La lettre juridique n°817 du 19 mars 2020

La lettre juridique - Édition n°817

Terrorisme

[Jurisprudence] Le recel de l’apologie du terrorisme : du juge qui prononce la lettre de la loi au juge qui trahit l’esprit de la loi

Réf. : Cass. crim., 7 janvier 2020, n° 19-80.136, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5582Z9M).

Lecture: 13 min

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par Farah Safi, Agrégée des Facultés de droit, Professeur à l’Université Clermont Auvergne

Le 18 Mars 2020

Résumé : constitue un recel, au sens de l’article 321-1 du Code pénal (N° Lexbase : L1940AMS), le fait de détenir des vidéos ou des fichiers faisant l’apologie d’actes de terrorisme. La condamnation pour recel d’apologie du terrorisme est conforme à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4743AQQ) dès lors qu’est caractérisée l’adhésion du receleur aux propos apologétiques.

Mots-clés : recel • apologie du terrorisme • article 10 CESDH • liberté d’expression

Faut-il, pour lutter efficacement contre le terrorisme, trahir nos lois, nos principes et nos valeurs ? Voici la question, désormais classique, qui se pose une énième fois, à qui lit l’arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 7 janvier 2020, tant la solution est révélatrice d’un triple mépris : à celui de la loi, s’ajoutent celui des décisions du Conseil constitutionnel ainsi que celui de notre droit pénal en tant que tel.

Les faits sont simples : sur autorisation du juge des libertés et de la détention, la visite du véhicule d’une personne suspecte ainsi que du domicile de ses parents révèle la présence, dans son ordinateur portable ainsi que dans ses téléphones portables, de plusieurs documents et enregistrements audiovisuels faisant l’apologie d’actes de terrorisme. L’intéressé est alors poursuivi et condamné en première instance et en appel à cinq ans d’emprisonnement [1], dont un an avec sursis et mise à l’épreuve, pour recel d’apologie du terrorisme au fondement de l’article 321-1 du Code pénal. Selon les juges du second degré, en téléchargeant volontairement des fichiers faisant l’apologie du terrorisme, le prévenu « s’est procuré et a détenu en toute connaissance de cause des choses provenant d’une action qualifiée crime ou délit par la loi ». Mais les juges ne s’arrêtent pas là et ne se contentent pas de relever la seule détention d’une chose en sachant qu’elle provient d’un crime ou d’un délit, élément pourtant suffisant pour justifier une condamnation pour recel de chose. En raison sans doute de la spécificité de l’infraction d’origine, et parce que cette dernière touche à la liberté d’expression et à la libre communication de la pensée, la cour d’appel saisie a tenu à relever « une certaine adhésion aux propos apologétiques » et à écarter la bonne foi du prévenu au regard de la multiplicité, de la diversité et du caractère volontaire de la sélection des documents téléchargés.

Le moyen conteste, quant à lui, le recours à l’article 321-1 du Code pénal. D’un côté, il relève que la seule détention d’une opinion ne saurait constituer un recel, même dans l’hypothèse où la détention porte sur le support de cette opinion. D’un autre côté, la seule connaissance de la nature frauduleuse et illicite des enregistrements ne saurait suffire, à ses yeux, pour constituer le recel. Dès lors, sa condamnation viole les articles 6 (N° Lexbase : L7558AIR), 7 (N° Lexbase : L4797AQQ) et 10 (N° Lexbase : L4743AQQ) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et porte une atteinte non nécessaire et disproportionnée à son droit à recevoir des informations ou des idées.

Il revenait alors à la Cour de cassation de répondre à deux questions. D’une part, l’incrimination du recel de l’article 321-1 du Code pénal est-elle compatible avec l’apologie des actes de terrorisme de l’article 421-2-5 (N° Lexbase : L8378I43) du même code ? Dans l’affirmative, et d’autre part, la seule connaissance de la nature frauduleuse des enregistrements faisant l’apologie du terrorisme suffit-elle pour caractériser l’intention coupable du receleur ?

A l’époque de la mode de la motivation enrichie des arrêts et de la recherche de l’accessibilité et de l’intelligibilité des décisions de justice par l’adoption d’un nouveau mode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation, il est pour le moins surprenant de constater que les juges du droit répondent aux deux questions posées sans pour autant apporter une justification quelconque à la solution qu’ils dégagent. En effet, pour rejeter le pourvoi, la Cour de cassation relève d’abord la possibilité de retenir le recel de l’article 321-1 du Code pénal en matière de détention, à la suite d’un téléchargement, de fichiers caractérisant l’apologie du terrorisme. Pourtant, la solution ne s’impose pas, et aurait sans aucun doute mérité une justification. Le malaise ressenti par les juges apparaît d’ailleurs clairement par la condition « artificielle » qu’ils ajoutent à l’incrimination du recel afin de justifier, ensuite, la compatibilité d’une condamnation pour recel d’apologie du terrorisme avec l’article 10 de la Convention. Selon les juges du droit, cette compatibilité est assurée par l’exigence de caractérisation d’un dol spécial propre au recel de l’apologie du terrorisme : c’est l’adhésion du receleur à l’idéologie exprimée. Reprenant et se contentant des motifs de la cour d’appel, la Cour de cassation rejette le pourvoi au motif que cette adhésion est bien caractérisée en l’espèce. Autrement dit, tout en reniant complètement la spécificité de l’apologie du terrorisme - faut-il rappeler que malgré l’hypocrisie du législateur ayant procédé au déplacement de cette incrimination de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW) vers le Code pénal, cette dernière n’en demeure pas moins un abus de la liberté d’expression ? - pour apprécier la possibilité de retenir, en la matière, le recel sous l’angle de l’article 321-1 du Code pénal, la Cour de cassation valide la condamnation en s’appuyant sur cette même spécificité. Il faut donc en déduire que, dorénavant, les éléments constitutifs du recel seront fixés par le juge - et non par le législateur - en fonction de l’infraction principale à l’origine de la chose objet de la détention. Lointaine est donc l’époque de la majesté de la loi, lointaine est cette époque où la légalité criminelle avait un sens. Cette solution illustre un changement total de paradigme : on passe du juge qui prononce la lettre de la loi au juge qui trahit l’esprit de la loi. Cette trahison apparaît ici aussi bien quant à l’admission du recours au recel de l’article 321-1 du Code pénal en matière d’apologie du terrorisme que quant à la caractérisation des éléments constitutifs du recel de l’apologie du terrorisme, notamment au regard de l’élément intentionnel du délit.

Le recours au recel en matière d’apologie du terrorisme

En premier lieu, s’agissant de la possibilité de retenir l’article 321-1 du Code pénal pour caractériser le recel de l’apologie du terrorisme, on l’a dit, la solution ne s’impose pas. En effet, ledit article incrimine le fait « de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit ».

Il faut donc relever la détention d’une chose qui doit provenir d’un crime ou d’un délit. Or il est légitime de s’interroger sur le fait de savoir si une opinion, fût-elle choquante, entre dans la catégorie des choses visées à l’article 321-1 du Code pénal. Il est en réalité acquis qu’une information échappe aux prévisions de l’article 321-1 du Code pénal [2]. Il est donc a priori impossible d’être receleur d’une idée, d’une opinion, d’une information. Certes, il est possible d’avancer, pour contrer cet argument, que ce n’est pas l’opinion qui est en cause ici mais son support, c’est-à-dire les enregistrements faisant acte de l’apologie du terrorisme. Il n’en reste pas moins que cette critique peut être facilement rejetée. D’un côté, est-il évident de constater que les enregistrements en question proviennent du délit comme l’exige le texte d’incrimination ? D’ailleurs, les juges semblent conscients de cette difficulté puisqu’ils évoquent le fait de détenir « des fichiers caractérisant l’apologie ». Loin de constituer le produit de l’infraction d’origine, les fichiers en question la caractérisent, la composent, bref la constituent. D’un autre côté, à partir du moment où la sévérité de la répression est justifiée par la nécessité de lutter efficacement contre le terrorisme et de prévenir tout risque d’atteinte à l’ordre public, en quoi serait-il plus justifié de condamner une personne qui détient un enregistrement comprenant une vidéo dans laquelle un tiers fait l’apologie du terrorisme - sans pour autant pouvoir prouver son adhésion ni à l’idéologie prônée ni, surtout, à un quelconque projet d’attentat terroriste - qu’une personne qui aurait simplement écouté un discours apologétique qu’elle aurait enregistré dans son cerveau et auquel elle aurait parfaitement adhéré ? Cette seconde hypothèse caractérise-t-elle réellement plus que la première l’instauration d’une police de la pensée ? Le doute est permis.

En outre, le recours à l’article 321-1 du Code pénal ne s’impose pas à partir du moment où le recel fait l’objet d’une infraction spécifique en matière de terrorisme. En effet, constitue un acte de terrorisme selon l’article 421-1 du Code pénal (N° Lexbase : L8959K8C), le recel du produit de l’une des infractions prévues aux 1° et 4° du même article, parmi lesquelles ne figure pas l’apologie du terrorisme. Si un auteur se félicite du recours à l’article 321-1 en matière d’apologie en y voyant « un relais des infractions terroristes » [3] non visées à l’article 421-1 du Code pénal, l’on peut encore y voir un contournement malhonnête de la loi et une trahison de son esprit.

La caractérisation de l’intention en matière de recel de l’apologie du terrorisme

Cette trahison apparaît d’une manière encore plus prononcée s’agissant, en second lieu, de la caractérisation de l’intention en matière de recel d’apologie du terrorisme. C’est en réalité dans ce volet de la décision que le juge manifeste le triple mépris évoqué plus haut.

Le mépris de la loi, d’abord, puisque le juge se permet d’ajouter à l’article 321-1 du Code pénal une condition que le texte n’exige point. On le sait, la seule connaissance de l’origine frauduleuse de la chose et la volonté de la détenir malgré tout suffit pour constituer l’infraction. Pourtant, les juges du droit n’éprouvent aucune peine à affirmer qu’il convient, en plus, de relever l’adhésion de l’auteur à l’idéologie exprimée dans les fichiers. D’ailleurs, même la doctrine favorable à la solution commentée concède que l’intention terroriste n’est en aucun cas un élément constitutif du recel, mais une donnée qui pourrait intervenir au stade de la neutralisation de l’infraction [4]. Une place est donc dégagée à l’arbitraire du juge dans son contrôle de proportionnalité pour apprécier la dangerosité de la personne. Comme le précise à juste titre un auteur, cette solution « précipite le juge pénal dans une mission impossible qui le dépasse : la prévention du risque terroriste » [5].

Le mépris des décisions du Conseil constitutionnel ensuite, puisque, on le sait, le délit de consultation de sites Internet faisant l’apologie du terrorisme a été censuré à deux reprises par les Sages [6] en raison notamment des réserves justifiées par la fragilité de l’élément intentionnel et la distance qui existe entre l’adhésion éventuelle à une idéologie apologétique et la volonté de commettre un acte de terrorisme. Par conséquent, alors que le Conseil constitutionnel a refusé que le droit pénal puisse saisir la seule radicalisation idéologique [7], la Cour de cassation semble l’admettre en contournant l’abrogation du délit inconstitutionnel par le recours à l’incrimination du recel. La critique est d’autant plus forte que non seulement le juge pénal n’est pas sensible à l’impossibilité, dans un État de droit, de réprimer une simple pensée criminelle, mais, en plus, il se permet de retenir comme critère de justification de la répression, l’adhésion à l’idéologie terroriste qui ne suffisait pas, aux yeux des Sages, à justifier le recours à l’arme répressive [8], tant cette adhésion est insuffisante pour établir la volonté de commettre un acte terroriste. Cela est d’autant plus vrai que les juges du droit ne prennent pas la peine de démontrer, en l’espèce, cette adhésion. Ils se contentent de relever une « certaine adhésion » [9], quand il faudrait une adhésion certaine - faut-il en déduire qu’il y aurait des degrés d’adhésion ? Ils écartent, en outre, la bonne foi, en raison de la multiplicité, de la diversité et du caractère volontaire de la sélection des enregistrements. L’argumentation - à supposer qu’il y en ait une - ne convainc guère : est-il évident d’admettre que le fait de sélectionner des enregistrements divers et multiples caractérise la mauvaise foi de leur détenteur et permet, à lui seul, de relever son adhésion à une idéologie terroriste ou à un quelconque projet terroriste ?

D’où, enfin, le mépris de tout l’esprit de notre droit pénal qui semble de plus en plus défiguré. A quoi bon des lois si c’est pour les laisser violer par les juges eux-mêmes ? A quoi bon des lois si c’est pour ne pas respecter les conditions qu’elles fixent afin de garantir une sécurité juridique et protéger les justiciables contre l’arbitraire du juge ? A quoi bon des lois quand c’est le juge qui fabrique sa propre loi ? Aujourd’hui, encore plus qu’hier, « le droit n’est plus le tennis…un juge vous le dira » [10]

 

[1] En plus de l’interdiction de séjour en Moselle pendant cinq ans et de la confiscation des scellés.

[2] Cass. crim., 3 avril 1995, n° 93-81.569 (N° Lexbase : A8340ABI).

[3] Y. Mayaud, La place du recel dans le terrorisme, Gaz. pal., 2020, n° 7, p. 20.

[4] Y. Mayaud, La place du recel dans le terrorisme, préc.

[5] J. Alix, Aux confins de la répression pénale, D., 2020, p. 273.

[6] Cons. const., 10 février 2017, n° 2016-611 QPC (N° Lexbase : A7723TBN) ; Cons. const., 15 décembre 2017, n° 2017-682 QPC (N° Lexbase : A7105W7B). Sur ces décisions voir notamment : P. Beauvais, L’infraction-obstacle terroriste à l’épreuve du contrôle constitutionnel de nécessité, RSC, 2018. 75.

[7] V. J. Alix, art. préc.

[8] Cons. const., 15 décembre 2017, préc, § 14.

[9] L’expression n’est pas loin d’être ridicule : soit il y a adhésion soit il n’y en a pas, si bien qu’évoquer une « certaine adhésion » relève de la fiction.

[10] Ph. Conte, Le droit n’est plus le tennis. – Un juge vous le dira, JCP éd. G, 2016, n° 52.

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Actes administratifs

[Brèves] Détention exclusive du pouvoir réglementaire au sein des agences de l’eau par le conseil d’administration

Réf. : CE 5° et 6° ch.-r., 11 mars 2020, n° 426366, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A19883IH)

Lecture: 3 min

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par Yann Le Foll

Le 18 Mars 2020

Il résulte des articles L. 213-8-1 (N° Lexbase : L7773K9R), L. 213-9-1 (N° Lexbase : L6848LU8), L. 213-9-2 (N° Lexbase : L5197LRW), R. 213-32 (N° Lexbase : L9867IAP) et R. 213-39 (N° Lexbase : L9879IA7) du Code de l'environnement que les agences de l'eau disposent d'un pouvoir réglementaire pour déterminer, dans la limite des missions qui leur sont fixées par la loi, les domaines et conditions de leur action et définir les conditions générales d'attribution des concours financiers qu'elles peuvent apporter aux personnes publiques et privées sous forme de subventions, de primes de résultat ou d'avances remboursables ;

► cette compétence doit être exercée exclusivement, en vertu de l'article R. 213-39 du Code de l'environnement, par leur conseil d'administration.

Telle est la solution d’un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 11 mars 2020 (CE 5° et 6° ch.-r., 11 mars 2020, n° 426366, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A19883IH).

Faits. Le conseil d'administration de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne a approuvé, par une délibération du 30 octobre 2014 confirmée par une délibération du 29 octobre 2015, la modification de la « fiche action » 1-2-c1 de son programme pluriannuel d'intervention.

Il en ressort également que la fiche ainsi modifiée impose, au nombre des conditions d'éligibilité des personnes publiques ou privées aux aides relatives aux études de sol et de filières d'assainissement non collectif, la réalisation de ces études conformément à un cahier des charges type qui, en son point 4, exige que soit étudiée en priorité la solution d'une installation d'assainissement non collectif traditionnelle, dite « par le sol », la possibilité d'un assainissement par un dispositif alternatif agréé n'étant étudiée qu'au cas où il est justifié qu'un dispositif traditionnel n'est pas techniquement réalisable.

Arrêt attaqué. Après avoir relevé que le cahier des charges type annexé à la « fiche action » 1-2-c1 formait avec cette dernière un ensemble indissociable de dispositions réglementaires, la cour administrative d’appel (CAA Nantes, 22 octobre 2018, n° 17NT02714 N° Lexbase : A5949YHS) a jugé qu'il avait été adopté par le conseil d'administration sans que celui-ci n'excède sa compétence. Or il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que le cahier des charges n'avait été ni débattu, ni approuvé, par le conseil d'administration. La cour a ainsi entaché son arrêt de dénaturation.

Solution. Le syndicat professionnel des industries et entreprises françaises de l'assainissement autonome est fondé à demander l'annulation de l'arrêt ayant annulé le jugement ayant fait droit à sa demande d’annulation de la délibération adoptée le 30 octobre 2014 par le conseil d'administration de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne (AELB) en tant qu'elle modifie le contenu de la « fiche action » 1-2-c1, la décision du 14 octobre 2015 portant rejet du recours administratif qu'il a formé contre cette délibération et la délibération du 29 octobre 2015 de l'AELB en tant qu'elle confirme les dispositions de la délibération du 30 octobre 2014.

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Bancaire

[Jurisprudence] De quelques précisions intéressant le bitcoin et le prêt de bitcoins

Réf. : T. com. Nanterre, 26 février 2020, n° 2018F00466 (N° Lexbase : A04243H8)

Lecture: 21 min

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par Jérôme Lasserre Capdeville, Maître de conférences - HDR, Université de Strasbourg

Le 18 Mars 2020

Le bitcoin est un bien incorporel fongible et consomptible. Les contrats de prêt de bitcoins sont alors des prêts de consommation. Le régime juridique de ces prêts a, par conséquent, vocation à s’appliquer en la matière, et notamment l’article 1902 du Code civil (N° Lexbase : L2126ABD) imposant à l’emprunteur de rendre les choses prêtées, en même quantité, et au terme convenu. L’intéressé pourra, en revanche, conserver la propriété de nouvelles crypto-monnaies qu’il aura pu obtenir à l’aide de ses bitcoins à la suite d’une scission, du moment qu’il a remboursé ses derniers au prêteur.

 

1. Les crypto-monnaies, tel que le bitcoin, sont nées au début des années 2010, en raison notamment du développement à l’échelle mondiale de communautés dites « virtuelles ». On parle souvent, en la matière, de « monnaies virtuelles », « crypto-monnaies » [1] ou encore « crypto-actifs ».

2. Si elles ont été initialement conçues comme des instruments d’échange dans le monde numérique, ces crypto-monnaies ont de plus en plus d’incidences dans l’économie réelle, à travers notamment l’émergence de services permettant leur achat ou vente contre des monnaies légales, leur conservation ou leur utilisation comme instrument d’échange. Il n’est donc pas surprenant que le législateur se soit intéressé à elles par l’intermédiaire de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019, dite loi « PACTE » (N° Lexbase : L3415LQK) [2]. Une définition est ainsi désormais prévue à l’article L. 54-10-1, 2°, du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L7609LQU) [3].

3. Le bitcoin est très certainement la crypto-monnaie la plus connue du grand public [4]. Il est créé, pour mémoire, au sein d’une communauté d’internautes, appelés « mineurs » (miners), ayant installé sur leurs unités informatiques connectées à internet un logiciel libre qui « fabrique », selon un algorithme, les unités de compte bitcoin [5] qui seront ensuite allouées à chaque mineur en récompense de sa participation au fonctionnement du système. Les intéressés peuvent ensuite les revendre sur internet. Des plateformes se sont ainsi créées pour permettre l’achat et la vente de bitcoins contre de la monnaie ayant cours légal. L’achat de bitcoins est donc possible pour les particuliers.

4. Peu de décisions de justice ont été rendues, jusqu’ici, en matière de crypto-monnaies, et notamment concernant le bitcoin. On citera, simplement, un arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 septembre 2013 ayant déclaré que la société qui, lors de négociations de bitcoins sur une plateforme internet d’échange gérée par une société japonaise, reçoit les fonds des acheteurs et les transfère aux vendeurs, déduction faite de ses frais et commissions et de ceux dus au gestionnaire de la plateforme, fournit un service de paiement pour lequel elle doit être agréée [6]. De même, on notera que le statut fiscal des opérations relatives au bitcoin a fait l’objet de diverses précisions par la jurisprudence européenne [7] et nationale [8].

5. Un jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 26 février 2020 attire alors l’attention [9]. Cette affaire concernait la société B., qui est une société anglaise spécialisée dans le conseil en matière financière et plus particulièrement dans le domaine des crypto-monnaies (dont le bitcoin), et la société P., une société française exerçant une activité de plateforme d’échanges de bitcoins.

6. Le 22 mai 2014, la société B. avait ouvert sur la plateforme en question un compte, dont le fonctionnement était régi par les conditions générales d’utilisation (CGU) de la société P.. Surtout, les 1er septembre 2014, 11 janvier 2016 et 23 juin 2016, cette dernière avait consenti trois contrats de prêt en bitcoins à la société B. pour un montant total de 1 000 bitcoins (avec intérêt au taux de 5 %). Le 13 juin 2016, la société P. avait également accordé à la société B. un prêt sans intérêt de 200 000 euros afin de financer des prestations de tenue de marché en bitcoins sur la plateforme. Ce prêt avait été partiellement remboursé à hauteur de 100 000 euros le 18 novembre 2016.

7. Le 1er août 2017, un évènement particulier s’était produit. Le bitcoin avait fait l’objet d’une scission (« hard fork ») donnant ainsi naissance à une nouvelle crypto-monnaie, le bitcoin cash, circulant parallèlement et de manière indépendante au bitcoin. La société B. avait alors reçu des bitcoins cash au titre des bitcoins qu’elle détenait sur son compte ouvert sur une autre plateforme au jour du « fork ».

8. Enfin, les 24 et 25 octobre 2017, la société B. avait remboursé la totalité des 1 000 bitcoins prêtés à la société P.. Or, si par courrier du 26 octobre 2017, la société B. avait confirmé le remboursement de l’intégralité du principal des prêts en bitcoins, elle prétendait également que la société B. restait à lui devoir la somme de 52,356 bitcoins au titre des intérêts arrêtés au 19 octobre 2017.

9. La relation entre les deux sociétés s’était alors rapidement dégradée. Le 6 novembre 2017 (avec rappel le 8 novembre), la société B. avait demandé à retirer 53 bitcoins de son compte. Or, ces demandes avaient été rejetées par la société P.. Surtout, par courrier du 9 novembre 2017, cette dernière avait informé la société B. qu’elle lui devait encore un certain nombre de sommes, dont 44,958 bitcoins d’intérêts, le « retour » des 1 000 bitcoins cash issus du « hard fork » du 1er août 2017 ou encore un solde de 100 000 euros sur le prêt accordé en euros. Par un nouveau courrier du 13 décembre 2017, la société P. avait avisé la société B. de la clôture de son compte.

10. C’est dans ces circonstances que, le 27 févier 2018, la société B. avait assigné la société P. devant le tribunal de commerce de Nanterre.

11. Le jugement rendu le 26 février 2020 par le tribunal de Nanterre attire, par conséquent l’attention. Celui-ci, long de 23 pages, tranche plusieurs difficultés concernant : la résiliation du compte de la société B. par P. (I), la demande de restitution de la société B. sous astreinte des 53,355 bitcoins figurant à son compte (II), la demande d’indemnisation du préjudice allégué par la société B., la demande reconventionnelle de la société P. relative aux intérêts au titre des contrats de prêt en bitcoins, la demande reconventionnelle de la société P. relative à la restitution de 1 000 bitcoins (III), la demande reconventionnelle de la société P. relative au versement de la somme de 100 000 euros au titre du prêt du 13 juin 2016 (IV), la demande reconventionnelle de la société P. concernant le paiement d’une facture relative à un projet « blockberry » et enfin la demande reconventionnelle de la société P. de dommages et intérêts pour atteinte à son image et perte de chance de réaliser un gain d’obtenir des financements. Notre présentation ne sera donc pas exhaustive, mais se limitera aux questions les plus importantes d’un point de vue juridique [10].

I - La demande de B. concernant la résiliation de son compte par P.

12. La société B. avait donc ouvert un compte sur la plateforme P.. Le fonctionnement de ce dernier était régi par les conditions générales d’utilisation (CGU) de la société P.. On rappellera qu’un contrat de prêt de 200 000 euros avait été consenti par P. à la société B. afin de financer l’activité de teneur de marché à laquelle s’était engagée cette dernière.

13. Or, dans ses écritures, la société B. soulignait que ce contrat de prêt avait été conclu entre les parties « dans le cadre d’une relation globale notamment régit par les CGU de P. et conçue de manière équilibrée permettant, d’une part, à P. d’animer et développer sa plateforme en octroyant un prêt à B. et d’autre part à B. d’essayer de tirer profit des achats et des ventes » de bitcoins qu’elle réalisait sur la plateforme de P.. Il était donc avéré et reconnu, pour les juges, que le contrat de prêt et d’animation de marché du 13 juin 2016 était « étroitement lié » au fonctionnement du compte ouvert par B. sur la plateforme P. et régi par les CGU.

14. Des règles notables figurant dans ces conditions générales devaient donc s’appliquer. D’abord, l’article 7 prévoyait que : « P. pourra décider de résilier un compte, sans devoir donner de motifs, ni préavis, ni formalités, ni d’indemnités au profit du client en cas de violation des présentes CGU ». Ensuite, l’article 18.1 mentionnait, pour sa part, que « le client a l’obligation d’utiliser le service fourni de bonne foi, à des fins légales uniquement et dans le respect des présentes conditions générales ».

15. Qu’en était-il en l’espèce ? La société B. avait-elle respecté cette dernière obligation ? Les magistrats vont observer les circonstances de fait pour répondre à cette interrogation par la négative. Ils notent que par différents courriel (26 octobre 2017, 9 novembre 2017, et 14 novembre 2017), la société P. avait rappelé à la société B. qu’elle restait à lui devoir certaines sommes. Un courriel du 12 décembre 2017 mettait également en demeure la société B. de lui régler diverses sommes et l’informait que son compte était « gelé jusqu’à nouvel ordre ». Enfin, par courriel du 13 décembre 2017, la société P. avait notifié à la société B. la clôture de son compte.

16. Dès lors, pour le tribunal de commerce de Nanterre, il ressortait de ces courriels que la société B. avait « délibérément refusé de s’acquitter des intérêts réclamés par P. au titre des prêts en bitcoin, ainsi que de rembourser le solde restant dû au titre du prêt en euros ». Par conséquent, en s’abstenant de verser les sommes en question, la société avait méconnu les stipulations de l’article 18.1 du CGU. La société P. était donc fondée à résilier le compte de B. ouvert sur sa plateforme.

II - La demande de restitution de B. des 53,355 bitcoins figurant à son compte

17. La société B. reprochait également à la société P. d’avoir retenu le solde de son compte, et notamment une somme de 53,355 bitcoins. Elle rappelait ainsi que P. demeurait soumise à une obligation de restitution sur le fondement du contrat de dépôt [11]. Surtout, en tant que dépositaire, elle devait restituer le bien, objet du dépôt, aussitôt que le déposant le réclamait [12]. Cette obligation de restitution devait donc pouvoir intervenir même en cas de clôture d’un compte de dépôt.

18. La société P., quant à elle, prétendait ne pas être dépositaire des bitcoins. Elle rappelait que, sur le fondement des articles 1918 (N° Lexbase : L2143ABY) et 1919 (N° Lexbase : L1713IE8) du Code civil, la doctrine considère que le dépôt ne peut porter que sur des biens meubles corporels [13], et qu’en conséquence les meubles incorporels, tel les bitcoins [14], ne peuvent fait l’objet d’un contrat de dépôts. Elle considérait encore que cette interprétation était confirmée par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019, dite loi « PACTE », qui qualifie les services sur actifs numériques de services de « conservation d’actifs pour le compte de tiers » [15].

19. Au-delà de cette argumentation, la société P. considérait qu’elle était fondée à retenir les bitcoins en question. Elle notait, par exemple, que l’article 7 des CGU applicable en l’espèce ne prévoyait pas la restitution des fonds en cas de résiliation du compte pour manquement. De même, la société considérait qu’un dépositaire demeure légitime à retenir les biens déposés jusqu’au complet paiement de sa créance, dès lors que celle-ci est certaine et exigible, et qu’il existe un lien de connexité avec la chose détournée.

20. Le tribunal de commerce de Nanterre répond à cette difficulté en se fondant sur l’article 13, §4, alinéa 4, des CGU qui prévoyait que la société P. « peut, sans toutefois y être tenu, refuser l’exécution d’ordre de paiement notamment lorsque : […] Le client a violé une de ses obligations envers P. découlant de ces présentes Conditions générales d’utilisation ou d’autres conventions conclues par le client dans le cadre de la plateforme […] ».

21. Or, il a été observé précédemment [16] que la société B. s’était fautivement abstenue de régler les sommes dues par elles à la société P. au titre des intérêts relatifs aux prêts en bitcoins ainsi qu’au titre du solde du prêt du 13 juin 2016, impayé à hauteur de 100 000 euros. Ces sommes étaient bien dues au titre du contrat conclu par les parties « dans le cadre de la plateforme ».

22. En conséquence, pour le tribunal, la société P. était fondée à refuser d’exécuter l’ordre de transfert de 53 bitcoins émis par la société B. les 6 novembre 2017 et réitéré le 8 du même mois.

23. En revanche, il était avéré que la société P. n’entendait pas s’approprier les bitcoins. La retenue en question n’était faite qu’à titre conservatoire tant que sa créance n’était pas réglée. La société P. ne contestait d’ailleurs pas que la société B. était propriétaire du solde de son compte, soit, au 1er janvier 2018, 53,355 bitcoins. Le tribunal condamne, par conséquent, la société P. à restituer à B. la somme en question [17].

III - La demande de P. relative à la restitution de 1 000 bitcoins

24. Un rappel des faits s’impose ici. Le 1er août 2017, le protocole bitcoin avait fait l’objet d’une scission (dit « hard fork ») créant une branche secondaire, gardant un tronc commun avec la blockchain principale. Ainsi, au moment du « fork », les détenteurs de bitcoins avaient reçu un montant équivalent en bitcoin cash.

25. Plus précisément, la société B. était titulaire d’un compte sur la plateforme K.. Elle avait alors fait des virements de bitcoins au crédit de ce compte, fin juillet, à la veille du « fork », afin d’en bénéficier sur cette plateforme. Il apparaissait donc que la société B. avait utilisé des bitcoins prêtés par la société P. pour obtenir automatiquement, via la plateforme K., des bitcoins cash.

26. Dès lors, pour la société P., la société B. ne pouvait prétendre restituer uniquement des bitcoins, car en procédant de la sorte, c’est-à-dire en lui refusant la remise des bitcoins cash, elle lui restituait moins que ce qu’elle lui avait emprunté.

27. Plus juridiquement, la société P. considérait que le bitcoin est un bien meuble non fongible et non consomptible, et que les contrats de prêt de bitcoins devaient être qualifiés de contrats de prêt à usage, entraînant l’obligation de restitution des bitcoins cash en tant que fruits des bitcoins. Elle précisait son allégation en déclarant que le bitcoin est un bien meuble incorporel non consomptible, car il ne se détruit pas par l’usage, et non fongible, car il est individualisé par un code informatique unique. Ces affirmations (et d’autres) étaient, sans surprise, contestées par la société B..

28. Le tribunal de commerce de Nanterre vient alors utilement clarifier ce point. Ce passage du jugement est particulièrement important. Des informations notables y sont données à propos des caractéristiques juridiques du bitcoin (A) mais aussi de leurs conséquences pour le contrat de prêt de bitcoins (B).

A - Précisions sur les caractéristiques juridiques du bitcoin

29. En premier lieu, le jugement indique, au détour d’une phrase, que le bitcoin n’est pas une monnaie légale. Cette solution ne saurait surprendre. Elle est d’ores et déjà partagée par quasiment toute la doctrine [18]. Il est vrai que les trois fonctions dévolues à la monnaie, c’est-à-dire une unité de valeur, une unité de paiement et enfin une réserve de valeur, ne paraissent pas présentent ici, ou du moins très imparfaitement.

30. Reprenons brièvement ces affirmations, même si le jugement ne dit mot sur ce point. D’une part, la valeur des bitcoins fluctue très fortement et demeure alors incertaine. Cela ne leur permet donc pas d’en faire des unités de compte. Ainsi, bien peu de prix sont exprimés dans ces crypto-monnaies. D’autre part, il est évident que comme intermédiaire des échanges, les crypto-actifs sont nettement moins efficaces que la monnaie qui a un cours légal. L’effet libératoire n’est ici que conventionnel et non pas légal. Il n’est ainsi pas possible d’imposer un paiement en bitcoins en dehors de la communauté d’utilisateurs. La volatilité de leurs cours rend d’ailleurs difficile leur utilisation comme moyen de paiement. Enfin, en l’absence de sous-jacent réel, ces crypto-actifs ne permettent pas d’en faire de véritables réserves de valeur. Il en va d’autant plus ainsi qu’ils sont particulièrement volatiles. On ne sera pas surpris que certains auteurs préfèrent parler, en la matière, d’« objet juridique non identifié » [19].

31. En second lieu, le jugement étudié indique que le bitcoin est « consomptible de par son usage ». Plus précisément, il sera « consommé » lors de son utilisation, que ce soit, nous dit la décision, « pour payer des biens ou des services, pour échanger contre des devises ou pour le prêter ». Cela rapproche alors le bitcoin de la monnaie légale, sans que cela en soit bien sûr.

32. En dernier lieu, et surtout, les magistrats déclarent que les bitcoins sont fongibles car de « même espèce et de même qualité ». Plus précisément, les bitcoins sont tous issus du même protocole informatique et font l’objet d’un rapport d’équivalence avec les autres bitcoins « permettant d’effectuer un paiement au sens où l’entend l’article 1291 ancien du Code civil (N° Lexbase : L1401ABI), devenu l’article 1347-1 du même code (N° Lexbase : L0720KZP) ». Il est d’ailleurs rappelé que le second alinéa de cette dernière disposition indique que : « Sont fongibles les obligations de somme d'argent, même en différentes devises, pourvu qu'elles soient convertibles, ou celles qui ont pour objet une quantité de choses de même genre ». Cette solution est importante, car la fongibilité du bitcoin est discutée depuis son apparition.

33. Ainsi, pour résumer, le bitcoin est un actif incorporel fongible. C’est une « chose de genre », c’est-à-dire un bien interchangeable, mais non individualisable [20]. Cette solution devrait faciliter les transactions en bitcoins.

B - Précisions sur le régime juridique du contrat de prêt de bitcoins

34. Le bitcoin étant fongible et consomptible, la qualification juridique des contrats de prêt de bitcoins est, pour le jugement, celle de prêt de consommation. Pour mémoire, selon l’article 1892 du Code civil (N° Lexbase : L2109ABQ), le prêt de consommation est « un contrat par lequel l'une des parties livre à l'autre une certaine quantité de choses qui se consomment par l'usage, à la charge par cette dernière de lui en rendre autant de même espèce et qualité ».

35. Cette qualification a alors des incidences juridiques notables, puisqu’il convient d’appliquer à ce contrat le régime légal des prêts de consommation trouvant son siège aux articles 1892 à 1904 du Code civil [21]. Deux dispositions sont surtout à mentionner.

36. En premier lieu, l’article 1893 (N° Lexbase : L2111ABS) prévoit que : « Par l'effet de ce prêt, l'emprunteur devient le propriétaire de la chose prêtée ; et c'est pour lui qu'elle périt, de quelque manière que cette perte arrive ». Il y a donc un transfert de propriété au profit de l’emprunteur et, corrélativement, transfert des risques liés à la dépossession de la chose. Cette solution avait alors des incidences pour le cas qui nous occupe. En effet, étant devenu propriétaire des bitcoins prêtés, la société B. était légitime à en percevoir les « fruits », en l’espèce les bitcoins cash attribués à la suite du « fork » du 1er août 2017.

37. En second lieu, l’article 1902 du Code civil (N° Lexbase : L2126ABD) dispose que : « L'emprunteur est tenu de rendre les choses prêtées, en même quantité et qualité, et au terme convenu ». Ce principe devait également s’appliquer à notre cas. Or, il n’était pas contesté que la société B. avait transféré à la société P., les 24 et 25 octobre 2017, 1 000 bitcoins en remboursement intégral des trois prêts de bitcoins que lui avait consentis cette dernière les 1er septembre 2014, 11 janvier 2016 et 23 juin 2016. En outre, les bitcoins étant fongibles [22], le tribunal considère que les bitcoins prêtés avant le « fork » du 1er août 2017 demeuraient équivalents aux bitcoins remboursés après celui-ci.

38. En conséquence, pour le jugement, la société B. s’était convenablement acquittée de son obligation de rendre les choses prêtées en même quantité et même qualité prévue par l’article 1902 du Code civil intéressant les prêts de consommation. Les bitcoins cash, quant à eux, appartenaient bien à l’emprunteur et n’avaient pas à être restitués à la société P. [23].

39. La solution aurait pu être différente, si les parties s’étaient mises d’accord au préalable, dans leur convention, sur une restitution des bitcoins cash. Etait-ce le cas en l’espèce ? Aucunement. Le jugement constate que les trois contrats de prêt en question ne comportaient pas de clause quant à l’attribution d’éventuelles crypto-monnaies issues de « hard forks », et ce alors même que les sociétés parties étaient des professionnelles averties des crypto-monnaies. On peut néanmoins penser que, à la suite de la décision étudiée, les contrats de prêts de bitcoins seront désormais assortis d’une clause de restitution au prêteur en cas de « fork ».

40. Au final, la société B. n’était en aucun cas débitrice de la société P. de 1 000 bitcoins cash. Le tribunal déboute alors cette dernière de sa demande de restitution.

IV - La demande de P. relative à la restitution de 100 000 euros au titre du prêt

41. Par un contrat du 13 juin 2016, la société P. avait accordé à la société B. un prêt sans intérêt de 200 000 euros afin de financer des prestations de tenue de marché en bitcoins sur la plateforme P. que la société B. s’engageait à fournir moyennant une rémunération (5 500 euros par mois).

42. Or, un solde de 100 000 euros au titre de ce prêt était resté impayé. La société B. ne contestait pas être débitrice de la somme de 100 000 euros envers la société P., mais elle soutenait qu’elle n’avait commis aucun manquement contractuel au titre du contrat de prêt précité, car elle aurait simplement « fait usage de son droit à l’exception d’inexécution ». On comprend que la société B. faisait ici référence à sa demande de retirer 53 bitcoins de son compte qui avait été rejetée à deux reprises par la société P.

43. Toutefois, et cela a été observé précédemment [24], la société P. était parfaitement fondée à refuser d’exécuter l’ordre de transfert de ces 53 bitcoins émis par la société B. les 6 novembre 2017 et réitérée le 8 du même mois.

44. Dès lors, pour le tribunal, la société B. ne pouvait invoquer « une prétendue exception d’inexécution » pour s’abstenir de rembourser le solde impayé du prêt du 13 juin 2016, soit 100 000 euros, alors que la société P. lui en faisait la demande depuis le 9 novembre 2017.

45. Au final, le tribunal condamne la société B. à payer à la société P. la somme en question, outre les intérêts de retard calculés au taux légal à compter du 12 décembre 2017, date de la mise en demeure [25].


[1] P. Storrer, Les monnaies virtuelles dans tous leurs états, Revue Banque, septembre. 2014, n° 775, p. 86 ; G. Bourdeau, Propos sur les « crypto-monnaies », RD banc. fin., novembre-décembre 2016, dossier 39  ; D. Legeais, Développement et potentialités des crypto-monnaies, JCP éd. E, 2018, n° 29, 583.

[2]  Nos obs., Loi PACTE : mesures intéressant le droit bancaire et financier, LPA, 2020, à paraître, n° 47 et s.. Cette loi a surtout donné un statut aux acteurs des crypto-monnaies.

[3] Aux termes de ce dernier, constitue une crypto-monnaie : « Toute représentation numérique d'une valeur qui n'est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n'est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d'une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d'échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ». Il s’agit ainsi d’un bien sui generis auquel la loi vient prévoir un régime juridique propre.

[4] Nos obs., Le bitcoin, JCP éd. E, 2014, n° 3, 25 ; M. Roussille, Le bitcoin : objet juridique non identifié, Banque et droit, janvier-février 2015, n° 159, p. 27 ; H. de Vauplane, Bitcoin, monnaie ou article de foi ? : in Mélanges AEDBF VII, 2018, RB édition, p. 275. Il en existe en réalité des centaines d’autres, comme par exemple l’ether.

[5] Pour une présentation plus détaillée de ce processus, M. Julienne, Les crypto-monnaies : régulation et usages, RD banc. fin., 2018, n° 6, étude 19, n° 1 et s..

[6] CA Paris, Pôle 5, 6ème ch., 26 septembre 2013, n° 12/00161 (N° Lexbase : A7474KLE), JCP éd. E, 2014, p. 1091, note Th. Bonneau ; RD banc. fin., 2014, comm. 3, obs. F.-J. Crédot et Th. Samin ; LEDB, avril 2014, p. 5, nos obs..

[7] Pour une exonération de la TVA, CJUE, 22 octobre 2015, aff. C-264/14 (N° Lexbase : A8604NTT), Europe, 2015, comm. 516, obs. A.-L. Mosbrucker ; dr. fisc., 2015, act. 514, obs. T. Guillebon ; Banque et droit, 2015, n° 164, p. 55, obs. P. Storrer.

[8] CE, 26 avril 2018, n° 417809 (N° Lexbase : A8851XLE), JCP éd. E, 2018, 1323, note Th. Bonneau ; Dr. fiscal, 2018, comm. 298, obs. M. Collet ; LEDB, juin 2018, p. 7, nos obs..

[9] Sur ce jugement, v. not. LEDB, avril 2020, p. 1, obs. N. Mathey ; E. Benhamou, La justice française assimile le bitcoin à de la monnaie ; Les Echos, 6 mars 2020, p. 29.

[10] Le III est, de loin, celui qui présente le plus d’intérêt.

[11] C. civ., art. 1937 (N° Lexbase : L2161ABN).

[12] C. civ., art. 1944 (N° Lexbase : L4831IRD).

[13] G. Pignarre, Dépôt, Rép. dr. civil, 2018, n° 32 ; B. Lotti, Dépôt. Contrat de dépôt, JurisClasseur Contrats-Distribution, fasc. 2130, 2008, n° 20 ; R. de Quenaudon et Ph. Schultz, Dépôt. Principes généraux, JurisClasseur Civil Code, art. 1915 à 1920, 2019, n° 17.

[14] Cette qualification de biens meubles incorporels des bitcoins est admise par les tribunaux tant européens (CJUE, 22 octobre. 2015, aff. C-264/14, préc. et les obs. préc. ) que français (CE, 26 avril 2018, n° 417809, préc. et les obs. préc.).

[15] L’article L. 54-10-1 (N° Lexbase : L7609LQU) précise, plus exactement, que les services sur actifs numériques comprennent, notamment, les services de conservation pour le compte de tiers d’actifs numériques ou d’accès à des actifs numériques.

[16] V. supra, n° 16.

[17] Pour le tribunal, la société B. ne justifiait pas des raisons pour lesquelles elle sollicitait que sa demande de restitution des bitcoins soit assortie d’une astreinte de 1 000 euros par jour de retard. Elle n’est donc pas ordonnée.

[18] V. notamment, H. de Vauplane, Bitcoin. Monnaie de singe ou monnaie légale ? L’analyse juridique, Rev. Banque, juillet-août 2013, p. 79 ; Th. Bonneau, Le Bitcoin, une monnaie ?, Banque et droit, janvier-février 2015, n° 159, p. 8. ; J. Lasserre Capdeville, Le bitcoin, JCP éd. E, 2014, n° 3, 25 ; M. Roussille, Le bitcoin : objet juridique non identifié, Banque et droit, janvier-février 2015, n° 159, p. 27 ;C. Kleiner, Bitcoin, monnaie étrangère et indexation : quelle équation ? in Mélanges Joel Monéger, éd. Lexisnexis, 2017, p. 245. Pour une solution moins tranchée, D. Legeais, Blockchain et crypto-actifs : état des lieux, RTDCom., 2018, p. 754.

[19] M. Roussille, op. cit., p. 27 ; M. Julienne, Les crypto-monnaies : régulation et usages, RD banc. fin., 2018, n° 6, étude 19, n° 12.

[20] On notera que si le bitcoin n’est pas une monnaie, le tribunal utilise néanmoins un vocabulaire inspiré de l’institution monétaire, LEDB, avril 2020, p. 1, obs. N. Mathey.

[21] Pour une présentation de ce régime, N. Cayrol, Prêt de consommation, ou prêt simple, JurisClasseur Civil Code, art. 1892 à 1904, 2019, n° 96 et s..

[22] V. supra, n° 32.

[23] Pour bien comprendre, on pourrait ainsi comparer ces bitcoins cash (ce n’est qu’une image explicative) à des dividendes ou à des actions gratuites qui seraient distribués à des actionnaires et qui en conserveraient alors la propriété.

[24] V. supra, n° 22.

[25] Le tribunal refuse, en revanche, d’ordonner la mesure d’astreinte qui était sollicitée par la société P. au motif que cette dernière ne justifiait pas des raisons d’une telle demande.

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Contrat de travail

[Jurisprudence] La Cour de cassation et les chauffeurs salariés de la plateforme Uber

Réf. : Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A95123GE)

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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Social

Le 18 Mars 2020


Résumé : Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Peut constituer un indice de subordination, le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution.

Justifie légalement sa décision une cour d’appel qui, pour qualifier de contrat de travail la relation entre un chauffeur VTC et la société utilisant une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation des clients et des chauffeurs exerçant sous le statut de travailleur indépendant, retient :

1°) que ce chauffeur a intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par cette société, service qui n’existe que grâce à cette plate-forme, à travers l’utilisation duquel il ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport ;

2°) que le chauffeur se voit imposer un itinéraire particulier dont il n’a pas le libre choix et pour lequel des corrections tarifaires sont appliquées si le chauffeur ne suit pas cet itinéraire ;

3°) que la destination finale de la course n’est parfois pas connue du chauffeur, lequel ne peut réellement choisir librement, comme le ferait un chauffeur indépendant, la course qui lui convient ou non ;

4°) que la société a la faculté de déconnecter temporairement le chauffeur de son application à partir de trois refus de courses et que le chauffeur peut perdre l’accès à son compte en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de "comportements problématiques", et déduit de l’ensemble de ces éléments l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements et que, dès lors, le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif.


Comme on pouvait s’y attendre, la Chambre sociale de la Cour de cassation, confirmant en tous points la position adoptée par la cour d’appel de Paris dans cette affaire le 10 janvier 2019, a considéré dans un arrêt du 4 mars 2020 qu’un chauffeur Uber devait être considéré comme un salarié de la plateforme dès lors qu’il se trouve placé sous l’autorité juridique de la plateforme (I). La solution devrait avoir une portée certaine pour tous les « Uber » placés dans la même situation, c’est-à-dire fortement dépendant de la plateforme, même s’il faudra certainement s’attendre à de nouvelles précisions pour les autres chauffeurs, les travailleurs des autres plateformes, à moins que la question ne soit réglée par le législateur (II).

I - Une requalification prévisible

Cadre juridique applicable aux travailleurs des plateformes. Les travailleurs des plateformes ne sont pas, a priori, salariés dans la mesure où pour exercer leur activité, ils doivent adopter le statut d’autoentrepreneur ou de travailleur indépendant [1]. Ils se trouvent toutefois, et c’est l’objet même des plateformes, intégrés dans une organisation qui fait peser sur eux des contraintes juridiques qui confinent à l’existence d’un véritable « service organisé » dont on sait qu’il constitue un indice classique de la qualification du contrat de travail.

La Cour de cassation a considéré fin 2018 que devait être requalifiée en contrat de travail la relation entretenue par un livreur avec feu la plateforme Take eat easy [2], après avoir relevé « que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier », ce qui caractérisait « l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination ».

Dans le prolongement de ces contentieux, la cour d’appel de Paris a procédé le 10 janvier 2019 à une semblable requalification s’agissant d’un chauffeur de la plateforme Uber et affirmé que, dans cette affaire, « le statut de travailleur indépendant […] était fictif » [3].

Conscient des fortes probabilités de requalification au regard des critères jurisprudentiels du contrat de travail et de la réalité de l’activité des travailleurs concernés, le législateur a tenté de sécuriser la situation des plateformes en interdisant aux juges de tenir compte des contraintes imposées aux travailleurs par les chartes encadrant leur activité, notamment en matière de sécurité, avant que le Conseil constitutionnel ne vienne censurer le cœur du dispositif prévu par la « LOM » (N° Lexbase : L1861LUH), précisément parce que les textes laissaient en réalité un pouvoir trop important aux plateformes (qui déterminent de manière unilatérale le contenu des chartes échappant donc ensuite au risque de requalification) et aux juges, alors qu’il appartient au législateur de définir les éléments essentiels du contrat de travail conformément à l’article 34, alinéa 2, de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) [4].

C’est dans ce contexte qu’intervient la très attendue décision de la Cour de cassation dans l’affaire Uber [5].

L’affaire. Un chauffeur de VTC s’était engagé auprès la plateforme Uber et dans les conditions contractuelles prévues par celle-ci : il avait ainsi signé un contrat de prestation de service, un document reprenant les conditions de partenariat, la charte de la communauté Uber ainsi qu’un document rappelant les règles fondamentales Uber notamment en termes d’usage de l’application. Il avait obtenu sa carte de chauffeur VTC et s’était déclaré comme travailleur indépendant auprès du registre SIREN, se plaçant d’emblée sous le régime de la présomption de non-salariat de l’article L. 8221-6 du Code du travail (N° Lexbase : L8160KGC). Il avait également loué son véhicule auprès de deux sociétés spécialisées « partenaires » d’Uber.

Après avoir réalisé un peu plus de deux mille courses en six mois, son compte avait été désactivé par la plateforme, sans autre forme de procès. Il avait alors demandé, pour la période d’activité concernée, la requalification en contrat de travail à durée indéterminée et l’octroi d’une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Le conseil de prud’hommes de Paris l’avait débouté de ses demandes, mais la cour d’appel de Paris, au prix d’une décision fortement motivée, y avait fait droit en requalifiant la relation de contrat de travail.

Pour contester cet arrêt, la société Uber faisait valoir plusieurs arguments : les contrats conclus ne contenaient aucune obligation caractéristique d’une subordination juridique à l’égard de la plateforme, le chauffeur demeurant parfaitement libre de travailler, ou non ; en toute hypothèse le travailleur étant réputé indépendant en raison de son choix de statut professionnel, il ne rapportait pas la preuve de l’existence d’un lien de subordination juridique permanente.

La décision de rejet. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris, qui avait admis la qualification de contrat de travail, est ici confirmé par le rejet du pourvoi, la juridiction parisienne recevant au passage une mention spéciale de la Cour de cassation pour la qualité de son travail de qualification (« à bon droit ») et la Haute juridiction en profitant pour donner aux juges du fond la bonne grille d’analyse pour traiter les demandes des travailleurs des plateformes.

Une décision conforme à la jurisprudence constante. La lecture des différents documents publiés par la Cour de cassation (rapport, avis, arrêt, notice et communiqué de presse) montre très clairement la volonté des juges de s’inscrire dans la lignée de la jurisprudence « constante » (arrêt, § 8) [6] dégagée depuis l’arrêt « Société générale » de 1996 [7], appliqué en 2000 au chauffeurs-locataires de la compagnie Bastille Taxis [8], et de ne pas se laisser séduire par les sirènes du critère de la dépendance économique ni de céder aux « exigences » de la « nouvelle économie ». Le critère de la subordination juridique [9] demeure donc central et la méthode d’appréciation réaliste, fondée sur la recherche d’un faisceau d’indices, toujours d’actualité [10].

Dans son avis, Madame Courcol-Bouchard, qui avait également conclu dans l’affaire « Take eat easy », a d’ailleurs fermement exclu de faire évoluer les critères du contrat de travail pour tenir compte des évolutions observées dans la manière de travailler, comme cela avait pourtant été proposé par certains auteurs [11], et fait observer que la jurisprudence française est totalement conforme avec les solutions admises par la CJUE [12].

Dans son rapport, Madame Valéry rappelle les termes d’une réponse ministérielle, en date du 6 août 2013 [13], précisant, s’agissant du renversement de la présomption de non-salariat instaurée depuis la loi « Madelin » (N° Lexbase : L3026AIW), que « parmi les indices d'une relation salariée, peuvent être cités, sans que cela soit exhaustif : l'initiative même de la déclaration en travailleur indépendant (démarche non spontanée, a priori incompatible avec le travail indépendant) ; l'existence d'une relation salariale antérieure avec le même employeur, pour des fonctions identiques ou proches ; un donneur d'ordre unique ; le respect d'horaires ; le respect de consignes autres que celles strictement nécessaires aux exigences de sécurité sur le lieu d'exercice, pour les personnes intervenantes, ou bien pour le client, ou encore pour la bonne livraison d'un produit ; une facturation au nombre d'heures ou en jours ; une absence ou une limitation forte d'initiatives dans le déroulement du travail ; l'intégration à une équipe de travail salariée ; la fourniture de matériels ou équipements (sauf équipements importants ou de sécurité) ».

Comme le rappelle enfin le communiqué de presse, et de manière très classique, « le critère du lien de subordination se décompose en trois éléments : le pouvoir de donner des instructions ; le pouvoir d’en contrôler l’exécution ; le pouvoir de sanctionner le non-respect des instructions données ». Ces critères s’opposent ainsi à ceux du travail indépendant, qui se caractérise par « la possibilité de se constituer une clientèle propre, la liberté de fixer ses tarifs, la liberté de fixer les conditions d’exécution de la prestation de service ».

Reste à s’interroger sur la portée de cette décision.

II - Une portée plus incertaine

Portée symbolique. Il va de soi que la publicité qui entoure la publication de cet arrêt tient d’abord à l’entreprise concernée qui est le symbole d’une nouvelle manière de travailler, et donc un très bon test pour la capacité du « modèle Uber » à résister à l’attraction du droit du travail salarié. Cette seconde décision, qui confirme pleinement la solution dégagée dans l’affaire « Take eay easy » [14], est donc importante, non seulement pour le chauffeur concerné, qui obtient ici gain de cause, mais aussi pour tous les autres travailleurs « Uber » qui pourraient agir en justice, et au-delà pour tous les travailleurs des plateformes, sans oublier les URSSAF qui trouveront certainement dans cette nouvelle jurisprudence un encouragement à poursuivre la campagne de redressements engagée depuis trois ans [15].

La comparaison entre les deux affaires concernant les travailleurs des plateformes montre toutefois que la Cour a peaufiné ses explications depuis l’arrêt « Take eat easy ». Dans la première décision de 2018, la Cour avait, en effet, considéré comme des indices pertinents de subordination juridique le fait que « l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier », ce qui semblait pauvre en justification.

La nouvelle doctrine de la Cour est désormais plus fournie.

Les indices caractéristiques de l’affaire. La Cour insiste dans l’arrêt sur des éléments de qualification clairement présentés dans la note explicative et qui définissent pour l’avenir la méthode des juges du fond s’agissant des travailleurs des plateformes : l’intégration dans un service organisé, le contrôle exercé sur l’activité du travailleur, singulièrement l’absence de choix des itinéraires et des destinations et l’existence d’un pouvoir de sanction en cas de non-respect des directives de la plateforme.

Le critère de la dépendance économique est dans cette affaire rejeté en tant que tel [16], même si, comme le souligne dans son avis Madame Courcol-Bouchard [17], il exerce une réelle influence sur l’analyse de la réalité de la subordination juridique du salarié et affleure derrière la recherche de la libre détermination du prix des prestations, ou le constat que le salarié, qui travaillait « à temps complet » pour la plateforme, avait été contraint de louer son véhicule auprès d’entreprise « partenaires » d’Uber, qui précomptait d’ailleurs sur les revenus du travailleur les redevances de location [18] (p. 12). La Cour relève, par ailleurs, qu’Uber n’est pas qu’une simple plateforme de mise en relation mais qu’elle « crée et organise entièrement le fonctionnement d’une offre de transport », comme l’a jugé en 2017 la CJUE [19], ce qui semble donc la prédestiner à endosser l’habit d’employeur des chauffeurs.

Critère du service organisé. S’agissant du critère du service organisé, la Cour de cassation livre des indices précieux dans l’arrêt (§ 10) : l’obligation d’opter pour le statut de travailleur indépendant, l’absence de liberté dans l’organisation de l’activité « entièrement » fixée par la plateforme, l’absence de liberté dans la fixation des tarifs, l’absence de liberté dans la recherche (choix, refus) d’une clientèle et l’absence de choix de ses fournisseurs (et la forte incitation à louer un véhicule auprès d’une société partenaires). Elle considère, par ailleurs, que la liberté de se connecter ou pas pour travailler n’exclut pas l’existence d’une relation salariée dès lors qu’une fois connecté, le chauffeur se trouve intégré dans le service Uber ainsi caractérisé.

Il semble que l’existence d’un « service organisé » soit quasiment systématiquement caractérisé pour tous les travailleurs des plateformes, car c’est bien dans cette organisation, et son efficacité, que réside le succès du modèle. Ce critère ne sera donc certainement pas discriminant pour déterminer quels travailleurs basculeront dans le salariat, même si les pratiques d’Uber visant à contrôler, directement ou indirectement, l’ensemble des variables de l’activité (de l’entrée dans le système à la location, du choix des trajets à celui des destinations), pourraient bien faire dériver le service « organisé » (expression un peu faible sans doute) vers un service « dirigé », la détermination des « bords extérieurs » de l’activité (notamment les conditions d’accès au service) s’accompagnant d’une très forte implication dans la fixation des obligations pesant sur les chauffeurs connectés, les travailleurs n’ayant en réalité plus aucune marge d’autonomie dans la détermination de leurs objectifs et des moyens d’y parvenir. Certains indices relevés dans l’affaire font penser à une relation de travail salarié, comme le fait qu’Uber perçoit le prix des courses via le paiement par l’application et qu’il impute directement sur le chiffre d’affaire individuel du chauffeur les redevances contractuelles prévues (dont la commission de 25 % prélevée par la plateforme) ainsi que le prix de la location du véhicule, faisant évidemment penser au précompte des charges sociales du salarié. On peut donc penser que si Uber ne corrige pas très rapidement ses pratiques, il pourrait bien connaître rapidement de très nombreuses autres déconvenues.

C’est enfin l’exercice effectif du pouvoir de sanction qui apparaît comme un déterminant, plus que la simple existence de clauses prévoyant l’existence d’un tel pouvoir. En l’espèce, c’est bien la désactivation du compte qui a été non seulement le fait déclencheur du procès, mais aussi le révélateur du critère de la subordination juridique via le pouvoir disciplinaire de la plateforme. Ce pouvoir de sanction ne doit pas se limiter à vérifier si la plateforme peut résilier le partenariat noué avec les chauffeurs en cas de manquements à leurs obligations contractuelles, car le pouvoir de résiliation d’un contrat en raison de son inexécution fautive n’est pas propre au contrat de travail et a même été consacré d’une manière générale dans tous les contrats lors de la réforme du droit des obligations intervenue en 2016 [20]. C’est bien l’application de sanctions (à tout le moins la menace de les prononcer) n’allant pas jusqu’à la rupture du contrat, soulignées par l’arrêt s’agissant des suspensions temporaires (§ 14), qui apparaît comme un révélateur d’un véritable pouvoir disciplinaire au sens où l’entend le Code du travail [21].

Portée prévisible de la décision. Ici encore, la lecture des documents mis en ligne par la Cour de cassation est particulièrement précieuse et permet de préciser les intentions de la Cour à partir d’un réel effort de motivation dans (motivation enrichie et style direct) et hors la décision (publication de l’avis, du rapport, communiqué de presse et note explicative).

En premier lieu, on peut raisonnablement écarter toute idée d’une systématisation de la qualification de contrat de travail à tous les travailleurs des plateformes, et certainement à tous les « Uber » sans un examen minutieux des situations de fait. La méthode réaliste de qualification du contrat de travail, qui a été confirmée ici, s’y oppose en effet par elle-même, et la Cour de cassation a donné des signaux très forts en ce sens. Dans son avis (p. 2), la première avocate générale, Madame Courcol-Bouchard, reprend ainsi les propos de notre excellent collègue, Alexandre Fabre, aux termes desquels « tous les prestataires des plateformes ne sont pas des travailleurs et, quand c’est le cas, tous ne sont pas des salariés » [22]. Dans son rapport, Madame Valéry rappelle que l’activité même des plateformes implique la mise en œuvre d’une organisation de l’activité des chauffeurs qui ne révèle pas nécessairement l’existence de contrats de travail [23]. Comme les sociétés mère ne sont pas, par principe, les co-employeurs des salariés de leurs filiales [24], les plateformes ne peuvent donc pas être considérées comme les employeurs de leurs chauffeurs, ne serait-ce que parce que la loi présume au contraire que les salariés déclarés comme travailleurs indépendants sont a priori… des travailleurs indépendants !

En second lieu, l’arrêt démontre, comme cela avait déjà été le cas, dans l’arrêt « Bastille Taxi » en 2000, à propos des chauffeurs-locataires, que les considérations proprement formelles sont rapidement balayées par des considérations réalistes et que l’affirmation au travers de dispositions contractuelles de la prétendue « liberté » des chauffeurs ne résiste pas à des considérations factuelles, comme le fait qu’ils n’ont pas le choix de leur statut personnel (ils doivent, s’ils veulent être référencés par la plateforme, s’inscrire comme travailleurs indépendants), que les contrats signés sont clairement des contrats d’adhésion (avis de Madame Courcol-Bouchard, p. 20), que, pour beaucoup de chauffeurs, Uber constitue leur principal, voire leur seul, fournisseur d’activité comme le démontrait dans cette affaire les relevés d’horaires effectués [25], ce qui les place évidemment dans une situation de forte « dépendance économique », et, enfin, que pour exercer leurs fonctions, les chauffeurs sont souvent conduit à louer leur véhicule auprès de société partenaires d’Uber, comme c’était le cas ici (245 euros par semaine), ce qui fait qu’ils ne sont nullement propriétaires de leur outil de travail.

Pire, pour la plateforme, les données juridiques formelles, qui ne permettent donc pas à celle-ci de démontrer l’absence de subordination juridique, sont utilisées contre elle pour établir l’existence d’un tel lien, singulièrement le régime des sanctions imposé par la charte aux chauffeurs et qualifié de véritable « pouvoir disciplinaire » par la Cour de cassation, et les procédures également assimilées aux procédures disciplinaires du Code du travail ; les données juridiques ressemblent alors à une véritable ligne Maginot pour les plateformes ! Certaines dispositions de la charte sont même clairement illégales en ce qu’elles portent atteinte aux libertés personnelles et professionnelles des chauffeurs, comme l’interdiction d’entretenir après une course toute forme de relation avec les clients transportés qui apparait comme une clause d’exclusivité déguisée, et totalement disproportionnée.

On peut donc considérer que si tous les chauffeurs Uber, et plus largement les travailleurs des plateformes, ne basculeront pas automatiquement dans le salariat, tous ceux se trouvant placés dans la même situation que le travailleur dans cette affaire (activité principale définie par le temps de travail consacré à Uber + véhicule loué + compte clôturé à titre de sanction) verront leur relation requalifiée en contrat de travail. Les chauffeurs occasionnels, exerçant leur activité avec leur propre véhicule, demeureront certainement dans le cadre de la présomption de non-subordination.

Vers une nouvelle intervention du législateur ? Après la censure partielle de la « LOM » [26], une nouvelle intervention du législateur est à prévoir pour sécuriser les relations entre les livreurs et plateformes, dans le respect des attentes du Conseil constitutionnel. Le Parlement pourrait alors se montrer plus précis sur les critères de requalification du contrat [27], détaillant les indices que les juges du fond doivent caractériser pour y parvenir, ainsi que sur le processus de renversement de la présomption de non-salariat, en précisant pour l’occasion les critères du contrat de travail qui pourraient, on peut rêver, se trouver définis d’une manière générale dans le Code du travail ?

L’avenir nous dira qui sortira finalement vainqueur de ce combat entre plateforme et Code du travail, entre ce qu’on nous présente comme le « nouveau monde » contre l’ancien… Le modèle « Boulogne-Billancourt », sur lequel le droit du travail s’est historiquement construit, pourra-t-il longtemps résister ? A moins que les chauffeurs Uber ne soient prochainement réduits à l’état de souvenir par le développement des véhicules autonomes [28] ?


[1] Lire J. Mouly, Quand l'auto-entreprise sert de masque au salariat, Dr. soc., 2016, 859. Se déclarant comme non-salariés, l’article L. 8221-6 du Code du travail (N° Lexbase : L8160KGC) présume qu’ils ne le sont pas … Sur ce régime cf. infra.

[2] Cass. soc., 28 novembre 2018, n° 17-20.079, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0887YN8), P. Adam, Plateformes numériques : être ou ne pas être salarié, Lexbase Social, 2018, n° 766 (N° Lexbase : N6881BX7) ; C. Courcol-Bouchard (avis), Le livreur, la plateforme et la qualification du contrat, RDT, 2018, p. 812, avec les obs. de Th. Pasquier, p. 823.. La société a déposé le bilan en juillet 2016.

[3] CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 10 janvier 2019, n° 18/08357 (N° Lexbase : A7295YSY), lire P. Adam, Le chauffeur Uber, un salarié comme les autres, Lexbase Social, 2019, n° 770 (N° Lexbase : N7400BXD).

[4] Cons. const., décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, Loi d'orientation des mobilités (N° Lexbase : A6327Z8T), n° 23 : « Il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, en particulier son article 34, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles ou des personnes privées le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ». Lire le commentaire de P. Lokiec, La loi « LOM » : nouveautés et incertitudes, Lexbase Social, 2020, n° 810, p. 7/10 (N° Lexbase : N1934BYB) ; B. Gomes, Constitutionnalité de la « charte sociale » des plateformes de « mise en relation » : censure subtile, effets majeurs, Rev. trav., 2020, p. 42. Sur la loi, G. Loiseau, Travailleurs des plateformes : un naufrage législatif, JCP éd. S, 2020, p. 1000. Lire C. Larrazet, Régime des plateformes numériques, du non-salariat au projet de charte sociale, Dr. soc., 2019, p. 167 ; T. Pasquier, À propos de l'article 44 de la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019, d'orientation des mobilités et de la décision du Conseil constitutionnel n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, AJ contrat, 2020 p. 60 : Sur les interrogations concernant la portée de cette décision sur l’ensemble du droit légal du travail, notre commentaire, 2019 : une année de droit constitutionnel du travail, Lexbase Social, 2020, n° 812 (N° Lexbase : N2122BYA).

[5] Dossier complet sur le site de la Cour de cassation.

[6] Madame Courcol-Bouchard et Madame Valéry citant dans leur avis et rapport, l’arrêt « Bardou » de 1931 visant le critère de la subordination juridique (Cass. civ., 6 juillet 1931, D., 1931, jurispr. 121, note P. Pic).

[7] Cass. soc., 13 novembre 1996, n° 94-13.187, P+B+R (N° Lexbase : A9731ABZ).

[8] Cass. soc., 19 décembre 2000, n° 98-40.572, P+B+R+I (N° Lexbase : A2020AIN).

[9] « Le lien de subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

[10] « L'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs ».

[11] J. Icard, La requalification en salarié d'un travailleur dit indépendant exerçant par le biais d'une plateforme numérique, BJT, 2019, n° 01, p. 15.

[12] CJCE, 3 juillet 1986, aff. C-66/85 (N° Lexbase : A8251AU7) ; CJUE, 9 juillet 2015, aff. C-229/14 (N° Lexbase : A7907NMS) ; CJCE,13 janvier 2004, aff. C-256/01 (N° Lexbase : A8565DAH) ; CJUE, 4 décembre 2014, aff. C-413/13 (N° Lexbase : A8163M44), § 36 et 37.

[13] Réponse à la question n° 7103.

[14] Cass. soc., 28 novembre 2018, préc..

[15] Lire F. Taquet, Les démêlés d'Uber avec l'Urssaf... : Uber 1/Urssaf, JSL, 2017, n° 433, p. 27. Dernièrement, Cass. civ. 2, 28 novembre 2019, n° 18-15.333, F-P+B+I (N° Lexbase : A3474Z4G), K. Meiffret-Delsanto, Recours à un auto-entrepreneur et contrôle URSSAF : attention au redressement !, Lexbase Social, 2020, n° 809 (N° Lexbase : N1858BYH).

[16] Ainsi Cass. soc., 19 juin 2013, n° 12-17.913, F-D (N° Lexbase : A1890KHH).

[17] « Si la dépendance économique ne suffit pas à identifier un contrat de travail, des indices de dépendance économique participent à la preuve de la subordination » (p. 12).

[18] En ce sens, voir également notre étude, Des critères du contrat de travail, Dr. soc., 2013, 202.

[19] CJUE, 20 décembre 2017, aff. C-434/15 (N° Lexbase : A2531W8A), § 48.

[20] C. civ., art. 1226 (N° Lexbase : L0937KZQ).

[21] En ce sens, voir notre étude, Des critères du contrat de travail, Dr. soc., 2013, p. 202.

[22] A. Fabre, Le droit du travail peut-il répondre aux défis de l’ubérisation ?, RDT, 2017, p. 166.

[23] Rapport, p. 9, citant B. Teyssié, J-F. Cesaro et A. Martinon, Droit du travail. Relations individuelles, LexisNexis, 2014, 3ème éd., p. 227.

[24] Dernièrement S. Tournaux, L’allègement du contrôle de la Cour de cassation sur la qualification de coemploi, Lexbase Social, 2018, n° 744 (N° Lexbase : N4351BXG), à propos de l’affaire « Metaleurop » (Cass. soc., 24 mai 2018, n° 17-15.630, FS-P+B (N° Lexbase : A5867XPY)

[25] Entre 50 et 70 heures de connexion par semaine, pour des temps de transport effectif (analogue au temps de travail effectif d’un salarié en situation d’astreinte), allant de 35 à 46 heures.

[26] Préc., note 3.

[27] Il s’agirait ainsi de définir la notion de « subordination juridique permanente » visée par L. 8221-6 du Code du travail (N° Lexbase : L8160KGC).

newsid:472637

Cotisations sociales

[Brèves] Précisions de la Cour de cassation relative à la détermination de l’assiette de contributions à l’assurance chômage et de l’AGS

Réf. : Cass. civ. 2, 12 mars 2020, n° 18-20.729, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A35803IG)

Lecture: 2 min

N2595BYR

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par Laïla Bedja

Le 18 Mars 2020

► Selon l’article L. 5422-9, alinéa 1er, du Code du travail (N° Lexbase : L8144LR3), dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 (N° Lexbase : L9567LLW), l’allocation d’assurance est financée par des contributions des employeurs et des salariés assises sur les rémunérations brutes dans la limite d’un plafond, lesquelles doivent s’entendre de l’ensemble des gains et rémunérations au sens de l’article L. 242-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L4986LR4).

C’est ainsi que s’est prononcée la Cour de cassation dans un arrêt du 12 mars 2020 destiné à être publié au rapport sur la question de l’assiette des contributions de l’assurance chômage et des cotisations de l’assurance garantie des salaires (AGS) réclamées à une entreprise (Cass. civ. 2, 12 mars 2020, n° 18-20.729, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A35803IG ; lire la note explicative).

En effet, à la suite d’un contrôle portant sur les années 2012 et 2013, l’URSSAF a procédé au redressement de l’un des établissements de la société en portant réintégration dans l’assiette des contributions d’assurance chômage et des cotisations à l’AGS d’une indemnité de rupture conventionnelle versée à des salariés. La société conteste la réintégration et décide de saisir le juge.

Le tribunal des affaires de la Sécurité sociale rejetant la demande d’annulation du redressement, la société forme un pourvoi en cassation.

Enonçant la solution précitée, et par le recours à un motif de pur droit, la Cour de cassation rejette le pourvoi (sur Les indemnités de rupture soumises à cotisations sociales, cf. l’Ouvrage « Droit de la protection sociale » N° Lexbase : E0785EUM).

newsid:472595

Procédure civile

[Brèves] Réforme de la procédure civile 2020 : publication au JO d’un arrêté relatif aux modalités de communication de la date de première audience devant le tribunal judiciaire

Réf. : Arrêté du 9 mars 2020 (N° Lexbase : L4947LW7)

Lecture: 1 min

N2619BYN

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par Alexandra Martinez-Ohayon

Le 18 Mars 2020

A été publié au Journal officiel du 14 mars 2020, un arrêté du 9 mars 2020, relatif aux modalités de communication de la date de première audience devant le tribunal judiciaire (N° Lexbase : L4947LW7).

Il ressort de cet arrêté que lorsque la demande en justice est formée par assignation devant le tribunal judiciaire, la communication de la date de première audience se fait par tout moyen et notamment selon les modalités prévues à cet arrêté.

  • Dès lors, lorsque la communication de la date est sollicitée par téléphone ou par télécopie, elle est obtenue auprès du greffe des services civils.

La date d'audience peut être obtenue au moyen d'un courrier électronique.

  • Elle peut être également communiquée par voie électronique, au moyen du système de communication électronique mentionné à l'arrêté du 28 août 2012 portant application des dispositions du titre XXI du livre Ier du Code de procédure civile aux huissiers de justice (N° Lexbase : L0133IUH).
  • Elle peut également être communiquée, s'agissant de la procédure de référé, au moyen du système de communication électronique mentionné à l'arrêté du 7 avril 2009, relatif à la communication par voie électronique devant les tribunaux judiciaires (N° Lexbase : Z49104RS).
  • Il est également précisé que cet arrêté est applicable dans les îles Wallis et Futuna.

newsid:472619

Responsabilité

[Brèves] Mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression : précision quant au critère de la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général

Réf. : Cass. civ. 1, 11 mars 2020, n° 19-13.716, FS-P+B (N° Lexbase : A76243I9)

Lecture: 7 min

N2633BY8

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par Manon Rouanne

Le 07 Mai 2020

► En précisant, dans le cadre de la mise en balance entre deux droits ayant la même valeur normative en conflit que sont, d’un côté, le droit au respect de sa vie privée et familiale consacré à l’article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY) et à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (N° Lexbase : L4798AQR) et, de l’autre côté, la liberté d’expression consacrée à l’article 10 de la même Convention (N° Lexbase : L4743AQQ), que l'atteinte portée à la vie privée d'une personne publique ne peut être légitimée par le droit à l'information du public que si le sujet à l'origine de la publication en cause relève de l'intérêt général et si les informations contenues dans cette publication, appréciée dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s'inscrit, sont de nature à nourrir le débat public sur ce sujet, le juge du droit a décidé de faire primer le droit au respect de la vie privée en retenant, sur le fondement de l’atteinte à ce droit, la responsabilité d’un magazine ayant publié un article, illustré par des photos, dont le seul objet était de révéler la relation amoureuse de deux politiciens et de dévoiler leur séjour aux Etats-Unis, de sorte qu’il n’était pas de nature à nourrir le débat public d’intérêt général relatif à la démission conjointe du Gouvernement de ces derniers.

Telle est la précision de ce qu’il convient d’entendre par le critère de « contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général » permettant de trancher le conflit entre ces droits de valeur normative identique apportée par la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt en date du 11 mars 2020 (Cass. civ. 1, 11 mars 2020, n° 19-13.716, FS-P+B N° Lexbase : A76243I9 ; v. l'ouvrage « Droit de la presse », L’articulation des droits au respect de la vie privée et de la présomption d’innocence avec la liberté d’expression N° Lexbase : E6346Z8K ; sur la consécration, par la Cour de cassation, de l’obligation du juge de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime eu égard aux éléments à prendre en compte définis par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, 10 novembre 2015, Req. 40454/07, § 93, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/France N° Lexbase : A2074NWQ) : Cass. civ. 1, 21 mars 2018, n° 16-28.741, FS-P+B N° Lexbase : A8014XHB ; et sur l’application de cette obligation depuis lors : Cass. civ. 1, 11 juillet 2018, n° 17-22.381, FS-P+B N° Lexbase : A9496XXY ; Cass. civ. 1, 10 octobre 2019, n° 18-21.871, F-P+B+I N° Lexbase : A0008ZRQ).

En l’espèce, un magazine people a publié un article rapportant le séjour « en amoureux » de deux anciens ministres, vingt jours après leur démission conjointe du Gouvernement, illustré par quatre photographies prises à l’insu des intéressés montrant les deux politiciens en train de se promener dans les rues de San Francisco. Alléguant une atteinte à sa vie privée et au droit dont il dispose sur son image, l’un d’eux a engagé, à l’encontre de la société propriétaire du magazine, une action afin d’obtenir la réparation du préjudice qui en résulte.

La cour d’appel (CA Versailles, 9 novembre 2018, n° 16/08842 N° Lexbase : A8106YKG) ayant, par une application des critères permettant au juge de privilégier le droit le plus légitime, décidé de faire primer, en l’espèce, l’atteinte à la vie privée sur la liberté d’expression et, ainsi, retenu la responsabilité du magazine, celui-ci, contestant la position adoptée par cette juridiction a, alors, formé un pourvoi en cassation. Interprétant différemment les critères permettant de trancher le conflit entre le droit à la protection de la vie privée et la liberté d’expression, le demandeur au pourvoi a allégué, comme moyen, la primauté de cette dernière en arguant, d’une part, l’existence d’un débat politique ouvert à la suite du récent remaniement ministériel, et, d’autre part, que, l’intéressé, personnalité publique, venant alors d'occuper les fonctions officielles de ministre de l'Economie, le public avait un intérêt légitime à être informé de l'existence d'une relation intime entre deux des ministres « frondeurs », susceptible d'avoir exercé une influence sur leur décision commune de s'opposer à la ligne politique du Gouvernement et d'en démissionner simultanément, décision ayant contribué, au sein de la majorité politique au pouvoir, à alimenter un conflit qui a été l'une des principales causes du déclin du Parti socialiste. Aussi, le demandeur a soutenu que les juges du fond, en retenant que l'article était centré sur la nature privée et amoureuse de la relation unissant les politiciens et non sur le débat politique ouvert à la suite du récent remaniement ministériel, de sorte que l’atteinte à leur vie privée était caractérisée, a violé les textes consacrant les droits en cause.

Après avoir rappelé qu’il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime (solution posée dans un arrêt rendu le 21 mars 2018 : Cass. civ. 1, 21 mars 2018, n° 16-28.741, FS-P+B N° Lexbase : A8014XHB) et s’être livrée, à l’instar des juges du fond et du demandeur au pourvoi, à un examen concret des critères permettant de définir le droit à faire primer en l’occurrence que sont la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que les circonstances de la prise des photographies (critères posés par la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt suivant : CEDH, 10 novembre 2015, Req. 40454/07, § 93, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/France N° Lexbase : A2074NWQ), la Cour de cassation retient l’atteinte à la vie privée et rejette, dès lors, le pourvoi.

En effet, en précisant ce que recouvre le critère de contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général en énonçant qu’il revient au juge de vérifier que la publication portant sur la vie privée constitue, dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit, une information d’importance générale et que le contenu de l’article soit de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question, la Haute juridiction affirme, qu’en l’espèce, bien que la démission conjointe des intéressés ait constitué un sujet d'intérêt général, l'article litigieux était consacré à la seule révélation de leur relation amoureuse et à leur séjour privé aux Etats-Unis, de sorte qu'il n'était pas de nature à nourrir le débat public sur ce sujet ayant pour conséquence la caractérisation de l’atteinte à la vie privée.

 

 

newsid:472633

Santé et sécurité au travail

[Brèves] Coronavirus et monde du travail : communiqué de presse du ministère du Travail du 15 mars 2020

Réf. : Communiqué de presse, ministère du Travail, 15 mars 2020

Lecture: 1 min

N2604BY4

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par Charlotte Moronval

Le 18 Mars 2020

► La ministre du Travail, Muriel Penicaud, a publié le 15 mars 2020 un communiqué de presse à l’attention de tous les chefs d’entreprise. Le ministère du Travail tient à préciser les modalités d’organisation du travail qui doivent être adaptées à la suite des décisions du Premier ministre du samedi 14 mars et des recommandations sanitaires en vigueur.

A noter notamment que :

  • le télétravail devient la règle impérative pour tous les postes qui le permettent. Il est impératif que tous les salariés qui peuvent télétravailler recourent au télétravail jusqu’à nouvel ordre ;
  • les règles de distanciation pour les emplois non éligibles au télétravail doivent impérativement être respectées ;
  • les restaurants d’entreprise peuvent rester ouverts, mais doivent être aménagés ;
  • toutes les entreprises concernées par l’arrêté de fermeture du 14 mars 2020 (lire Coronavirus : arrêté listant les établissements devant fermer au public, Lexbase Social, 2020, n° 817 N° Lexbase : N2615BYI) sont éligibles à l’activité partielle : les aides versées aux entreprises au titre du chômage partiel seront calculées à partir de la date de demande, même si l’autorisation de l’administration intervient quelques jours plus tard ;
  • pour les indépendants et les employés à domicile (non éligibles au dispositif d’activité partielle), une solution d’indemnisation sera présentée dans les prochains jours.

newsid:472604

Santé publique

[Brèves] Décrets « confinement » : la liste des déplacements interdits au quotidien et les sanctions applicables

Réf. : Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 (N° Lexbase : L5030LW9) ; décret n° 2020-264 du 17 mars 2020 (N° Lexbase : L5116LWE),

Lecture: 2 min

N2628BYY

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par Yann Le Foll

Le 18 Mars 2020

Le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 (N° Lexbase : L5030LW9), détaille les restrictions portées au principe de la liberté d'aller et venir auxquelles seront confrontés les français jusqu'au 31 mars 2020 a minima et le décret n° 2020-264 du 17 mars 2020, portant création d'une contravention réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population (N° Lexbase : L5116LWE), précise à quelles conséquences financières s’exposent les citoyens récalcitrants.

Est donc désormais interdit à compter du mardi 17 mars à 12h00 le déplacement de toute personne hors de son domicile à l'exception des déplacements pour les motifs suivants, dans le respect des mesures générales de prévention de la propagation du virus et en évitant tout regroupement de personnes :
- trajets entre le domicile et le ou les lieux d'exercice de l'activité professionnelle et déplacements professionnels insusceptibles d'être différés ;
- déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l'activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées par arrêté du ministre chargé de la Santé pris sur le fondement des dispositions de l'article L. 3131-1 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L5030LW9) ;
- déplacements pour motif de santé ;
- déplacements pour motif familial impérieux, pour l'assistance des personnes vulnérables ou pour la garde d'enfants ;
- et déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l'activité physique individuelle des personnes, à l'exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie.

Les personnes souhaitant bénéficier de l'une de ces exceptions doivent se munir, lors de leurs déplacements hors de leur domicile, d'un document leur permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l'une de ces exceptions, téléchargeable sur le site du ministère de l'Intérieur. Cette attestation peut aussi être rédigée sur papier libre.

Les personnes violant ces règles sont passibles d’une amende de quatrième classe allant de 135 euros à 375 euros en cas de majoration. 

Le décret du 16 mars 2020 précise également que le représentant de l'Etat dans le département est habilité à adopter des mesures plus restrictives en matière de déplacement des personnes lorsque les circonstances locales l'exigent.

newsid:472628

Transport

[Brèves] Retard d’un vol de réacheminement : droit à indemnisation des passagers

Réf. : CJUE, 12 mars 2020, aff. C-832/18 (N° Lexbase : A20893I9)

Lecture: 3 min

N2594BYQ

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par Vincent Téchené

Le 17 Mars 2020

► Un passager aérien indemnisé pour l’annulation d’un vol et ayant accepté de voyager sur un autre vol a droit à une indemnisation en raison du retard du vol de réacheminement.

Tel est le principal enseignement d’un arrêt rendu par la CJUE le 12 mars 2020 (CJUE, 12 mars 2020, aff. C-832/18 N° Lexbase : A20893I9).

L’affaire. Des voyageurs ont effectué une réservation pour un vol direct au départ de Helsinki (Finlande) et à destination de Singapour. Ce vol a été annulé en raison d’un problème technique survenu sur l’appareil. Après avoir accepté l’offre proposée par la compagnie finlandaise, les voyageurs ont été réacheminés sur le vol avec correspondance Helsinki-Singapour via Chongqing (Chine) au départ prévu le lendemain, le 12 octobre 2013, à 17h40, avec une arrivée prévue à Singapour le 13 octobre, à 17h25. La compagnie finlandaise était le transporteur aérien effectif pour le vol de réacheminement Helsinki-Chongqing-Singapour. Toutefois, en raison de la défaillance d’une servocommande de gouverne de l’appareil en cause, leur réacheminement a été retardé. Ils sont, par conséquent, arrivés à Singapour le 14 octobre 2013, à 00h15. Les voyageurs ont formé un recours contre la compagnie tendant à sa condamnation à leur verser 600 euros chacun, majoré des intérêts, en raison de l’annulation du vol initial Helsinki-Singapour. En outre, ils ont demandé que la compagnie soit également condamnée à leur verser un montant de 600 euros chacun, majoré des intérêts, en raison du retard de plus de trois heures à l’arrivée du vol de réacheminement Helsinki-Chongqing-Singapour. La compagnie a refusé de faire droit à leur seconde demande au motif, d’une part, qu’ils ne pouvaient prétendre à une seconde indemnisation en vertu du Règlement et, d’autre part, que le vol de réacheminement avait été retardé en raison de « circonstances extraordinaires », au sens du Règlement n° 261/2004 du 11 février 2004 (N° Lexbase : L0330DYU).

C’est dans ces conditions que le juge finlandais a saisi la CJUE de questions préjudicielles.

La décision. La Cour constate que le Règlement ne contient aucune disposition visant à limiter les droits des passagers se trouvant en situation de réacheminement y compris une éventuelle limitation de leur droit à indemnisation. Il s’ensuit que le passager aérien qui, après avoir accepté le vol de réacheminement offert par le transporteur aérien à la suite de l’annulation de son vol, a atteint sa destination finale trois heures ou plus après l’heure d’arrivée initialement prévue par ce transporteur aérien pour le vol de réacheminement bénéficie du droit à indemnisation.

Quant à la question de savoir si un transporteur aérien peut invoquer, aux fins de s’exonérer de son obligation d’indemnisation, des « circonstances extraordinaires », tenant à la défaillance d’une pièce qui n’est remplacée qu’en raison de la défaillance de la pièce précédente, dès lors qu’il conserve toujours une pièce de rechange en stock, la Cour rappelle que des défaillances techniques inhérentes à l’entretien des aéronefs ne peuvent, en principe, pas constituer, en tant que telles, des « circonstances extraordinaires ». Or, la défaillance d’une pièce dite « on condition », que le transporteur aérien s’est préparé à changer en conservant toujours une pièce de rechange en stock, constitue un évènement qui, par sa nature ou son origine, est inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien. Elle n’échappe pas à la maîtrise effective de celui-ci, à moins qu’une telle défaillance ne soit pas intrinsèquement liée au système de fonctionnement de l’appareil, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier. Un transporteur aérien ne peut donc pas invoquer, aux fins de s’exonérer de son obligation d’indemnisation, des « circonstances extraordinaires » tenant à la défaillance d’une pièce dite « on condition ».

newsid:472594

Voies d'exécution

[Jurisprudence] Conséquences de l’annulation partielle d’un jugement sur les mesures d’exécution

Réf. : Cass. civ. 2, 27 février 2020, n° 18-25.382 (N° Lexbase : A49733GB)

Lecture: 20 min

N2606BY8

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par Charles Simon, Avocat au barreau de Paris,

Le 19 Mars 2020

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu, le 27 février 2020, un arrêt de principe en matière d’exécution et de procédure (Cass. civ. 2, 27 février 2020, n° 18-25.382 N° Lexbase : A49733GB). Cet arrêt porte, en effet, la mention P+B+I, soit publié au bulletin et sur internet. Seule la publication au rapport annuel de la Cour de cassation manque donc pour en faire un arrêt de la plus haute importance.

Le litige à trancher naissait de la délivrance d’un commandement de payer sur la base de trois décisions liées entre elles, deux d’appel et une de cassation. Formellement, l’arrêt de la Cour de cassation aborde trois questions :

  • à partir de quand le juge de l’exécution est-il compétent pour trancher un litige ? (2)
  • que devient le commandement de payer en cas d’annulation partielle du titre qui le fonde ? (3)
  • des demandes nouvelles formées en appel pour des faits survenus après la clôture des débats devant le premier juge sont-elles recevables ? (4) 

On ajoutera une quatrième et une cinquième questions, sous-jacentes dans ce litige :

  • comment traiter en pratique l’annulation partielle d’un titre ? (5) et
  • lorsque le titre partiellement cassé a été intégralement exécuté, quel est le régime de l’obligation de restitution naissant de cette annulation ? (6)

 

Avant d’aborder ces questions, il est nécessaire de faire le point sur les faits (1), car cette affaire ne peut pas être comprise sans eux.

1. Le litige à tiroir entre Xerox et son comité social et économique

1.1. Le commandement de payer du 28 juillet 2016

Le 28 juillet 2016, le comité social et économique de la société Xerox (ci-après « le CSE ») a fait délivrer à celle-ci (ci-après « Xerox ») un commandement de payer fondé sur trois décisions différentes mais en réalité toutes liées entre elles :

  • un premier arrêt de la cour d’appel de Paris du 3 juillet 2014, condamnant Xerox sur le principe et ordonnant une expertise pour fixer le montant des condamnations ;
  • un arrêt de la Cour de cassation du 31 mai 2016, cassant partiellement l’arrêt d’appel du 3 juillet 2014 (Cass. soc., 31 mai 2016, n° 14-25.042, (N° Lexbase : A8560RRH) ; 
  • et un deuxième arrêt de la cour d’appel de Paris du 2 juin 2016, après dépôt du rapport d’expertise, fixant les sommes que Xerox devait au CSE (CA Paris, Pôle 6 Chambre 2, 2 juin 2016, n° 12/14820 (N° Lexbase : A4558RRA). Ce deuxième arrêt d’appel du 2 juin 2016 ne tenait pas compte de la cassation partielle du premier arrêt du 3 juillet 2014, intervenue deux jours plus tôt.

1.2. Les deux procédures parallèles, au fond et à l’encontre du commandement 

xerox a contesté le commandement de payer devant le juge de l’exécution qui l’a déboutée de toutes ses demandes le 30 novembre 2016. Elle a fait appel du jugement.

Parallèlement, elle a réglé « volontairement » au CSE les sommes apparaissant dans l’arrêt d’appel du 2 juin 2016, reprises dans le commandement de payer.

Il est vraisemblable que ce paiement « volontaire » ait en réalité été contraint par le fait que, dans la procédure concernant le fond du dossier, Xerox a également formé un pourvoi contre l’arrêt d’appel du 2 juin 2016. Or, à défaut de règlement, Xerox risquait une radiation de son pourvoi pour inexécution de la décision d’appel, en application de l’article 1009-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7859I4T).

En tout état de cause, à partir de fin 2016, deux procédures étaient en cours en parallèle :

  • l’une concernant le titre (le pourvoi à l’encontre de l’arrêt d’appel du 2 juin 2016) ; et
  • l’autre concernant l’exécution de ce titre (l’appel à l’encontre du jugement du juge de l’exécution du 30 novembre 2016).

Alors que les appels à l’encontre des décisions du juge de l’exécution sont habituellement traités rapidement, ce n’est que le 6 septembre 2018 que la cour d’appel a rendu sa décision sur celui à l’encontre de la décision du juge de l’exécution du 30 novembre 2016 (CA Paris, Pôle 4 Chambre 8, 6 septembre 2018, RG n°17/01010 (N° Lexbase : A4647X3I).

Cela est probablement dû au pourvoi parallèle dans la procédure concernant le fond du litige.

1.3. La cassation partielle du titre fondant le commandement

Ce pourvoi a en effet abouti à un arrêt du 25 octobre 2017 qui, logiquement, a de nouveau prononcé une cassation partielle. En effet, ainsi qu’il a été dit, l’arrêt d’appel du 2 juin 2016 fixant le montant des condamnations dues par Xerox n’avait pas tenu compte de la première cassation partielle à l’encontre de l’arrêt d’appel du 3 juillet 2014 retenant le principe des condamnations (Soc., 25 octobre 2017, n° 16-21.717, (N° Lexbase : A1400WX7).

C’est donc une annulation par voie de conséquence que la Cour de cassation a prononcée, au visa de l’article 625 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7854I4N) qui dispose en son deuxième alinéa que « la cassation entraîne, sans qu'il y ait lieu à une nouvelle décision, l'annulation par voie de conséquence de toute décision qui est la suite, l'application ou l'exécution du jugement cassé ou qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire ».

La Cour de cassation a encore rendu, le 24 janvier 2018, un arrêt interprétant son arrêt du 25 octobre 2017. Elle y a précisé les chefs de condamnations que la cassation partielle avait atteints et explicité leur chiffrage (Cass. soc., 24 janvier 2018, n°16-21.717, (N° Lexbase : A8592XBT).

1.4. La modification des demandes à l’encontre du commandement

Sur cette base, Xerox a modifié ses demandes devant la cour d’appel saisie de son recours à l’encontre de la décision du juge de l’exécution.

Elle a ainsi demandé à la cour d’appel :

  • d’annuler le commandement de payer du fait de la cassation de l’arrêt d’appel du 2 juin 2016 qui le fondait ;
  • et de condamner le CSE à lui restituer les sommes versées.

La cour d’appel ne l’a pas suivie et l’a :

  • déboutée de sa demande d’annulation du commandement ;
  • déclarée irrecevable sur sa demande de restitution des sommes versées (CA Paris, 6 septembre 2018, (N° Lexbase : A4647X3I).).

C’est la décision qui était soumise à la Cour de cassation.

La Cour de cassation a :

  • confirmé l’arrêt d’appel en ce qu’il avait rejeté la demande d’annulation du commandement ;
  • mais l'a cassé en ce qu’il avait déclaré Xerox irrecevable en sa demande de restitution.

Pour en arriver à cette conclusion, la Cour de cassation a dû répondre aux trois questions énoncées plus haut.

2. A partir de quand le juge de l’exécution est-il compétent pour trancher un litige ?

Concernant la première question (le moment à partir duquel le juge de l’exécution est compétent pour trancher un litige), la solution que la Cour de cassation pose dans son arrêt du 27 février 2020 n’est pas nouvelle.

En effet, au visa des articles L. 213-6 du Code de l’organisation judiciaire (N° Lexbase : L7740LPD) et L. 221-1 du Code des procédures civiles d’exécution (N° Lexbase : L5851IR7), elle juge que « si le commandement à fin de saisie-vente ne constitue pas un acte d’exécution forcée, il engage la mesure d’exécution et […] toute contestation portant sur les effets de sa délivrance relève des attributions du juge de l’exécution ». Cette position, ancienne, est constante (Cass. civ. 2, 16 décembre 1998, n° 96-18.255 N° Lexbase : A8004CHW; Cass. civ. 2, 27 avril 2000, n° 98-15.087 N° Lexbase : A0759C4U).

Elle est opportune, car elle permet de trancher, dès le commandement de payer, des questions telles que la disparition du titre fondant la saisie, comme ici, ou encore une éventuelle contestation sur les montants réclamés résultant, par exemple, d’une compensation (Cass. civ. 2, 18 février 2016, n°14-29.893, (N° Lexbase : A4499PZN). Ce d’autant plus que le commandement ouvre un délai de deux ans pour pratiquer la saisie (C. proc. civ. exécution, art. R. 221-5 N° Lexbase : L2250ITI). Le commandement peut donc rester suspendu au-dessus de la tête du débiteur pendant un temps certain, comme une épée de Damoclès. Il faut donc permettre au débiteur de sortir de l’incertitude le plus tôt possible.

Cette solution est aussi cohérente avec le régime adopté pour les délais de paiement à l’article 510 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1516LSX) : après signification d’un commandement, c’est le juge de l’exécution qui est compétent pour accorder des délais.

Pour déclencher la compétence du juge de l’exécution, encore faut-il toutefois que le commandement de payer soit un vrai commandement « à fin de saisie-vente » et pas une simple mise en demeure d’huissier déguisée en commandement de payer qui n’a aucune valeur procédurale particulière (Cass,.civ. 2, 22 juin 2017, n° 16-17.277, (N° Lexbase : A1207WKW). Le commandement de payer visant la clause résolution dans le cadre d’un contrat de bail n’est pas non plus le commandement déclenchant la compétence du juge de l’exécution (Cass. civ. 2, 23 juin 2011, n° 10-18.396, (N° Lexbase : A5407HUS).

La solution étant classique et la jurisprudence abondante, comment la cour d’appel a-t-elle pu se tromper en l’espèce ? Il semble que ce soit parce qu’elle a considéré que ce qui lui était demandé était la restitution de sommes que Xerox avait payées au CSE ; de plus en l’absence de mesure d’exécution forcée, le commandement de payer n’étant qu’un préalable à la mesure. Selon la cour d’appel, il n’y avait donc pas eu de contestation s’élevant à l’occasion d’une exécution forcée au sens de l’article L. 213-6 du Code de l’organisation judiciaire (N° Lexbase : L7740LPD).

Mais un commandement de payer avait bien été délivré avant le paiement, déclenchant la compétence du juge de l’exécution pour connaître des contestations relatives à l’exécution du titre. La cour d’appel avait donc fait fausse route en tenant compte du paiement des sommes avant toute saisie. Seul comptait le fait que ce paiement était intervenu après le commandement et sous toutes réserves puisque ledit commandement était contesté.

De façon proche, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion de juger que la cour d’appel, statuant en tant que juge de l’exécution, était compétente pour entendre d’un appel sollicitant la restitution des sommes versées à la suite du paiement de la dette après la décision du juge de l’exécution (Cass. civ. 2, 14 novembre 2019, n°18-21.869, N° Lexbase : A6617ZYQ).

En l’espèce, la cour d’appel commetait donc une erreur en jugeant que Xerox n’était pas recevable à former des demandes de restitution devant elle, en tant que juge de l’exécution, après contestation du commandement puis paiement des sommes réclamées postérieurement à la décision du juge de l’exécution.

3. Quel devenir pour le commandement fondé sur un titre partiellement annulé?

Sur le deuxième point (le devenir du commandement fondé sur un titre partiellement annulé), la Cour de cassation fait encore preuve de classicisme mais la solution a le mérite de la clarté : « lorsqu'un titre exécutoire sur lequel est fondé un commandement à fin de saisie-vente est annulé partiellement, le commandement demeure valable à concurrence du montant de la créance correspondant à la partie du titre non annulée ».

En l’espèce, Xerox plaidait que, le deuxième arrêt d’appel du 2 juin 2016 visé dans le commandement ayant été annulé, le commandement était nul par voie de conséquence. Pour rappel et ainsi qu’il a été vu plus haut, le mécanisme de l’annulation par voie de conséquence est prévu à l’article 625 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7854I4N). Il pose la disparition implicite de tout ce qui découlait de la décision cassée, sans qu’une nouvelle décision ne soit nécessaire.

Mais l’annulation du deuxième arrêt d’appel du 2 juin 2016 n’étant que partielle, la Cour de cassation estime que l’annulation par voie de conséquence du commandement en découlant ne peut elle-même qu’être partielle. Le résultat est donc un simple cantonnement de la créance portée dans le commandement. Il faut en retirer les sommes correspondantes aux seuls chefs de l’arrêt que la Cour de cassation a cassés.

Toute chose égale par ailleurs, cette distribution de la nullité au sein d’un acte se rencontre dans d’autres hypothèses. C’est l’exemple de la notification d’un jugement qui remplit juridiquement deux fonctions : faire courir les délais de recours (C. proc. civ,. art.528 N° Lexbase : L6676H7E) et permettre l’exécution (C. proc. civ,. art. 503 N° Lexbase : L6620H7C). La notification qui n’indique pas les modalités de recours ne fait pas courir les délais mais elle reste valable pour permettre l’exécution (Cass. civ. 2, 14 février 2008, n° 06-20.988 N° Lexbase : A9223D4D).

Il s’en déduit donc que, en matière de procédure, si un acte remplit plusieurs fonctions ou si l'un de ses points est contesté mais est « séquable », l’acte peut n’encourir la nullité que pour la fonction ou la partie du point affectée d’un vice, l’acte restant valable pour le reste. Cette solution paraît saine.

4. Des demandes nouvelles formées en appel pour des faits survenus après la clôture des débats devant le premier juge sont-elles recevables ?

Sur le dernier point (la recevabilité de demandes nouvelles en appel pour des faits survenus après la clôture des débats devant le premier juge), la Cour de cassation juge que « la demande n'est pas nouvelle lorsqu'elle tend à faire juger une question née de la survenance ou de la révélation d'un fait ».

Ce n’est, ni plus ni moins, que la reprise de l’article 564 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0394IGP) qui dispose que « les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour […] faire juger les questions nées de […] la survenance ou de la révélation d'un fait ». Cette solution semble évidente.

En l’espèce, le fait nouveau était la cassation partielle de l’arrêt d’appel du 2 juin 2016 fondant le commandement de payer. Cette cassation partielle est intervenue le 25 octobre 2017, soit après le jugement du juge de l’exécution du 30 novembre 2016 déboutant Xerox de sa demande d’annulation du commandement. Xerox était donc recevable à former une demande nouvelle de restitution devant la cour d’appel, sur la base de ce fait nouveau. En effet, et comme la Cour de cassation le rappelle, l’obligation de restitution résulte de plein droit de l’arrêt de cassation.

En définitive, cet arrêt de cassation ne semble poser que des solutions classiques, même s’il le fait avec une grande clarté. Mais son véritable intérêt pourrait résider dans la lumière qu’il jette sur un problème pratique, consistant à savoir comment gérer la modification partielle d’un titre, sous l’angle de :

  • la partie du titre qui peut être exécuté après sa modification partielle ;
  • et l’obligation de restitution résultant de l’exécution intégral du titre partiellement modifié.

5. La traitement pratique de l’annulation partielle d’un titre

En effet, au-delà du débat juridique qui a eu lieu devant la Cour de cassation, le cas d’espèce soulève un problème pratique. Le commandement litigieux visait, comme il a été vu, trois titres successifs :

  • l’arrêt de cour d’appel du 3 juillet 2014 fixant le principe de la condamnation ;
  • l’arrêt de la Cour de cassation du 31 mai 2016 cassant le principe de la condamnation sur certains points ; et
  • l’arrêt de cour d’appel du 2 juin 2016 fixant les dommages et intérêts découlant du principe de condamnation, sans tenir compte de la cassation partielle intervenue.

On aurait pu penser que l’huissier, ayant connaissance des trois titres puisqu’ils servaient de fondement à son commandement, les aurait spontanément combinés.

Ce d’autant que l’article 625 du Code de procédure civile est clair : « la cassation entraîne, sans qu'il y ait lieu à une nouvelle décision, l'annulation par voie de conséquence de toute décision qui est la suite, l'application ou l'exécution du jugement cassé… ». L’arrêt de cassation du 31 mai 2016 aurait donc dû suffire pour interpréter l’arrêt d’appel du 2 juin 2016 et en extraire le montant des chefs de condamnation dont le principe, tiré de l’arrêt d’appel du 3 juillet 2014, avait été censuré par la Cour de cassation.

Ce n’est cependant manifestement pas ce que l’huissier a fait. Bien au contraire, il semble avoir réclamé à Xerox le paiement de l’intégralité des sommes figurant au dispositif du jugement de l’arrêt d’appel du 2 juin 2016. Il a ainsi fait une application littérale de ce titre, sans aucune interprétation. Comme si l’arrêt de cassation partielle du 31 mai 2016, pourtant visé dans son commandement, n’existait pas ou était de nul effet.

C’est de ce refus d’appliquer spontanément la règle de l’annulation par voie de conséquence à l’exécution de l’arrêt d’appel du 2 juin 2016 que le litige secondaire sur son exécution est né.

Et c’est manifestement pour couper court à tout litige ultérieur sur les sommes effectivement dues que la Cour de cassation a dû prendre un arrêt interprétatif le 25 octobre 2017, afin de préciser explicitement à la fois :

  • les chefs de condamnation de l’arrêt d’appel du 2 juin 2016 que son arrêt du 25 octobre 2017 a cassé par voie de conséquence ;
  • et leur montant.

On est loin du principe posé à l’article 625 du Code de procédure civile selon lequel il n’est pas besoin d’une décision nouvelle pour appliquer la règle de l’annulation par voie de conséquence.

A l’issue de l’arrêt commenté, la façon de traiter en pratique les effets de la modification partielle d’un titre n’apparaît donc pas forcément plus claire : le bénéficiaire de cette modification a dû créer un contentieux secondaire et aller jusqu’en cassation afin d’obtenir un nouveau titre explicitant les effets de la modification, y compris en faisant une demande d’interprétation pour les chiffrer. Ce contentieux secondaire n’a, d’après les textes, pas lieu d’être, mais il a consommé ici le temps, l’argent et l’énergie des parties et encombré les tribunaux.

Peut-être la solution pratique aurait pu consister, pour Xerox, à mettre en cause l’huissier pour l’amener à revoir « spontanément » sa position. Car l’huissier a sans doute commis ici une faute en délivrant le commandement visant trois décisions différentes sans les coordonner.

En effet, la meilleure doctrine enseigne que, « en présence d’une difficulté d’exécution tenant à l’existence d’une disposition obscure dans le jugement (par exemple en cas de d’ambiguïté sur l’identité de la personne condamnée), l’huissier de justice engage sa responsabilité s’il ne saisit pas le JEX en vue de l’interprétation de la décision, avant d’entreprendre la mesure d’exécution (C. proc. exéc., art. L. 122-2 N° Lexbase : L5811IRN et R. 151-1 N° Lexbase : L2191ITC) ». [1] La Cour de cassation a déjà rappelé par le passé ce devoir de prudence de l’huissier confronté à une incertitude (Cass. civ. 1, 22 mars 2012, n°10-25.811 (N° Lexbase : A4230IGR).

Ici l’obscurité ne ressort pas d’une disposition d’un jugement unique mais de la combinaison des dispositions de deux jugements successifs. La difficulté est cependant la même et l’huissier, s’il se refusait à coordonner spontanément les différentes décisions et mettre en œuvre la règle de l’annulation par voie de conséquence, aurait donc dû refuser d’instrumenter sans avoir fait trancher au préalable la question par le juge de l’exécution. Le lui rappeler aurait peut-être pu l’amener à reconsidérer les termes de l’exécution, sans avoir à passer par un contentieux particulière lourd.

6. Le régime de l’obligation de restitution à la suite de la disparition d’un titre

Une dernière question concerne la restitution des sommes payées en exécution d’un jugement ultérieurement modifié. Cela constitue le miroir des conséquences de la cassation : les condamnations n’existant plus, la personne qui a bénéficié d’un paiement doit le rembourser.

Ici, la doctrine de la Cour de cassation est claire et elle est réitérée dans l’arrêt commenté : « l’obligation de restitution des sommes résulte de plein droit de l’arrêt de cassation partielle ». Cela signifie plusieurs choses :

  • la restitution n’a pas à être explicitement ordonnée par la décision modificatrice ;
  • et comme pour l’annulation par voie de conséquence, aucun autre titre que la décision modificatrice n’est nécessaire pour mettre en œuvre l’obligation de restitution.

L’infirmation en appel et le débouté de tout ou de partie des demandes de l’intimé, demandeur en première instance, suffit donc à fonder l’obligation de restitution des sommes perçues au bénéfice du premier jugement ainsi que la Cour de cassation l’a rappelé à de très nombreuses reprises (Cass. civ. 2, 20 juin 2019, n° 18-18.595, N° Lexbase : A9346ZEU ; Cass. civ. 2, 7 avril 2011, n° 10-18.691 N° Lexbase : A3673HND ; Cass. civ. 2, 11 mars 2010, n° 09-13.320, N° Lexbase : A1842ETE).

La cour d’appel de Toulouse l’a synthétisé de façon particulièrement claire (CA Toulouse, 16 septembre 2009, RG n°11/06178, N° Lexbase : A1648NXC ; 18 novembre 2015, n° 11/06178 N° Lexbase : A9997RI4) : « un arrêt infirmant un jugement portant condamnation au paiement d'une somme d'argent emporte de plein droit obligation de restitution des sommes versées en exécution du jugement réformé. La cour n'est pas tenue de statuer expressément sur la restitution des sommes versées en exécution du jugement. »

On comprend alors l’embarras de la cour d’appel de Paris, en l’espèce, statuant en tant que juge de l’exécution : Xerox lui demande d’ordonner la restitution de sommes versées au bénéfice de l’exécution de l’arrêt d’appel du 2 juin 2016 partiellement cassé. Mais Xerox bénéficie déjà d’un titre lui permettant de mettre en œuvre l’obligation de restitution : l’arrêt de cassation. Or, il n’est pas possible de délivrer deux titres pour une même obligation, sauf à violer l’autorité de chose jugée de la première décision.

Si donc l’irrecevabilité que la cour d’appel a opposée à la demande de restitution de Xerox, fondée sur l’absence de mesure d’exécution forcée et sur le caractère nouveau de la demande en appel, était juridiquement maladroite et a été sanctionnée par la Cour de cassation, le résultat pratique, c’est-à-dire le refus d’un second titre explicitant l’obligation de restitution, semble quant à lui juste.

Sur renvoi, le résultat pratique pourrait donc bien être le même : une irrecevabilité de la demande de restitution du fait de l’autorité de la chose jugée, dès lors que l’obligation de restitution résulte déjà de l’arrêt de cassation du 25 octobre 2017, interprété par celui du 24 janvier 2018. Tout au plus pourrait-il être demandé à la cour d’appel, statuant en tant que juge de l’exécution, de mettre un terme à la difficulté en fixant le montant de la créance de restitution.

Au final, les circonvolutions et le contentieux-fleuve auxquels cette affaire a donné lieu (nous avons laissé de côté une procédure de référé concernant la demande de restitution) montrent les difficultés pratiques que le caractère implicite à la fois de l’annulation par voie de conséquence et de l’obligation de restitution crée. Ce caractère implicite crée un flou propice à toutes sortes de contestations et à la naissance d’un contentieux secondaire qui paraît bien inutile.

 

[1] Guinchard (S., /s la dir.), Dalloz Action Droit et pratique de la procédure civile 2017|2018, Dalloz, 9e éd., 2016, 521.24.

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