La lettre juridique n°378 du 14 janvier 2010 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Le règlement intérieur ne peut justifier la réquisition de grévistes

Réf. : Cass. soc., 15 décembre 2009, n° 08-43.603, M. Philippe Lebahy, FS-P+B (N° Lexbase : A7199EPC)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

Soucieuse de protéger l'exercice du droit de grève contre les abus de la puissance patronale, la Chambre sociale de la Cour de cassation affirme, dans un arrêt en date du 15 décembre 2009, qu'une clause d'un règlement intérieur ne peut justifier la réquisition de salariés grévistes et ce, même pour des raisons de sécurité. Cette solution, en apparence sévère (I), ne doit toutefois pas inquiéter, car l'employeur dispose de biens d'autres moyens, plus adéquats, pour assurer la sécurité des biens et des personnes (II).
Résumé

Sauf dispositions législatives contraires, l'employeur ne peut en aucun cas s'arroger le pouvoir de réquisitionner des salariés grévistes.

I - Nouvelle restriction au pouvoir de réquisition des grévistes

  • La pauvreté du cadre légal

Le législateur n'est que peu intervenu pour réglementer l'exercice du droit de grève dans le secteur privé et lorsqu'il l'a fait, ce fut toujours pour affirmer l'existence de garanties pour les salariés (1).

  • Le cadre jurisprudentiel

Ces dernières années, la jurisprudence a été amenée à préciser le régime de la réquisition des grévistes. La dernière décision en date, rendue en 2003, s'était montrée extrêmement restrictive, puisque la Chambre sociale de la Cour de cassation avait affirmé "que les pouvoirs attribués au juge des référés en matière de dommage imminent consécutif à l'exercice du droit de grève ne comportent pas celui de décider la réquisition de salariés grévistes" (2).

Restait en suspens la question de la réquisition prévue par le règlement intérieur de l'entreprise pour assurer la sécurité des biens ou des personnes, et c'est tout l'intérêt de cet arrêt en date du 15 décembre 2009.

  • L'affaire

Cette affaire concernait une société travaillant pour le compte de la défense nationale et dont le règlement intérieur prévoyait la possibilité de réquisitionner des salariés pour participer à un service minimum de sécurité. Un salarié qui avait refusé de déférer à pareille réquisition, sous prétexte qu'il était en grève, avait été mis à pied, ce qu'il contestait en justice.

La cour d'appel de Douai lui avait donné tort après avoir relevé que la société était soumise à la législation sur les installations classées, qu'elle figurait parmi les points et réseaux sensibles pour la Défense nationale et que l'employeur n'avait pas limité abusivement l'exercice du droit de grève en réquisitionnant, selon les stipulations du règlement intérieur, le salarié gréviste afin qu'il participe à un service minimum de sécurité.

  • La cassation

Cet arrêt est cassé, au visa de l'article 7 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (N° Lexbase : L6821BH4), ensemble l'article L. 1132-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0676H9W), la Chambre sociale de la Cour de cassation considérant que, "sauf dispositions législatives contraires, l'employeur ne peut en aucun cas s'arroger le pouvoir de réquisitionner des salariés grévistes".

II - Une protection justifiée de l'exercice du droit de grève

  • Une jurisprudence cohérente

La solution adoptée dans cet arrêt s'inscrit dans la lignée de celles rendues depuis l'arrêt "Transport Seroul", qui avait vu la Haute juridiction affirmer "qu'une convention collective ne peut avoir pour effet de limiter ou de réglementer pour les salariés l'exercice du droit de grève constitutionnellement reconnu et que seule la loi peut créer un délai de préavis de grève s'imposant à eux" (3), ce dont il ressortait que seul le législateur pouvait porter atteinte à l'exercice du droit de grève, à l'exception de toute autre autorité, ce qui excluait, implicitement mais nécessairement, l'employeur via le règlement intérieur (4).

L'impossibilité d'encadrer l'exercice du droit de grève dans le règlement intérieur résultait, d'ailleurs, également, du contenu propre du règlement intérieur, puisque ce dernier est fixé de manière impérative et limitative par la loi qui ne fait nullement référence à l'exercice du droit de grève (5).

Mais s'il était admis que l'employeur ne pouvait prévoir de service minimum en cas de grève dans le règlement intérieur, il semblait possible d'instaurer, pour des raisons de sécurité, un régime général de réquisition s'appliquant à tout salarié et, notamment, aux grévistes (6).

  • Les limites imposées au règlement intérieur

Or, force est de constater que la solution qui ressort de cet arrêt en date du 15 décembre 2009 remet en cause cette affirmation, comme, d'ailleurs, le Conseil d'Etat l'avait fait lui-même en 2005 (7). Même si l'arrêt ne l'indique pas clairement, le règlement intérieur litigieux ne semblait pas comporter de réglementation directe du droit de grève, mais prévoyait simplement un service minimum d'application indifférenciée, dont l'employeur prétendait faire application à un salarié gréviste, selon, semble-t-il, un usage en vigueur dans l'entreprise.

Or, la Chambre sociale de la Cour de cassation est ici formelle et refuse que ce règlement intérieur puisse servir de fondement à la réquisition d'un salarié gréviste, quelles que soient les circonstances de l'affaire et ce, même pour satisfaire des impératifs de sécurité. Ce faisant, la Haute juridiction accorde à l'exercice du droit de grève une protection très forte puisque l'obligation de sécurité de résultat de l'employeur ne lui sera ici d'aucun secours.

  • Trois précisions pour rassurer

Trois précisions doivent être ici apportées qui tempèrent le caractère en apparence très rigoureux de la décision, voire les inquiétudes que pourrait susciter la lecture de cette décision et qui semble faire passer la sécurité de l'entreprise et de son personnel au second plan.

En premier lieu, rappelons que les salariés non-grévistes peuvent être affectés au rétablissement de la sécurité dans l'entreprise pendant la durée du conflit et que l'entreprise dispose, d'ailleurs, d'autres moyens licites pour oeuvrer en ce sens, comme l'appel à la sous-traitance.

En deuxième lieu, et cela va de soi, la Cour de cassation réserve l'hypothèse d'un droit de réquisition fondé sur une loi spéciale, ce qui est le cas, par exemple, du pouvoir de réquisition du préfet (8). Remarquons, d'ailleurs, que le Conseil d'Etat permet à la personne publique, sur la seule nécessité d'assurer la continuité du service public, et en l'absence de réglementation légale spécifique, de procéder à de telles réquisitions dès lors qu'elles sont nécessaires pour en assurer la continuité et proportionnées au but recherché (9).

En dernier lieu, l'employeur peut toujours saisir l'autorité judiciaire d'une demande de réquisition judiciaire des grévistes. Certes, la Cour de cassation a exclu que celle-ci puisse intervenir pour prévenir un dommage imminent (10), mais pas pour faire cesser un trouble manifestement illicite, ce qui laisse une certaine marge au juge des référés. C'est, d'ailleurs, bien ce qu'avait précisé la Haute juridiction dans son Rapport annuel 2003, pour préciser la précision de l'arrêt prohibant le recours préventif au juge des référés : "en effet, s'il relève de la compétence du juge des référés de faire cesser le trouble manifestement illicite résultant d'une occupation de locaux par des grévistes et si l'employeur lui-même peut demander directement à ses salariés d'assurer un service minimum, notamment pour des raisons de sécurité, ce qui est susceptible d'entrer dans les prévisions d'un accord signé avec les organisations syndicales, en revanche, la réquisition ne peut être ordonnée, fut-ce pour prévenir un dommage imminent dont l'existence n'est pas contestée. On notera qu'une loi du 18 mars 2003 (11) permet à l'autorité administrative, dans certains cas, de recourir à la réquisition de salariés grévistes". On peut ainsi imaginer que l'employeur qui serait empêché de pénétrer dans l'entreprise pendant la durée du conflit, en raison de piquets de grèves ou d'entraves diverses imputables aux grévistes, pourrait parfaitement les faire constater puis obtenir en justice une ordonnance d'expulsion des grévistes et de réquisition du personnel nécessaire au rétablissement des normes de sécurité. Ce serait alors le juge qui aurait la charge de mesurer le danger exact pesant sur les biens et les personnes, et de déterminer si la gravité de la situation justifie qu'il soit porté atteinte à l'exercice du droit de grève, constitutionnellement reconnu.

Ces trois remarques devraient achever de convaincre les plus réservés que l'affirmation contenue dans cette décision est justifiée et qu'elle ne prive pas, en réalité, l'employeur de tout moyen d'action en cas de menace pour la sécurité, ce qui est l'essentiel. Elle vise, ainsi, à protéger les grévistes contre des limitations à l'exercice de leur droit de grève qui émaneraient de la seule volonté de l'employeur, sans véritable contrôle judiciaire.



(1) Non-discrimination salariale (1978) ; nullité du licenciement (1985).
(2) Cass. soc., 25 février 2003, n° 00-44.339, Société France patinoires c/ M. Olivier Pierre, FS-P (N° Lexbase : A3037A7M) ; Cass. soc., 25 février 2003, n° 01-10.812, Syndicat CFDT santé sociaux de la Haute-Garonne c/ Association Mapad de la Cépière, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2630A7K), lire nos obs., L'employeur ne peut obtenir en référé la réquisition de grévistes pour prévenir un dommage imminent, Lexbase Hebdo n° 61 du 6 mars 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N6279AAS).
(3) Cass. soc., 7 juin 1995, n° 93-46.448, Transports Séroul c/ M. Beillevaire et autres, publié (N° Lexbase : A2101AA3), Dr. soc., 1996, p. 37, chron. Ch. Radé ; D., 1996, p. 75, note B. Mathieu.
(4) Nullité de la clause réglementant les effets de l'exercice du droit de grève sur la perception des primes : CE, 12 juin 1987, n° 81252, Ministre des Affaires sociales et de l'Emploi c/ Société Hapian frères (N° Lexbase : A3810APS), Dr. soc., 1987, p. 651, note J. Savatier.
(5) C. trav., art. L. 1321-1 (N° Lexbase : L1837H9W). Ainsi, Cass. soc., 12 déc. 1990, n° 88-42.606, SNCF c/ Bellaigues et autres, inédit (N° Lexbase : A2509CSQ).
(6) En ce sens CE, 12 novembre 1990, n° 95823, Ministre des Affaires sociales et de l'Emploi et Société Atochem (N° Lexbase : A6134AQA), AJDA, 1991, p. 484, note X. Prétôt ; CE 1° et 4° s-s-r., 29 décembre 1995, n° 159167, Syndicat autonome des agents de l'énergie nucléaire (N° Lexbase : A1286AAU).
(7) CE 9° et 10° s-s-r., 27 juillet 2005, n° 254600, Ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité c/ Centre de convalescence et de rééducation de la Roseraie (N° Lexbase : A1300DKD) : "il n'appartient pas à l'employeur de réglementer l'exercice du droit de grève par le truchement du règlement intérieur, en se fondant sur un objectif constitué de la seule sécurité des usagers de l'établissement".
(8) CGCT, art. L. 2215-1 (N° Lexbase : L8592HW7).
(9) Jurisprudence "Dehaene", confirmée dernièrement (CE Contentieux, 7 juillet 1950, n° 01645, Dehaene N° Lexbase : A5106B7A) : CE référé, 15 juillet 2009, n° 329526, Société électrique de France (N° Lexbase : A1163EKB) : "considérant que le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 indique que le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le règlementent ; qu'en l'absence de la réglementation ainsi annoncée par la Constitution, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public ; que les organes de direction d'une société chargée de service public, telle qu'EDF par la loi du 10 février 2000, agissant en vertu des pouvoirs généraux d'organisation des services placés sous leur autorité, d'une part, définissent les domaines dans lesquels la sécurité, la continuité du service public doivent être assurées en toutes circonstances et déterminent les limitations affectées à l'exercice du droit de grève dans la société en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public ; considérant en premier lieu, qu'il doit être tenu compte de la nature du service de production d'électricité, des impératifs de sécurité qui lui sont liés et des contraintes techniques du maintien de l'interconnexion et de préservation de l'équilibre entre la demande et l'offre d'électricité dans une situation estivale où les fortes températures peuvent solliciter le système de production électrique à un moment où la production est réduite ; que dans ces conditions, la direction d'EDF et, en particulier, le directeur général adjoint "production", par sa note litigieuse du 15 juin 2009, en mettant en place le dispositif contesté qui ne saurait avoir pour objet et pour effet de contraindre l'ensemble des personnels des tranches visées à remplir un service normal mais seulement de répondre de la continuité des fonctions indispensables pour assurer la remise en service des réacteurs arrêtés dans les délais et éviter des conséquences graves dans l'approvisionnement électrique du pays, n'ont pas porté une atteinte manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue le droit de grève pour les salariés concernés" ; CE référé, 7 juillet 2009, n° 329284, Fédération nationale des mines et de l'énergie CGT (FNME-CGT) et M. Christophe Boheme (N° Lexbase : A9235EIU).
(10) Cass. soc., 25 février 2003, n° 00-44.339, Société France patinoires c/ M. Olivier Pierre, FS-P (N° Lexbase : A3037A7M).
(11) Loi n° 2003-239 du 18 mars 2003, pour la sécurité intérieure (N° Lexbase : L9731A9B).

Décision

Cass. soc., 15 décembre 2009, n° 08-43.603, M. Philippe Lebahy, FS-P+B (N° Lexbase : A7199EPC)

Cassation CA Douai, ch. soc., 30 mai 2008

Textes visés : Constitution du 27 octobre 1946, article 7 du préambule (N° Lexbase : L6821BH4) ; C. trav., art. L. 1132-2 (N° Lexbase : L0676H9W)

Mots clés : grève ; réquisition ; règlement intérieur

Lien base : (N° Lexbase : E2546ETH)

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