au seul juge administratif de contrôler le respect dans le cadre d'une procédure arbitrale.

Au cas d'espèce, le Tribunal des conflits a conclu à la compétence du juge judiciaire au motif que le protocole d'accord conclu entre l'Inserm et la fondation Letten F. Saugstad mettait en jeu les intérêts du commerce international et n'entrait pas au nombre de ceux relevant d'un régime administratif d'ordre public.

  • L'autorité des décisions juridictionnelles enjoignant aux parties de saisir le juge du contrat (CE 2° et 7° s-s-r., 9 avril 2010, Commune de Levallois-Perret, publiés au recueil Lebon, n° 309480 N° Lexbase : A5649EUR et n° 309481 N° Lexbase : A5650EUS)

Le contentieux des contrats administratifs constitue sans aucun doute l'un des pans du droit des contrats administratifs qui a connu, au cours de ces dernières années, les changements les plus profonds. Il vit, comme a pu le noter la doctrine, une "époque passionnante" (10).

Les arrêts "Commune de Levallois-Perret" s'inscrivent assurément dans ce mouvement, même s'ils s'intéressent à une question ancienne mais finalement jamais tranchée, celle de l'autorité des décisions juridictionnelles enjoignant aux parties de saisir le juge du contrat afin qu'ils tirent toutes les conséquences de l'annulation d'un acte détachable. Dans la première affaire (n° 309480), la délibération du conseil municipal de Levallois-Perret, portant approbation d'un avenant à une convention d'aménagement pour la zone d'aménagement concerté (ZAC) du front de Seine avait été annulée en raison d'un vice propre à l'avenant. Dans la seconde (n° 309481), c'est le refus opposé à la demande de résiliation d'une convention d'aménagement pour la ZAC "Gustave Eiffel" qui avait été annulée en raison d'un vice affectant la convention, puisque celle-ci était dépourvue de cause dès lors que la commune avait passé la convention avant même d'avoir défini le périmètre de la ZAC. Ces deux actes détachables avaient été annulés par deux jugements du tribunal administratif de Paris en date du 31 mars 2006, et aucune des parties n'avaient alors décidé de faire appel. Mais faute d'avoir trouvé un accord avec son cocontractant quant aux conséquences à tirer de l'annulation des actes détachables, la commune de Levallois-Perret avait saisi le juge du contrat afin que soit prononcée, non la nullité des contrats, mais leur résiliation avec effet différé.

Le juge du contrat a, cependant, estimé que c'est la nullité qui s'imposait, ce qu'a confirmé la cour administrative d'appel de Paris dans deux arrêts du 5 juillet 2007 (11). Plus précisément, le juge d'appel a considéré que, compte tenu du motif ayant conduit à l'annulation de l'acte détachable (absence de cause du contrat) et de la nature de l'acte annulé (avenant), et de l'autorité absolue de chose jugée s'attachant à cette annulation, il lui appartenait de constater la nullité du contrat, sans qu'il y ait lieu d'examiner les conclusions et moyens tendant à ne prononcer qu'une résiliation avec effet différé.

Saisi d'un recours en cassation dirigé contre ces deux arrêts, le Conseil d'Etat a estimé que la cour administrative d'appel de Paris avait commis une erreur de droit en considérant que la déclaration de nullité du contrat et de l'avenant était la seule solution envisageable. Pour la Haute assemblée, le juge du contrat dispose d'une marge d'appréciation qui doit lui permettre "d'apprécier, en fonction de la nature du vice ayant conduit à l'annulation de l'acte détachable du contrat et de son éventuelle régularisation, les conséquences de cette annulation sur la continuité ou la validité du contrat". Cette solution signifie, très clairement, que l'injonction faite aux parties de saisir le juge du contrat afin qu'il prononce la nullité du contrat n'implique absolument pas que le juge du contrat constate ladite nullité. Le juge de plein contentieux peut, en effet, toujours décider, pour des motifs d'intérêt général (lesquels ne sont pas curieusement évoqués dans l'arrêt, alors que la jurisprudence accorde la plus grande importance aux réserves d'intérêt général (12)), de tirer d'autres conséquences que la nullité du contrat de l'annulation d'un acte détachable, voire de ne tirer aucune conséquence de cette annulation. Le Conseil d'Etat a, ensuite, procédé à une substitution de motifs en jugeant qu'il appartenait, en l'espèce, au juge de l'exécution de ne pas remettre en cause ce qu'il avait été initialement jugé par le tribunal administratif de Paris, dès lors que son jugement n'avait pas été frappé d'appel.

  • Allotissement des marchés publics : les contrôles du juge (CE 2° et 7° s-s-r., 21 mai 2010, n° 333737, Commune d'Ajaccio, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4097EXZ)

L'obligation d'allotir les marchés publics est consacrée par l'article 10 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L2670HPL). Elle est de nature à favoriser l'accès de toutes les entreprises à la commande publique, spécialement les petites et moyennes entreprises, et à promouvoir la libre concurrence. Mais cette obligation d'allotissement connaît aussi des exceptions. Le Code des marchés publics autorise, en effet, le recours à un marché global lorsque l'objet du marché ne permet pas l'identification de prestations distinctes, lorsque le pouvoir adjudicateur considère que la dévolution en lots séparés est de nature à restreindre la concurrence, ou qu'elle risque de rendre techniquement difficile ou financièrement coûteuse l'exécution des prestations, ou encore lorsqu'il n'est pas en mesure d'assurer, par lui-même, les missions d'organisation, de pilotage et de coordination.

Bien évidemment, la tentation peut être forte pour les pouvoirs adjudicateurs de recourir à un marché global, ne serait-ce que pour de pures raisons pratiques, alors que les conditions fixées par le Code des marchés publics ne sont pas satisfaites. En la matière, le juge administratif semble exercer un contrôle restreint, c'est-à-dire un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation (13).

L'arrêt "Commune d'Ajaccio" vient utilement préciser un autre point relatif aux marchés allotis. Dans la présente espèce, la commune avait recouru à un marché alloti mais selon des modalités qui pouvaient laisser penser que les deux lots constituaient, en réalité, des marchés globaux déguisés qu'il aurait fallu à leur tour allotir. Plus précisément, le marché public de prestations juridiques avait été divisé en deux lots, l'un portant sur le conseil juridique et l'autre sur la représentation en justice. Le problème venait de ce que chacun de ces deux lots renvoyaient à des prestations en droit public, en droit privé, ou encore, en droit pénal. A priori, l'on pouvait donc suspecter la commune d'avoir artificiellement regroupé des prestations très hétérogènes qui auraient mérité d'être à leur tour ventilées en plusieurs lots distincts. Le Conseil d'Etat a, cependant, fait preuve d'une certaine souplesse et estimé qu'il ne lui appartenait, en la matière, de ne censurer que les erreurs manifestes d'appréciation (erreur non constituée en l'espèce). Le pouvoir adjudicateur conserve donc une marge d'appréciation non négligeable, en phase avec l'article 10 du Code des marchés publics aux termes duquel le pouvoir adjudicateur "choisit librement le nombre de lots", à condition de tenir compte des "caractéristiques techniques des prestations demandées, de la structure du secteur économique en cause et, le cas échéant, des règles applicables à certaines professions".

François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique


(1) E. Gaillard, Masochisme français, JCP éd.G, 2010, 585.
(1) T. Clay, Les contorsions byzantines du Tribunal des conflits en matière d'arbitrage, JCP éd. G, 2010, 552.
(3) J. Ortscheidt, JCP éd. G, 2010, 644, n° 12 (chronique "Droit de l'arbitrage").
(4) CE 2° et 7° s-s-r., 31 juillet 2009, n° 309277, Institut national de la santé et de la recherche médicale (N° Lexbase : A1309EKP).
(5) CA Paris, 1ère ch., sect. C, 13 novembre 2008, n° 08/00760 (N° Lexbase : A5785EBU).
(6) Rapport du Conseil d'Etat relatif à l'extension de l'arbitrage pour les personnes morales de droit public, Doc. Fr., 2007, JCP éd. A, 2007, 2082, Rev. arb. 2007, p. 651.
(7) Cons. const., décision n° 2007-552 DC du 1er mars 2007, loi portant réforme de la protection juridique des majeurs (N° Lexbase : A4014DU9), AJDA, 2007, p. 502, D. 2007, p. 645, note A. Astaix, D. 2008, p. 180, obs. T. Clay, RFDC, 2007, p. 580, note O. Le Bot.
(8) T.confl., 16 octobre 2006, n° 3506, Caisse centrale de réassurance c/ Mutuelle des architectes français (N° Lexbase : A9491DRX), Rec. CE, p. 639.
(9) J. Ortscheidt, JCP éd. G, 2010, 644, n° 12 (chronique "Droit de l'arbitrage").
(10) F. Llorens et P. Soler-Couteaux, Vers une harmonisation du contentieux administratif des contrats , Contrats Marchés publics, 2010, repère 6.
(11) CAA Paris, 1ère ch., 5 juillet 2007, n° 07PA00558 (N° Lexbase : A5656DY7) et n° 07PA00560 N° Lexbase : A5657DY8).
(12) CE 5° et 7° s-s-r., 10 décembre 2003, n° 248950, Institut de recherche pour le développement (N° Lexbase : A4046DA4), Rec. CE, p. 501.
(13) CE 2° et 7° s-s-r., 11 août 2009, n° 319949, Communauté urbaine Nantes Métropole (N° Lexbase : A2181EKY), BJCP, 2009, p. 451, concl. B. Dacosta, Contrats Marchés publics, 2009, comm. 348, note F. Olivier ; CE 2° et 7° s-s-r., 9 décembre 2009, n° 328803, Département de l'Eure (N° Lexbase : A4343EPK), Contrats Marchés publics, 2010, comm. 60, note F. Olivier, JCP éd. A, 2010, 2020, comm. F. Linditch, RJEP, 2010, comm. 24, note D. Moreau.

newsid:394233

Contrat de travail

[Jurisprudence] La prise d'acte et le préavis

Réf. : Cass. soc., 2 juin 2010, n° 09-40.215, Société Sermat, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2231EYB)

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N4161BPS

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par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010


Parmi les éléments du régime juridique de la prise d'acte de la rupture du contrat de travail sur lesquels planait encore une incertitude figure la question de la compatibilité de ce mode de rupture avec le respect d'un délai de préavis. On sait que, faute de dispositions législatives, c'est la Chambre sociale qui en a érigé le régime juridique. Or, elle n'avait encore jamais eu l'occasion de se prononcer franchement sur la cohérence du comportement d'un salarié qui, prenant acte de la rupture en reprochant des manquements à son employeur, s'astreignait dans le même temps au respect d'un préavis. C'est désormais chose faite puisqu'un arrêt rendu le 2 juin 2010 par la Cour de cassation affirme que le fait d'avoir accompli un préavis est sans incidence sur l'appréciation de la gravité des manquements invoqués (I). Si la solution, limpide en elle-même, ne pose guère de problème d'interprétation, elle est, en revanche, beaucoup plus difficile à concilier avec d'autres éléments du régime juridique de la prise d'acte, voire avec les règles applicables à la rupture du contrat fondée sur un manquement du cocontractant (II).
Résumé

Si la prise d'acte entraîne la cessation immédiate du contrat de travail, de sorte que le salarié n'est pas tenu d'exécuter un préavis, la circonstance que l'intéressé a spontanément accompli ou offert d'accomplir celui-ci est sans incidence sur l'appréciation de la gravité des manquements invoqués à l'appui de la prise d'acte.

I - Le préavis, sans incidence sur la gravité des manquements reprochés à l'employeur

  • Définition de la prise d'acte de la rupture du contrat de travail

Les conditions permettant au salarié de prendre acte de la rupture de son contrat de travail sont désormais bien connues. La prise d'acte est un mode de rupture unilatérale du contrat de travail à l'initiative du salarié, rupture que celui-ci tente d'imputer à l'employeur. Autrement dit, le salarié rompt le contrat en raison de griefs reprochés à l'employeur.

La prise d'acte produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués par le salarié sont d'une gravité suffisante et les effets d'une démission si, au contraire, les faits ne justifiaient pas la prise d'acte (1).

  • Les précisions récentes relatives aux manquements de l'employeur

D'autres précisions ont été apportées s'agissant des faits d'une gravité suffisante justifiant la prise d'acte aux torts de l'employeur.

Alors que la jurisprudence demeurait difficile à cerner jusque-là, un arrêt récent de la Chambre sociale a précisé que les manquements de l'employeur revêtent une gravité suffisante lorsqu'ils "empêchent la poursuite du contrat de travail". Les manquements d'une gravité suffisante se rapprochent alors sensiblement de la faute grave permettant le licenciement disciplinaire sans indemnité (3) ou de la faute grave ouvrant droit à la rupture anticipée du contrat de travail à durée déterminée (4).

De la même manière, la Cour de cassation a tout récemment affirmé que la modification unilatérale, par l'employeur, du mode de rémunération du salarié, constituait nécessairement un manquement d'une gravité suffisante justifiant la prise d'acte. Si cette décision ne va pas plus loin, elle laisse cependant supposer que le même traitement pourrait être accordé à toute modification unilatérale du contrat de travail (5).

  • Les interrogations subsistant à l'égard du préavis

Une autre question fait régulièrement débat s'agissant de la prise d'acte : peut-elle, doit-elle ou au contraire, est-il exclu qu'elle soit accompagnée d'une période de préavis ? On sait que la Chambre sociale a déjà jugé que la prise d'acte justifiée du salarié lui permettait d'obtenir le paiement d'une indemnité de préavis (6). Cette précision ne suffisait pas à déterminer si le respect par le salarié d'un préavis privait les manquements de l'employeur de leur caractère suffisamment grave.

On sait cependant que la prise d'acte produit ses effets immédiatement et non au moment où le juge se prononce -nécessairement- sur l'imputabilité de la rupture à l'employeur (7). Outre le caractère immédiat de cette rupture, la prise d'acte est irréversible, elle ne peut être rétractée par le salarié qui regretterait son geste (8). Si l'on superpose ces caractères immédiats et irréversibles avec l'exigence nouvelle d'un manquement rendant impossible la poursuite du contrat de travail qui, par définition, devrait exclure tout préavis (9), on parvient logiquement à la conclusion que la prise d'acte ne peut être accompagnée d'un délai de préavis.

  • L'espèce

Un salarié, engagé en 1981, avait gravi les échelons de son entreprise pour être promu en qualité de directeur commercial en 1989. A la suite de cela, il fut progressivement dépouillé de ses fonctions et responsabilités à tel point qu'il finit par prendre acte de la rupture de son contrat de travail en 2006, invoquant une modification unilatérale de sa qualification par l'employeur. A l'occasion de cette prise d'acte, le salarié proposa d'effectuer deux mois de préavis.

La cour d'appel de Bordeaux jugea que la prise d'acte était justifiée et devait, partant, produire les effets d'un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse. Elle estima, d'ailleurs, que "le préavis ne conditionne ni ne requalifie la prise d'acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur, en démission".

La Chambre sociale rejette le pourvoi par un arrêt du 2 juin 2010 et valide ainsi le raisonnement adopté par les juges d'appel. Elle juge, d'abord, que, "si la prise d'acte entraîne la cessation immédiate du contrat de travail, de sorte que le salarié n'est pas tenu d'exécuter un préavis, la circonstance que l'intéressé a spontanément accompli ou offert d'accomplir celui-ci est sans incidence sur l'appréciation de la gravité des manquements invoqués à l'appui de la prise d'acte". En constatant que le salarié avait progressivement perdu toutes ses responsabilités, la cour d'appel en avait "exactement déduit qu'il s'agissait de modifications du contrat de travail lesquelles, intervenues sans l'accord exprès du salarié, devaient faire produire à sa prise d'acte les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse".

Par un second moyen, l'employeur contestait d'avoir été condamné à verser au salarié une indemnité correspondant au troisième mois de préavis que le salarié avait catégoriquement refusé d'effectuer. Sur ce point également, le pourvoi est rejeté, la Chambre sociale estimant que l'employeur devait verser au salarié le solde du préavis non exécuté puisque la prise d'acte était justifiée et produisait donc les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

II - Le préavis et ses conséquences sur le régime juridique de la prise d'acte de la rupture

  • L'incohérence entre le préavis et l'impossibilité de poursuivre le contrat de travail

Si cette décision avait été rendue il y a trois mois, elle aurait pu être considérée comme totalement justifiée. En revanche, elle entre plus ou moins directement en conflit avec l'arrêt du 30 mars 2010 déjà évoqué par lequel la Chambre sociale a exigé que les manquements de l'employeur rendent impossible la poursuite du contrat de travail.

En effet, en imposant que les manquements de l'employeur soient non seulement d'une gravité suffisante, mais encore qu'ils rendent impossible la poursuite du contrat, la Chambre sociale opère un sérieux rapprochement entre manquements justifiant la prise d'acte et faute grave. La faute grave du salarié se définit comme un manquement du salarié à ses obligations contractuelles rendant impossible le maintien de son contrat de travail (10). Quoiqu'elle n'ait par reçue de définition aussi claire, la faute grave de l'employeur justifiant une rupture anticipée du contrat de travail à durée déterminée peut, elle aussi, être assimilée à une faute rendant impossible le maintien du contrat (11).

Or, la faute grave est inconciliable avec le préavis, à tel point d'ailleurs que l'impossibilité de maintenir le contrat de travail pendant la durée du préavis a longtemps constitué un élément de définition de la faute grave (12). Si la Chambre sociale a épuré la définition de cet élément, il n'en reste pas moins que le respect du préavis a pour effet habituel de disqualifier la faute grave du salarié : si l'employeur permet au salarié d'effectuer son préavis, cela signifie que les manquements commis ne rendaient pas impossible le maintien -certes provisoire- du contrat de travail (13).

C'est ce raisonnement qui menait l'employeur à juger que ces manquements n'étaient pas si graves qu'ils rendent impossible la poursuite du contrat puisque le salarié avait accepté de travailler pendant la durée d'un préavis. Mais c'est aussi de ce raisonnement que la Chambre sociale prend le contrepied en rejetant le pourvoi.

  • Concilier l'inconciliable ?

Trois interprétations sont alors envisageables.

Selon la première, la Cour de cassation remettrait en cause, à demi-mot, l'évolution du mois de mars dernier par lequel elle exigeait que les manquements de l'employeur rendent impossible la poursuite du contrat de travail. Il est vrai que la formule n'a plus, depuis lors, été utilisée par la Chambre sociale. Cette proposition demeure cependant peu probable, l'arrêt du mois de mars ayant fait l'objet d'une publication au bulletin et ayant été rendu en formation de section.

Selon la deuxième, l'arrêt sous examen porterait en germe un changement profond de la notion d'impossibilité de maintien du contrat de travail, nécessaire aussi bien à la qualification de la faute grave du salarié, de celle de l'employeur ou des manquements justifiant une prise d'acte. L'idée novatrice serait que le fait de ne pas quitter immédiatement l'entreprise, pour le salarié, ou de ne pas licencier immédiatement le salarié, pour l'employeur (14), n'empêcherait plus la qualification de faute grave. Si cette interprétation est séduisante, il convient d'être extrêmement prudent car la chambre sociale ne s'intéresse pas directement ici à la faute grave. On peut, en outre, se demander si un tel changement de cap serait opportun. L'impossibilité immédiate de maintenir le contrat demeure le seul élément un tant soit peu tangible de la définition de la faute grave et sa remise en cause ouvrirait la porte à des errements d'interprétation qui ne peuvent être souhaitables.

Reste une dernière hypothèse, celle qui consisterait à considérer que la Chambre sociale entend faire une claire distinction entre les termes "impossibilité de maintenir le contrat de travail", formule utilisée pour la faute grave, et "l'impossibilité de poursuivre le contrat de travail", formule réservée aux manquements de l'employeur justifiant une prise d'acte. Sur le plan sémantique, il ne semble pas y avoir de grande différence entre le maintien et la poursuite du contrat. L'idée serait cependant de continuer à faire le distinguo entre faute grave et manquements de l'employeur d'une gravité suffisante, distinction matérialisée par la différence de traitement du préavis et symbolisée par l'usage de substantifs différents.

  • Considérations pratiques

Au-delà de ces considérations théoriques, il est probable que l'on puisse être satisfait de la décision rendue par la Chambre sociale sur un plan pratique. En effet, le salarié qui offre d'effectuer un préavis malgré la modification unilatérale de son contrat de travail fait montre d'une loyauté à l'égard de son employeur qui ne mérite pas de mener à une disqualification des manquements de l'employeur. Plus encore, cette solution permet au salarié de minorer le risque couru lors d'une prise d'acte. En effet, ayant effectué son préavis, il ne pourra être condamné à indemniser l'employeur pour ne pas l'avoir effectué si le juge vient à faire produire à la rupture les effets d'une démission.

Quant à l'employeur qui subira une prise d'acte de la rupture du contrat de travail, il pourra accepter sans arrière pensée que le salarié effectue le préavis, mais sera cependant contraint de s'en remettre à la volonté de son subordonné. En effet, le deuxième moyen soulevé par l'employeur tendait à écarter l'indemnisation du préavis en raison du refus du salarié d'effectuer le troisième mois auquel il aurait normalement été tenu en cas de démission par exemple. Le fait que la Chambre sociale refuse de dispenser l'employeur de cette indemnité permet d'en déduire que l'employeur ne pourra contraindre le salarié à effectuer le préavis.

Le raisonnement est imparable. Puisque la rupture produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, il n'est nul besoin de s'interroger sur le fait de savoir qui a accepté ou refusé d'exécuter le préavis. Cependant, la rigueur de ce raisonnement pourrait bien se retrouver, par effet de calque, lorsque la rupture produit les effets d'une démission. En effet, dans cette situation, on voit mal quel argument pourrait avancer la Chambre sociale pour refuser à l'employeur l'indemnisation du préavis que le salarié n'aura pas effectué.


(1) Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-42.679, Société Technoram c/ M. Thierry Levaudel, FP+P+B+R+I (N° Lexbase : A8977C8Y) et lire les obs. de Ch. Radé, "Autolicenciement" : enfin le retour à la raison !, Lexbase Hebdo n° 78 du 3 juillet 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N8027AAK).
(2) Cass. soc., 30 mars 2010, n° 08-44.236, Société Bio rad laboratoires c/ Mme Nicole Rieunier-Burle, FS-P+B (N° Lexbase : A4043EUB) et les obs. de Ch. Radé, Prise d'acte : la Cour de cassation plus stricte ?, Lexbase Hebdo n° 391 du 15 avril 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N7424BNB).
(3) Cass. soc., 27 septembre 2007, n° 06-43.867, M. David Millochau, FP-P+B+R (N° Lexbase : A5947DYW), RDT, 2007, p. 650, obs. G. Auzero ; JCP éd. S, 2007, II, 10188, note D. Corrignan-Carsin.
(4) C. trav., art. L. 1243-1 (N° Lexbase : L1457H9T).
(5) Sur cette question, lire nos obs., Le lien entre modification de la rémunération contractuelle et justification de la prise d'acte, RDT, 2010, à paraître. V. également un arrêt encore plus récent qui semait le trouble en semblant abandonner le lien de cause à effet systématique entre modification unilatérale de la rémunération et justification de la prise d'acte, v. Cass. soc., 26 mai 2010, n° 08-43.152, Société Autocasse Bouvier, F-P (N° Lexbase : A7227EXX) et nos obs., La durée ne constitue pas un critère du harcèlement, Lexbase Hebdo n° 398 du 10 juin 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N3017BPG).
(6) Cass. soc., 20 janvier 2010, 2 arrêts, n° 08-43.471, Société Roger Mondelin, FS-P+B ([LXB=4709EQH]) et n° 08-43.476, Société Adonis, FS-P+B (N° Lexbase : A4710EQI) et les obs. de Ch. Radé, La prise d'acte justifiée ouvre droit à l'indemnité de préavis et de congés payés afférente, Lexbase Hebdo n° 381 du 4 février 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N1526BNT).
(7) Cass. soc., 4 juin 2008, n° 06-45.757, Société HSBC France, FS-P+B (N° Lexbase : A9241D8R).
(8) Cass. soc., 14 octobre 2009, n° 08-42.878, M. David Pascal Lazaro Guerreiro, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0951EM8) et les obs. de Ch. Radé, Reclassement du salarié inapte : la charge du respect de l'obligation de sécurité de résultat pèse sur les épaules de l'employeur, Lexbase Hebdo n° 369 du 29 octobre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N1741BMG).
(9) Sur cette question, v. infra II.
(10) Cass. soc., 27 septembre 2007, n° 06-43.867, préc..
(11) Nos obs., A la recherche des critères de la faute grave de l'employeur, Cah. Juris. Aquitaine et Midi-Pyrénées, 2008-3, p. 697.
(12) Cass. soc., 26 février 1991, n° 88-44.908, M. Vaz c/ Compagnie d'armatures préfabriquées industrielles (N° Lexbase : A9347AAG), Bull. civ. V, n° 97, p. 60 ; D., 1991, IR, 82 ; RJS, 1991, 239, n° 448.
(13) V., par ex., Cass. soc., 14 janvier 1992, n° 90-44.745, SA française de Montage-Levage c/ Chelihi (N° Lexbase : A8448AGY).
(14) Ou une mise à pied conservatoire qui permet d'écarter le salarié de son emploi avant qu'intervienne la décision définitive.

Décision

Cass. soc., 2 juin 2010, n° 09-40.215, Société Sermat, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2231EYB).

Rejet, CA Bordeaux, ch. soc., sect. B, 20 novembre 2008

Textes visés : néant

Mots-clés : prise d'acte de la rupture ; préavis ; manquements de l'employeur

Lien base : (N° Lexbase : E9677ES9)

newsid:394161

Rel. individuelles de travail

[Questions à...] Suicide : de l'accident du travail à la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, dernier acte ? - Questions à Maître Rachel Saada, Avocat, Cabinet Saint-Martin Avocats

Lecture: 9 min

N3117BP7

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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010

Les suicides au travail ont marqué l'actualité de ces derniers mois. Le phénomène n'est pas nouveau, cependant, l'actualité récente semble mettre en exergue une nouvelle donne, qui repose sur de nouvelles formes de pression managériale ou organisationnelle du travail. La médiatisation à outrance de ces affaires nous ferait presque oublier que ces situations ont des réponses juridiques qui, en amont comme en aval, s'efforcent de prévenir et de préserver la santé et la sécurité des salariés. Et, en la matière, les progrès sont importants. Ainsi, aujourd'hui, tout suicide qui survient au temps et au lieu du travail bénéficie de la qualification juridique d'accident du travail (1). Plus encore. Si le suicide survient en dehors du temps et du lieu de travail, il pourra recevoir la même qualification dès lors que le salarié ou ses ayants droits rapportent la preuve du lien avec le travail (2). La reconnaissance du suicide comme accident du travail marque une première avancée fondamentale de la jurisprudence relative au risque professionnel. Il semble aujourd'hui qu'elle souhaite aller plus loin, en consacrant la faute inexcusable de l'employeur. Définie classiquement comme le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat alors que ce dernier avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver, la faute inexcusable permet à la victime d'un accident du travail ou à ses ayants droit d'obtenir des dommages et intérêts complémentaires à la majoration de la rente versée forfaitairement par la Sécurité sociale. L'affaire avait fait parler d'elle. L'on s'en souviendra, le 17 décembre 2009, le tribunal des affaires sociales de Nanterre condamnait Renault pour "faute inexcusable" pour le suicide de l'un de ses salariés en 2006 (3). Lexbase Hebdo - édition sociale a rencontré Maître Rachel Saada, Avocat, Cabinet Saint-Martin Avocats, représentant les ayants droit de la victime, qui a accepté de répondre à nos questions. Lexbase : Dans sa décision du 17 décembre, le Tass reconnaît la faute inexcusable de l'employeur dans le suicide de l'un de ses salariés. Peut-être pouvons-nous commencer par rappeler les fondements juridiques de la faute inexcusable ?

Rachel Saada : Il faut partir des arrêts de février 2002, selon lesquels le manquement à l'obligation de sécurité de résultat a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver (4). Aujourd'hui, le principe est bien ancré et la formule désormais célèbre, puisqu'on a un recul de huit ans, mais il est important de mesurer le chemin parcouru.

Auparavant, il faut le rappeler, il était difficile et long d'engager la faute inexcusable de l'employeur. La loi de 1898 sur les accidents du travail a, certes, permis la reconnaissance d'une responsabilité patronale collective et donc une simplification de la prise en charge des accidents du travail, sans recherche de responsabilité, mais avec un compromis, ce qu'on appelle le "compromis historique", qui implique que la responsabilité de l'employeur ne peut pas être recherchée et que le régime de réparation est forfaitaire. Globalement, ce régime de réparation forfaitaire est très en dessous du régime de droit commun. Prenons un exemple. Lorsqu'il y a un taux d'incapacité permanente partielle (IPP) qui est reconnu après un accident de la circulation, ce taux sert pour calculer l'attribution de dommages et intérêts, de la rente, etc.. En régime d'accident du travail, le taux est divisé par deux, jusqu'à 50 % d'IPP, ce qui est colossal. Cela signifie que quelqu'un qui a, en droit commun, un accident de la circulation avec 80 % d'IPP, en accident du travail, il a, en réalité, 25+30, donc seulement 55 %.

Lexbase : La reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur dans l'accident du travail ne permet-elle pas justement de se rapprocher d'une indemnisation plus proche de celle de droit commun ?

Rachel Saada : Effectivement, la faute inexcusable est, d'abord, le moyen de se rapprocher d'une indemnisation plus proche de la réalité. Elle est, aussi, le moyen de faire reconnaitre la faute sur le plan moral. L'action de la faute inexcusable n'est jamais menée que pour soi-même. Je n'ai jamais entendu un seul de mes clients ne pas me dire je le fais pour les autres, je le fais pour qu'on reconnaisse la faute de mon employeur et je le fais pour que d'autres ne soient pas victimes de ce dont je suis victime. Pas une seule personne ne m'a pas dit ça. Je dirai presque que c'est le moteur de l'action, avant même l'aspect patrimonial, avant l'aspect financier, même si celui-ci compte, évidemment. Quelqu'un qui ne peut plus travailler doit être convenablement indemnisé. Et, dans la mesure où la reconnaissance de la faute inexcusable implique le doublement de la rente ou la majoration maximum, elle permet de récupérer le régime de droit commun.

Lexbase : Dans cette optique, quels sont les critères permettant la reconnaissance d'une telle faute de l'employeur ?

Rachel Saada : Sur les critères, la Cour de cassation pose un dogme qui peut paraître étonnant, selon lequel le contrat de travail fonde une obligation de sécurité de résultat. Cette obligation de sécurité est une obligation générale de sécurité. Ce qui est singulier, c'est qu'elle n'est pas assortie d'une disposition pénale. On peut seulement remarquer des textes spéciaux dans certains domaines spécifiques (dans le bâtiment par exemple), où là, on trouve effectivement des règles assorties de sanctions pénales.

Concernant l'obligation générale de sécurité qui pèse sur l'employeur, le Code du travail est tout à fait clair à cet égard. Si l'on s'en tient à la lettre de l'article L. 4121-1 (N° Lexbase : L1448H9I) l'employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. La jurisprudence est venue préciser, par ses arrêts "Amiante" de 2002 que l'employeur commet une faute s'il a ou aurait du avoir conscience d'un danger, premièrement, et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour préserver le salarié de ce danger, deuxièmement. C'est une véritable révolution ! Avant, si l'on n'était pas capable de caractériser une faute pénale ou une faute intentionnelle, c'était très dur d'établir la faute inexcusable.

Pour autant, il semble tout de même que l'on rende l'accès à la justice de plus en plus difficile, en supprimant des Tass qui ont seuls compétence. Il faut rappeler qu'un accidenté du travail ne peut aller nulle part ailleurs. Et s'il y a une procédure pénale -parce que le Parquet poursuit pour tel manquement en hygiène et sécurité-, le justiciable ne peut pas réclamer de dommages et intérêts. On peut juste se constituer partie civile pour se voir reconnaître la qualité de victime. On ne peut donc pas aller au pénal, sauf, admet maintenant la Cour de cassation, faute intentionnelle de l'employeur. Il faut faire attention ici à bien dissocier la faute intentionnelle de la faute inexcusable. Selon une jurisprudence constante, la faute intentionnelle de l'employeur ou de l'un de ses préposés suppose un acte volontaire accompli avec l'intention de causer des lésions corporelles et ne résulte pas d'une simple imprudence, si grave soit-elle (5).

Pourtant, la frontière peut être mince. Ainsi, par exemple, la répétition de l'inobservation des règles élémentaires d'hygiène et de sécurité ne constitue-t-elle pas l'intention et la faute intentionnelle ?

Actuellement, on est dans une situation où l'on a un régime des accidents du travail et des maladies professionnelles, d'abord, qui est en sous-déclaration, ensuite, lorsque le caractère professionnel est reconnu, on a, certes, une reconnaissance automatique et rapide, avec la présomption lieu de travail/temps de travail/accident/accident du travail, ce qui implique qu'il n'y ait plus de procédure à faire dans tous les sens comme c'était le cas avant la loi de 1898, c'est important, de le reconnaitre ! En revanche, il serait vraiment temps de penser à une refondation de l'indemnisation du préjudice, qui est trop injuste au regard du régime de droit commun.

Lexbase : Quels sont les préjudices indemnisables ?

Rachel Saada : Le Code de la Sécurité sociale prévoit, en son article L. 452-3 (N° Lexbase : L5302ADQ), que, indépendamment de la majoration de rente, la victime a le droit de demander à l'employeur devant la juridiction de Sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales, de ses préjudices esthétiques et d'agrément, ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. Si la victime est atteinte d'un taux d'incapacité permanente de 100 %, il lui est alloué, en outre, une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation.

On trouve donc, parmi ces préjudices, le préjudice esthétique, les souffrances physiques et morales et le préjudice d'agrément. La difficulté est que la Cour de cassation fait une lecture littérale et stricte de cet article...

Lexbase : Dans la pratique, comment se passe la procédure de reconnaissance de la faute inexcusable ?

Rachel Saada : C'est une procédure avec obligation de conciliation préalable, mais celle-ci n'aboutit que très rarement. Il faut donc écrire à la Caisse primaire d'assurance maladie dont le salarié dépend afin de faire reconnaitre la faute inexcusable de l'employeur, il n'est pas nécessaire de développer, il peut suffire de donner quelques indications et de joindre certaines pièces. Personnellement, lorsque je saisis la Caisse, mon dossier est déjà construit et complet. Il y a plusieurs techniques. Certains saisissent rapidement avec seulement quelques éléments en se disant que, de toute façon, l'employeur ne sera jamais d'accord pour concilier, ils complètent le dossier après, une fois le Tass saisi. Il est vrai, cependant, que l'on puisse se retrouver pris par les délais. Il ne faut, en effet, pas oublier que le délai est relativement court, puisque il est de 2 ans à compter, soit de l'accident ou de la connaissance du lien possible entre la maladie et le travail, soit de la cessation du paiement de l'indemnité journalière, soit de la cessation du travail, soit, enfin, de la reconnaissance du caractère professionnel de l'accident ou de la maladie (CSS, art. L. 431-2 N° Lexbase : L5309DYB). Attention, le même article prévoit que le délai de la prescription est interrompu par l'exercice d'une action pénale engagée pour les mêmes faits ou de l'action en reconnaissance du caractère professionnel de l'accident.

Il existe, par ailleurs, une reconnaissance de plein droit de la faute inexcusable, lorsque l'employeur a signalé le danger. C'est-ce que je soutenais dans l'affaire contre Renault. Ici, ce n'est pas le CHSCT qui avait tiré la sonnette d'alarme, mais les syndicats et le comité d'entreprise. Le problème est qu'il n'y a pas de textes sur les alertes que peuvent faire le CE et les délégués syndicaux sur les questions de sécurité. Donc je soutenais, dans mes écritures, que le tribunal devait raisonner par analogie avec le texte concernant le CHSCT et donc reconnaitre de plein droit la faute inexcusable. Le tribunal n'a pas suivi.

Lexbase : Une fois la faute inexcusable retenue, quelles sont les conséquences d'une telle reconnaissance ?

Rachel Saada : La reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur induit la majoration de la rente accordée à la victime ou à ses ayants droit, majoration qui est fixée à son maximum. Indépendamment de la majoration de la rente, la victime peut demander des dommages et intérêts en raison des préjudices subis. Dans cette affaire, la veuve n'a réclamé qu'un euro symbolique de dommages et intérêts. Les victimes éprouvent des réticences à réclamer un dédommagement pour la perte de l'autre. C'est un argent très difficile à recevoir. En effet, alors que la rente vient remplacer le salaire et donc compenser la perte d'un revenu, les dommages et intérêts représentent la réparation du préjudice.

Lexbase : Dans ce contexte, en quoi la décision rendue par le Tass le 17 décembre est-elle inédite ?

Rachel Saada : D'abord, il faut préciser que ce n'est pas le premier suicide qui est reconnu en faute inexcusable. Il y a déjà eu des précédents et la Haute juridiction a déjà admis à plusieurs reprises que le suicide d'un salarié est un accident du travail dû à une faute inexcusable de l'employeur dans la mesure où il est établi que l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures pour l'en préserver (6).

En revanche, c'est, à mon sens, le premier suicide reconnu comme faute inexcusable de l'employeur sans que soit invoqué un traitement particulier réservé à cette victime, en dehors de tout acte de harcèlement moral. Ce qu'on n'a pas cessé de dire c'est que, en réalité, la majorité des salariés du Technocentre subissait la même situation, c'était donc un problème collectif et un problème d'organisation générale du travail (réduction de coût, changement des modes de production...) et que, finalement, M. X n'était que l'expression individuelle d'un risque encouru collectivement.

C'est en cela qu'il est inédit, parce qu'il met le travail au coeur de la discussion, parce qu'il parle du collectif et de l'individuel et parce qu'il demande à l'employeur de préserver directement la santé de ses salariés, sans se décharger sur le seul service de médecine du travail, tout ceci est inédit.

Auparavant, la plupart du temps, les suicides reconnus comme accident du travail concernaient des salariés pour lesquels les médecins du travail étaient intervenus X fois pour demander un aménagement du temps de travail et des modes de production. Dans cette affaire, le médecin du travail n'était pas spécialement intervenu, c'est donc très différent...

Lexbase : Pour terminer, on a l'impression, ces derniers mois, d'assister à une certaine judiciarisation des risques psychosociaux. Comment l'expliquez-vous ?

Rachel Saada : Les risques psychosociaux ont toujours existé, mais les acteurs mettent toujours un peu de temps à s'emparer des choses. Indéniablement aussi, il y a eu une grande amélioration des conditions de travail sur le plan physique, qui permet peut-être, aujourd'hui, une sorte de montée en puissance de la prise de conscience de ce que représente la charge mentale. Pourtant, il y a eu une Directive, sur l'obligation générale de sécurité, de 1989 (7), transposée en 1991, mais si l'on prend l'exemple du document unique d'évaluation professionnelle, il n'a été rendu obligatoire qu'en 2001 seulement (8).


(1) En premier lieu, Tass Epinal, n° 218/99, 28 février 2000, Madame Chantal Rousseaux c/ CPAM des Vosges (N° Lexbase : A4423DUD).
(2) Cass. civ. 2, 22 février 2007, n° 05-13.771, M. Gérard Gruner, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A2849DU3) : "un accident qui se produit à un moment où le salarié ne se trouve plus sous la subordination de l'employeur constitue un accident du travail dès lors que le salarié établit qu'il est survenu par le fait du travail". Lire les obs. de S. Martin-Cuenot, Accident du travail : où va-t-on ?, Lexbase Hebdo n° 251 du 8 mars 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N2896BAI).
(3) TASS Hauts-de-Seine, n° 08-01023, 17 décembre 2009, Madame Sylvie X, veuve Y agissant tant en son nom qu'en qualité d'administratrice légale de son fils mineur Monsieur Raphaël Z c/ SA Renault (N° Lexbase : A1568ERI).
(4) Par 29 arrêts en date du 28 février 2002, dits "arrêts amiante", la Cour de cassation a redéfini la notion de faute inexcusable (voir, par exemple, Cass. soc., 28 février 2002, n° 00-10.051, Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de Grenoble c/ Société Ascométal, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0806AYI). Auparavant, la faute inexcusable était une faute d'une exceptionnelle gravité, dérivant d'un acte ou omission volontaire, de la conscience que devait avoir son auteur du danger qui pourrait en résulter et de l'absence de toute cause justificative (Ass. plén., 18 juillet 1980, n° 78-12.570, Dame Drecq c/ CPAM Valenciennes N° Lexbase : A3095ABA).
(5) Cass. soc., 13 janvier 1966, n° 65-10.806, Société "Les productions de l'Etoile" c/ Fourounji et autres (N° Lexbase : A2795ATP).
(6) Cass. civ. 2, 22 février 2007, n° 05-13.771, préc..
(7) Directive (CE) 89/391 du Conseil du 12 juin 1989, concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (N° Lexbase : L9900AU9).
(8) Décret n° 2001-1016 du 5 novembre 2001, portant création d'un document relatif à l'évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs (N° Lexbase : L4900AZI).

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Avocats/Gestion de cabinet

[Jurisprudence] Exercice de la profession d'avocat et société créée de fait

Réf. : CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 16 février 2010, n° 08/22601 (N° Lexbase : A8684ESG)

Lecture: 6 min

N4199BP9

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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)

Le 07 Octobre 2010

Les modalités d'exercice de la profession d'avocat ne sont pas, dans certains cas de figure, sans susciter quelques difficultés. Ainsi n'est-il pas rare qu'un contentieux s'élève entre les parties portant sur la requalification du contrat de collaboration libérale en contrat de travail. La Cour de cassation a, en effet, pu juger, dans un arrêt du 14 mai 2009 de sa première chambre civile, que "si, en principe, la clientèle personnelle est exclusive du salariat, le traitement d'un nombre dérisoire de dossiers propres à l'avocat lié à un cabinet par un contrat de collaboration ne fait pas obstacle à la qualification de ce contrat en contrat de travail lorsqu'il est établi que cette situation n'est pas de son fait mais que les conditions d'exercice de son activité ne lui ont pas permis de développer effectivement une clientèle personnelle" (1). La distinction est importante : alors que la collaboration libérale est un mode de relation contractuelle entre un patron et un collaborateur qui exclut tout lien de subordination, le salariat, introduit dans la profession d'avocat par la loi n° 90-1259 du 31 décembre 1990, relative à la fusion des professions d'avocat et de conseil juridique (N° Lexbase : L7803AIT), qui peut prendre la forme d'un contrat à durée déterminée ou à durée indéterminée, à temps plein ou à temps partiel, est soumis tout à la fois aux dispositions du Code du travail et de la convention collective applicable (sans compter les règles dérogatoires découlant des exigences de la profession d'avocat). A côté de ces hypothèses de contentieux, il en est d'autres dans lesquelles, différemment, on s'interroge sur la requalification d'un contrat de sous-location d'une partie des locaux d'un cabinet en contrat de collaboration, éventuellement pour faire naître l'idée de l'existence d'une société créée de fait entre les parties. Un arrêt de la cour d'appel de Paris, en date du 16 février 2010, en constitue d'ailleurs une illustration.

En l'espèce, un cabinet d'avocat avait sous-loué, aux termes d'un accord verbal, une partie de ses locaux à un avocat indépendant. Mais, les conséquents impayés de ce dernier, qui avait reconnu ne pas être en mesure de verser les sommes réclamées, émanant de factures qu'il contestait, avaient conduit, après des mises en demeures successives, à son expulsion. Une sentence du délégué de M. le Bâtonnier de l'Ordre des avocats intervenant à la suite de cette expulsion avait, alors, condamné l'avocat à payer au cabinet bailleur la somme de 202 240,60 euros, augmentée des intérêts au taux légal et l'avait débouté dans le même temps de sa demande d'expertise et de dommages et intérêts. L'avocat locataire avait fait appel de cette sentence, faisant valoir, d'une part, que la prétendue sous-location verbale invoquée par le cabinet était nulle et inexistante dans la mesure où le cabinet avait, en vertu du bail qu'il avait conclu, l'interdiction de sous-louer et, d'autre part, qu'ayant apporté son industrie au cabinet qui l'hébergeait, les parties s'étaient, en fait, comportés comme des associés. Il soutenait, en effet, que les éléments constitutifs d'une société de fait, et, en particulier l'affectio societatis, créée dans les conditions de l'article 1832 du Code civil (N° Lexbase : L2001ABQ), étaient réunis, de sorte qu'il y avait lieu de prendre acte de la dissolution de cette société et de désigner un expert chargé de faire les comptes entre les parties. La cour d'appel de Paris, pour confirmer la sentence arbitrale, a cependant décidé, en premier lieu, que "le demandeur n'est pas fondé ici à soutenir que la sous-location est nulle ou inexistante en excipant de la clause du bail qui, souscrit par le cabinet, stipule que la sous-location était prohibée dès lors qu'il est tiers à cette convention et que la violation d'une telle clause ne peut être invoquée que par le bailleur". On passera assez vite sur ce point dans la mesure où, en effet, la nullité encourue n'étant, en tout état de cause, pas absolue mais relative, elle ne pouvait sans doute pas être invoquée par un tiers au contrat qui, à défaut de pouvoir demander la nullité, peut en revanche soutenir que la violation par l'un des contractants d'une clause du contrat lui a causé un préjudice, le manquement contractuel constituant, à son égard, une faute délictuelle au sens de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ). Mais, l'intéressé n'ayant, ici, fait valoir aucun argument en ce sens, ce qui au reste lui aurait été bien difficile puisqu'il avait le bénéficiaire de la sous-location, il n'est pas utile d'y insister davantage. Plus intéressante est, en revanche, la suite de la décision : la cour juge, en effet, en second lieu, sur la prétendue société de fait qui aurait été créée, dans les conditions de l'article 1832 du Code civil, que s'il est exact que l'intéressé a, pendant plusieurs années, occupé les locaux litigieux et y a bénéficié des services annexes (standard, réception, bibliothèque, photocopieurs et service d'entretien et de nettoyage), il reste que "ces seules circonstances sont insuffisantes pour démontrer que, avant ou après le 4 mai 2006, date du contrat écrit de sous-location, le Cabinet X et M. B. auraient manifesté la volonté d'affecter à une entreprise commune, des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice et de profiter de l'économie qui aurait pu en résulter alors surtout que, d'une manière incompatible avec une telle prétention, M. B. demande qu'en tout état de cause, le Cabinet X soit condamné à lui verser la somme de 151 074,53 euros, toutes taxes comprises, au titre de ses prestations d'avocat antérieures au 1er mai 2006". Et, la cour d'ajouter "qu'aucune circonstance de la cause ne fait apparaître que les parties auraient fonctionné selon le système qualifié de 'bureaux contre vacations' invoqué par M. B. [...] pour conclure à une compensation de leurs créances respectives", si bien que, en définitive, "il est démontré qu'il n'existait, entre le Cabinet X et M. B. aucun contrat de collaboration libérale".

L'avocat cherchait donc à convaincre de l'existence d'une société créée de fait et, ainsi, de la qualité d'associés des parties au litige, qualité à laquelle sont, on le sait, attachés un certain nombre d'intérêts, au premier rang desquels figure, notamment, le droit des associés aux résultats de la société (C. civ., art. 1832 et 1844-1 N° Lexbase : L2021ABH). La jurisprudence a, au demeurant, déjà admis qu'il puisse exister entre avocats une société créée de fait ou, encore, que deux ou plusieurs SCP avaient le pouvoir de constituer une société créée de fait pour l'exercice en commun d'une profession libérale, en lui apportant l'industrie de leurs membres. Ainsi, dans une affaire ayant donné lieu à un arrêt de la cour d'appel de Paris, en date du 3 novembre 1998, il a été jugé que, dès lors qu'aucune société n'avait été régulièrement constituée entre deux cabinets d'avocats et qu'il était soutenu qu'il existait, entre eux, une société créée de fait, les parties n'ayant, par définition, élaboré aucun écrit, il appartenait au juge de rechercher leur commune intention. Or, au cas d'espèce, s'évinçait effectivement des éléments de la cause non seulement l'existence d'apports, mais aussi la volonté de collaborer à une activité commune en participant "aux résultats" de l'exploitation, ce qui avait permis de conclure à l'existence d'une société créée de fait (2). C'est que, en effet, on n'ignore pas que, classiquement, selon une conception que l'on a pu qualifier de "subjectiviste" (3), l'associé doit non seulement faire un apport, mais aussi avoir l'intention d'être associé : c'est l'affectio societatis. Sorte d'élément intentionnel du contrat de société, l'affectio societatis ne trouve certes pas d'écho direct dans les textes, encore que l'on puisse sans doute y rattacher "l'entreprise commune" de l'article 1832 ou "l'intérêt commun" auquel fait référence l'article 1833 (N° Lexbase : L2004ABT). Mais, la jurisprudence en fait régulièrement un élément déterminant de l'existence du contrat de société. Et, précisément, l'un des emplois les plus fréquents de la notion concerne la démonstration de l'existence d'une société créée de fait, qui renvoie à l'idée d'une situation juridique, que les parties n'ont pas formalisée, déduite du comportement des intéressés, leur intention et leur participation à l'activité visée constituant, sous cet aspect, des éléments indispensables (4). On comprend donc très bien que, dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 16 février 2010, les magistrats parisiens ne se soient pas contentés des éléments objectifs -apports en industrie- mis en avant par l'avocat qui invoquait l'existence d'une société créée de fait, mais aient recherché si, au-delà des ces éléments, la volonté des parties de se comporter comme de véritables associés, condition essentielle à la qualification de société créée de fait, pouvait véritablement être constatée.

Naturellement, en l'espèce, prétendre qu'une société de fait existait entre les parties supposait d'établir que les modalités d'exercice de la profession n'étaient pas celles résultant du contrat de sous-location conclu entre les parties, mais d'un contrat de collaboration. C'est, d'ailleurs, bien la raison pour laquelle le demandeur cherchait à en obtenir la requalification. Mais, sa prétention ne pouvait prospérer dès lors qu'il demandait, dans le même temps, la condamnation du cabinet au paiement d'une certaine somme au titre de ses prestations d'avocat antérieures au 1er mai 2006. Une telle demande était, en effet, incompatible avec l'idée de l'existence d'une entreprise commune entre les parties. En outre, le fait que l'intéressé ait conclu avec la société qu'il avait créée une convention aux termes de laquelle il apportait "le droit à jouissance des locaux [...] où la clientèle est exploitée, suivant sous-location verbale consentie par le locataire principal", convention qui prévoyait encore que cette société s'engageait à "poursuivre l'exécution des obligations résultant de la sous-location des locaux", faisait définitivement obstacle à la requalification du contrat.


(1) Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-12.966, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9766EGS) ; lire G. Auzero, Requalification d'un contrat de collaboration libérale en contrat de travail : l'importance de la clientèle personnelle, Lexbase Hebdo n° 353 du 4 juin 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N6304BKP).
(2) CA Paris, 1ère ch., sect. C, 3 novembre 1998, n° 1996/85632 (N° Lexbase : A5961DHA).
(3) P. Le Cannu et B. Dondero, Droit des sociétés, Domat-Montchrestien, 3ème éd., n° 96, p. 60.
(4) Cass. com., 8 mars 1994, n° 92-10.381 (N° Lexbase : A6726ABQ), JCP éd. E, 1994, I, 363, obs. A. Viandier et J.-J. Caussain, n° 1.

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Avocats/Gestion de cabinet

[Focus] RPVA : un audit mais toujours une controverse

Lecture: 8 min

N4236BPL

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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

Le 07 Octobre 2010

Les 9 et 10 juin 2010, Nathan Hattab, Consultant en système d'information et expert informatique près la cour d'appel de Paris, a présenté son audit sur le Réseau privé virtuel avocat (RPVA) à la Conférence des Bâtonniers et au Conseil national des barreaux (CNB). La mission qui lui a été confiée par Alain Pouchelon, Président de la Conférence, était délicate : d'une part, elle était motivée par les oppositions de Paris et de Marseille à intégrer pleinement le dispositif voulu par le CNB et, d'autre part, l'analyse du réseau impliquait que l'expert se penche sur la question du monopole du service "proposé" par le CNB ou plus précisément de sa justification. Prudent, Nathan Hattab s'est contenté de botter en touche : "La question de la possibilité pour les barreaux de province d'utiliser d'autres solutions que celle du CNB, est à l'origine de cet audit. Nous ne pouvons pas faire de préconisations, dans la mesure où les enjeux dépassent largement la question technique". Pour autant, sa démarche est indéniablement objective et le rapport ne manque pas de souligner certaines carences du RPVA, ni de conclure sous l'angle purement technique : "si les objectifs politiques devaient évoluer, il nous semble que les solutions parisiennes et marseillaises ne montrent pas de carences qui les empêcheraient d'être ouvertes plus largement. La solution marseillaise est plus à voir comme une 'démonstration' de capacité et si elle était étendue, doit être reprise à sa charge par le CNB".

En d'autres termes, les solutions alternatives au RPVA proposées par Paris et Marseille répondent aux différentes exigences, notamment, en termes de sécurité et de confidentialité, posées par l'accord signé entre la Chancellerie et le CNB le 4 mai 2005, renouvelé le 28 septembre 2007 et le 16 juin 2010. Au CNB d'en tirer les conséquences ?

Le rôle moteur du CNB quant au RPVA

Le 4 mai 2005, le CNB et le ministère de la Justice ont convenu de la création d'un réseau permettant de simplifier les procédures, en facilitant la communication des avocats avec les juridictions. C'est au CNB qu'est revenue la tâche de mettre en oeuvre cette infrastructure : il a organisé un point d'accès unique aux greffes des tribunaux de grande instance et des cours d'appel de France et a pris les mesures garantissant la fiabilité de l'identification des avocats parties à la communication électronique, l'intégrité des documents adressés, la sécurité et la confidentialité des échanges, ainsi que l'établissement avec certitude de la date d'envoi et celle de réception des éléments échangés.

Mais, l'institution est visionnaire et souhaite adjoindre à ce service voulu par le ministère de la Justice certaines autres fonctionnalités relatives au télétravail notamment. Ainsi, son assemblée générale des 10 et 11 décembre 2004 a décidé de doter les avocats d'un véritable intranet, de façon à pouvoir répondre collectivement à l'ensemble des besoins (connus ou susceptibles de se révéler) liés à l'exercice de la profession. Cet internet professionnel et sécurisé consisterait à réunir le réseau RPVA et l'extranet cnb.fr sous les mêmes certificats.

Le tandem constitué par le CNB et Navista

Le CNB a choisi de collaborer avec un prestataire technique, la société Navista (déjà présente chez les notaires et les administrations pénitentiaires) dont on "relèv[e] au passage que la sélection n'a pas résulté d'un appel d'offre". Ils ont signé en 2007 un contrat fondé sur le modèle économique suivant :

- la location mensuelle des boîtiers RSA par Navista au CNB ;

- le support et la maintenance des boîtiers déployés chez les avocats ; et

- l'attribution à Navista de la garantie du monopole des accès à e-barreau assortie de la garantie d'une quantité minimum de boîtiers.

Les deux partenaires envisagent le RPVA comme le canal de communication sécurisé des avocats avec leurs confrères et leurs partenaires. Les points clefs du dispositif sont :

- "une liaison sécurisée entre le cabinet d'avocats et les greffes des juridictions ;

- l'utilisation d'une messagerie sécurisée pour les échanges des avocats avec les tiers ;

- la sécurisation du réseau local du cabinet et des travailleurs nomades ;

- l'ouverture de services numériques sécurisés tels que la visio-conférence, la télé-sauvegarde, le filtre de contenu..." (soit un espace de travail dit "collaboratif").

Aujourd'hui, le nombre de boîtiers recensés en avril 2010 est de 2 722 et Navista compte installer 4 000 boîtiers d'ici le 31 décembre 2010. Elle vise un parc de l'ordre de 7 000 boîtiers à terme.

"Dans l'ensemble, Navista apparaît comme un partenaire proactif du CNB ; il est intéressé au succès de son offre auprès des avocats et met en oeuvre un effort global".

Nathan Hattab regrette, cependant, que "l'ensemble de ce bon fonctionnement ne soit pas encadré par un contrat précis entre le CNB et Navista et ne repose que sur l'intérêt commun perçu par les deux parties". Notamment, les conditions de reprise du contrat en cas de défaillance de Navista ne sont pas précisées.

Le coût

Ce service a un coût, qui se répartit en coûts d'installation initiale, de location et de maintenance. En moyenne, il s'élève à 35 euros par mois par avocat et passera à 30 euros dès janvier 2011.

Mais, les 7 euros pour la clé et l'adresse mail restent dus. Et en complément de ces prix, le cabinet doit aussi régler un forfait de prise en charge par Navista de 39 euros, dans l'accompagnement du cabinet ou de son prestataire, pour le paramétrage du RSA au sein du réseau local. La société propose, enfin, une prise en charge de l'installation pour 169 euros, ce qui correspond à ce qu'un prestataire informatique facturerait pour intégrer le RSA dans le réseau local du cabinet.

"Il faut ainsi ajouter de l'ordre de 200 euros par installation du RSA dans les cabinets".

Les réactions "parisiennes" et "marseillaises"

Le barreau de Paris, premier barreau de France avec 40 % des avocats en France qui y sont inscrits et 80 % du chiffre d'affaires total, a lancé le coup d'envoi.

En 2003, il avait mis en place un accès aux serveurs du TGI de Paris, appelé e-greffe et reposant sur l'utilisation d'un certificat sur clé USB intégrant un cryptoprocesseur. Or, les principales fonctionnalités de ce service ont été reprises par le service e-barreau du CNB, qui s'est substitué à l'e-greffe. L'Ordre a, donc, négocié un accord avec le CNB et Navista fin 2009, pour connecter sa plateforme dédiée aux avocats parisiens au serveur e-barreau. Les avocats parisiens peuvent se connecter grâce à leur seul certificat sur clé USB et n'ont pas besoin de s'équiper du boîtier Navista.

Le dispositif proposé par Paris est gratuit (aucune redevance pour accéder à e-barreau, aucun coût d'installation, ni coût de maintenance), mais pour une sécurité et des services plus limités. Le barreau de Paris n'estime, en effet, pas nécessaire que l'ensemble des avocats appartienne à un même réseau privé virtuel.

Le barreau de Marseille, qui représente le 3ème barreau de France avec 5 % des avocats, eu égard au coût du RPVA, a opté pour une solution astucieuse : il a connecté sa plateforme CISCO au RPVA en passant par un boîtier RSA Navista mutualisé. Mais, Navista a décidé, en avril 2010, d'arrêter le fonctionnement de la solution du barreau de Marseille, en bloquant les adresses IP utilisées par Marseille.

"Dimensionnée pour 1 000 avocats dotés de la clé e-barreau, la solution revient à 1,29 euros HT par avocat et par mois".

Sur la "solution Marseillaise", le rapport conclut qu'il s'agit d'une "façon astucieuse de permettre l'accès au RPVA dans des conditions de sécurité acceptables et sans avoir à passer par le déploiement des boitiers RSA dans les cabinets marseillais".

Outre les différences de coûts importantes, d'autres critiques sont formulées à l'encontre du RPVA. Sur le plan de la sécurité, la convention de 2005 n'imposerait que le HTTPS et le certificat, ce que l'on retrouve dans les solutions parisiennes et marseillaises.

Selon le barreau de Marseille, la sécurisation du réseau local apportée par le RSA serait "superflue, sinon redondante avec les dispositifs déjà en place au sein de quelques groupements. Quant à l'ouverture de services sécurisés, le marché propose des solutions sécurisées sur des architectures plus légères que celle de CNB Navista". Cette position est partagée par Paris, qui rappelle que "le marché est très dynamique et propose déjà des télé-services avec un niveau de sécurité suffisant pour les avocats".

Et, de conclure, "la définition d'une offre dédiée aux avocats par le CNB n'aura pour effet que de créer des monopoles, donc de réduire le rapport qualité/prix offert à l'utilisateur ; si ces services peuvent avoir un intérêt parce qu'ils facilitent leur appropriation pour l'avocat, ils ne doivent pas être imposés".

Les conclusions

Du point de vue de la sécurité, l'audit de Nathan Hattab confirme que l'utilisation des clés Navista, si elles sont bien gérées, renforce effectivement la sécurité, puisqu'elle impose au pirate de tromper un système qui est bien indépendant. Toutefois, ce boîtier "peut contribuer à cette sécurité au même titre que toute la gamme des services de sécurité offerts par le marché".

Concernant les échanges électroniques, le CNB estime que "l'obligation des avocats de protéger la confidentialité des dossiers confiés par leurs clients devrait les conduire à disposer de flux chiffrés avec les serveurs de mails et des mails stockés sur des serveurs sécurisés, soit en interne, soit chez un prestataire de confiance" ; conditions que rempli justement le serveur "avocat-conseil.fr", bien que cette adresse courriel ne soit pas imposée.

Paris argue que 80 % des échanges de mails des avocats sont faits avec les clients et les confrères, et ne sont pas couverts par la messagerie "avocat-conseil.fr" et que les solutions gratuites comme Gmail et les Google Apps offrent des niveaux de sécurité suffisants. L'audit révèle, quant à lui, que "la sécurisation des courriers électroniques de la profession par l'adresse (prénom).(nom)@avocat-conseil.fr est confrontée à de nombreux obstacles", dont un majeur : la sécurisation des courriers électroniques nécessite que l'ensemble des correspondants soit pris en charge par le dispositif de communication. Or, le serveur avocat-conseil.fr, auquel l'on peut accéder par le RPVA, ne prend en charge qu'une partie des correspondants.

De façon plus générale, l'audit relève que "les avocats peuvent [en outre] déjà disposer d'une sécurité équivalente à avocat-conseil.fr". Mais ces services "ne sont pas tous hébergés en Europe et peuvent soulever des difficultés relevant de l'intelligence économique et de la protection des données personnelles". Enfin, "les plates-formes collaboratives offrent la possibilité de créer des espaces d'échanges pour des équipes de projet".

Nathan Hattab concède, néanmoins, que le RPVA représente un réel avantage pour les petites structures d'exercice (soit 70 % des déploiements), qui souhaitent disposer d'un accès distant et sécurisé à leur serveur de fichier. L'impact sera moindre pour les moyennes et grosses structures qui doivent, de toutes façons, recourir aux prestataires informatiques.

La valeur ajoutée de l'offre du CNB réside, en fait, dans les télé-services adaptés aux exigences de la profession, que souhaite proposer le CNB, via des partenariats. Il s'agit, notamment, du coffre-fort électronique, de la télé-sauvegarde, du contrôle des accès internet et du contenu et de l'espace collaborative. Pour Paris, ces télé-services ne font pas partie de la convention que la profession a passée avec la Chancellerie. En outre, "l'accès à distance sécurisé est déjà mis en oeuvre par les gros cabinets (80 % du CA de la profession) et se fait très bien avec des solutions simples sur étagère". Nathan Hattab confirme que les infogérants offrent déjà ce type de services.

Mais indéniablement, en comparaison, l'offre du CNB présente l'avantage de la simplification, puisqu'il s'agit d'un "package combinant la plateforme technique, une organisation de support et la caution de la profession". Cette simplification et le haut degré de sécurité des échanges justifient la différence de coût.

Il restera encore à régler un détail : la certification du dispositif, qui n'a jusqu'à présent fait l'objet que d'une déclaration. Le CNB a indiqué en faire sa propriété.

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