La lettre juridique n°364 du 24 septembre 2009 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Du caractère discriminatoire du licenciement d'un salarié en raison de sa transidentité

Réf. : CA Montpellier, 4ème ch., 3 juin 2009, n° 08/06324 (N° Lexbase : A4908EIM)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 19 Novembre 2020

Même si les chiffres varient selon les sources (700 personnes opérées, selon l'Hôpital Sainte-Anne, 5 000 ayant obtenu un changement de sexe à l'état civil, selon les pouvoirs publics, et près de 60 000 transidentitaires selon Act'up), la "transidentité", qui désigne la situation dans laquelle une personne souhaite adopter une autre identité sexuelle que celle qui lui a été donnée à la naissance, n'en finit pas de bouleverser les catégories juridiques adoptées en mode binaire et qui veulent classiquement que l'on naisse et demeure d'un sexe. Après le changement de sexe à l'état civil et le droit au mariage, et bientôt le droit de changer de numéro de Sécurité sociale (1), les personnes qui adoptent une nouvelle identité sexuelle obtiennent une nouvelle victoire : le licenciement d'un salarié en raison de son désir annoncé de changer d'identité sexuelle constitue une discrimination fondée sur le sexe qui entraîne l'annulation du licenciement, comme vient de le juger la cour d'appel de Montpellier dans un arrêt en date du 3 juin 2009 (I). Reste à déterminer comment concilier cette décision parfaitement fondée et les dispositions introduites par la loi du 27 mai 2008 en matière de discrimination (2) (II).
 

Résumé

L'employeur ne rapporte pas la preuve, au sens de l'article L. 1134-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6054IAH), que cette sanction et le comportement général qu'il a adopté à l'égard du salarié, desquels il est résulté l'impossibilité pour ce dernier de reprendre normalement son travail, sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, alors qu'il est constant que le salarié avait à la mi-septembre 2006 officiellement annoncé à son employeur sa transidentité et son choix de changer d'apparence physique et de genre.

Il s'ensuit que la prise d'acte de rupture fondée sur de tels actes et comportement discriminatoires de la part de l'employeur, était justifiée. La prise d'acte de rupture était, également, justifiée, dès lors que le salarié a pu, à juste raison, faire le reproche à son employeur d'avoir modifié unilatéralement son coefficient hiérarchique lequel constitue un élément de sa rémunération et de l'avoir rémunéré en dessous des minima conventionnels. Cette prise d'acte de rupture, dès lors qu'elle est motivée au moins en partie, par des agissements discriminatoires de la part de l'employeur, produit les effets d'un licenciement nul, par application des dispositions de l'article L. 1132-4 du Code du travail (N° Lexbase : L0680H93).

Commentaire

I - La nullité de la rupture du contrat de travail pour cause de transidentité

  • Prolégomènes

Le salarié qui s'estime victime d'une discrimination se heurte classiquement à deux types de difficultés, l'une proprement juridique, qui tient aux critères mêmes de la discrimination, l'autre probatoire.

En premier lieu, et quoi que le suggère l'intitulé du paragraphe dans lequel l'article est inscrit, il n'existe pas en droit français de principe général de non-discrimination, le législateur ayant préféré opter pour une démarche énumérative des motifs discriminatoires prohibés. Figurent classiquement, parmi ces motifs visés par l'article L. 1132-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6053IAG), le sexe, les moeurs, l'orientation sexuelle ou, encore, l'apparence physique.

En second lieu, le salarié se heurte à d'évidentes difficultés probatoires. Sauf dans les hypothèses, en pratique assez rares, où l'employeur affiche ouvertement, et imprudemment, son hostilité à l'égard d'un salarié, la discrimination se cache souvent derrière d'apparents motifs plus respectables, qu'il s'agisse d'inscrire l'intéressé dans la liste des salariés dont l'emploi a été supprimé pour un motif économique ou de lui reprocher tel fait ou faute professionnelle. Le Code du travail est favorable au salarié, puisque ce dernier n'aura pas à rapporter la preuve de la discrimination, dans sa triple composante (3), mais seulement de faits qui permettent de la supposer. Au vu de ses éléments, il appartiendra alors à l'employeur de se justifier s'il veut échapper à la condamnation (4).

  • Application au salarié transidentitaire

Le salarié transidentitaire peut se définir comme celui qui s'inscrit dans une démarche de changement d'identité sexuelle, que celle-ci aille, ou non, jusqu'à l'opération chirurgicale ou la modification du sexe porté sur son état civil. C'est au moment où son employeur prend connaissance soit du désir exprimé par le salarié de mettre son apparence physique en adéquation avec son identité psychique, soit de l'ancienne identité du salarié, que des problèmes peuvent surgir.

  • L'espèce

Dans cette affaire, un salarié avait été engagé par une société d'ingénierie informatique spécialiste des architectures Web, en qualité de directeur du développement et de directeur administratif et financier. Alors que le salarié avait annoncé à son employeur sa transidentité et sa décision de changer d'apparence physique et de genre, il avait été convoqué dans la perspective de son licenciement, en raison de prétendues erreurs commises dans la gestion de dossiers et révélées par un audit d'une société d'expertise comptable, avant de prendre acte de la rupture du contrat de travail en raison du comportement discriminatoire de son employeur.

Considérant que la prise d'acte de la rupture du contrat de travail résultait directement de l'annonce faite à son employeur, le salarié avait bénéficié du secours de la Halde, qui était intervenue à l'audience pour défendre la thèse de la discrimination, et obtenu du conseil de prud'hommes de Montpellier un jugement faisant produire à la rupture les effets d'un licenciement nul (5).

C'est, également, le sens de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Montpellier, qui confirme le jugement entrepris. Considérant que la simultanéité de la révélation à l'employeur de sa transidentité et de son licenciement permettait de laisser supposer que le salarié avait été victime d'une discrimination, la cour a considéré comme non convaincantes les justifications avancées par l'employeur et a donc retenu l'existence d'une discrimination.

  • Une première parfaitement justifiée

Cet arrêt rendu par la cour d'appel de Montpellier est, à notre connaissance, une première, à tout le moins en France. Dans des circonstances en tous points comparables, la Cour de justice des Communautés européennes avait, en effet, considéré, en 1996, que le licenciement d'un salarié en raison de sa transidentité constituait une discrimination fondée sur l'appartenance à un sexe et entrait bien dans le champ de la Directive de 1976 (6). Selon les propres termes de la Cour, "compte tenu de l'objectif visé par la Directive 76/207, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (N° Lexbase : L9232AUH), l'article 5, paragraphe 1, de cette Directive s'oppose au licenciement d'un transsexuel pour un motif lié à sa conversion sexuelle. En effet, étant donné que le droit de ne pas être discriminé en raison de son sexe constitue l'un des droits fondamentaux de la personne humaine, le champ d'application de la Directive ne saurait être réduit aux seules discriminations découlant de l'appartenance à l'un ou l'autre sexe. Il a vocation à s'étendre aux discriminations qui trouvent leur origine dans la conversion sexuelle, celles-ci étant fondées essentiellement, sinon exclusivement, sur le sexe de l'intéressé, car licencier une personne au motif qu'elle a l'intention de subir ou qu'elle a subi une conversion sexuelle, c'est lui infliger un traitement défavorable par rapport aux personnes du sexe auquel elle était réputée appartenir avant cette opération".

C'est, d'ailleurs, en se fondant sur un raisonnement comparable que la Cour européenne des droits de l'Homme avait considéré, dans l'arrêt "Goodwin", que les personnes ayant changé de sexe avaient le droit de se marier (7).

II - De la licéité du licenciement d'un salarié transidentitaire

  • Sens de la protection contre les discriminations

La protection contre la discrimination ne confère pas à son titulaire d'impunité, mais lui garantit simplement qu'il ne pourra pas être sanctionné pour le motif considéré par la loi comme illicite. Le licenciement d'une personne éventuellement protégée par la loi n'est donc pas interdit, seul la prise en compte d'un motif illicite étant prohibée. L'employeur aura donc les moyens de se défendre lorsque sa bonne foi sera mise en doute.

Suspecté de comportement discriminatoire, l'employeur dispose, en effet, de trois moyens de défense.

En premier lieu, il peut combattre la pertinence des indices avancés par le salarié et qui laissent supposer l'existence d'une discrimination, et obtenir qu'à ce stade liminaire de la procédure, le demandeur soit débouté de ses prétentions.

En deuxième lieu, l'employeur peut prouver que le véritable motif de la rupture n'est pas discriminatoire, mais tient à des raisons exclusivement professionnelles.

En troisième lieu, l'employeur peut parfaitement admettre avoir licencié un salarié en raison d'un motif qui pourrait sembler illicite, mais qui s'inscrit dans l'exception admise de manière générale depuis la loi du 27 mai 2008 et qui lui permettra d'échapper au grief de discrimination lorsque les "différences de traitement [...] répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l'objectif poursuivi soit légitime et l'exigence proportionnée" (8).

  • Les incertitudes portant sur l'interprétation des justifications admises

Comme cela été montré, cette clause dérogatoire laisse la place à de très nombreuses exceptions et ne rassurera pas ceux qui attendent un peu plus de prévisibilité de la norme, surtout sur des questions aussi sensibles (9). La lecture de la Directive 2006/54 (10) n'est, d'ailleurs, pas plus rassurante ; son article 14 dispose, en effet, qu'il faut tenir compte "de la nature des activités professionnelles particulières concernées ou du cadre dans lequel elles se déroulent" pour déterminer les exceptions admises au principe d'égalité de traitement.

En dépit de ces incertitudes, certains motifs peuvent être admis et s'appliquer à la situation du transsexuel.

On songera, tout d'abord, aux métiers où la considération du sexe est déterminante, soit pour des raisons artistiques évidentes, soit même pour des raisons sportives.

Mais certaines situations risquent de faire difficulté, notamment, lorsqu'un ou une salarié(e) qui change d'identité sexuelle occupe un poste dans l'entreprise directement en contact avec la clientèle. Jusqu'à quel point l'employeur pourra-t-il invoquer à son profit la perturbation apportée par cette situation pour justifier un éventuel licenciement (11) ? Compte tenu de l'orientation actuelle de la Cour de cassation, qui se montre très réservée à admettre l'empiètement de la sphère privée sur la sphère professionnelle et de justifier le licenciement d'un salarié dès lors qu'il n'a manqué à aucune obligation professionnelle (12), on peut imaginer qu'un tel licenciement serait nul ; mais qu'en serait-il si l'employeur tentait de s'inscrire dans le cadre défini par la Directive 2006/54 et la prise en compte de la nature particulière de l'activité de son entreprise ? On le voit, il serait certainement souhaitable que la France adopte une liste fermée, à tout le moins semi-ouverte, des dérogations admises et ce, afin de donner aux acteurs professionnels une meilleure lisibilité.


(1) Délibération de la Halde n° 2008-190 du 15 septembre 2008, Sexe / Transsexualisme / Emploi privé / Rappel à la loi / Recommandations (N° Lexbase : X8107AEY).
(2) Loi n° 2008-496 (N° Lexbase : L8986H39) ; lire nos obs., La nouvelle approche des discriminations en droit du travail, Lexbase Hebdo n° 309 du 18 juin 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3609BGR).
(3) L'identité de situation, l'existence d'un traitement moins favorable et d'un motif illicite.
(4) C. trav., art. L. 1134-1.
(5) Décision d'ailleurs citée au Rapport annuel 2008 de la Halde, p. 75. Sur le fait que la prise d'acte de la rupture du contrat de travail produit, le cas échéant, les effets d'un licenciement nul, lorsqu'existe une cause de nullité de la rupture du contrat de travail : Cass. soc., 21 janvier 2003, n° 00-44.502, Société Sogeposte, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7345A4S : salarié protégé) ; Cass. soc., 5 juillet 2006, n° 04-46.009, M. Jean-Louis Barbot, FS-P+B (N° Lexbase : A3701DQ7).
(6) CJCE, 30 avril 1996, aff. C-13/94, P. c/ S. et Cornwall County Council, (N° Lexbase : A7233AHD). Cette décision a, d'ailleurs, par la suite, été appliquée par la Cour du travail (Employment Appeal Tribunal) dans une décision du 27 juin 1997 (Chessington World of Adventures Ltd v. Reed, 1997, Industrial Law Reports, vol. 1). 45. A la suite de cette décision, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ont adopté les Sex Discrimination (Gender Reassignment) Regulations 1999 (règlement de 1999 sur la discrimination sexuelle en cas de changement de sexe) qui ont modifié la loi de 1975 afin qu'elle régisse les cas de discrimination directe fondée sur le changement de sexe d'un employé.
(7) CEDH, 11 juillet 2002, Req. 28957/95, Christine Goodwin (N° Lexbase : A0682AZB) ; Dr. fam. 2002, comm. 133, obs. A. Gouttenoire. Dans le même sens, s'agissant du droit à la pension de réversion, CJCE, 7 janvier 2004, aff. C-117/01, K. B. c/ National Health Service Pensions Agency (N° Lexbase : A6500DAY).
(8) C. trav., art. L. 1133-1 (N° Lexbase : L0682H97).
(9) K. Bertou, Différences de traitement : esquisses des "exigences professionnelles essentielles" après la loi du 27 mai 2008, Dr. soc., 2009, p. 410.
(10) Directive (CE) du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail (N° Lexbase : L4210HK7).
(11) Soit d'ailleurs un licenciement direct, soit un licenciement qui ferait suite au refus opposé par le salarié de changer de fonctions pour tenter de diminuer la gêne.
(12) Cass. soc., 23 juin 2009, n° 07-45.256, Mme Martine Intartaglia, épouse Conia, FS-P+B (N° Lexbase : A4139EI7), v. les obs. de G. Auzero, Un fait de la vie personnelle ne peut constituer une faute disciplinaire !, Lexbase Hebdo n° 358 du 8 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9884BKB).

Décision

CA Montpellier, 4ème ch., 3 juin 2009, n° 08/06324 (N° Lexbase : A4908EIM)

Confirmation, CPH Montpellier, n° 06/01812, 9 juin 2008 (N° Lexbase : A3055D9Z)

Texte concerné : C. trav., art. L. 1132-1 (N° Lexbase : L6053IAG)

Mots clef : contrat de travail ; prise d'acte ; transidentité ; nullité

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