Jurisprudence : CEDH, 26-02-2002, Req. 36515/97, FRETTE

CEDH, 26-02-2002, Req. 36515/97, FRETTE

A0562AYH

Référence

CEDH, 26-02-2002, Req. 36515/97, FRETTE. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1083995-cedh-26022002-req-3651597-frette
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Cour européenne des droits de l'homme

26 février 2002

Requête n°36515/97

FRETTE



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


TROISIÈME SECTION (ANCIENNE)


AFFAIRE FRETTE c. FRANCE


(Requête n° 36515/97)


ARRÊT


STRASBOURG


26 février 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Fretté c. France,


La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :


MM. W. Fuhrmann, président,


J.-P. Costa,


P. Kuris,


Mme F. Tulkens,


M. K. Jungwiert,


Sir Nicolas Bratza,


M. K. Traja, juges,


et de Mme S. Dollé, greffière de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 octobre 2001 et 30 janvier 2002,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 36515/97) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, Philippe Fretté (" le requérant "), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 1er avril 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. Le requérant alléguait en particulier que la décision rejetant sa demande d'agrément en vue d'une adoption s'analyse en une ingérence arbitraire dans sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention, car elle se fonderait exclusivement sur un a priori défavorable envers son orientation sexuelle. Il se plaignait également de ne pas avoir été convoqué à l'audience devant le Conseil d'Etat et de ne pas avoir eu accès aux conclusions du commissaire du Gouvernement avant l'audience, en méconnaissance des articles 6 et 13 de la Convention.


3. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).


4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.


5. Par une décision du 12 juin 2001, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.


6. Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 2 octobre 2001 (article 59 § 2 du règlement).


Ont comparu :


- pour le Gouvernement


M. R. Abraham, Directeur des Affaires Juridiques, Ministère des Affaires Etrangères, agent,


Mmes L. Delahaye, magistrat détaché à la Sous-Direction des Droits de l'Homme, Direction des Affaires Juridiques du Ministère des Affaires Etrangères,


H. Davo, magistrat au bureau des droits de l'homme au Service des Affaires Européennes et Internationales, Ministère de la Justice,


A. Oui, attachée principale d'administration à la Direction Générale de l'Action sociale, Ministère de l'Emploi et de la Solidarité, conseils ;


- pour le requérant


MM. R. Wintemute, Reader in Law, King's College, University of London, représentant agréé,


T. Formond, Doctorant en droit privé, Université de Paris X (Nanterre),


S. Garneri, Doctorant en droit public, Université d'Aix-en-Provence,


conseillers.


7. La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Wintemute et Abraham.


8. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l'ancienne section III telle qu'elle existait avant cette date.


EN FAIT


I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


9. En octobre 1991, le requérant fit une demande d'agrément préalable en vue d'adopter un enfant. Une enquête sociale fut ouverte par la direction de l'action sociale, de l'enfance et de la santé du département de Paris. Le 18 décembre 1991, le requérant eut un premier entretien avec une psychologue de cet organisme au cours duquel il dévoila son homosexualité. Il expose qu'à cette occasion, il fut invité fermement à ne pas poursuivre la procédure.


10. Par décision du 3 mai 1993, le requérant se vit refuser le bénéfice de l'agrément de la direction de l'action sociale. La décision se fondait sur " l'absence de référence maternelle constante " offerte par le requérant et sur " les difficultés de celui-ci à projeter dans le concret les bouleversements occasionnés par l'arrivée d'un enfant ". Cette décision avait été prise sur base de différentes enquêtes qui débouchèrent notamment sur un rapport social du 2 mars 1993 où on pouvait notamment lire ce qui suit :


" (...) Monsieur FRETTE nous apparaît comme un homme sensible, réfléchi, attentif aux autres. Il aborde avec beaucoup d'honnêteté et de simplicité sa vie affective et son homosexualité. Il nous parle de plusieurs liaisons qui ont marqué sa vie en particulier celle qu'il a eue avec un ami aujourd'hui décédé. Il est d'ailleurs le subrogé tuteur du fils de ce dernier. (...)


Sa tournure d'esprit humaniste et altruiste le fait s'intéresser aux problèmes du tiers-monde. Il parraine deux enfants tibétains dont un bébé.


Il est capable de parler avec bon sens et intelligence du garçon dont il est le tuteur. Il n'a pas la responsabilité personnelle de ce jeune garçon, confié à sa grand-mère, mais est très présent dans son éducation. Ses principes éducatifs sont réfléchis et empreints de tolérance.


Monsieur FRETTE songe à l'adoption depuis 1985. Il a conscience que son homosexualité peut être un obstacle à l'obtention de l'agrément, compte tenu des valeurs sociales les plus répandues.


Pour lui son choix de vie affective et sexuelle n'a pas d'interférence avec son désir d'élever un enfant. Sa démarche est un acte personnel et non un acte militant.


Depuis 1985, il a rencontré beaucoup d'hommes homosexuels ayant des enfants.


Il a même envisagé d'avoir un enfant avec une amie. Ce projet n'a pas abouti par manque de maturité de part et d'autre. Cette amie reste toutefois très intéressée par le projet d'adoption de Monsieur FRETTE s'engageant même à représenter pour l'enfant une image féminine.


Monsieur FRETTE souhaite adopter un enfant par désir de transmettre affection et éducation. Ce qui est primordial pour lui, c'est d'aimer et de s'occuper d'un enfant, l'adoption n'étant pour lui qu'un acte social et juridique.


Monsieur FRETTE reçoit le soutien de son entourage amical. Il semble que les membres de sa famille soient ou non informés ou réticents devant son projet.


Bien que son désir d'enfant soit réel, Monsieur rencontre des difficultés à projeter dans le concret les bouleversements occasionnés par l'arrivée d'un enfant. Par exemple, il a pris conscience, lors de notre visite à domicile, de l'inadaptation de son logement à l'accueil d'un enfant. Il a alors envisagé la possibilité d'en changer.


Questionné sur la manière dont il envisage son rôle social de père célibataire, il dit ne pas avoir de réponse. Il se dit capable de gérer au quotidien la vie d'un enfant et pense qu'il trouvera en temps voulu les réponses aux questions que l'enfant se posera au fur et à mesure de son évolution concernant son homosexualité et l'absence de mère adoptive.


Monsieur est tout à fait conscient de l'importance de révéler à l'enfant ses origines. Il est tolérant à l'égard des femmes qui sont amenées à abandonner leur enfant. Il se refuse à avoir une idée précise sur les caractéristiques de l'enfant qu'il souhaiterait adopter.


Toutefois, il pense à un bébé, le plus jeune possible et envisage de s'orienter vers la Corée ou le Vietnam.


Monsieur FRETTE possède des qualités humaines et éducatives certaines. Un enfant serait probablement heureux avec lui. Ses particularités, homme célibataire homosexuel, permettent-elles de lui confier un enfant ? "


11. Le recours gracieux que le requérant forma le 21 mai 1993 fut rejeté par décision du 15 octobre 1993 dans laquelle il était notamment indiqué que les " choix de vie " du requérant ne semblaient pas de nature à présenter les garanties suffisantes quant aux conditions d'accueil d'un enfant sur les plans familial, éducatif et psychologique.


12. Le même jour, le requérant déposa un recours en excès de pouvoir devant le tribunal administratif, demandant l'annulation des décisions rejetant sa demande d'agrément.


13. Par jugement du 25 janvier 1995, le tribunal administratif de Paris annula les décisions lui refusant l'agrément. Il s'exprima essentiellement comme suit :


" (...) pour refuser à M. FRETTE le bénéfice de l'agrément en vue de l'adoption d'un enfant, l'administration s'est d'abord fondée sur 'l'absence de référence maternelle constante' offerte par M. FRETTE, et sur les 'difficultés de celui-ci à projeter dans le concret les bouleversements occasionnés par l'arrivée d'un enfant' ; que le premier de ces motifs est une périphrase par laquelle l'administration n'a pu qu'entendre se prévaloir du célibat de M. FRETTE, qui pouvait être légalement invoqué à l'appui de la décision attaquée, mais aux termes des dispositions de l'article 9 alinéa 2 du décret du 23 août 1985, ne saurait légalement en constituer l'unique motivation ; que par ailleurs aucun élément du dossier n'établit le bien-fondé du second motif ci-dessus rappelé, qui apparaît au contraire erroné au regard des indications fournies par les rapports établis par les assistances sociales ;


que la décision du 15 octobre 1993 par laquelle le directeur de l'Action sociale, de l'enfance et de la santé a rejeté le recours gracieux de M. FRETTE et confirmé la décision initiale sus-analysée est, quant à elle, motivée par 'les choix de vie' de M. FRETTE, que par cette motivation euphémistique, l'administration a entendu évoquer l'homosexualité de M. FRETTE ; qu'ainsi qu'elle l'admet elle-même dans son mémoire en défense, cet aspect de la personnalité de M. FRETTE ne pouvait justifier un refus d'agrément que s'il s'accompagnait d'un comportement préjudiciable à l'éducation d'un enfant ;


que le rapport social établi par Mme S. et Mme D. attribue à M. FRETTE des 'qualités humaines et éducatives certaines' et conclut 'qu'un enfant serait probablement heureux avec lui', et s'interroge exclusivement sur la compatibilité d'un projet d'adoption avec des 'particularités' constituées par le fait d'être 'un homme célibataire homosexuel' ; que l'enquête sociale effectuée par l'adjoint au vice-consul de France à Londres relève les qualités pédagogiques de M. FRETTE, manifestées tant dans sa vie privée que dans son activité professionnelle ; que le docteur D., médecin psychiatre ne décèle 'aucun obstacle d'ordre psychologique' s'opposant au projet de M. FRETTE, que si Mme O., psychologue, émet un avis défavorable, elle ne fournit aucun motif à cette position alors qu'elle relève par ailleurs 'les qualités affectives, éducatives de M. FRETTE et sa compréhension profonde des problèmes concernant l'adoption' ;


qu'alors même que les rapports sociaux produits comportent des indications, notamment en ce qui concerne la famille de M. FRETTE, qui, inutiles à la formation de l'appréciation de l'administration sur la décision à prendre, méconnaissent le droit au respect de la vie privée, aucune pièce versée au dossier ne permet d'établir ni même n'autorise à alléguer que le mode de vie de M. FRETTE traduirait un manque de rigueur morale, une instabilité affective, la possibilité de le voir détourner l'adoption de ses fins, ou tout autre comportement de nature à faire considérer son projet comme dangereux pour tout enfant adopté ;


ainsi les auteurs des décisions attaquées ont fait en l'espèce une inexacte appréciation des dispositions précitées ; que M. FRETTE est fondé à demander l'annulation des décisions susvisées du 3 mai 1993 et du 15 octobre 1993 ; (...) "


14. Le département de Paris interjeta appel de ce jugement devant le Conseil d'Etat.


15. Le commissaire du Gouvernement fut entendu en ses conclusions à l'audience du 16 septembre 1996. Il conclut que le département de Paris était fondé à demander l'annulation du jugement attaqué. Il s'exprima notamment comme suit :


" Le dossier pose donc la question suivante : en dépit des qualités humaines et intellectuelles incontestables de M.F., l'administration a-t-elle pu à bon droit estimer qu'il ne présentait pas de garanties suffisantes pour l'accueil d'un enfant en raison de ses choix de vie ?


Compte tenu des éléments du dossier, cette interrogation revêt le rang d'une question de principe. En effet, il n'est pas possible de régler cette affaire par une décision d'espèce car nous n'avons pas de doute, au vu des pièces qui figurent au dossier, sur le fait que M.F. possède à bien des égards de réelles aptitudes pour l'éducation d'un enfant. Le seul élément qui a conduit l'administration à refuser l'agrément est le fait que M.F. est homosexuel et qu'elle a estimé que de ce fait il ne présentait pas des garanties suffisantes quant aux conditions d'accueil d'un enfant sur les plans familial, éducatif et psychologique. Mais il ne ressort en aucune façon du dossier que M.F. ait une vie dissolue et aucun élément précis de nature à faire craindre pour l'intérêt de l'enfant n'est évoqué. Admettre la légalité du refus d'agrément dans le cas présent revient à condamner implicitement mais nécessairement à l'échec toute demande d'agrément en vue de l'adoption émanant d'un homosexuel (...)


Il est certain que plusieurs éléments plaident dans le sens de l'erreur d'appréciation du département de Paris.


En premier lieu, et c'est certainement l'argument le plus fort, depuis la grande réforme du droit de l'adoption réalisée par la loi du 11 juillet 1966, le législateur reconnaît l'aptitude à l'adoption plénière des personnes seules, hommes ou femmes. (...)


Décider (...) par voie prétorienne qu'un célibataire homosexuel ne présente pas de garanties suffisantes au plan psychologique et familial pour adopter un enfant revient à introduire une discrimination non voulue expressément par le législateur entre les candidats à l'adoption en fonction de leurs choix de vie privée.


Or, et c'est un second argument dans le sens de la solution du tribunal administratif, le droit de toute personne à mener la vie sexuelle de son choix ne saurait bien sûr être contesté. Il s'agit là d'une composante fondamentale du droit au respect de la vie privée, garanti notamment par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 9 du Code civil. Sur le plan interne, l'homosexualité ne souffre plus d'aucune discrimination (...)

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