Jurisprudence : CEDH, 25-06-2002, Req. 51279/99, COLOMBANI ET AUTRES

CEDH, 25-06-2002, Req. 51279/99, COLOMBANI ET AUTRES

A9846AYC

Référence

CEDH, 25-06-2002, Req. 51279/99, COLOMBANI ET AUTRES. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1095224-cedh-25062002-req-5127999-colombani-et-autres
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Cour européenne des droits de l'homme

25 juin 2002

Requête n°51279/99

COLOMBANI ET AUTRES



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


DEUXIÈME SECTION


AFFAIRE COLOMBANI ET AUTRES c. FRANCE


(Requête n° 51279/99)


ARRÊT


STRASBOURG


25 juin 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Colombani et autres c. France,


La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :


MM. A.B. Baka, président,


J.-P. Costa,


Gaukur Jörundsson,


K. Jungwiert,


V. Butkevych,


Mme W. Thomassen,


M. M. Ugrekhelidze, juges,


et de Mme S. Dollé, greffière de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 septembre 2001 et 4 juin 2002,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 51279/99) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Jean-Marie Colombani et M. Eric Incyan, ainsi que la société " Le Monde ", (" les requérants "), ont saisi la Cour le 19 avril 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Me A. Lyon-Caen, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation à Paris. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.


3. Les requérants alléguaient en particulier une atteinte à leur liberté d'expression prévue à l'article 10 de la Convention.


4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.


5. Par une décision du 4 septembre 2001, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.


6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).


7. Le Gouvernement a déposé des observations écrites sur le fond, mais non les requérants.


EN FAIT


I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


8. Les deux premiers requérants sont nés respectivement en 1948 et 1960 et résident à Paris.


9. Lorsque le Maroc fit acte de candidature à la Communauté européenne, la Commission des Communautés européennes voulut, afin d'apprécier cette candidature, être très précisément informée sur la question de la production de cannabis par cet État et sur les mesures prises, suite à la volonté politique du roi du Maroc lui-même, pour l'éradiquer. Dans ce but, le secrétariat général de la Commission invita l'Observatoire géopolitique des drogues (" OGD ") à réaliser une étude sur la production et le trafic de drogue au Maroc. Les enquêtes et rapports dudit Observatoire font référence ; parmi les abonnés de ses publications figurent notamment le Tribunal de grande instance et le Parquet de Paris.


10. En l'espèce, l'OGD remit son rapport à la Commission des Communautés européennes en février 1994. Ce rapport citait le nom de personnes impliquées dans le trafic de drogue au Maroc. Mais pour être plus efficace dans les discussions qu'elle devait entamer avec les autorités marocaines, la Commission demanda à l'OGD d'établir une nouvelle version du rapport, expurgée du nom des trafiquants. Cette version édulcorée du rapport initial fut publiée notamment dans un ouvrage diffusé par l'OGD, "Drogues des Etats", dans lequel un chapitre était consacré au Maroc. Le Monde avait évoqué cet ouvrage dans son numéro daté du 25 mai 1994.


11. Quant à la version d'origine, elle était restée confidentielle pendant un certain temps jusqu'au moment où elle commença à circuler ; c'est à l'automne 1995 que Le Monde en eut connaissance. Dans sa version d'origine, ce rapport se présentait sous forme de neuf chapitres respectivement intitulés : 1) Le cannabis au Maroc dans son contexte historique, 2) Répercussions socio-économiques et zones de production, 3) L'extension des surfaces cultivées, 4) Le Maroc premier exportateur mondial de hachisch, 5) Les voies du trafic, 6) Les réseaux, 7) L'émergence des drogues dures, 8) L'argent de la drogue et 9) La guerre à la drogue. Dans les quatre premiers chapitres, il était exposé qu'en dix ans, les terres consacrées à la culture ancestrale du cannabis dans la région du Rif avaient été multipliées par dix et qu'à ce jour l'importance de la production faisait " du royaume chérifien un sérieux prétendant au titre de premier exportateur mondial de hachisch ".


12. Dans son numéro daté du 3 novembre 1995, Le Monde rendit compte de ce rapport dans un article publié sous la signature d'Éric Incyan.


13. L'article était annoncé en première page sous le titre " Le Maroc, premier exportateur mondial de hachisch " et sous-titré " Un rapport confidentiel met en cause l'entourage du roi Hassan II ". L'article, assez bref (une trentaine de lignes sur deux colonnes), résumait les termes du rapport de l'OGD. En page 2 était publié un article plus développé (sur six colonnes) sous le titre " Un rapport confidentiel met en cause le pouvoir marocain dans le trafic du hachisch " et sous-titré : " Selon ce document, commandé par l'Union européenne à l'Observatoire géopolitique des drogues, le Maroc est le premier exportateur mondial et le premier fournisseur du marché européen. Il souligne la responsabilité directe des autorités chérifiennes dans ces activités lucratives ". Le contenu de l'article était en outre résumé en un chapeau introductif ainsi conçu : " Drogues - Dans un rapport confidentiel remis en 1994 à l'Union européenne et dont Le Monde a eu copie, l'Observatoire géopolitique des drogues indique que le Maroc est devenu, en quelques années, le premier exportateur de haschich dans le monde et le premier fournisseur du marché européen. Cette étude met en doute la volonté des autorités chérifiennes de mettre un terme à ce trafic, malgré la " guerre des drogues " qu'elles ont lancée, à l'automne 1992, à grand renfort de publicité. La corruption assure aux réseaux de trafiquants l'appui et la protection " du plus humble des fonctionnaires des douanes aux proches du Palais (...) ".


14. Par lettre du 23 novembre 1995, le roi du Maroc adressait au ministre français des Affaires étrangères une demande officielle de poursuites pénales contre le journal Le Monde. Cette demande fut transmise au ministre de la Justice, lequel saisit le Parquet de Paris, conformément aux dispositions de l'article 48-5 de la loi du 29 juillet 1881.


15. Jean-Marie Colombani, directeur de publication de la société Le Monde, et l'auteur de l'article, Éric Incyan, furent cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris pour offense proférée à l'encontre d'un chef d'État étranger.


16. Par jugement du 5 juillet 1996, le tribunal correctionnel, considérant que le journaliste s'était borné à citer sans attaque gratuite ni déformation ou interprétation abusive les extraits d'un rapport dont le sérieux n'était pas contesté et que par conséquent il avait poursuivi un but légitime, estimait qu'il avait agi de bonne foi et le relaxait ainsi que Jean-Marie Colombani des fins de la poursuite.


17. Le roi du Maroc ainsi que le ministère public interjetèrent appel de cette décision.


18. Par arrêt du 6 mars 1997, la cour d'appel de Paris, tout en reconnaissant que " l'information réitérée du public par la presse sur un sujet tel que le trafic international de la drogue constitue d'évidence un but légitime ", estima que la volonté d'attirer l'attention du public sur la responsabilité de l'entourage royal et sur " la bienveillance des autorités en ce qu'elle impliquait une tolérance de la part du Roi " " n'était pas exempte d'animosité " puisqu'elle se trouvait " empreinte d'intention malveillante ". Les articles incriminés contenaient une " accusation de duplicité, d'artifice, d'hypocrisie constitutive d'une offense à chef d'Etat étranger ". Dans la mesure où le journaliste ne justifiait pas avoir " cherché à contrôler l'exactitude du commentaire de l'OGD " et qu'il s'en était tenu à la version unilatérale de cet organisme " en se faisant le porte-parole d'une thèse comportant de graves accusations " sans laisser planer aucun doute sur le sérieux de cette source d'information, l'ensemble de ces circonstances étaient exclusives de la bonne foi. De plus, la cour d'appel souligna que le journaliste n'avait pas cherché à contrôler si l'étude faite en 1994 était toujours d'actualité en novembre 1995. Elle releva qu'il n'avait justifié " d'aucune démarche faite auprès de personnalités, de responsables, d'administrations ou de services marocains aux fins de recueillir des explications sur l'absence de concordance entre les discours et les faits, voire simplement des observations sur la teneur du rapport de l'OGD ". En outre, l'auteur s'était abstenu d'évoquer l'existence d'un " livre blanc " publié par les autorités marocaines en novembre 1994, relatif à la " politique générale du Maroc en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et pour le développement économique des provinces du nord ".


19. Les requérants furent donc déclarés coupables d'offense envers un chef d'état étranger et condamnés chacun à une amende de 5 000 francs ainsi qu'à verser au roi Hassan Il, déclaré recevable en sa constitution de partie civile, 1 franc à titre de dommages et intérêts et 10 000 francs par application de l'article 475-1 du code de procédure pénale, la cour ordonnant en outre à titre de complément de réparation la publication dans Le Monde d'un communiqué faisant état de cette décision de condamnation.


20. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation à l'encontre de cet arrêt.


21. Par arrêt du 20 octobre 1998, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi en considérant que " le caractère offensant du propos tient à la suspicion de la sincérité de la volonté même du Roi du Maroc de mettre un terme au trafic de drogue dans son pays et à l'imputation de discours pernicieux, les effets d'annonce étant présentés comme n'ayant d'autre but que de maintenir l'image du pays, d'autant qu'elle avait relevé que cette imputation de duplicité était répétée à deux reprises et qu'elle avait constaté que dans le contexte de l'article présentant le Maroc comme le premier exportateur mondial de hachisch et mettant en cause la responsabilité directe du pouvoir marocain et de membres de la famille royale, cette insistance à attirer l'attention du lecteur sur la personne du Roi était empreinte de malveillance ".


II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS


22. Le délit d'offense publique à chef d'Etat étranger est prévu par l'article 36 de la loi du 29 juillet 1881, qui, au moment des faits, se lisait ainsi : " L'offense commise publiquement envers les chefs d'Etat étrangers, les chefs de gouvernements étrangers et les ministres des affaires étrangères d'un gouvernement étranger sera puni d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 300 000 francs, ou de l'une de ces deux peines seulement. "


23. La loi du 15 juin 2000 sur le renforcement de la présomption d'innocence et les droits des victimes a modifié cette disposition en supprimant la peine d'emprisonnement encourue.


24. L'incrimination d'offense à chef d'Etat étranger répond au souci de protéger les hauts responsables politiques étrangers contre certaines atteintes à leur honneur ou à leur dignité. A ce titre, cette infraction s'apparente au délit d'offense au président de la République française, prévu par l'article 26 de la même loi.


25. D'après la jurisprudence, la notion d'offense envers un chef d'Etat étranger doit s'entendre des injures, diffamations, expressions outrageantes ou de nature à offenser la délicatesse des personnes protégées. Ainsi, la Cour de cassation a précisé que " l'offense envers le chef d'un Etat (...) est constituée matériellement par toute expression de mépris ou d'invective, ou par toute imputation de nature à l'atteindre dans son honneur ou dans sa dignité à l'occasion de sa vie privée ou de l'exercice de ses fonctions " (Cass. Crim. 17.7.1986).


26. Cette infraction est soumise à un régime juridique spécifique, prévu par la loi de 1881. L'article 48 pose une règle juridique particulière. Il dispose en effet que la poursuite ne peut avoir lieu que sur demande de la victime de l'offense, laquelle doit être adressée au ministre des Affaires étrangères, qui la communique ensuite au ministre de la Justice. Par ailleurs, il n'y a pas de présomption de mauvaise foi, à la différence de la diffamation. C'est à la partie poursuivante qu'il incombe de rapporter la preuve de l'intention de nuire. En revanche, l'exceptio veritatis n'est pas admise comme exonération du délit d'offense (à la différence de ce qui existe en matière de diffamation). Enfin, les articles 42 et 43 instituent un mécanisme de responsabilité en cascade. Ils prévoient que seront poursuivis comme auteurs principaux, les directeurs de publications ou éditeurs et comme complices, les auteurs des écrits litigieux.


27. Selon le Gouvernement, les juridictions françaises ont circonscrit la portée de l'article 36 en indiquant qu'il ne vise qu'à " réprimer un usage abusif de la liberté d'expression " (cour d'appel de Paris, 2 octobre 1997) et ont entendu restrictivement la notion d'usage abusif de cette liberté.


28. Concernant le champ d'application de l'article 36, elles ont considéré que l'incrimination de l'article 36 ne faisait pas obstacle au droit de critique de nature politique (cour d'appel de Paris, arrêts des 2 octobre 1997 et 13 mars 1998). Cet article ne peut être invoqué qu'en cas d'attaque personnelle d'un chef d'Etat étranger ; l'offense vise donc la personne elle-même, sa réputation et non la politique qu'elle met en oeuvre (cour d'appel de Paris, 27 juin 1995).


29. Les juridictions françaises ont aussi estimé que certaines imputations, même formulées avec audace, relatives au comportement des membres d'une famille régnante, ne portaient pas pour autant atteinte à la personne du chef de l'Etat. Elles ont de surcroît admis que le ton volontairement outrancier et sarcastique inhérent au genre satirique utilisé par les auteurs d'une émission de télévision ne constituait pas une atteinte au respect de la vie privée de personnalités étrangères (cour d'appel de Paris, 11 mars 1991). Seule une virulence particulière, démontrant une intention délibérée de nuire, pourrait tomber sous le coup de l'article 36 (cour d'appel de Paris, 27 juin 1995).

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